Un loup-garou de Livonie

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Descripción

un loup-garou de livonie : le drame de la résistance religieuse Conférence inaugurale de la Société d’histoire des religions de Genève, le mardi 9 juin 2015

bruce lincoln Université de Chicago

I Avant d’en venir au cas que je souhaite aborder, un cas extraordinaire s’il en est, je voudrais commencer par dire quelques mots du sous-titre de ma conférence, et plus particulièrement du rapport entre résistance et religion. Ces deux termes, comme les phénomènes qu’ils évoquent, ne sont pas sans poser problème. Lorsqu’on les associe, le problème n’en devient que plus complexe. Permettez-moi donc de préciser ce que j’entends par « résistance religieuse ». Je conçois la résistance comme une attitude, une stratégie et une tactique de défense que les groupes subordonnés peuvent employer dans le contexte d’une relation de pouvoir asymétrique, dans le but – conscient ou inconscient – de faire obstacle à tout ce qui pourrait péjorer leur situation et exacerber l’asymétrie qui les maintient sous la coupe d’un groupe dominant. La résistance est aussi un moyen d’échapper aux contraintes que les dominants cherchent à imposer aux subordonnés, voire de contrecarrer et remettre en question les discours dénigrants avancés par les dominants en vue précisément de légitimer leur domination. La résistance peut prendre – et de fait, prend – des formes très variées, allant du défi à la dissimulation, l’inattention, l’évasion, la résistance passive, l’ignorance feinte, les ragots, l’inefficacité, l’insolence, l’insubordination, l’ironie, l’imitation, la moquerie, la nostalgie, la complaisance parodique, la rêverie, le sabotage, ou la subversion et j’en passe. Une telle variété de formes n’a en soi rien de surprenant, puisque la résistance est une stratégie certes agonistique, mais dont le but est moins de l’emporter que de survivre, de durer, tout en cédant le moins de terrain possible à l’adversaire, c’est-à-dire à celui qui possède – ou du moins paraît posséder – davantage de pouvoir. Il n’est en effet pas toujours facile de déterminer qui détient réellement plus de pouvoir, dans la mesure où le pouvoir aussi peut prendre différentes formes. Il est évidemment des facteurs objectifs, notamment les ressources matérielles qu’un groupe peut consacrer à la lutte : l’argent, la main d’œuvre spécialisée, les technologies de surveillance et de répression, etc. Mais les facteurs subjectifs ne sont

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pas moins importants, car ce sont eux qui donnent à un groupe la volonté de se battre, et d’utiliser les ressources dont il dispose. L’on sait qu’une histoire exaltante, une foi inébranlable en la justesse de sa cause, un sentiment de dévouement ou une éthique du sacrifice personnel peuvent avoir et ont souvent un impact bien plus grand sur l’issue d’un conflit que le seul avantage démographique, économique, technologique ou militaire. Pensons aux récits des premiers martyrs chrétiens, dans l’Antiquité. Ou plus récemment, pensons à Hô Chi Minh, qui, en septembre 1946, devant l’échec imminent des négociations avec la France en vue de l’indépendance de l’Indochine, prédisait aux Français, avec un subtil mélange de férocité, de fierté et de confiance en soi : Vous nous tuerez dix hommes pendant que nous vous en tuerons un et c’est vous qui finirez par vous lasser.

N’en déplaise à l’Oncle Hô (comme l’appelaient affectueusement ses partisans), il n’est pas impossible de qualifier de « religion » sa foi en l’inéluctable victoire des indépendantistes vietnamiens, quand bien même celui-ci aurait refusé une telle interprétation ; du moins, l’argument n’est-il pas entièrement déraisonnable1. La question me paraît instructive, dès lors que l’on considère que la religion tend à conférer à certains êtres humains un statut plus qu’humain – comme par exemple lorsqu’un groupe définit ses membres comme des « élus » et conçoit ses lois comme un héritage des ancêtres ou une révélation divine. Évidemment, si la confiance de Hô Chi Minh n’avait été fondée que sur le seul constat que la morale, la discipline et l’ardeur de ses troupes étaient supérieures à celles des Français puis des Américains, alors sa prophétie n’aurait en rien été « religieuse », puisque ce ne sont là que des qualités humaines. Si toutefois il suivait Hegel et s’imaginait que le Geist – l’« esprit » – se réalise dans l’histoire sous la forme d’un impérieux mouvement en direction d’une liberté toujours plus parfaite, et s’il concevait la lutte pour l’indépendance du Vietnam comme, précisément, une manifestation du Geist, alors rien ne nous interdit de considérer sa foi comme une foi « religieuse ». Dans la dialectique qui se joue entre domination et résistance, la religion est évidemment une variable indépendante. Ce que je veux dire par là, c’est qu’elle n’est pas nécessairement associée à l’un ou l’autre de ces deux pôles. Certains projets de domination sont exprimés en termes religieux, 1

Traduction Daniel Barbu & Nicolas Meylan. Outre la question de savoir si la foi de l’Oncle Hô revêt un aspect religieux, son affirmation soulève bien d’autres problèmes. À la lecture de cette partie du manuscrit, ma collègue Martha Lincoln, une éminente anthropologue spécialiste du Vietnam, écrit : « D’autres ont fait remarquer que si Hô Chi Minh a vu juste, il ne s’agissait en aucun cas d’une bonne affaire pour les Vietnamiens dont il menaçait de sacrifier la vie au nom de l’intérêt national. En réfléchissant à ce moment historique, j’en suis venue à le lire comme un défi biopolitique (nécro-politique ?), imprégné de fatalisme. Une lecture charitable consisterait à dire que ce sont là les paroles de quelqu’un qui ne nourrit guère d’espoirs. Mais dans une perspective plus pessimiste, je pense que cette affirmation en dit long sur la tendance de tous les régimes, anticoloniaux et autres, à consacrer et construire la nation en la baignant rituellement dans le sang de leurs citoyens et de leurs ennemis » (communication personnelle, 18 novembre 2014).

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comme par exemple le « Mandat du Ciel » dans la Chine impériale, l’idée de « Destinée manifeste » dans l’Amérique conquérante du XIXe siècle, le concept français de « Mission civilisatrice » au temps des colonies, ou encore le système des castes en Inde, les discours justifiant l’esclavage à travers le récit biblique des fils de Noé, ou les revendications de certains groupes sionistes sur l’ensemble de la Palestine ; mais d’autres en font l’économie. De même, certains projets de résistance s’exprimentils en des termes religieux. L’on pensera ici à la Danse des esprits des Indiens d’Amérique, aux Églises indépendantes de l’Afrique coloniale, à la révolte des Maccabées, ou à la lutte menée par les Nizârites ismaéliens – la fameuse « Secte des Assassins » – contre le pouvoir sunnite. Rien n’oblige un groupe à faire sienne une telle dimension religieuse, quand bien même celle-ci offre évidemment certains avantages tactiques ou stratégiques. Lorsque la religion s’introduit au sein de tels conflits, l’enjeu en devient en effet plus important, car quiconque conçoit ses intérêts et les valeurs qu’il défend, son statut, sa dignité, son attachement à certaines coutumes et traditions, son droit à une position privilégiée, ses revendications sur un lopin de terre comme étant divinement ordonnés, sanctionnés par des mythes et inscrits dans la structure même du cosmos, est encouragé à combattre avec d’autant plus d’ardeur, et en étant convaincu qu’il combat non pour son seul intérêt propre, mais pour des vérités fondamentales et des principes sacrés.

II Mais permettez-moi de quitter pour l’heure la théorie, et de me tourner vers un exemple concret. Le cas dont je souhaiterais vous entretenir nous vient de Livonie, un territoire qui englobe les républiques baltes d’Estonie et de Lettonie. La Livonie fut l’un des tout derniers territoires d’Europe à s’être converti au christianisme. Par ailleurs, la Livonie avait, à l’époque moderne, aux XVIe-XVIIe siècles, la réputation d’être, par excellence, la terre des loups-garous – un peu comme la Transylvanie est réputée être la terre des vampires. C’est ce que rappelle l’écrivain suédois Olaus Magnus dans son Histoire des Peuples du Nord (Historia de Gentibus Septentrionalibus), publiée en 1555 : Tout au long de l’année, les habitants de la Prusse, de la Livonie et de la Lituanie subissent de par la rapacité des loups des dommages importants ; les loups, en effet, déchirent et dévorent en nombre leurs bêtes, à peine celles-ci s’éloignent-elles du troupeau et s’égarent-elles dans les bois. Et pourtant, ces pertes ne leur semblent pas aussi importantes que celles qu’ils doivent subir de la part des hommes transformés en loups. La nuit de la fête de la nativité du Christ, s’assemble une horde de loups qui étaient auparavant des hommes chacun issu de différents lieux. Après quoi, ils s’attaquent avec une fureur et une férocité ahurissante à l’espèce des hommes, et à tout animal qui n’est pas de nature sauvage. En vérité, les habitants de cette région subissent de la part de ces hommes transformés en loups bien plus de tort que de la part des loups véritables et naturels. Car comme on le sait, ceux-ci attaquent les

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maisons de ceux qui vivent dans les bois avec une sauvagerie extraordinaire, essayant d’en briser les portes afin de dévorer quiconque y réside, hommes ou bêtes. Ils pénètrent [aussi] dans les caves à bière et boivent des tonneaux de bière ou d’hydromel, puis empilent les chopes au milieu de la cave, l’une sur l’autre, ce qui les distingue des vrais et authentiques loups.2

Un récit similaire nous est offert près d’un siècle plus tard par le théologien allemand Christian Kortholt, dans une œuvre consacrée au Singe de Dieu ; ou description détaillée des méprisables tentations du maudit Satan (Simia Dei, Gottes Affe. Das ist : Auszführliche Beschreibung der schändlichen Verführungen des leidigen Satans, 1677) – un texte écrit sous le pseudonyme de Theophilius Sincerus (« Sincère ami de Dieu »). Voici ce qu’il dit : Il n’est pas déraisonnable de profiter de cette occasion … pour évoquer ce fléau relativement commun et malheureusement si répandu dans les pays du nord et les royaumes attenants, tout particulièrement en Courlande et en Livonie, par lequel les sorcières et autres monstres qui usent de sorcellerie se transforment en loups et, la nuit, parcourent la campagne et attaquent affreusement les gens, le bétail et les récoltes, causant de grands dégâts (ce pourquoi on les appelle des loups-garous, ou « loups de la terreur » [Wahroder Gefahr- und von etlichen gar Fahr-Wölffe]). Le matin, avant l’aube (pour qui voudrait le voir), ils retournent chez eux, courant à travers les champs vers leur village et leur maison ; car ils reprennent alors leur forme humaine et naturelle, et accomplissent leurs activités et tâches ordinaires comme tout un chacun, travaillent, mangent, boivent, parlent et vivent comme le fait toute homme sensé.3

2 OLAUS MAGNUS, Historia de Gentibus Septentrionalibus, earumque Diversis Statibus, Conditionibus, Moribus, Ritibus, Superstitionibus, disciplinis, exercitiis, regimine, victu, bellis, structuris, instrumentis, ac mineris metallicis, & rebus mirabilibus, Rome, Pont. Max. ne quis ad Decennium imprimat., 1555, livre XVIII, chapitre 45 « De la férocité des hommes transformés en loups » (De ferocia Hominum in Lupos conversorum) : In Prussia, Livonia, atque Lithuania, quam vis luporum rapacitatem per totum pene annum incolæ haud exiguo cum damno experiuntur, quia eorum pecora ingenti multitudine passim in sylvis, dummodo exiguo intervallo a grege aberrant, dilaniantur, ac consumuntur : tamen hoc dispendium non adeo magnum ab illis reputatur, quam quod ab hominibus in lupos conversos sustinere coguntur. In festo enim Nativitatis CHRISTI sub noctem, statuto in loco quem inter se determinatum habent, tanta luporum ex hominibus diversis in locis habitantibus conversorum copia congregatur, quæ postea eadem nocte mira ferocia cum in genus humanum, tum in cætera animalia, quæ feram naturam non habent, sævit, vi maius detrimentum ab his, istius regionis inhabitatores, quam unquam a veris & naturalibus lupis accipiant. Nam uti compertum habetur ædificia hominum in sylvis existentium, mira cum atrocitate oppugnant, ipsasque fores effringere conantur, quod tam homines, quam reliqua animantia ibidem manentia consumant. Cellaria cervisiarum ingrediuntur, ac illic aliquot cervisiæ, aut medonis tonnas epotant, ipsaque vasa vacua in medio cellarii unum super aliud elevando collocant : in quo a nativis ac genuinis lupis discrepant. 3 THEOPHILIUS SINCERUS, Nord-Schwedische Hexerey, oder Simia Dei, Gottes Affe. Das ist : Auszführliche Beschreibung der schändlichen Verführungen des leidigen Satans, darinnen zusehen Gottes erschröckliches Straff-Verhängen, wegen greulicher Sünden-Mengen, n. p. 1677, p. 31 : Nicht unfüglich lässet sich alhier bey dieser Gelegenheit (weilen ich ohne dis der Teufflischen Verwandlung gedencke) mit anfügen, das gemeine ja leider überhand genommene und eingerissene Land-übel, so sich meistens in denen Nordischen Landen, und daselbst angränszenden Fürstenthümern absonderlich in Cur- und Lieffland zueräget, dasz sich allda die Hexen und zauberischen Unholden in Wölffe verwandeln, bey Nacht-Zeit herum lauffen die Leute, Vieh und FeldFrüchten jämmerlich beschädigen, und grossen Schaden verursachen ; (dahero sie auch Wahr- oder Gefahr- und

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Ces descriptions stéréotypées fournissent le cadre à l’intérieur duquel il convient de situer l’affaire qui nous intéresse. Nous sommes en avril 1691, à Wenden (aujourd’hui Cēsis, à 88 km au nord-est de Riga4) ; plus précisément au tribunal de district de Wenden, où le procès d’un voleur prend un tour inattendu lorsqu’un témoin esquisse un sourire au moment de prêter serment5. Voyant cela, les juges demandent au témoin pourquoi il sourit. Celui-ci répond qu’il trouve amusant que son voisin, le Vieux Thiess (un diminutif de Matthias), attende son tour pour témoigner. En effet : « Tout le monde sait qu’il se promenait avec le Diable et qu’il était un loup-garou ». Et de poursuivre : « Comment le Vieux Thiess peut-il prêter serment, lui qui ne peut pas mentir au sujet de telles choses qu’il a lui-même faites durant de longues années ? »6 L’attention de la cour se tourne alors vers le Vieux Thiess, un homme de quelques quatre-vingts ans qui admet d’emblée avoir en effet été un loup-garou. Le Vieux Thiess ajoute qu’il s’est d’ailleurs déjà expliqué à ce sujet devant une autre cour de district (celle de Nitau, aujourd’hui Nitaure), et que les juges s’étaient moqués de lui, le renvoyant simplement à la maison

von etlichen gar Fahr-Wölffe genennet werden), des Morgens gegen Tage (wann man es wil beobachten) stehet man stehduffig über Feld und nach Haus ihren Dörffern und Wohnungen zu, wieder anheim lauffen, da sie dann ihre natürliche menschliche Gestalt wieder annehmen, ihre Gewerb und Verrichtungen gleich andern Menschen leisten und üben, essen, trincken, reden, und leben wie verständige Menschen zu thun pflegen. On trouve des récits analogues chez de nombreux autres auteurs contemporains, dont PHILIPPE MÉLANCHTHON, « Annales Ph. Melanthonis ad annum 1558, spectantes », in Philippe Melanchthonis opera quae supersunt omnia, Vol. IX (éd. CAROLUS GOTTLIEB BRETSCHNEIDER), Halle, Schwetschke, 1842, pp. 717-718 et « Historiae Quaedam recitatae a Philippo Melanthone inter Publicas Lectiones CXXXI » (1559), in Corpus Reformatorum, Vol. XX, (éd. HENRICUS ERNESTUS BINDSEIL), Bruschweig, 1854, p. 552 ; HERMANN WITEKIND, écrivant sous le pseudonyme AUGUSTIN LERCHEIMER VON STEINFELDEN, Christlich Bedencken und Erinnerung von Zauberey (1586), republié par ANTON BIRLINGER, Augustin Lercheimer und seine Schrift wider den Hexenwahn, Strassburg, J. H. E. Heitz, 1888, p. 58 ; KASPAR PEUCER, Commentarius de præcipuis generibus divinationum, Wittenberg, I. Crato, 1560, pp. 141-145 ; PAUL EINHORN, Wiederlegunge der Abgötteren und nichtigen Aberglaubens, so vorzeiten auß der heydnischen Abgötterey in diesem Lande entsprossen und bißhero in gebrauche blieben, Riga, Gerhard Schröder, 1627, chapitre VI, « Au sujet de la lycanthropie ou des loups-garous : que croire à leur sujet » (Von den Lycanthropia oder Waerwölffen, was von denen zu halten), et HANS JAKOB CHRISTOPH VON GRIMMELSHAUSEN, Der abenteuerliche Simplicius Simplicissimus, (éd. EMIL ERMATINGER), Cologne et Berlin, 1961 [1669], p. 468.

4 Je remercie le professeur Jurgis Skilters, directeur du centre de sciences cognitives et de sémantique de l’Université de Lettonie, Dr. Kristine Ante, et Dr. Marins Mintaurs qui m’ont aidé à identifier les noms lettons des lieux que les transcriptions donnent en allemand. 5 La première transcription de ce procès a été publiée par HERMANN VON BRUININGK, « Der Werwolf in Livland und das letzte im Wendenschen Landgericht und Dörpischen Hofgericht i. J. 1692 deshalb stattgehabte Strafverfahren », Mitteilungen aus der livländischen Geschichte 22 (1924-1928), pp. 203-220. Le texte est rédigé en moyen-allemand entrecoupé de phrases en latin. Par moment le texte semble être une paraphrase et non une copie verbatim des propos échangés lors du procès. Il est impossible de déterminer si Thiess et les autres témoins s’exprimaient en allemand ou en langue vernaculaire. Le texte est divisé en 79 sections numérotées, auxquelles s’ajoutent un préambule présentant la cour et les juges ainsi qu’une transcription du verdict. Mes remerciements vont à Kenneth Northcott, Ken Pennington, et Louise Lincoln qui m’ont aidé à traduire le texte. L’épisode qui voit ledit témoin sourire figure au premier paragraphe.

6 Procès de Thiess § 1, VON BRUININGK, p. 203 : R : Es wüste ja jederman, dasz er mit dem teuffell umbginge und ein wahrwolff wehre ; wie er den schwehren köndte, weil er solches selber nicht leugnen würde und von langen jahren solches getrieben.

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sans le condamner7. Entendant cela, l’un des deux juges demande au vieil homme s’il est fou ; mais tous ceux qui le connaissent se portent garants de sa santé physique et mentale, ainsi que de sa probité et de son honnêteté, y compris l’autre juge, qui affirme avoir lui-même employé Thiess par le passé8. Les juges interrogent alors le Vieux Thiess, et lui demandent comment il était devenu un loupgarou, ce qu’il faisait une fois métamorphosé, le nombre et l’identité des autres loups-garous, s’il était chrétien et s’il avait eu commerce avec le Diable. Sur la plupart de ces questions, les réponses de Thiess se conforment aux descriptions stéréotypées que j’ai citées. C’est ainsi qu’il raconte avoir acquis ses pouvoirs lycanthropiques après avoir bu une boisson enchantée qu’un étranger lui avait donnée ; il put alors se dépouiller de sa forme humaine et revêtir celle d’un loup. Plusieurs fois par année, à l’occasion de certains rituels, il rejoignait ainsi tout un escadron de loups-garous et partait voler du bétail, démembrer des animaux et se régaler de leur viande9. Sur un point important, toutefois, le témoignage de Thiess ne semble pas répondre aux attentes des juges. De manière répétée, ceux-ci essaient en effet d’établir la nature diabolique de ces réunions et des actions menées par cette coalition de loups-garous. Mais Thiess insiste sur le fait que les loupsgarous s’opposent en vérité au Diable et livrent bataille aux « magiciens » (Zauberer) et « sorcières » (Hexen) qui servent le Démon. Confronté à des questions hostiles, il admet que les loups-garous descendent chaque année en Enfer ; mais il explique que c’est en leur qualité de « chiens de Dieu » (Gottes hunde)10 et dans le but de reprendre le Seegen, la bénédiction qui se manifeste par l’abondance des récoltes et du bétail et par la prospérité en général11, que les sorciers avaient volé. Quand les loups-garous y parvenaient, alors la récolte était bonne ; mais dans le cas contraire, si le Seegen demeurait aux mains des sorciers, l’année était mauvaise et une famine s’ensuivait12. Face au témoignage de Thiess, les juges en appellent à des arguments théologiques complexes visant à montrer au vieil homme l’erreur dans laquelle il avait sombré. Les loups-garous ne défientils pas Dieu, lui demandent-ils, en abandonnant la forme humaine que le Seigneur Dieu a créé à sa propre image ?13 Et puisqu’il est impossible aux hommes de défaire ainsi la création divine, 7

Ibid., § 2.

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Ibid., § 3.

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Thiess recourt à cette image aux §§ 19, 44, et 62.

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Ibid., §§ 6, 8, 9, 10, 11, 13, 14, 15, 20, 31 et 32.

11 Il est impossible de traduire ce terme (allemand moderne Segen) de manière adéquate. Celui-ci revient régulièrement dans les déclarations de Thiess. Au sens littéral, il s’agit d’une bénédiction et dans certains passages du texte cette traduction épuise le sens du mot (§§ 64, 65, 68, 69, 71 et 72). Le plus souvent, toutefois, (§§ 13, 15, 19, 30, 32, et 62), le terme dénote une bénédiction qui s’illustre par la prospérité, la fertilité, et l’abondance des récoltes, qui sont la conséquence et l’expression matérielles de la faveur ou de la grâce divine. 12

Procès Thiess §§ 11, 12, 15, 19, 24, 30, 35, 44, 62, et 63.

13 Ibid., § 20, VON BRUININGK, pp. 207-208 : Q : Ob das nicht böse gethan sey, dasz er seinem nechsten sein vieh nicht nur eigener bekentnis nach raube, sondern vornemblich auch das ebenbild Gottes, worzu er als ein mensch erschaffen, seiner einbildung nach in einen wolff verstelle.

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cette prétendue transformation en loup peut-elle être autre chose qu’« une tromperie et une illusion diabolique »14 ? Voyant que ces arguments savants ne persuadent nullement le vieil homme, les juges font venir du renfort, comme l’indique la transcription du procès : On envoya chercher le Herr pasteur du lieu, Maître Bucholtz, et on lui demanda d’assister à l’interrogatoire. Celui-ci chercha à convaincre cet homme (Thiess), qui se proclamait lui-même Seegensprecher (littéralement « diseur de bénédiction », mais le terme a une forte connotation négative, signifiant quelque chose comme « magicien » ou « charlatan »15), un pécheur pris dans les rets du Diable, de prendre à cœur ses terribles péchés par lesquels il s’était égaré et dans lesquels il avait persisté de si nombreuses années, de réveiller enfin sa conscience afin de se convertir et se repentir par une juste pénitence, et d’abjurer ces êtres diaboliques.16

Poursuivant, le pasteur déclare que Thiess n’est qu’un pécheur invétéré et dévergondé, promis à un dur châtiment dans ce monde et à un châtiment bien plus dur encore dans le monde à venir s’il ne se confesse et ne se repent pas de ses péchés17. Remarquablement, Thiess répond qu’il sait tout cela 14 Ibid., §  32, VON BRUININGK, p. 210 : Wie solches möglich seyn könne … dasz es nur eine falsche einbildung und teüffelischer betrug und verblendung sey ? Voir aussi les §§ 27, 31, et 63. Depuis saint Augustin, la théologie catholique maintenait qu’il était impossible pour un humain de se métamorphoser en animal, puisqu’une telle métamorphose allait contre la volonté de Dieu qui avait créé le corps humain à son image. Dès lors, l’expérience supposée de la lycanthropie ne pouvait être qu’une illusion provoquée par le Diable et dont l’effet s’étendait à la fois sur ceux qui affirmaient avoir subi une attaque de loups-garous et sur ceux qui affirmaient être devenus des loups alors qu’ils dormaient, rêvaient ou hallucinaient. Cette explication demeura longtemps canonique, malgré le fait qu’un petit nombre de théologiens, notamment Jean Bodin, ne rejetaient pas l’idée qu’une réelle transformation physique puisse avoir lieu. PAUL EINHORN, op. cit., chapitre VI, présente un panorama des différentes opinions à ce sujet chez ses contemporains, certains étant d’avis que l’âme du loup-garou pénétrait dans le corps d’un loup tandis que d’autres postulaient une transformation du corps. Einhorn (qui était pasteur luthérien et surintendant du district de Courlande) se fait lui-même le porte-parole des autorités religieuses et légales, et insiste sur le fait que la lycanthropie « n’est rien d’autre que l’œuvre et l’action du Diable, par lesquelles il trompe les misérables » (Ist aber nicht mehr als bey Teuffels Werck und Getrieb, damit er daß elende Volk bethöre). Sur ces théories, cf. NICOLE JACQUES-LEFÈVRE, « Such an Impure, Cruel, and Savage Beast : Images of the Werewolf in Demonological Works », in KATHRYN A. EDWARDS éd., Werewolves, Witches, and Wandering Spirits : Traditional Belief and Folklore in Early Modern Europe, Kirksville (MO), Truman State University Press, 2002, pp. 181-197 ; sur leur influence dans la Lettonie moderne, TIINA VÄHI, « The Image of Werewolf in Folk Religion and its Theological and Demonological Interpretations », in MANFRIED L. G. DIETRICH, TARMO KULMAR éds., The Significance of Base Texts for the Religious Identity / Die Bedeutung von Grundtesten für die religiöse Identität, Münster, Ugarit Verlag, 2006, pp. 213-237.

15 Il faut noter que le pasteur entre en scène tout de suite après que Thiess eut fini de décrire la formule magique qu’il récitait dans le cadre de ses guérisons. Il est par conséquent probable que Bucholtz ait voulu jouer sur l’ambigüité du terme Segen (« bénédiction »), décrivant Thiess comme quelqu’un qui, bien que se présentant comme un « diseur de bénédictions », n’était en fait rien d’autre que ce les autorités religieuses considéraient à juste titre comme un prétentieux malavisé. 16 Procès de Thiess § 60, VON BRUININGK, p. 214 : Weil nun der Hr. Pastor hujus loci Magister Bucholtz mit anhero erbeten ward, dem actui beyzuwohnen, ward er ersuchet, diesen selbst geständigen seegensprecher und in des teüffels stricken gefangenen sünder auch zuzusprechen, ihme seine grobe sünde, wozu er sich verführen laszen, und darinnen bishero so lange und viele jahre verharret, zu gemühte zu führen und das gewiszen zu rühren, ob er zu bekehren undt zur busze, auch einer rechtschaffenen reüe und zur ablassung von dergleichen teüffelischen wesen zu bewegen undt zu bringen stehen möchte. 17

Ibid., § 61 ; cf. § 75.

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bien mieux que le pasteur, qui est encore tout jeune18. Consterné par ces accusations qu’il estime être injustes et infondées, Thiess rejette catégoriquement toute interprétation diabolique de ses actions : Il se montra véritablement obstiné et persista à dire que ce qu’il avait fait n’était en rien un péché envers Dieu. Au contraire, il avait servi Dieu et accompli Sa volonté en reprenant au Diable la prospérité que les sorciers lui avaient apportée, par quoi il avait fait le bien pour tout le pays.19

L’attitude défiante de Thiess mit les juges dans l’embarras. Ceux-ci ne possédaient en effet aucune confession ni preuve d’un pacte entre Thiess et le Diable, éléments nécessaires à une condamnation. À ce stade, ils arrêtèrent qu’il leur était impossible « d’arriver à un verdict définitif dans un cas aussi complexe et difficile »20. Recourant à une procédure connue sous le nom de leuteratio, ils décidèrent de suspendre l’affaire et d’en référer à une cour supérieure21.

18 Ibid., § 63, VON BRUININGK, p. 215 : er verstünde es beszer als der Hr. Pastor, der noch jung wehre, und ärgerte sich über des Hrn Pastoris zurehden.

19 Ibid., § 62, VON BRUININGK, p. 215 : Ille erwiese sich hierauff gahr verstockt und blieb beständig dabey, dasz solches alles, was er begangen, keine sünde wieder Gott wehre, sondern Gott vielmehr dadurch ein dienst geleistet und deszen willen erfüllet würde, den sie nähmen dem teuffell den seegen, so die zauberer ihm zutrügen, wieder weg und thäten dem ganzen lande dadurch gutes.

20 Ibid., § 78, VON BRUININGK, p. 218 : Ob man auch zwahr folgig bey der session zu Wenden die acta vornahm, kondte und wolte man sich dennoch über einen so schwehren und miszlichen casum zu keinem definitiven auszspruch entschlieszen, sondern ward erhehblich erachtet, solches nochmahlsz bisz zu supplirung des collegii durch die ehist gewärtige ankunfft des neuen Hrn. Landrichters von Palmbergs. Cf. aussi §§ 75, 77, et 79.

21 Herman Georg von Trautvetter, juge de la Haute Cour Royale, fait référence à la leuteratio par laquelle le procès lui est échu dans la dernière phrase de son verdict. Pour les détails de cette procédure, voir JOHANN ERNEST OLYMPIUS, Promptuarium Juris Canonici, Reudalis, Civilis, et Criminalis, Vienna, Georg Lehmann, 1720, pp. 47-48. Je remercie Ken Pennington pour l’aide qu’il m’a apportée sur cette question.

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III Depuis la première publication du procès du Vieux Thiess, en 1924, plusieurs savants éminents se sont penchés sur ce cas, dans la mesure où celui-ci paraît offrir le témoignage tout à fait inédit du point de vue d’un loup-garou. Ainsi le germaniste allemand Otto Höfler, qui proposa de voir en Thiess le membre d’un groupe de guerriers rituels (Männerbunde) selon lui typiques de l’Europe du nord aryenne22 ; ou encore l’historien Carlo Ginzburg qui proposa en fait une théorie concurrente, selon laquelle l’invasion de l’Enfer décrite par Thiess s’apparenterait à un voyage extatique comparable aux, et en dernier lieu dérivé des expériences extatiques des chamans eurasiens23. D’autres, et notamment Mircea Eliade24, Hans-Peter Duerr25, Gábor Klaniczay26, ou encore Éva Pócs27 ont également contribué à la discussion, le plus souvent en suivant l’interprétation proposée soit par Höfler, soit par Ginzburg (et pour ce qui est d’Eliade, en cherchant à combiner les deux). Ces interprétations présentent évidemment des divergences fondamentales quant aux valeurs politiques, morales et religieuses qu’elles pensent pouvoir identifier dans le cas qui nous occupe ; mais elles s’accordent néanmoins sur un point central de méthode et de théorie. Tous ces auteurs en effet, partaient de l’idée que la lycanthropie livonienne était une survivance de quelque fonds culturel et religieux très ancien. En comparant les détails du témoignage du Vieux Thiess à d’autres phénomènes qu’ils jugeaient analogues – les berserkir scandinaves, les guérisseurs et métamorphes slaves, les Benandanti italiens, les sorcières des Pyrénées ou les chamans sibériens – ils cherchaient à éclairer une sorte de substrat religieux pré-chrétien, préservé en certains lieux reculés de l’Europe. Peut-être ces savants avaient-ils raison, mais les résultats offerts par cette forme de comparatisme demeurent, au mieux, très spéculatifs ; et l’histoire de ces vastes projets comparatistes fournit une série répétée de mises en 22 OTTO HÖFLER, Kultische Geheimbünde der Germanen, Frankfurt am Main, Moritz Diesterweg, 1934, en part. pp. 345-357.

23 CARLO GINZBURG, Storia notturna. Una decifrazione del sabba, Turin, Giulio Einaudi, 1989 ; trad. française Le Sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992. Cette interprétation était déjà esquissée dans ID., I benandanti : Ricerche sulla stregoneria e sui culti agrari tra cinquecento e seicento, Torino, Einaudi, 1966 ; trad. française Les batailles nocturnes. Sorcellerie et rituels agraires en Frioul, XVIe-XVIIe siècles, Lagrasse, Verdier, 1980.

24 MIRCEA ELIADE, « Some European Secret Cults », in HELMUT BIRKHAN éd., Festgabe für Otto Höfler, Vienna, Wilhelm Braumüller, 1976, pp. 190-204. 25 HANS PETER DUERR, Traumzeit : Über die Grenze zwischen Wildnis und Zivilisation, Frankfurt, Syndikat, 1978, pp. 49-50, 60-61, 80, 108, et 237-238.

26 GÁBOR KLANICZAY, The Uses of Supernatural Power : The Transformation of Popular Religion in Medieval and Early-Modern Europe, Princeton, Princeton University Press, 1990, pp. 133-137.

27 éva PÓCS, « Hungarian Táltos and his European Parallels », in MIHÁLY HOPPÁL, JUHA PENTIKÄINEN éds., Uralic Mythology and Folklore, Budapest, Ethnographic Institute of the Hungarian Academy of Sciences 1989, pp. 251-274 ; ID., « Nature and Culture – “the Raw and the Cooked.” Shape-shifting and Double Beings in Central and Eastern European Folklore », in WILLEM DE BLÉCOURT, CHRISTA AGNES TUCZAY éds., Tierverwandlungen : Codierungen und Diskurse, Tübingen, Francke Verlag, 2011, pp. 99-134.

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garde28. Il me semble plus judicieux de suivre la piste esquissée par certains spécialistes des études baltes qui se sont penchés sur les procès de loups-garous, dont celui du Vieux Thiess, et d’envisager ce cas comme un exemple particulièrement éclairant de la dialectique qui se joue entre oppression et résistance, sur le mode du « religieux »29. Pour mieux apprécier cet aspect du procès, il nous faut nous intéresser plus en détail à ses protagonistes. Les actes mentionnent neuf officiers de la cour, auxquels s’ajoutent deux représentants des autorités religieuses. Ce sont, dans l’ordre d’apparition : Le Herr Assesseur Bengt Johan Ackerstaff, juge suppléant de la cour du district de Wenden, habitant le château Klingenberg à côté de Lemburg (Mālpils) ; Le Herr Assesseur Gabriel Berger, juge de la cour du district de Wenden ; Le Herr Baron Crohnstern, juge de la cour du district de Nitau (Nitaure) ; Le Herr Rosenthal, juge de la cour du district de Nitau ; Le Herr Caulich, juge de la cour du district de Nitau ; Le Herr Richter, qui possède un domaine proche de Sunszel (Suntaži) ; Le Herr Pasteur de Lemburg ; Le Herr Pasteur de Jürgensburg ( Jaunpils), Maître Bucholtz ; Le Herr Député Chef Clodt ; Le Herr Assesseur Martini ; L’illustre et louable Assesseur de la haute cour royale, Herr Herman Georg von Trautvetter. 28 Pour un état de la question, et sur les échecs répétés du comparatisme comme ses éventuelles potentialités, voir les textes réunis dans CLAUDE CALAME, BRUCE LINCOLN éds., Comparer en histoire des religions antiques, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2012. Ma perspective sur la question a été publiée dans ce volume sous le titre « Theses on Comparison », pp. 99-101 ; le texte a été republié dans BRUCE LINCOLN, Gods and Demons, Priests and Scholars : Critical Explorations in the History of Religions, Chicago, University of Chicago Press, 2012, pp. 121-130.

29 Depuis VON BRUININGK, op. cit., les spécialistes de la Baltique ont abordé les procès de loups-garous comme les témoignages d’une culture et d’une religion locales en tension avec celles de l’élite étrangère. Voir KARLIS STRAUBERGS, « Om Varulvarna i Baltikum », in SIGURD ERIXON éd., Liv och Folkkultur, Stockholm, Samfundet för Svensk Folklivsforskning, 1955, pp. 107-129 ; MAIA MADAR, « Estonia I : Werewolves and Poisoners », in BENGT ANKARLOO, GUSTAV HENNINGSEN éds., Early Modern European Witchcraft : Centres and Peripheries, Oxford, Clarendon Press, 1990, pp. 257-272 ; TIINA VÄHI, « The Image of Werewolf in Folk Religion » ; ID., « Werwölfe – Viehdiebe und Räuber im Wolfspelz ? Elemente des archaischen Gewohnheitsrechts in estischen Werwolfvorstellungen », in WILLEM DE BLÉCOURT, CHRISTA AGNES TUCZAY éds., Tierverwandlungen : Codierungen und Diskurse, pp. 135-156 ; ANDREJS PLAKANS, « Witches and Werewolves in Early Modern Livonia : An Unfinished Project », in LARS M. ANDERSSON, ANNA JANSDOTTER, BADIL E. B. PERSSON, CHARLOTTE TORNBJER éds., Rätten : En Festskrift till Bengt Ankerll, Lund, Nordic Academic Press, 2000, pp. 255-271 ; MERILI METSVAHI, « Werwolfprozesse in Estland und Livland im 17. Jahrhundert. Zusammenstöße zwischen der Realität von Richtern und von Bauern », in JÜRGEN BEYER, REET HIIEMÄE éds., Folklore als Tatsachenbericht, Tartu, Sektion für Folkloristik des Estnischen Literaturmuseums, 2001, pp. 175-184 ; WILLEM DE BLÉCOURT, « A Journey to Hell : Reconsidering the Livonian “Werewolf ” », Magic, Ritual, and Witchcraft 2 (2007), pp. 49-67 ; STEFAN DONECKER, « The Werewolves of Livonia : Lycanthropy and Shape-Changing in Scholarly Texts, 1550-1720 », in ID., Preternature : Critical and Historical Studies on the Preternatural 2 (2012), pp. 289-322 ; ID., « Livland und seine Werwölfe : Ethnizität und Monstrosität an der europäischen Peripherie, 1550-1700 », Jahrbuch des baltischen Deutschtums 56 (2009), pp. 83-98 ; ID., « Werewolves on the Baltic Seashore : Monstrous Frontier of Early Modern Europe, 1550-1700 », in NIALL SCOTT, The Role of the Monster : Myths & Metaphors of Enduring Evil, Oxford, Inter-Disciplinary Press, 2009, pp. 63-75.

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On notera que tous ces notables sont désignés par le titre honorifique Herr, mais aussi, qu’à l’exception du Herr Assesseur Martini, tous portent des noms de famille allemands. Tous font de toute évidence partie de l’élite allemande, qui constituait l’échelon supérieur de la société livonienne depuis la conquête du territoire par les Chevaliers Teutoniques au début du XIIIe siècle. Dans le contexte de la domination suédoise (1629-1721), les Allemands de Livonie possédaient encore la majeure partie des terres agricoles, et continuaient de contrôler l’essentiel des richesses et la plupart des positions politiques et cléricales par lesquelles s’exerçait le pouvoir sur la paysannerie indigène. Celle-ci était composée des Latviens et des Estoniens qui travaillaient les terres possédées par leurs seigneurs. Dans le jargon administratif, mais aussi dans le langage courant de l’époque, ces populations baltes étaient généralement regroupées sous une même désignation collective, les Undeutsche, c’est-à-dire les « non-Allemands ». Le Vieux Thiess, tous les autres témoins et à peu près tous ceux que ces derniers mentionnent lors du procès qui nous intéresse, appartiennent à ce groupe subordonné. Les actes les décrivent de la manière suivante : Le voleur d’église de Jürgensburg, Pirsen Tönnis ; Un habitant de Kaltenbrunn (Kniedinņu mulža) du nom de Vieux Thiess, « très évidemment … un pauvre homme et tout à fait incapable »30 ; L’aubergiste de Kaltenbrunn, Peter ; Skeistan, un paysan de Lemburg, ayant cassé le nez de Thiess ; Un paysan de Marienburg (Alūksne), ayant donné sa peau de loup à un paysan de Allasch (Allaži) ; Skeistan Rein, fils du susmentionné Skeistan ; Un vaurien de Marienburg ayant frauduleusement incité Thiess à devenir un loup-garou ; Tirummen, un paysan de Seegewold (Sigulda), un loup-garou particulièrement habile à voler du bétail ; Un paysan de Rodenpeisch (Ropaži) ayant accompagné Thiess dans une taverne ; Un homme de Jürgensburg, Gricke Jahnen, beau-fils du béni Herr Pasteur, s’étant fait guérir la jambe par Thiess ; Ilgasch, un paysan de Nitau, ayant obtenu de Thiess un filet (magique ?) ; Gurrian, un paysan de Jürgensburg (le vieil aubergiste Gurrian Steppe, dont Thiess avait béni le grain).

Tous ces hommes étaient originaires de villages situés dans un rayon d’environ 15 km, en Lettonie orientale31. La plupart sont décrits comme des paysans (baur ; 9/13, si l’on accepte d’inclure Skeistan le jeune dont le père est ainsi qualifié) ; les autres sont des aubergistes (krüger ; 2/13) ; un voleur (dieb ; 1/13) ; et encore un vaurien (schelm ; 1/13). La plupart ne sont désignés que par leur prénom, qui est le 30

Procès de Thiess § 23, VON BRUININGK, p. 208 : weil ja kundbahrer weise er ein bettler und ganz unvermögend sey.

31 La seule exception est Marienburg (aujourd’hui Alūksne), situé plus de 100 km à l’ouest des autres villages. La référence à Marienburg apparaît toutefois dans la confession de Thiess, qui accuse un « vaurien de Marienburg » de l’avoir fait loup-garou, ce qui tend à suggérer qu’il s’agissait avant tout de détourner certaines questions inopportunes, en attribuant la source de ses pouvoirs à un lieu lointain.

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plus souvent non-allemand (Pirsen, Skeistan, Tirummen, Gricke, Ilgasch, Gurrian ; Peter constitue une exception). Aucun ne reçoit le titre de Herr, ou une quelconque marque de politesse. Seul Gricke Jahnen est appelé un « homme » (kerl, qui dérive de la même racine que l’anglais churl) et non un paysan, sans doute parce qu’il était le fils adoptif du « béni Herr Pasteur ». Faut-il s’étonner qu’une division sociale analogue apparaisse également dans les dix-sept autres procès de loups-garous livoniens dont nous connaissons l’existence ? Dans chaque cas, les juges sont des Allemands et les accusés des Baltes32. C’est là, en fait, la principale ligne de partage social dans la Baltique à l’époque moderne ; une ligne qui sépare l’élite des classes populaires. Or, comme l’ont montré Stefan Donecker et d’autres, le maintien et la légitimation de cette stricte division hiérarchique passent aussi par des différences d’ordre religieuses33. Ainsi, et quand bien même les derniers païens des pays baltes s’étaient convertis au christianisme en 1386, soit plus de trois siècles avant le procès de Thiess, les descendants allemands des Chevaliers Teutoniques continuaient-ils de justifier leur position dominante en insistant sur la différence en matière de religion les séparant de la population indigène, dont la conversion – soulignaient-ils – n’était que superficielle, incomplète et potentiellement réversible. Comme l’écrit Donecker : Les paysans, d’origine non-allemande, étaient fréquemment dépeints comme des primitifs, peu fiables et superstitieux. Leur foi chrétienne faisait volontiers l’objet de doutes et les observateurs, protestants et catholiques, s’accordaient sur le fait que de nombreux Estoniens et Lettons continuaient à adorer les dieux païens en dépit de leur conversion officielle au christianisme. Ils étaient notamment réputés pour leur empressement à sceller des pactes avec le Diable, et pour les pouvoirs magiques acquis par la suite de ces alliances impies.34

32

Cf. MAIA MADAR, art. cit. ; MERILI METSVAHI, art. cit.

34

STEFAN DONECKER, « The Medieval Frontier and its Aftermath », p. 48.

33 STEFAN DONECKER, « The Medieval Frontier and its Aftermath. Historical Discourses in Early Modern Livonia », in IMBI SOOMAN, STEFAN DONECKER éds., The « Baltic Frontier » Revisited : Power Structures and Cross-Cutural Interactions in the Baltic Sea Region, Vienna, n.p., 2009, pp. 41-62 ; ID., « Konfessionalisierung und religiöse Begegnung im Ostseeraum », in ANDREA KOMLOSY, HANS-HEINRICH NOLTE, IMBI SOOMAN éds., Ostsee 700-2000. Gsesellschaft, Wirtschaft, Kultur, Vienna, Promedia, 2008, pp. 91-109 ; ID., « Livland und seine Werwölfe » ; et ID., « Werewolves on the Baltic Seashore ». Voir encore, VILHO NIITEMAA, Die undeutsche Frage in der Politik der livländischen Städte im Mittelalter, Helsinki, Annales Academiae Scientiarum Fennicae, 1949 ; PAUL JOHANSEN, « Nationale Vorurteile und Minderwertigkeitsgefühle als sozialer Faktor im mittelalterlichen Livland », in Alteuropa und die Moderne Gesellschaft : Festschrift für Otto Brünner, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1963, pp. 88-115 ; PAUL JOHANSEN et HEINZ VON ZUR MÜHLEN, Deutsch und Undeutsch im mittelalterlichen und frühneuzeitlichen Reval, Cologne – Vienna, Böhlau, 1973 ; JUHAN KAHK, « Heidnische Glaubensvorstellungen, Zauberei und religiöse Eifer in Estland um 1700 », Zeitschrift fûur Ostforschung 34 (1985), pp. 522-535 ; WILHELM LENZ, « Undeutsch. Bemerkungen zu einem besonderen Begriff der baltischen Geschichte », in BERNHART JÄHNIG, KLAUS MILITZER éds., Aus der Geschichte Alt-Livlands : Festschrift für Heinz von zur Mühlen, Münster, LIT Verlag, 2004, pp. 169-184.

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Le fait de produire un flux constant de prévenus non-allemands, poursuivis et le plus souvent condamnés pour des faits de sorcellerie ou de lycanthropie, permettait à l’élite allemande de se comprendre, et de se représenter elle-même, comme une force perpétuant la noble mais ô combien difficile tâche consistant à promouvoir la civilisation, la moralité et la Vraie Foi dans ces terres barbares, et de légitimer ainsi sa position et son pouvoir. Dans ce contexte, les institutions politiques et cléricales collaboraient pour conférer au clivage entre Allemands et non-Allemands, Deutsche et Undeutsche, une dimension morale, et ainsi reconfigurer ce clivage en termes religieux plutôt qu’ethniques, nationaux ou socio-économiques. À ce titre, les procès pour sorcellerie et lycanthropie constituaient un théâtre privilégié, dans lequel ce discours pouvait être renouvelé et rendu tangible. Mais après que le roi de Suède eut promulgué un décret interdisant l’usage de la torture (en 1686, soit cinq ans avant le procès de Thiess), il devint évidemment plus difficile de produire les confessions dont dépendait le bon fonctionnement de ces procédures35.

IV Ayant déjà été acquitté par le passé, Thiess affronta la cour avec plus d’assurance que ses prédécesseurs36 ; car, affirmait-il, « si de telles choses étaient des péchés, les juges devant lesquels il était paru par le passé, qui étaient aussi sages que ceux-ci et qui comprenaient aussi bien de telles choses, ne l’en auraient-ils pas informé plutôt que de rire ? »37 De plus, il semble que l’issue de ce premier procès ait fait l’objet d’un certain nombre de discussions, et que celui-ci ait modifié le statut de Thiess au sein de sa communauté. Comme le note le juge Ackerstaff de la cour de Wenden, après ce premier acquittement, le vieil homme devint pour les paysans un objet d’adoration38.

35 Le procès de Thiess fut en fait l’un des derniers procès pour lycanthropie. La plupart des procès antérieurs aboutirent sur une confession obtenue sous la torture, le plus souvent en vue d’éviter une condamnation pour sorcellerie, qui était un crime encore plus grave. Voir MERILI METSVAHI, art. cit., pp. 176-177 ; TIINA VÄHI, « Hexenprozesse und der Werwolfglaube in Estland », in MANFRED DIETRICH, TARMO KULMAR éds., Die Bedeutung der Religion für Gesellschaften in Vergangenheit und Gegenwart, Münster, Ugarit-Verlag, 2003, pp. 215-238, part. pp. 226-227 et 230.

36 Thiess cite à plusieurs reprises l’indulgence de la cour de Nitau, comme s’il s’agissait d’une sorte de précédent qui aurait dû conduire la cour de Wenden non seulement à reconnaître son innocence, mais aussi l’innocence des loupsgarous en général. Voir §§ 2, 3, 63, 64, et 72.

37 Procès de Thiess § 64, VON BRUININGK, p. 215 : wen solches sünde wehre, so würden die vorige richter, vor denenen er, und die woll so klug alsz die izzige gewehsen, solches auch woll verstanden, ihn deszen berichtet und nicht dahrüber gelachet haben.

38 Ibid. § 3, VON BRUININGK, p. 204 : der substituirter Hr. Landrichter Bengt Johan Ackerstaff, alsz unter wessen gute er in vorigen zeiten auch einige jahre gelehbett und gedienet, declarirte dasz es ihme an gesundem verstande nimmer gefehlet, er auch solches sein wehsen nimmer verleügnet und, nachdehme ihme vor diesem von den damaligen richtern desfalsz nichts geschehen, desto freyer solches getrieben und von den bauren gleich einem abgotte gehalten worden.

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La défense de Thiess constitue un exemple frappant de résistance, à la fois religieuse, légale, culturelle et politique. C’est ainsi qu’après avoir accepté l’accusation de lycanthropie formulée par la cour, il conteste un à un les éléments constitutifs de cette accusation, et tout particulièrement l’usage que font les juges des termes « Enfer », « Diable » et « loup-garou ». L’Enfer, par exemple, qui selon un modèle théologique relativement conventionnel, est conçu par les juges comme un domaine opposé à Dieu, à l’Église, à la moralité, à la foi, aux bons chrétiens et leur espoir de salut. Le fait même d’avoir été en contact avec ce domaine constituait une preuve éminente de ce qu’une personne avait sombré dans le péché et représentait, dès lors, un danger potentiel pour tous ses congénères. Les juges expriment clairement cette idée lorsqu’ils admonestent Thiess en ces termes : Il a rompu le serment qu’il avait fait devant son sauveur Christ durant son saint baptême, et par lequel il avait renié le Diable, toutes ses créatures et toutes ses œuvres. Ayant oublié la voie de Dieu, il a commis d’autres péchés hautement interdits du même genre, se tournant systématiquement vers l’abomination et le scandale plutôt que vers la maison de Dieu, où il pouvait autrefois rechercher la connaissance et le service de Dieu grâce à la prédication et à l’instruction chrétiennes. Il préféra plutôt courir en Enfer.39

Dans ce passage, Thiess n’est pas seulement dépeint comme un pécheur mais aussi comme un apostat dépravé. Après avoir reçu de la part d’une Église bonne et généreuse, de l’affection, de l’instruction et des sacrements, il a abandonné la « maison de Dieu » (Gottes hause) pour retourner à ses vieilles habitudes, à ce que les autorités qualifient de « course en Enfer » (höllen zulauffe). Pour autant, les juges ne perdent pas l’espoir d’éviter au vieil homme les tourments éternels ; il lui suffirait d’accepter leur représentation de la morale, d’admettre ses erreurs et son ignorance, de reconnaître leur autorité et ce faisant, de réaffirmer non seulement l’ordre moral du cosmos mais aussi, et plus simplement, l’ordre socio-politique de la Livonie. Mais le vieil homme refuse de coopérer. Les juges lui demandent : Q : N’a-t-il pas l’intention, avant de mourir, de se convertir à Dieu et d’être instruit sur Sa nature et Sa volonté, de renoncer à de tels excès diaboliques et de se repentir de ses péchés, et ainsi sauver son âme de la damnation éternelle et des tourments de l’Enfer ? R : Sur quoi il ne voulut pas répondre correctement, affirmant : Qui sait où irait son âme ? Qu’il était très vieux, que pouvait-il encore apprendre à ce sujet ?40 39 Ibid. § 3, 20, VON BRUININGK, p. 208 : und das gelübde, so er seinem erlöser Christo in der hl. Tauffe gethan, da er dem teüffel und allem seinem wesen und wercken entsaget, Gotts vergeszener weise breche und dergleichen höchst verbotene sünde andern zum abscheü und ärgernis so beharlich treibe und nicht zu Gottes hause, wo er sonst durch die predigt und christliche lehrer zu Gottes erkäntnis und dienste gelangen könte, sich begäbe, sondern lieber der höllen zulauffe (mon emphase).

40 Ibid. § 33, VON BRUININGK, p. 210 : Q : Ob er dann nicht des vorsatzes sey, vor seinem tode sich zu Gott zu bekehren, von seinem willen und wesen sich unterrichten zu laszen, von solchem teüffelischen unwesen abzustehen, seine sünde zu bereüen und seine seele von der ewigen verdamnis und höllen pein dadurch zu erretten ? R : Hierauff wolte er nicht recht antworten, sagete, wer wüste, wo seine seele bleiben würde ; er wäre nun schon alt, was könte er solche dinge mehr begreiffen.

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La conception de l’« Enfer » selon Thiess diffère significativement de celle de la cour. Bien sûr, il s’agit pour lui aussi d’un lieu maléfique ; mais ce mal est limité au seul maître de ce domaine, ainsi qu’à ses invités et serviteurs. D’autres peuvent toutefois y accéder. Du point de vue de Thiess, le fait que les loups-garous aillent chaque année en Enfer ne fait pas d’eux des êtres maléfiques, et ne les condamne pas à y retourner après leur mort41. S’ils s’y rendent, c’est en envahisseurs hostiles. Par ailleurs, il semble que de tels raids en Enfer aient été relativement faciles, l’Enfer se situant en fait tout près des maisons, aussi bien géographiquement que métaphysiquement : Q : Comment le témoin s’est-il rendu en Enfer ? Où celui-ci est-il situé ? R : Les loups-garous s’y rendent à pied dans leur forme de loup ; le lieu se trouve au bout du lac vers le lieu appelé Puer Esser, dans un marais en-dessous de Lemburg, à quelques 800 mètres du château de Klingenberg du Herr Président suppléant. Il y avait là de magnifiques chambres et des gardes appointés que les loups-garous repoussèrent afin de récupérer une partie des semences et des grains que les sorciers y avaient apportés. Les semences étaient conservées dans un récipient spécial et le grain dans un autre.42

41 Ibid. § 18, VON BRUININGK, p. 207 : « Q : Où vont les loups-garous après la mort ? R : On les enterre comme toute autre personne, leurs âmes vont au ciel mais le Diable prend les âmes des sorciers et les garde pour lui. Q : Le témoin est-il assidu dans sa fréquentation de l’Église, écoute-t-il fidèlement la parole de Dieu, prie-t-il avec assiduité et prend-il part à la communion ? R : Non, ni l’un ni l’autre » (Q : Wo die wahrwölffe nach dem tode hinkähmen ? R : Sie würden begraben wie andere leüte und ihre seelen kähmen in den himmel ; der zäüberer seelen aber nähme teüffel zu sich. – Q : Ob referent sich fleiszig zur kirchen halte Gottes wort mit andacht anhöre, fleiszig bäte und sich zum hl, Nachtmahl halte ? Negat, er thue weder eines noch das andere). Cf. § 62.

42 Ibid. §  5, VON BRUININGK, p. 204 : Q : Wie dan referent nach der höllen gekommen und wo dieselbe gelehgen sey. R : Die wahrwölffe gingen zu fusz dahin in wölffe gestalt, der ohrt wehre an dem ende von der see, Puer Esser genand, im morast unter Lemburg, etwa 1/2 meyle von des substituirten Hr. Praesidis hoffe Klingenberg, alda wehren herliche gemächer und bestellete thürhüter, welche diejehnige, so etwas von der von den zauberern dahin gebrachter korn-blüte und dem korn selber wieder ausztragen wolten, dichte abschlügen. Die blüte würde in einem sonderlichen kleht verwahret und das korn auch in einem andern. Cf. §§ 11, 12, 13, 15, 19, 30, 44, et 62.

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L’Enfer fait ainsi partie de la topographie locale. Il est situé à environ 6 km de la maison de Thiess à Kaltenbrunn, non loin d’un lac près de Lemburg (aujourd’hui Mālpils), à côté du domaine de l’Assesseur Bengt Johan Ackerstaff, le juge qui avait entendu le dossier de Thiess et qui avait mentionné l’avoir employé auparavant43. Cette conception d’un enfer inscrit dans le paysage proche s’accorde bien avec certaines représentations lettonnes de l’autre monde44 ; mais situer celui-ci quasiment dans le jardin du juge semble implicitement suggérer que les liens de la cour avec l’Enfer sont plutôt étroits, peut-être même plus étroits et plus durables que ceux de l’accusé. Comme Thiess l’explique encore, l’entrée de cet Enfer particulier était en fait juste sous la surface de la terre et difficile à trouver, sauf pour ceux, dit-il, qui y « ont leur place »45, notamment les sorciers qui festoient avec le Diable46. Surtout, cet Enfer apparaît comme le grenier d’un grand manoir, dont le seigneur accumulerait tout les semences et le grain que des sorciers auraient volés pour lui amener47.

43 Les actes du procès indiquent qu’une relation assez étroite liait le juge et l’accusé ; cf. §  3, VON BRUININGK, p. 204 : « En plus des autres personnes présentes qui connaissaient bien Thiess, le Herr juge suppléant de la cour de district Bengt Johan Ackerstaff, qui l’avait bien connu par le passé, Thiess ayant travaillé pour lui plusieurs années, déclara qu’il estimait que sa santé n’avait jamais failli et qu’il ne mentait jamais au sujet de telles choses et qu’à son avis, il ne s’était rien passé avec les juges susmentionnés lors du premier procès, de sorte qu’il avait été libéré et idolâtré par les paysans » (Wohrauff nehben dehnen andern anwehsenden, so den Thiessen woll kandten, der substituirter Hr. Landrichter Bengt Johan Ackerstaff, alsz unter wessen gute er in vorigen zeiten auch einige jahre gelehbett und gedienet, declarirte dasz es ihme an gesundem verstande nimmer gefehlet, er auch solches sein wehsen nimmer verleügnet und, nachdehme ihme vor diesem von den damaligen richtern desfalsz nichts geschehen, desto freyer solches getrieben und von den bauren gleich einem abgotte gehalten worden).

44 Sur ces représentations lettones qui font de l’autre monde un endroit proche, situé dans les lacs, les marais et les cimetières alentours, mais qui en font aussi un domaine où les saisons sont inversées, de sorte que la fertilité y réside durant l’hiver lorsqu’elle se retire des autres lieux, cf. KARLIS STRAUBERGS, « Zur Jenseitstopographie », Arv 13 (1957), pp. 56-110, en particulier pp. 85-90. 45

Procès de Thiess § 16, VON BRUININGK, pp. 206-207.

47

Thiess décrit les larcins des sorciers aux §§ 5, 12, 13, 15, 19, 44, et 62.

46 Les festins que les sorciers partagent avec le Diable en Enfer sont mentionnés aux §§ 6 et 24. Au § 11, VON BRUININGK, p. 205, les actes indiquent que Thiess commença par admettre que les loups-garous participaient à ces festins avant de se rétracter. Le passage en question est toutefois en latin, ce qui suggère que le scribe interprétait ce qu’il entendait, ne se contentant pas de le retranscrire verbatim ; peut-être même était-il coupable de surinterprétation, ou d’une mauvaise interprétation.

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Aux yeux des juges et du pasteur, le Diable est évidemment l’ennemi de Dieu et des chrétiens, qu’il cherche à corrompre et duper. Ceux qui succombent à ses pièges portent d’ailleurs une marque48, après avoir conclu avec lui un pacte formel49 qui les mène inexorablement au péché et à la damnation. En trompant les faibles, les ignorants et les crédules, le Diable détourne ceux-ci de l’instruction religieuse et morale offerte par l’Église, et les prive de leur âme50. Thiess admet que le Diable est un voleur d’âmes. Sa vision des choses est toutefois différente de celle de ses juges et du pasteur. Bien que ses opinions ne soient pas exposées sous la forme d’un système cohérent, trois éléments ressortent de son témoignage. Premièrement, lorsqu’il est interrogé quant à sa capacité à soigner les bêtes malades, Thiess explique que le Diable peut, par l’intermédiaire de sorcières (Hexen), s’emparer des âmes des hommes aussi bien que de celles des bêtes, causant ainsi la maladie et la mort. Ce que Thiess affirme avoir cherché à faire, c’est récupérer ces âmes volées par le biais de substances sacrées et de certaines formules : Q : Où a-t-il appris à prophétiser, puisque de nombreuses personnes venaient le voir pour lui demander ce qu’il leur adviendrait ? R : Il ne peut pas prophétiser ; il était guérisseur de chevaux et si d’autres pécheurs avaient fait du mal aux chevaux d’untel, il le contrait et retirait ce mal. Il utilisait quelques mots à cet effet, environ trois, et il donnait [aux chevaux] du pain ou du sel qu’il avait béni avec ces mots. Q : Que sait-il de ces pécheurs qui font du mal aux chevaux ? R : Ce sont ces mêmes sorcières ou agents du Diable qui ne font que le mal. Q : Quels sont ces mots qu’il employait ainsi ? R : Le soleil et la lune passent sur la mer, ramènent l’âme que le Diable a emmenée en Enfer et rendent à l’animal la vie et la santé qui lui ont été prises ; cela aide d’autres animaux à part les chevaux.51

48 Procès de Thiess § 24, VON BRUININGK, p. 208 : « Q : Ont-ils reçu un signe quelconque du Diable qui lui aurait permis de les reconnaître ? R : Non, mais il marqua les sorciers et fut généreux envers ceux-là » (Q : Ob sie kein zeichen von dem teüffel bekähmen, woran er sie erkennen könne ? [R :] Negat. Die zauberer aber zeichnete er undt dieselbe tractirte).

49 Ibid., § 44, VON BRUININGK, p. 212 : « Q : A-t-il conclu un pacte si ferme avec le Diable qu’il ne veut s’en défaire ? R : Le Diable n’aurait rien à faire avec lui » (Q : Ob er denn einen so festen bund mit dem teüffel gemachet, dasz er nicht davon ablaszen wolle ? R : Der teüffel hätte nichts mit ihm zu thun).

50 Les juges (ou le pasteur) opposent diamétralement le Diable à Dieu aux §§ 19, 20, 33 et 61. Ils évoquent les tentations, mensonges et illusions du Diable aux §§ 27, 31, 32, 56, 63 et 75, et décrivent comment celui-ci pousse les gens au péché aux §§ 27, 33, 43, 60 et 61, et à la damnation aux §§ 33, 43 et 61.

51 Procès de Thiess §§ 33-36, VON BRUININGK, p. 210 : Q : Wo er denn das wahrsagen gelernet, weil ja viele leute zu ihm giengen und ihn befrageten, was ihnen begegnen würde ? R : Er könte nicht wahrsagen, sondern er wäre ein pferdeartzt, und wann andere sünder jemands pferden leyd angethan hätten, so hiebe er sie wieder auff, und nehme solches wieder von ihnen hinweg, wozu er einige und nur etwa 3 worte gebrauchte, und ihnen salz oder brodt eingebe, welches er mit den worten vorhin gesegnet hätte. Q : Was vor sünder er verstehe, so den pferden leyd anthäten ? R : Dieselben teüffelsmacher oder hexen, welche nichts als böses thäten. Q : Was es dann vor worte wären, die er dabey gebrauchte ? R : Sonn undt mond gehe übers meer, hole die seele wieder, die der teüffel in die hölle gebracht und gib dem vieh das leben und die gesundheit wieder, so ihm entnommen, – und solches hülffe so woll anderm viehe als den pferden. Cf. § 52, où les sorciers sont accusés de causer des maladies.

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Thiess affirme encore que les serviteurs du Diable – composés des « sorciers » (Zauberer) et des « sorcières » (Hexe) mais en aucun cas des loups-garous – lui avaient cédé leur âme en gage et dès lors devaient voler pour son compte52, gagnant le droit de banqueter avec lui53 et de revenir à lui après la mort54. Alors que le clergé et la cour se focalisent sur la question du vol des âmes, Thiess, lui, semble en premier lieu se soucier des exactions plus matérielles dont le Diable se rend coupable, exactions qui n’intéressent pas les autorités. En effet, il accuse de manière répétée le Diable et ses suppôts de voler les récoltes, le grain, les animaux et tout ce qui fait la prospérité de la communauté, et ce chaque hiver55 : Q : Comment le témoin peut-il dire qu’il a ramené de l’Enfer la prospérité de l’année, que les sorciers y avaient emmené, la veille de la Sainte Lucie [le 13 décembre] puisque ça n’est que maintenant [c’est-à-dire en avril, le mois durant lequel se tient le procès] que vient le temps des semailles et de la floraison et que par conséquent, on ne peut encore moissonner ? R : Les sorciers ont leur propre temps et le Diable a semé il y a déjà longtemps. Puis, les sorciers en prennent un peu et l’amènent en Enfer. C’est là la prospérité que les loups-garous ont ramenée de l’Enfer, par la suite de quoi notre grain a fructifié et les arbres ont donné beaucoup de fruits, ce qui vient aussi de l’Enfer, comme les bonnes prises de poisson. Dès la Noël, le grain ainsi que les arbres étaient déjà tout à fait verts, une croissance qui vient elle aussi de l’Enfer.56

52

Ibid., §§ 5, 12, 13, 15, 19, 44, 62.

54

Ibid., §§ 18 et 19.

53 55

Ibid., §§ 11, 16 et 24.

Ibid., §§ 5, 12, 13, 15, 19, 39, 44 et 62.

56 Ibid., § 15, VON BRUININGK, p. 206 : Q : Wie referent sagen könne, dasz sie den diesjährigen seegen bereit verwichene Lucien nacht aus der hölle wieder heraus bekommen, welchen die zauberer dahin gebracht, weil ja die saat undt blühte zeit nun erst bevorstehe und also noch nichts dahin gebracht seyn könne ? R : Die zauberer hätten ihre sonderliche zeit und säete der teuffel schon lange voraus. Davon nehmen die zauberer alsdann etwas und brächten es in die hölle und solchen seegen trügen die wahrwölffe wieder aus der hölle, und darnach fiele alsdann der wachsthumb von unserer saat ausz, wie auch von obst bäümen, dergleichen auch bey der höllen viele wären, undt von fischerey ; auf Weynachten wäre schon vollkommen grün korn allerhand arth und baum gewächs imgleichen bey der höllen. Cf. §§ 12, 30, 44, 62. Le § 19, VON BRUININGK, p. 207, où le Diable est lui-même identifié à un voleur est particulièrement intéressant : « Q : Comment est-il possible que l’âme de quelqu’un qui ne sert pas Dieu mais le Diable et qui ne va pas à l’église, se confesse rarement et ne prend pas la Cène – ainsi que l’admit le témoin – arrive à Dieu ? R : Les loups-garous ne servent pas le Diable, car ils lui prennent ce que les sorciers lui ont apporté et c’est pour cela que le Diable est si hostile à leur encontre qu’il ne peut les supporter … Les loups-garous agissent toujours au plus grand profit des gens, car s’ils n’existaient pas et que le Diable emportait la prospérité, la volant ou la dérobant, toute la prospérité du monde disparaîtrait » (Q : Wie denn deszen seele zu Gott kommen könne, der nicht Gott dienet, sondern dem teüffel, auch nicht zur kirchen kommet, weniger zur beichte und zum hl. Nachtmahl sich hält, wie referent von sich selber gestehe ? R : Die wahrwölffe dieneten dem teüffel nicht, denn sie nehmen ihme das jenige weg, was die zäüberer ihme zubrächten und deswegen wäre der teüffel ihnen so feind, dasz er sie nicht leyden könnte… ß alles was sie, die wahrwölffe, thäten, gereichete dem menschen zum besten, denn wenn sie nicht wären und dem teüffel den seegen wieder wegstiehlen oder raubeten, so würde aller seegen in der welt weg seyn).

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Que le Diable emploie des serviteurs, qu’il possède des greniers où s’entassent les surplus de la récolte, qu’il donne des banquets, et qu’il habite une demeure explicitement qualifiée de herrlich, donne à celui-ci toute l’apparence du noble ; et Thiess de répéter que toute cette richesse est en fait volée aux paysans. Quelques années plus tôt, un autre supposé loup-garou allait un peu plus loin encore, affirmant que « le Malin lui était apparu en personne et qu’il portait des habits allemands de couleur noire »57. De telles affirmations sont d’ailleurs monnaie courante dans les procès de sorcellerie. Comme dans le folklore balte étudié par Udo Valk, le mal démoniaque semble ici « concrètement s’incarner dans la figure du propriétaire terrien allemand »58.

V Alors que les autorités associaient les loups-garous au péché, à la damnation éternelle, à l’Enfer et au Diable, Thiess, lui, les en dissociait, faisant de ceux-ci des adversaires du mal, des sorciers et des sorcières59. Dans son récit, la guerre que mènent les loups-garous contre les forces du mal prend la forme d’une compétition pour le bétail et les récoltes. Une compétition en trois actes : au commencement, ces biens appartiennent de droit à la communauté paysanne ; ils sont la manifestation matérielle de la prospérité bénie (Seegen) que les paysans ont gagnée par la grâce de Dieu et à la sueur de leur front. Mais chaque hiver, les sorciers dérobent ces richesses et les emportent sous la surface de la terre où ils les donnent au Diable, le prince des voleurs60. Enfin, les loups-garous attaquent 57 FRIEDRICH VON TOLL, « Zur Geschichte der Hexenprocesse. Auszug aus dem Protocoll des Wier- und Jerweschen Manngerichts », Das Inland 4 (1839), p. 258 : worauf sich der böse Persönlich präsentiret, in schwartzen Teutschen Kleidern (mon emphase). La portée de ce témoignage est analysée dans STEFAN DONECKER, « Livland und seine Werwölfe », p. 95 ; ID., « Werewolves on the Baltic Seashore », pp. 67-68. Un témoignage analogue apparaît également dans un procès de 1641, à Pärnu, où l’accusé indique que le Diable lui est apparu « sous la forme d’un Allemand » (cité dans MAIA MADAR, art. cit., p. 271).

58 ülo VALK, « Reflections of Folk Belief and Legends at the Witch Trials of Estonia », in ESZTER CSONKA-TAKACS, GABOR KLANICZAY, éva PÓCS éds., Witchcraft Mythologies and Persecutions, Budapest, Central European University Press, 2008, pp. 269-282 ; le passage cité apparaît à la page 273. Voir également, ID., The Black Gentleman : Manifestations of the Devil in Estonian Folk Religion, trad. ülle MÄNNARTI, Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia, 2001, en particulier les sections 1.3.1 et 1.3.2 (« The Devil as a landlord ») et (« The demonisation of the German noblemen in the 17 th and 18th centuries »), respectivement pp. 74-85 et 86-92.

59 Thiess revient sur les sorciers aux §§ 5, 12, 13, 15, 18, 19, 24, 44, 52 et 62. Toutefois, pas plus les juges que le pasteur ne s’intéressent à cette question. Ils ne mentionnent les sorciers qu’une seule fois, et ce dans le but de pousser Thiess à se contredire (§ 15).

60 Procès de Thiess § 19, VON BRUININGK, p. 207 : « Les loups-garous agissent toujours au plus grand profit des gens, car s’ils n’existaient pas et que le Diable volait ou dérobait la prospérité, toute la prospérité du monde disparaîtrait ; il confirma ceci par serment » (alles was sie, die wahrwölffe, thäten, gereichete dem menschen zum besten, denn wenn sie nicht wären und dem teüffel den seegen wieder wegstiehlen oder raubeten, so würde aller seegen in der welt weg seyn, und solches bestätigte er mit einem eydei).

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le grenier du Diable, combattent ses serviteurs, et reprennent ce qui a été volé. Ils n’agissent pas comme des voleurs, mais comme les agents d’une justice réparatrice, et rendent à leurs légitimes propriétaires des biens qui sont les leurs. Thiess décrit le plus souvent l’enjeu matériel de ce combat en termes de grains et de semences ; il admet néanmoins que les loups-garous prennent aussi des animaux. Ces aveux sont généralement stimulés par les questions des juges, davantage intéressés par le bétail que par les récoltes, car ils sont marqués par une représentation qui fait d’abord du loup-garou un voleur de bétail61. L’échange suivant est particulièrement révélateur62 : Q : Lorsque vous étiez transformés en loups, pourquoi ne mangiez-vous pas la viande crue comme le font les loups ? R : Ça ne se fait pas comme ça ; ils la mangent comme le font les hommes, rôtie. Q : Comment pouvaient-ils être des animaux avec des mains puisque selon son témoignage ils avaient des têtes et des pattes de loup ? Comment faisaient-ils pour tenir leurs couteaux, préparer leur nourriture et utiliser d’autres outils pour accomplir leurs tâches ? R : Ils n’utilisaient pas de couteaux mais déchiraient les morceaux avec les dents, puis avec leurs pattes, ils piquaient les morceaux sur des broches qu’ils trouvaient et lorsqu’ils mangeaient la viande, ils étaient déjà transformés en hommes, mais ne prenaient pas de pain. Ils prenaient du sel à la ferme en partant.63

Ce que ce passage révèle, c’est que l’accusé et les juges ont manifestement une théorie très différente du « loup-garou » comme figure intermédiaire entre l’homme et l’animal. Les juges insistent sur la nature bestiale des loups-garous, qu’ils imaginent mangeant de la viande crue et courant à quatre pattes. À cela, Thiess répond comme il peut (et non sans contradictions), décrivant comment les loups-garous font usage de moyens techniques (le feu et les broches) pour rôtir la viande, qu’ils assaisonnent avec du sel, utilisant pour ce faire leurs pattes et retrouvant leur forme humaine au moment de manger. 61 Voir TIINA VÄHI, « Werwölfe – Viehdiebe und Räuber im Wolfspelz ? Elemente des archaischen Gewohnheitsrechts in estischen Werwolfvorstellungen ». 62 Les juges évoquent neuf fois le vol de bétail (§§ 8, 9, 10, 11, 20, 29, 31, 32 et dans le verdict), alors qu’ils ne posent que deux fois une question en lien avec le grain (§§ 15 et 30). Thiess ne répond que cinq fois (§§ 8, 9, 10, 20 et 32), et indique en trois autres endroits avoir pris des bêtes (§§ 6, 7, 12). Il parle par contre neuf fois, et souvent de manière prolongée, de la prise de denrées agricoles (§§ 2, 5, 11, 12, 13, 15, 19, 30, 62).

63 Procès de Thiess § 9-10, VON BRUININGK, p. 205 : Q : Weil sie in wölffe verwandelt wären, warumb sie dann nicht das fleisch rohe, wie wölffe, verzehreten ? R : Das wäre die weise nicht, sondern sie äszen es als menschen gebraten. Q : Wie sie es handtieren können, weil sie ja wolffes häupter und pfoten seiner auszage nach haben, womit sie kein meszer halten noch spiesze bereiten und andere darzu erforderte arbeit verrichten können ? R : Meszer gebrauchten sie nicht darzu, sie zerriszen es mit den zähnen und steckten die stücker mit den pfoten auf stöcker, wie sie dieselbe nur finden, undt wenn sie es verzehreten, so wären sie schon wieder als menschen, gebrauchten aber kein brodt darbey ; saltz nähmen sie von den gesindern mit sich, wenn sie ausgiengen.

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Il y a de toute évidence un profond écart entre le loup-garou de l’imaginaire des juges et celui du récit de Thiess. Pour les premiers, il s’agit d’une bête sauvage, prise au piège par le Diable, un être perdu par le péché et poussé à commettre des actes de violence brutale à l’encontre de créatures plus faibles en vue de satisfaire son appétit vorace. Pour le second, le loup-garou apparaît comme un justicier courageux et acharné, se dévouant corps et âme pour rendre aux paysans ce que des seigneurs avides et leurs laquais maraudeurs leur ont dérobé. Ici comme ailleurs, ce ne sont pas les loups-garous en tant que tels qui posent véritablement problème ; ceux-ci sont avant tout un trope par lequel les deux partis élaborent un discours sur la situation des Livoniens undeutsche qui résistent à la domination, à l’exploitation et au mépris de l’élite deutsche. De manière à peine voilée, les magistrats de la cour se font les porte-paroles des intérêts et des perspectives de cette élite, interprétant le loup-garou comme un exemple extrême et cependant édifiant du paganisme, de l’agressivité et de la violence bestiale latents chez tous les Undeutsche. À l’instar d’autres groupes subalternes, ces derniers se devaient d’être plus prudents en cherchant à détourner le concept du loup-garou à leur avantage. Thiess n’évoque explicitement l’élite qu’une seule fois. Le passage est bref et ambigu, mais néanmoins fascinant : Q : N’y avait-il pas des femmes et des jeunes filles parmi les loups-garous ? Et des Allemands (Deutsche) ? R : Il y avait bien sûr des femmes parmi les loups-garous, mais pas de jeunes filles. Celles-ci servaient en revanche les farfadets ou les dragons, et étaient envoyées chercher le lait et le beurre. Les Allemands ne se joignent pas à eux ; ils ont leur propre Enfer.64

Ces deux questions furent laissées là65 ; la question des Allemands en particulier apparaît comme une idée après coup, et Thiess l’évite soigneusement. Il semble que les juges se soient contentés de son affirmation selon laquelle « les Deutsche … ont leur propre Enfer » et n’aient pas trouvé bon d’insister. On peut toutefois se demander ce que le vieil homme voulait dire par là. Voulait-il suggérer que les Deutsche envahissent un Enfer « particulier » (sonderliche) qu’il ne fallait pas confondre avec celui que visitent les Undeutsche ? Peut-être, quand bien même il y aurait là une contradiction avec ce que Thiess dit ailleurs des loups-garous russes qui attaquent parfois le même Enfer que sa propre bande 64 Procès de Thiess § 17, VON BRUININGK, p. 207 : Q : Ob nicht weiber undt mägde mit unter den wahrwölfen, auch Deutsche sich darunter befinden ? R : Die weiber wären woll mit unter den wahrwölffen, die mägde aber würden dazu nicht genommen, sondern die würden zu fliegenden Puicken oder drachen gebrauchet und so verschicket und nehmen den segen von der milch und butter weg. Die Deutschen kähmen nicht in ihre gemeinschafft, sondern hätten eine sonderliche hölle. 65 Les remarques de Thiess sur les jeunes filles font référence à la croyance au fait que le Diable pouvait voler l’esprit du lait et du beurre, les rendant ternes et insipides. Le beurre ayant subi un tel sort était appelé « beurre de dragon » (Drachen-Butter). Sur ceci, cf. CHRISTIAN KORTHOLT, Singe de Dieu ; ou, description détaillée des méprisables tentations du maudit Satan (Simia Dei, Gottes Affe. Das ist : Auszführliche Beschreibung der schändlichen Verführungen des leidigen Satans, 1677).

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de loups-garous 66. Ou alors voulait-il insinuer qu’il existe un Enfer « particulier » que les Deutsche n’attaquent pas, dans la mesure où ceux-ci le possèdent et l’habitent déjà ? Les deux interprétations sont possibles ; selon moi, il n’est d’ailleurs pas inconcevable que Thiess ait formulé sa réponse de manière à ce que chacune des factions présentes comprenne ce qu’elle voulait bien comprendre, selon ses intérêts et inclinations propres. Il faut toutefois noter que Thiess n’emploie jamais le verbe « avoir » lorsqu’il évoque la relation entre les loups-garous et l’Enfer : les Undeutsche n’« ont » pas d’enfer. De toute évidence, la propriété privée est une réalité qui ne pouvait concerner que les Allemands67.

VI Lorsqu’on regarde de près le procès du Vieux Thiess, il en ressort un conflit aigu entre l’élite allemande et la paysannerie indigène pour le contrôle du discours sur les loups-garous ; et il nous faut évidemment comprendre que de tels accrochages ne sont pas seulement le reflet d’un conflit autour de la répartition inégale des richesses, du pouvoir, du prestige, de la dignité et de la justice, mais bien des interventions dans ce conflit autrement plus dramatique. Le Vieux Thiess a pris sur lui de se battre pour s’approprier et retravailler un objet de discours tendancieux, au moyen duquel l’élite allemande dominante pouvait dénigrer et avilir les paysans. Ces derniers, pour la plupart, pouvaient accepter l’idée des loups-garous tout en refusant de l’appliquer à eux-mêmes. Thiess, au contraire, choisit d’accepter cette nomenclature, mais non sans chercher à en redéfinir et à en reverser la valeur morale. 66 Procès de Thiess § 19, VON BRUININGK, p. 207 (cf. § 62) : « L’année précédente, les loups-garous russes vinrent les premiers et récupérèrent la prospérité de leur terre. C’est pourquoi leur terre connut une bonne année alors que les récoltes furent mauvaises ici ; ceux d’ici étaient en effet venus trop tard. Mais cette année ils étaient venus avant les Russes et c’est pourquoi l’année fut féconde et la récolte de lin fut bonne » (Die Ruszischen wahrwölffe wären im vergangenen jahre was früher gekommen und hätten ihres landes seegen davon gebracht. Darumb hätten sie in ihrem lande auch ein gut gewächs gehabt, woran es diesem lande gefehlet, weil sie von dieser seiten obberichteter maaszen zu späte gekommen. Dies jahr aber wären sie den Ruszen zuvor gekommen undt würde also ein fruchtbahr auch ein gut flachs jahr seyn). Cf. aussi le § 14, dans lequel Thiess affirme que les loups-garous des autres villages appartiennent à d’autres bandes (es wären unterschiedliche rotten). Thiess spécifie ici que Skeistan, qui lui avait cassé le nez, appartenait à une autre bande de loups-garous, bien que Ginzburg et d’autres l’aient régulièrement pris, à tort, pour un sorcier.

67 Thiess décrit la relation entre les loups-garous et l’Enfer comme une relation hostile et éphémère, au contraire des sorciers qui s’y rendent régulièrement, et qui y sont accueillis par le Diable. Ce contraste apparaît de manière explicite au § 11, VON BRUININGK, p. 205 : « Les sorciers mangent avec le Diable en Enfer. Les loups-garous n’y sont pas admis avec eux. Toutefois, il arrive qu’ils y entrent en courant et saisissent quelque chose puis ressortent en courant, comme s’ils fuyaient » (die zauberer aber äszen mit dem teuffel in der hölle, die wahrwölffe würden nicht mit dazu gestattet, sie lieffen dennoch bisweilen eilig hinein undt erschnapten etwas und lieffen denn wieder damit als fliehend hinaus). Cf. §§ 11, 12, 20 et 24. Le § 16, VON BRUININGK, pp. 206-207, est central à cet égard, car il implique que les sorciers « ont leur place » en Enfer, tout comme le Diable : « Q : Lorsque vous allez à d’autres fêtes à l’endroit de l’Enfer déjà mentionné, est-ce que vous y trouver de tels bâtiments, et est-ce que les mêmes y demeurent toujours ? R : Oui. Q : Comment se fait-il que les autres gens qui habitent dans les environs ne puissent voir ceci ? R : Ce n’est pas sur mais sous la terre, et l’entrée est protégée par une grille que personne ne peut trouver sauf ceux qui en sont. » (Q : Ob allezeit, wenn sie zu andern mahlen sich an dem gemelten orth der höllen begeben, sie solche gebäüde da fanden und dieselbe beständig allda verbleiben ? Affirmat. – Q : Wie es denn andere da herumb wohnende leüte nicht auch sehen können ? R : Es sey nicht über, sondern unter der erden, und der eingang mit einer pforten verwahret, welche niemand finden könne, alsz der dahin gehöre).

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« Oui, je suis un loup-garou », proclama-t-il fièrement, « et nous autres loups-garous, nous sommes bons ; nous nous battons contre les forces du mal et nous nous chargeons du bien-être des nôtres ». Mais les implications de son témoignage vont encore plus loin, et dépassent la simple posture défensive pour tendre vers une forme d’insurrection symbolique et discursive. Car ce qu’il semble dire, ne serait-ce qu’à mi-voix, c’est bien : « Nous ne sommes pas les alliés du Diable ; cet honneur vous appartient ! » Alors que le procès de Thiess s’enlise, les juges décident de faire intervenir de nouveaux témoins. Parmi ceux-ci, un paysan du nom de Gurrian, qui – selon un tiers – aurait demandé à Thiess de guérir son bétail et le protéger des loups, mais aussi de bénir son grain68. À contrecœur, Gurrian confessa. Avec ce témoignage, le procès pouvait passer à sa phase finale : Tant la cour royale que le Herr Pasteur du lieu, Maître Buchholz, blâmèrent Gurrian et Thiess avec sincérité et émotion pour leurs terribles péchés, pour leurs tentations, pour leurs superstitions et idolâtries diaboliques. Thiess refusant toujours de comprendre, il fallut que Gurrian, qui ne faisait pas lui-même l’objet de mauvaises rumeurs, déclare s’adonner à la sorcellerie devant les juges et devant toute l’assemblée, et en particulier devant les paysans réunis, en raison de leur fausse croyance selon laquelle il y aurait quelque sainteté dans ces choses ... Après quoi le Herr Pasteur invoqua le vrai Dieu et sa gracieuse miséricorde et le pardon des péchés qu’il avait commis, l’admonestant de changer et de s’abstenir désormais des choses anciennes et fermement interdites. Afin d’éviter les punitions temporelles et éternelles, il (Gurrian) s’exécuta avec peur et tremblement, et expia le scandale commun qu’il avait confessé en public. Lors du prêche dominical suivant, il dut se tenir au pilori de l’église et, en guise de conclusion sacrée, fut légalement condamné à recevoir douze paires de coups par l’exécuteur des hautes œuvres. Pour le bénéfice de toute la communauté et pour les encourager tous à mettre un terme à de telles choses, le Herr Pasteur insista encore sur la dure et cruelle punition qui attend quiconque prétend avoir de tels pouvoirs.69 68 Après le refus de Thiess de se repentir (§§ 63 et 64, VON BRUININGK, p. 215), les juges revinrent au voleur Pirsan Tönnis, dont le procès avait été interrompu suite aux révélations concernant la lycanthropie de Thiess. On interrogea alors cet homme sur l’histoire de Thiess et sur leurs relations ; celui-ci impliqua alors Gurrian Steppe (§§ 65 et 66, VON BRUININGK, pp. 215-216), que les actes identifient comme un paysan de Jürgensburg (der Jürgensburgsche baur) et un vieil aubergiste (der alte wirth). Gurrian est alors appelé à témoigner et admet avoir demandé et reçu de Thiess santé et prospérité (§ 69, VON BRUININGK, pp. 216-217).

69 Procès de Thiess §  75, VON BRUININGK, pp. 217-218 : Nachdehme nun beydes das kgl. Landgerichte, wie auch der Hr. Pastor hujus loci Magister Buchholz sowoll dem Gurrian alsz dem Thiessen die damit betriebene grobe sünde und teuffelische verführung auch aberglauben und abgötterey ernstlich und bewehglich vorgehalten, so doch der Thies nicht begreiffen wolte, muste der Gurrian, welcher ohne dem selbst in einem bösen gerüchte, dasz er dem veneficio ergehben sey, stehet, praesente judicio et toto congressu, insonderheit in conspectu aller anwehsenden bauren, umb dehnenselben den wahn, alsz ob dahrinnen einige heyligkeit wehre und dawieder nichts verhenget werden köndte, bey mit ansehen des Thiessen, so dabey ganz bestürzt stand, ein bündichen nach dem andern mit eigener hand in das zu solchem ende angelehgtes feur werffen und nach vorsprache des Hrn. Pastoris loci den wahren Gott dabey umb gnädige verzeihung und vergehbung seiner dahrunter begangener sünde bitten, auch hinführo sich dergleichen höchst verbotener gegangener dinge zu äuszern und zu enthalten, bey vermeydung zeitlicher und ewiger straffe angeloben, so er cum horrore et tremore verrichtete, und ward dabenehben, umb die dadurch der gemeine gegehbene ärgernüsz offentlich zu büszen, folgenden sontages wehrender prehdigt am kirchen-pfost zu stehen und peractis sacris mit 12 paar ruhten durch den hoffes executoren gestrichen zu werden, gerichtlich condemniret, auch der Hr. Pastor loci darbey der ganzen gemeine den greuel und hohe straffalligkeit solches wehsens, seiner dexterität nach, nachdrücklich vorzustellen und einen jeden davon abzumahnen ersuchet.

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Ce singulier dénouement est à l’image du procès. Incapables de venir à bout – et en fait, peut-être même de comprendre – la résistance aussi habile et déterminée que moralement fondée de Thiess, les agents de l’État et de l’Église s’en prirent au pauvre Gurrian Steppe. Plus sensible que Thiess aux rapports conventionnels entre dominants et dominés, Gurrian accepta d’endosser le rôle du paysan ignorant et du pécheur contrit que Thiess avait obstinément refusé. De ce fait, il permit aux autorités d’entretenir leur foi en la légitimité de leur pouvoir, exercé au nom de Dieu et contre le Diable. Et lorsque son châtiment fut appliqué, en un lieu et un moment éminemment public et éminemment sacré – à la fin du culte dominical et à la porte de l’église –, le pauvre Gurrian devint l’exemple même d’une leçon destinée à tous les autres paysans undeutsche quant à la manière dont ils devaient se tenir et ce à quoi ils pouvaient s’attendre s’ils ne s’y tenaient pas. L’on voudrait penser que les choses en allèrent autrement pour le Vieux Thiess. Dans une certaine mesure, ce fut d’ailleurs le cas. Quand bien même elle peut être héroïque, la résistance ne produit généralement que de bien maigres résultats : grignoter quelque force à l’ennemi, ralentir l’avancée d’une puissance supérieure, entraver certaines opérations orchestrées par le pouvoir, mais seulement pour un temps. La cour accorda au Vieux Thiess une seconde chance de se confesser et reconnaître sa culpabilité. Cette fois encore, il refusa en plaidant – non sans se contredire – que d’autres avaient fait les mêmes choses que lui, et qu’en fait il était vieux et ne se souvenait plus70. En l’absence de confession, la cour de Wenden s’abstint de prononcer un verdict. Thiess fut néanmoins gardé en prison, dans l’attente du jugement d’une cour supérieure. Le 10 octobre 1692, soit plus d’un an et demi après le premier procès, il fut déclaré coupable par la Haute Cour Royale, qui releva que l’accusé avait lui-même admis être un loup-garou, avoir volé du bétail, visité l’Enfer et poussé d’autres que lui à la superstition71.

70 Ibid., § 76, VON BRUININGK, p. 218 : Ungeachtet nun der vielfaltigen vermahnung, so an den Thiessen geschehen, andere mehr, so dergleichen mittell bey ihme gesuchet und bekommen, wie auch, was er dafür bekommen hette, namhafft zu machen, wolte derselbe sich doch zu keiner weitern bekänntnüsz lenken lassen, vorwendend, wie köndte er sich daszen so erinnern ; er wehre ein alter kerl und köndte kaum mehr gedenken, was gestern geschehen were. Wer hette ihm auch viel gegehben, biszweilen einen, biszweilen zwey, auch 3 schillinge oder sonst etwas, offte gahr nichts, den solches wehre keine kauffmanschafft, wo man geld vor fordern müste, es stünde in eines jeden freyen willen, ob er was gehben wolte oder nicht.

71 Ibid, verdict final, VON BRUININGK, pp. 219-220 : Demnach ausz inquisiti selbst eigener auszuge erhellet, dasz er von langen jahren hehr alsz wahrwolff sich erwiesen und mit andern herumb gelauffen, auch in der hölle gewehsen, und in solche maasze einen und andern raub an vieh und mehrere dergleichen actus mit begehen helffen, alsz ist er nicht nur desfalsz, ob gleich dieses für eine teufflische verblendung zu achten stehet, weil er gleichwoll solcher meinung so veste auch noch vor gerichte angehangen und wehder durch gerichtliche noch des Jürgensburgschen Hrn. Pastoris bewehgliche zurehde sich davon ableiten laszen wollen, auch seiner dem Hrn. Pastori loci vorhin gethaner angelobung zu wieder nicht davon abgestanden, noch sich zum gehör Göttl. wohrts und gebrauch der hl. Sacramenten selbst gestandener maaszen eingefunden, sondern auch, weiln er wieder höchsten Gottes und weltlicher obrigkeit ernstlichen verboht allerhand wahrsagung und seegen sprechereyen getrieben und dadurch sich schwehrlich versündiget und andere nehben sich zum aberglauben verführet

un loup-garou de livonie

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À l’instar de Gurrian, il fut condamné à être fouetté en public, à titre non seulement de « punition bien méritée », mais là aussi pour servir d’exemple ; ou, selon le jargon de la cour, « pour en faire un objet d’aversion notable » susceptible de « mettre en garde les autres contre la même conduite pénible et répréhensible et ainsi les pousser à abandonner la superstition et bannir celle-ci à jamais »72. Il ne fait guère de doute que la « conduite pénible et répréhensible » dont il est ici question ne se limitait pas à la seule lycanthropie, mais englobait le délit bien plus grave de résistance. [email protected]

72 Ibid. : ihme zur wollverdienten straffe und andern zum merklichen abscheu hiemit zum öffentlichen staupenschlage, idoch in ansehen seines hohen alters, nur mit 20 pahr ruhten durch des scharftrichters hand bey Lemburg vor öffentlicher versamlung der unter solches kirchspiel gehörigen baurschafft, dehnen der Hr. Pastor loci vorhehro den terminum executionis anzudeuten und ihnen dabenehben dieses maleficiantis hartes verbrechen vorzustellen, auch andere von dergleichen ärgerlichen und sträftlichen wandell auch aberglauben abzumahnen selbst gefliszen seyn wird, und nechst solchem zur ewigen landes verweysung.

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MOTS-CLÉS : loup-garou ; résistance ; autorité ; histoire des religions ; christianisation KEYWORDS : Werewolf ; Resistance ; Authority ; History of religions ; Christianisation RÉSUMÉ : Dans cet article tiré de la conférence qu’il a présentée le 8 juin 2015 dans les murs de l’Université de Genève à l’invitation de la Société d’Histoire des Religions de Genève, l’historien des religions Bruce Lincoln revient sur le dossier du procès du Vieux Thiess, un livonien du XVIIe siècle accusé de lycanthropie diabolique. Ce faisant, le but de Lincoln est double puisqu’il s’agit à la fois de proposer une analyse détaillée du procès, des représentations religieuses qu’il met en scène et de son contexte sociopolitique, et de s’élever contre les savants qui ont extrait ce dossier de son environnement pour documenter une religion préchrétienne d’extension eurasienne. La lecture détaillée des sources permet ainsi à Lincoln de montrer que loin de faire état d’une religion préexistante cohérente, les déclarations de l’accusé s’inscrivent dans un conflit social entre une élite allemande cherchant à justifier son statut hégémonique et la fraction dominée de la société livonienne, les paysans baltes. La description des loups-garous que donne le Vieux Thiess représente une tentative de subversion des définitions de l’élite, reconfigurant les loups-garous, et donc lui-même, comme des êtres associés non pas au Diable mais au bon Dieu, et dont l’œuvre consiste à récupérer la prospérité volée par les agents du premier, des agents qui se confondent avec l’élite allemande confisquant les fruits du travail des paysans baltes. ABSTRACT : In this article summing up the arguments presented during the conference he gave at the University of Geneva on June 8th 2015 at the invitation of the Society of History of Religions of Geneva, the historian of religions Bruce Lincoln examines the trial transcript of a Livonian peasant known as « Old Thiess » accused in 1692 of being a diabolical werewolf. In so doing Lincoln on the one hand offers a detailed analysis of the trial, its religious representations and their context, and on the other, argues against those scholars who have extracted the transcript from its environment to document the existence of a Eurasian pre-Christian religion. Close reading of the sources allows Lincoln to show that far from revealing a coherent, pre-existent religion, the defendant’s declarations are embedded in a social conflict between a German elite seeking to legitimate its dominant status and the dominated fraction of Livonian society, the Baltic peasants. The description given by Old Thiess of werewolves represent an attempt to subvert the elite’s definitions by reconfiguring werewolves, himself included, as bitter enemies of the Devil and agents of God, whose task it is to regain the prosperity stolen by the Devil’s agents, agents who bear an uncanny resemblance to the German elite confiscating the fruits of the peasants’ labor.

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