Scènes alternatives & implication musicale collective : Utopies concrètes, émancipation & communautés affinitaires

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Descripción

HAUTE ÉCOLE GALILÉE INSTITUT DES HAUTES ÉTUDES DES COMMUNICATIONS SOCIALES

Scènes alternatives & implication musicale collective Utopies concrètes, émancipation & communautés affinitaires

Travail présenté dans le cadre du Mémoire de fin d’études pour l’obtention du titre de Master en Communication appliquée spécialisée – Animation Socioculturelle et Éducation Permanente.

Pablo Fleury Bruxelles - Juin 2015

 

Remerciements Je remercie sincèrement tous ceux qui ont contribué à la réalisation de cet article. Je pense plus particulièrement à mon promoteur Monsieur Mathieu de Wasseige, pour la confiance qu’il m’a accordée, son suivi et ses conseils ainsi que l’équipe de maillage pour leur accompagnement.

Ma gratitude va également à tous les intervenants qui ont accepté de consacrer de leur temps pour répondre à mes questions : Clothilde, Julien Kuistax, Jérôme, Didier, Erik, Florian, Eric, Ben & Julien Mambo.

Enfin, je remercie toutes les personnes qui m’ont supporté au cours de la rédaction de ce mémoire : Camille, Elisabeth et mes parents pour leurs relectures attentives et riches en commentaires ainsi que mes camarades ASCEP pour leur soutien lors de l’écriture de cet article.

 

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Avant-propos Mon intérêt pour la musique, bien qu’il remonte à l’enfance, s’est considérablement accru depuis mon arrivée à Bruxelles et mes études à l’IHECS. D’une façon ou d’une autre, j’ai toujours essayé de lier ma formation ASCEP à cette passion. À travers le mémoire médiatique par exemple, dans lequel nous avons créé une animation destinée aux étudiants en fin de cycle secondaire interrogeant la diversité culturelle à travers la consommation musicale. Ou encore, mes quelques mois de stage chez JauneOrange, collectif et label liégeois proactif dans le paysage musical belge. C’est donc très naturellement que je consacre mon article de fin d’étude à la musique et plus particulièrement à ses acteurs, inscrivant ainsi ce travail dans une branche de la sociologie de l’art, à savoir celle des milieux artistiques.

Résidant à Bruxelles pour mes études, j’ai pu profiter de l’importante activité culturelle qu’offre la capitale. Étant un assidu de concerts rock, les occasions d’assister à des prestations remarquables sont courantes, aussi bien dans de grandes salles institutionnalisées que dans des lieux plus confidentiels comme des cafés, des squats ou des appartements. J‘ai eu l’occasion de rencontrer un grand nombre d’amateurs, de musiciens, de gérants de labels, d’organisateurs de concerts, de bookers, etc. À force de côtoyer ce milieu, j’ai pu me rendre compte de plusieurs tendances récurrentes. Tout d’abord, ce sont souvent les mêmes quelques personnes que l’on croise aux mêmes types de concerts (selon le genre musical, mais aussi selon l’organisation ou le lieu de la prestation). Ensuite, parmi les amateurs de musique rock que j’ai pu côtoyer, beaucoup cumulent plusieurs fonctions liées à leur passion: musicien et organisateur de concert, critique rock et photographe, graphiste et booker… Les activités et leurs combinaisons sont nombreuses et témoignent d’une réelle envie de contribution de la part des participants, selon leurs capacités et leur attachement à la musique rock. Enfin, parmi ces personnes actives au sein de ce qu’on appelle des scènes musicales, la plupart inscrivent leur implication en marge de leurs activités professionnelles. Ce sont souvent des activités sur le côté et nombreux sont ceux qui le font de manière bénévole, sans réelle volonté de professionnalisation.

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Introduction Fort de ces observations, nous pouvons nous questionner sur les motivations de ces amateurs à s’impliquer au sein de leur scène musicale. Quelles sont les raisons qui poussent ces acteurs (musiciens, fans, chroniqueurs, organisateurs de concerts, gérants de label, etc.) à investir de leur temps, leur énergie et leur argent à répéter, enregistrer, organiser et assister à des concerts, produire et acheter des albums, écrire des articles, partager leurs découvertes, éditer des fanzines 1 ...? Ce questionnement guidera notre réflexion tout au long de cette étude. Il convient de s’interroger sur les motivations propres des acteurs concernés et sur le sens qu’ils donnent à leurs actions. L’hypothèse sur laquelle cet article se base cet article est la suivante : nous pensons que les acteurs retirent une satisfaction de leur "implication musicale collective"

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au sein de scènes musicales que nous qualifierons

d’alternatives3. Cette satisfaction ne s’exprimerait ni en termes monétaires, ni en perspectives professionnelles, mais serait liée à des dimensions artistiques, sociales et/ou personnelles. Nous supposons que ces acteurs en tirent un bénéfice qui dépasse à leurs yeux la valeur de leur investissement personnel. Afin de déterminer la nature de cette satisfaction, nous explorerons plusieurs pistes. Premièrement, nous envisagerons l’implication musicale collective en tant qu’utopie concrète et en cela manifestation d’une volonté de prise sur le réel de la part de ses acteurs. Nous explorerons les concepts de "production de soi" et de "création du social" développés par le sociologue Damien Tassin dans son ouvrage Rock & production de soi. Une sociologie de l'ordinaire des groupes et des musiciens. Ces concepts sociologiques nous poussent à envisager les individus comme des producteurs infimes du social et inscrivent leurs actions entre liberté individuelle et déterminismes sociaux. Nous nous intéresserons ensuite à l’implication musicale collective sous le prisme de l’empowerment4. Les scènes rock alternatives étant fortement liées au Do                                                                                                                 1

Un fanzine est une publication imprimée institutionnellement indépendante, créée et réalisée par Nous employons le terme "implication musicale collective" pour désigner les différentes activités auxquelles peuvent participer les acteurs, en rapport avec leur scène musicale, sans se limiter à la pratique instrumentale. 3   Nous détaillons ce terme dans la partie "Précisions théoriques" 4  Au plan individuel, Eisen (1994) définit l'empowerment comme la façon par laquelle l'individu accroît ses habiletés favorisant l'estime de soi, la confiance en soi, l'initiative et le contrôle. Certains parlent de processus social de reconnaissance, de promotion et d'habilitation des personnes dans leur 2

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It Yourself5 (DIY), s’y impliquer favoriserait l’acquisition de savoirs et de compétences par l’expérimentation et l’action. Nous approfondirons préalablement les notions de scène alternative et de DIY en nous appuyant essentiellement sur deux ouvrages du chercheur en sociologie Fabien Hein : Do It Yourself! Autodétermination et culture punk, ainsi que Le Monde du rock. Ethnographie du réel. Pour finir, nous aborderons l’implication musicale collective en tant que loisir. Une fois encore, les travaux de Damien Tassin nous éclaireront et nous permettront d’aborder la notion de loisir d’un point de vue sociologique. Nous nous attarderons sur les concepts de plaisir, de participation et de communauté affinitaire en nous référant à l’ouvrage Les musiciens underground de Jean-Marie Seca et nous les relierons à la notion de néotribalisme, développé par le sociologue Michel Maffessoli.

La première partie de cet article nous permettra d’aborder les différentes théories et un certain vocabulaire spécifique, afin de développer nos pistes de recherche. Dans la seconde partie de cet article, nous vérifierons la validité de nos hypothèses via des entretiens d’amateurs investis au sein de scènes musicales alternatives. Nous attirons d’ores et déjà l’attention sur la subjectivité assumée de cette approche. Premièrement, en raison de la quantité modeste des entretiens que nous avons pu réaliser... Ensuite, par le choix subjectif des acteurs rencontrés, influencé entre-autres par des affinités artistiques communes. Le choix des intervenants témoigne également d’une volonté de notre part d‘aborder l’implication musicale à travers plusieurs activités. Il s’agit donc moins de modéliser les expériences de ces acteurs à partir d’une théorie que de rendre compte de leurs intentions propres, de leurs vécus et du sens que ces acteurs donnent à leur implication. Il convient enfin de préciser que le présent travail repose sur une expérience de terrain et que l’interprétation proposée de l’objet étudié est à ce titre personnelle.6

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                          capacité à satisfaire leurs besoins, à régler leurs problèmes et à mobiliser les ressources nécessaires de façon à se sentir en contrôle de leur propre vie (Gibson, 1991, p.359).   5  Littéralement « Faîtes le vous-même ».   6  Plus de détails concernant mon positionnement au sein du monde du rock alternatif en Belgique se trouvent en annexe.

 

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1. Précisions théoriques

1.1. Scènes musicales, mondes du rock et mondes de l’art Dans son article Communities and scenes in popular music, Will Straw (cité par Hein, 2006, p.346) définit les scènes musicales comme des « contextes musicaux au sein desquels des groupes de producteurs, de musiciens et de fans partagent des goûts musicaux communs et se distinguent collectivement des autres ». L’auteur distingue trois types de scènes musicales : les scènes locales (situées au sein d’un espace géographique restreint), les scènes translocales (géographiquement éloignées, mais physiquement reliées entre elles par un attachement commun à une forme musicale spécifique)

et

les

scènes

virtuelles

(géographiquement

très

éloignées

et

communiquant essentiellement entre elles par l’entremise d’Internet) (Hein, 2006, p.346). Cette approche assez généraliste confirme d’emblée la complexité du phénomène que le terme tente de recouvrir: une scène musicale pouvant se définir par ses acteurs culturels, sa situation géographique ou encore par ses traits musicaux.

Avant d’aller plus loin, il convient de compléter cette première approche avec la notion de mondes du rock, référence explicite aux mondes de l’art théorisés par Howard Becker. D’après le sociologue, « l’art est le produit d’une action collective, de la coopération de nombreux agents dans le cadre d’activités variées sans lesquelles des œuvres particulières ne pourraient voir le jour ou continuer d’exister »7 (Becker, 1999, p.99). L’auteur préconise ainsi de s’intéresser à l’ensemble des individus et des organisations actifs au sein d’un monde de l’art (Becker cité par Hein, 2006, p.18). Les œuvres d’art supposent des collaborations8 basées sur des préoccupations communes, des conventions, tant au niveau des modalités de travail que des attentes esthétiques. Selon Howard Becker, la principale distinction entre les intervenants (artisans, techniciens, producteurs…) et l’artiste est que ce dernier assume directement la portée symbolique de sa production et y lie sa réputation                                                                                                                 7  Ce concept ne vise pas exclusivement la création artistique, mais toute initiative qui mobilise des gens autour d’un projet ayant une valeur symbolique (Leclercq, 2014, p.23). 8 Tant au niveau de leur conception, de leur réalisation que de leur diffusion.

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(Becker, cité par Leclercq, 2014, p.27). À nos yeux, il convient de nuancer cette remarque. Un dirigeant de label, un organisateur de concerts, un producteur ne lie-t-il pas non plus sa réputation avec les œuvres auxquelles il contribue ? Quoiqu’il en soit, ces réflexions nous poussent à ne pas considérer les musiciens comme figures centrales d’un monde du rock mais de nous intéresser à l’ensemble des acteurs concernés (Hein, 2006, p.23).

Se référant aux travaux d’Howard Becker, Patrick Mignon définit un monde du rock comme « réseau de tous ceux qui sont nécessaires à la production de ce qu’on appelle rock : le musicien, le fan, le consommateur, le critique rock, l’organisateur de concerts, le réparateur et le vendeur d’instruments, le producteur de disques, l’ingénieur du son, l’intellectuel qui observe les mouvements de la société et le chargé de mission rock au Ministère de la Culture » (Mignon, 1991, p.197). Pour Fabien Hein, les objets participent autant que les humains à l’élaboration d’un monde du rock (Hein, 2006, p.19), qu’il envisage dès lors comme « un ensemble hétéroclite d’objets (disques, t-shirts, instruments, flyers, fanzines...), de dispositifs (répétitions, concerts, enregistrements, programmes de soutien...) et d’humains (amateurs, disquaires, rédacteurs de fanzines, ingénieurs du son...) » (Hein, 2006, p.339). L’idée d’un monde du rock nous permet de mieux appréhender ce qu’englobe le concept de scène musicale tout en rendant compte de la difficulté de délimiter précisément ce phénomène.

1.2. Le rock alternatif L’existence de multiples genres et sous-genres, en constant renouvellements et fragmentations, participe à la complexité du phénomène musical rock qui, en se diversifiant et en se redéfinissant sans cesse, voit évoluer sans cesse ses canons esthétiques. Pour Damien Tassin, « les styles musicaux perdurent et se superposent aux autres genres déjà existants … la musique rock ressemble à une sorte de nébuleuse, aucune classification musicologique, historique, ou géographique ne peut être réalisée, celles qui existent sont arbitraires et souffrent d’un manque d’objectivité » (Tassin, 2004, p.24). Le rock, entendu comme un réseau de genres et

 

4  

  de sous-genres, renvoie à une multiplicité de mondes, liés eux-mêmes à des réseaux (d’objets, de dispositifs, d’humains) différents (Seca, 2001, p.341).

Afin d’affiner notre sujet d’étude, nous nous intéressons plus précisément aux scènes musicales alternatives, en référence au rock alternatif9, tel que développée par Damien Tassin dans son ouvrage Rock & production de soi. Une sociologie de l'ordinaire des groupes et des musiciens. L’auteur applique ce terme aux « production[s] musicale[s] qui se distingue[nt] par la volonté d’échapper au système

industriel

des

grandes

maisons

de

disques,

de

réaliser

des

autoproductions et de jouer dans certains lieux (squats, scène improvisée, café…), en favorisant des entrées à faible prix pour le public » (Tassin, 2004, p.47). Ceci nous permet d’éviter toute considération esthétique subjective et d’aborder les scènes alternatives par leurs méthodes de production et de diffusion, associées à une manière de faire Do It Yourself. Pour Fabien Hein, le DIY procède d’un choix raisonné généralement fondé sur des arguments éthiques : s’organiser par ses propres moyens, suivant un souci du partage de savoir-faire, de coopération et d’une certaine frugalité économique, en fonction de valeurs estimées au

fondement

de

la

communauté

d’action

(indépendance

artistique,

autodétermination, justice sociale, etc.) » (Hein, 2012, p.107). Cependant, le régime DIY peut également être vécu comme une étape nécessaire pour parvenir à intégrer les circuits de l’industrie musicale et non comme une fin en soi (2012, p.107). Ces considérations sur le rock alternatif mettent en lumière la difficulté de distinguer les catégories amateur et professionnelle au sein de ces réseaux, ce qui participe à la complexité du phénomène (Tassin, 2005, p.281).

                                                                                                                9

Selon les autres auteurs sur lequel cet article se base, le rock alternatif est également appelé "rock indépendant" ou  rock "underground".

5

1.3. L’amateur rock S’il convient de ne pas considérer le musicien comme acteur central d’un monde du rock, c’est bel et bien l’amateur rock qui en assume le rôle. Pour Fabien Hein, l’amateur de rock est une figure multipolaire pouvant rassembler une multitude de profils : programmateur, rédacteur de fanzine, label manager, musicien, etc. Il est la figure fondamentale du monde du rock en ce qu’il relie le consommateur et le producteur de rock. (Hein, 2006, p.219). Jean-Marc Leveratto s’intéresse également aux amateurs et postule que la passion pour un art s’enclenche communément lors de la rencontre d’objets artistiques qui s’avèrent capables de capter l’attention, de s’emparer du corps, et d’emporter l’adhésion (Leveratto, 2000, p.11). Le sociologue distingue l’amateur « qui accumule des choses représentatives de l’art qu’il aime particulièrement, [et l’amateur] qui pratique personnellement cet art avec une constance et une ferveur qui le distingue des pratiquants occasionnels » (Leveratto, cité par Hein, 2006, 141). Ces distinctions sont généralement interdépendantes : la consommation culturelle constituant habituellement le préalable à la pratique, qui elle-même peut se traduire par un renforcement de la consommation culturelle (Leveratto, 2000, 316).

Nous pouvons dès lors émettre l’hypothèse selon laquelle l’implication musicale collective serait le fait d’amateurs passionnés de rock dont l’attachement découle de rencontres préalables avec cette musique (médiatisée via des objets, des dispositifs ou des personnes) ayant entraîné des émotions (notamment esthétiques) fortes et déclenché des passions. En s’impliquant au sein d’une scène musicale, les amateurs nourrissent leur passion et dépassent leur statut de simple consommateur culturel passif. Ces réflexions nous poussent à nous intéresser à l’engagement au sein d’une scène musicale, que nous aborderons à travers l’idée d’une recherche d’autodétermination, dans l’implication musicale collective.

 

6  

 

2. Implication musicale collective

2.1. Implication et utopies concrètes 2.1.1.

L’engagement dans le rock

L’engagement dans le rock renvoie à la dimension existentielle liée au quotidien de cette pratique et à son articulation entre désir d’autodétermination et déterminismes sociaux. Damien Tassin envisage l’engagement dans une scène musicale comme « une quête dans laquelle [les acteurs] tentent d’inventer un espace social pour chercher collectivement à exister par eux-mêmes », soit une tentative de vivre une expérience singulière collective (Tassin, 2005, p.127). L’expérience du rock, telle une utopie concrète10, consiste en « l’invention d’un quotidien où les groupes et les individus jouent la signification de leur existence » (2005, p.199). Tassin associe la pratique rock à une forme de résistance symbolique contre

les

logiques

sociétales

de

domination,

de

reproduction,

et

de

normalisation ; résistance ne s’analysant pas dans un discours mais bien dans des façons de "faire ensemble" à travers un contexte social spécifique (p.273). Ainsi, l’engagement se constitue à travers une action collective et la mise en œuvre d’une histoire qu’il faut construire étape après étape 11 (p.182). Jean-Marie Seca, également intéressé par la question de l’engagement dans son ouvrage Les musiciens underground, distingue trois motivations à s’investir dans la musique selon la situation socio-professionnelle des amateurs: un désir de réalisation personnelle (refuser la destinée de ses aînés vers l’usine ou le bureau), une volonté de retarder son entrée dans la vie active et enfin un besoin de manifester une certaine insatisfaction vis-à-vis de son activité principale. (Séca, 2001, p.69). Le sociologue introduit dès lors une distinction entre « le rock comme phénomène culturel de masse » et le rock comme symbole d’un « mode de vie alternatif … axé sur le temps libre, la culture [et] l’épanouissement de soi » (2001, p.69).

                                                                                                                10  Damien

Tassin emprunte à Edgar Morin le terme d’utopie concrète mais le développe en dehors du contexte initial lié à la problématisation de la vie privée (Morin, 1994, p.332). 11 Cette forme de résistance exprimée dans une sociabilité spécifique fait écho au concept d’invention du quotidien développé par Michel de Certeau dans ses travaux (Tassin, 2005, p.267).  

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L’engagement dans le rock reflète-t-il le désir des amateurs de s’accomplir à travers "autre chose" ? Cette réflexion nous renvoie au concept d’utopies concrètes qui, d’après Laurence Roulleau-Berger, correspondent à des "espaces transitionnels" (physiques, sociaux, symboliques) dans lesquels les acteurs « redéfinissent leur identité en dehors du travail, en réinterprétant leurs conditions sociales » (RoulleauBerger, 1991, p.126). Les amateurs cherchent ainsi à « jouer leur identité personnelle dans la production d’œuvres artistiques » (1991, p.126), l’utopie concrète offrant les conditions « d’une mise en œuvre de processus identitaires qui modifient l’individu dans son être le plus intime » (Roulleau-Berger, cité par Tassin, 2005, p.269). Ainsi, s’engager dans l’aventure rock revient à « affirmer un souci de différentiation et de démarcations sociales dans les pratiques et les prises de position par rapport à l’espace social » (1991, p.126). Les amateurs, à travers leur implication, visent la réinterprétation de leurs conditions sociales à travers une action collective et d’une histoire, qu’il faut construire jour après jour.

2.1.2.

Production de soi et création du social

La production de soi, concept central dans l’ouvrage de Damien Tassin, repose sur le paradigme de la vitalité des acteurs participant de manière infime à la production du "social". Selon lui, les individus et les groupes sociaux sont « les producteurs minuscules d’une partie de la société et de l’histoire, leurs actions effectives et symboliques s’inscrivent dans une dialectique entre la liberté et les déterminismes sociaux » (Tassin, 2005, p.156). Loin d’être une spécificité du rock ou de la pratique musicale, la production de soi se rattache aux « pratiques expressives où se déploient à la fois des processus identitaires et des tentatives de réinterprétation des déterminismes sociaux » (2005, p.282). Devenir soi-même - se déterminer – implique un contexte social spécifique propice à l’instauration de nouvelles façons d’être ensemble, où l’altérité est privilégiée (p275, p.280). Cette sociabilité « modifie les individus, ou plutôt, ils se modifient au contact de cette expérience » (p.282). L’auteur postule ainsi qu’une quête identitaire sous-tendrait l’engagement dans le rock, les désirs et les aspirations liés à l’imaginaire social conduisent à des "identités espérées" et suscitent dès lors des représentations dictant en partie la conduite des amateurs et musiciens (p.201, p.271). Confrontés à  

8  

  une réalité qu’ils tentent de faire advenir, ceux-ci repoussent toujours plus loin ce rêve d’aventure, ce désir d’autonomie et de transformation de soi. (p.271).

Ces réflexions nous donnent à penser que l’engagement dans l’expérience rock est en partie guidé par un désir d’autodétermination, inspiré par des représentations, des "identités espérées" qui sont le fruit de notre imaginaire social. En participant aux activités culturelles d’une scène musicale, les amateurs font preuve d’une capacité d’agir et cherchent à se construire une expérience, lui donner un sens et ainsi affirmer un souci de différentiation et de démarcations sociales.

2.2. Implication et émancipation 2.2.1.

Do It Yourself & Empowerment

Fabien Hein s’intéresse aux méthodes de travail Do It Yourself, directement liées à l’existence des scènes musicales alternatives, amenant les musiciens à s’organiser eux-mêmes

12

(Hein, 2012, p.95). Faire avec ses propres moyens revient

généralement à faire avec peu de moyens ; le régime DIY tend dès lors à limiter les perspectives de développement des musiciens ou des labels en deçà d’une certaine taille (2012, p.99). Pour certains, le DIY procède d’un choix raisonné fondé sur des arguments éthiques, tandis que pour d’autres, le DIY est vécu comme une méthode inévitable et non une fin en soi, une étape nécessaire pour parvenir à intégrer les circuits de l’industrie musicale. (2012, p.107) Néanmoins, l’auteur souligne vertus du DIY en tant que mode de fonctionnement propice à l’émancipation personnelle. De par leur implication, les amateurs acquièrent de nouvelles compétences, organisent leurs propres structures, réseaux, labels, medias et tâches, et construisent ainsi une expérience qui transforme le réel et eux-mêmes (2012, p.10).

                                                                                                                12  Fabien Hein distingue quatre grands types d’activités autodéterminées selon l’engagement DIY : l’autoproduction, l’autodistribution, l’autopromotion et l’autogestion (2012, p.95).

9

2.2.2.

Do It Together

Pour Fabien Hein, une expérience d’autodétermination se constitue en ressources pour les autres à travers l’échange de savoir-faire et la coopération, renforçant dès lors le tissu social (2012, p.157). Toute activité restant conditionnée par des ressources extérieures (humaines, cognitives, économiques, technologiques), il serait plus juste de parler ici de "codétermination" (2012, p.95). En somme, "faire" c’est "faire ensemble" 13 . Ces coopérations, basées sur des attentes artistiques communes, des principes et valeurs partagés14, forment ainsi de petites scènes locales dont l’articulation en réseau informel constitue une scène rock alternative (2012, p.97). Cette aptitude à se coordonner, cette traduction des intérêts communs dans l’action de tous reflètent, selon Fabien Hein, une certaine capacité à se définir, à se déterminer collectivement (2012, p.157). Cette dimension collective n’est pas sans rappeler les conditions de sociabilité spécifique caractéristiques de l’utopie concrète.

À travers son analyse de la scène historique punk, Fabien Hein démontre que l’existence de scènes musicales alternatives repose sur la ferveur des amateurs qui la composent, « ferveur qui structure progressivement les pratiques et produit des réseaux, tant les scènes locales dépendent les unes des autres pour se développer » (2012, p.97). Ainsi, accroître le nombre de lieux de diffusion, de disquaires, de labels, de fanzines, de musiciens, d’amateurs, c’est augmenter les ressources des scènes locales, étendre leurs moyens d’action et multiplier ainsi les occasions de coopération (2012, p.97). Le mode d’action Do It Yourself, caractéristique de ces scènes alternatives, favorise l’acquisition de savoir-faire et de compétences, développe le sens de la débrouillardise ou en d’autres termes, favorise l’émancipation. L’engagement Do It Yourself est néanmoins lié à une dimension sociale collective favorisant l’échange de compétences (Do It Together) et permettant ainsi aux expériences d’autodéterminations de se renforcer                                                                                                                  L’expression Do It Together reflète ainsi cette dimension coopérative d’expériences d’autodétermination. Précisons également que Do It Together est également le nom d’un documentaire collaboratif consacré aux scènes rock indépendantes actuelles, vu sous l’angle des échanges entre groupes et acteurs culturels et de la mise en commun de leurs ressources … 13

14  « … Notamment le souci de l’indépendance et le rejet des logiques commerciales de l’industrie du disque. » (2012, p.97).

 

10  

  mutuellement. Ceci pourrait expliquer l’implication musicale des amateurs au sein de collectifs. Il reste néanmoins à établir comment cette dimension d’apprentissage est vécue par les acteurs en question, si elle est ressentie comme une fin en soi ou une conséquence bénéfique de l’implication.

2.3. Implication et communautés esthétiques 2.3.1.

Musique et loisirs

L’implication dans une scène musicale n’étant a priori rentable ni en termes économiques ni en termes professionnels il semble tout à fait pertinent d’appréhender cette activité en tant que simple loisir. La sociologie des loisirs pourrait dès lors fournir plusieurs pistes pour étudier l’engagement dans le rock. Néanmoins, reléguer l’implication musicale au rang de simple pratique liée aux loisirs ne permet pas d’appréhender cette activité dans sa richesse et sa globalité (Tassin, 2005, p.124), car le loisir ne constitue pas un cadre immuable et peut permettre des passages vers l’activité professionnelle selon les opportunités et les projets de chacun (Hein, 2006, p.254). L’indifférence à la réussite matérielle n’étant pas une condition inéluctable à l’implication musicale collective, celle-ci peut ainsi s’envisager comme un loisir mais ne peut s’y résumer. En se basant sur le travail de Joffre Dumazedier, Damien Tassin souligne quatre caractéristiques marquantes d’un loisir. Premièrement, il résulte d’un libre choix (même si soumis aux déterminismes de la société) (Dumazedier, cité par Tassin, 2005, p.63). Ensuite, le loisir est désintéressé, il n’est soumis à aucune fin lucrative, comme le travail professionnel, aucune fin utilitaire et aucune fin idéologique. Sa troisième propriété porte sur sa dimension hédoniste, le loisir étant « marqué par la recherche d’un état de satisfaction de l’individu pris comme une fin en soi ». Enfin, le loisir présente une dimension personnelle, « il [répond] aux besoins de l’individu, face aux obligations primaires imposées par la société » (2005, p.63). L’implication musicale n’étant en principe pas une activité professionnelle mais une occupation sur le côté, il convient également de s’attarder sur la notion de temps libre, envisagée comme un champ de conflits entre consommation et création, conformisme social et libération personnelle,

activités

de

participation

volontaire

et

activités

d’évasion 11

infantile (Tassin, 2005, p.64). L’auteur précise que « ces activités sont réalisées dans des groupes où les liens affinitaires sont forts, au détriment des liens statutaires ou fonctionnels » (2005, p.64).

2.3.2.

Participation et recherche du plaisir

Fabien Hein attire notre attention sur deux dimensions fondamentales et pourtant mésestimées liées à l’implication musicale collective : le plaisir et la dimension participative (Hein, 2006, p.344). La question du plaisir est « absolument centrale dans le monde du rock [et] indissociable du goût, de l’attachement, des objets, des dispositifs, des acteurs, des jugements. » (2006, p.344) Citant les sociologues du rock Simon Frith, et Peter Wicke, Hein associe le rock à la sensualité, à la grâce, à la joie de vivre, à une esthétique de la volupté, soit autant de déclinaisons possibles du terme plaisir (Frith, 1976, Wicke, 1990 cités par Hein, 2006, p.344). La seconde dimension évoquée est celle de la participation, « l’existence même de mondes du rock rend compte du désir de ses acteurs de vivre directement et publiquement leur attachement » (2006, p.344). Au cours de son enquête, le sociologue souligne qu’une grande partie des acteurs interrogés considèrent la musique comme leur premier registre d’existence, et précise que les amateurs ne cherchent pas tellement la légitimation de la pratique culturelle mais sont motivés avant tout par un désir de vivre une expérience personnellement enrichissante à travers la réalisation d’une activité culturelle (2006, p.188). Fabien Hein en conclut que la condition même de l’existence d’un monde du rock semble être la participation qui contribue à donner aux amateurs un sens à leur existence (2006, p.188, p.345). Les propos de Fabien Hein concernant le plaisir et la participation sont confirmés par ceux de Jean-Michel Seca selon qui « le plaisir éprouvé dans le travail sur le son, le repli sur une culture de proximité, locale, entre amis, la confection d’une identité un peu fantasque et exhibitionniste, la force de l’illusion communautaire sont autant de valeurs recherchées pour elles-mêmes » (Seca, 2001, p.193). La recherche de plaisir et le désir de participation seraient ainsi directement liés à l’implication musicale collective. Ceci nous laisse penser que même si un acteur culturel peut assimiler des compétences et du savoir faire à travers son implication (et en de rares occasions se professionnaliser), celui-ci reste avant tout un amateur. Il  

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  entretient avec le rock « un rapport suivit et régulier, duquel il retire satisfaction, ce qui, à ses yeux, rend légitime de lui consacrer son temps et son argent [et] justifie en retour qu’il devienne expert de son propre goût et développe des compétences approfondies sur le rock. » (Hein, 2006, p.340).

2.3.3.

Néo-tribalisme

Dans son ouvrage Le temps des tribus, Michel Maffesoli, postule un déclin progressif de l’individualisme dans les sociétés postmodernes, au profit d’une multitude de groupements, de tribus, autour d’émotions partagés, de passions communes et dans lesquels se manifeste des sociabilités spécifiques (Maffesoli, 1988, p.156). Ces réseaux d’affinités, dont les membres sont en interactions multiples avec divers autres individus ou d’autres groupements, se caractérisent par l’impermanence et l’instabilité tout autant que le plaisir du moment et l’intérêt d’échanger autour de l’instrument mis en commun (clubs de randonneurs, associations de rollers, minorités diverses de consommateurs ou d’amateurs de loisirs) (Maffesoli, cité par Seca, 2001, p.189). S’appuyant sur la socialisation ludique empruntée à Georg Simmel, Maffesoli souligne la dimension hédoniste de ces regroupements, « le ludique étant ce qui ne s’embarrasse pas de finalité, d’utilité, "de praticité" … mais étant ce qui stylise l’existence, en fait ressortir la caractéristique essentielle » (1988, p.176). Fabien Hein et Michel Maffesoli insistent sur l’importance du plaisir et du rapport à la collectivité pour mieux appréhender le sens que les acteurs donnent à leurs actions. Ceci nous donne à penser que l’implication musicale collective découle d’un désir de la part d’amateurs de vivre ensemble une expérience personnellement enrichissante. Cette quête de plaisir s’inscrit dans une dimension collective qui favorise une sociabilité spécifique, entraînant la formation de réseaux d’affinités, sur base de connexions territoriales et de goûts artistiques partagés. Ces réseaux d’amateurs de rock formeraient ainsi des mondes du rock s’articulant en scènes musicales.

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3. Enquête de terrain 3.1. Précisions méthodologiques Dans la seconde partie de cet article, nous confronterons nos hypothèses développées sur base de la littérature spécialisée avec les expériences personnelles de plusieurs acteurs culturels impliqués à leur façon au sein de mondes du rock15. Les rencontres se sont déroulés selon la méthode dite de "l’entretien compréhensif" développé par Jean-Claude Kaufmann (Maulini, 1996). Nous reviendrons, dans un premier temps, sur la relation entre les acteurs interrogés et la musique rock, puis nous intéresserons au sens qu’endosse l’implication musicale collective aux yeux de ces acteurs, dans le but d’infirmer, de confirmer ou de nuancer nos hypothèses de travail. L’implication musicale sera tour à tour questionnée en tant que pratique liée à une volonté de performation de son attachement, en tant que pratique favorisant l’émancipation et l’apprentissage et enfin, en tant qu’activité ludique pratiquée au sein de communautés affinitaires. Afin de resituer les entretiens dans leur contexte, précisons que ceux-ci étaient uniques16 et duraient généralement entre vingt minutes et une heure. À travers huit entretiens, nous avons interrogé neuf acteurs de la scène musicale alternative belge sur leurs implications. Les entretiens ont été réalisés dans un café, au domicile de la personne interrogée ou par téléphone. Les personnes interrogées partagent le fait d’être toutes impliquées d‘une façon ou d’une autre dans la musique, depuis plusieurs années, sans que cela ne soit leur activité principale. Lors de ces entretiens, les thématiques abordées, directement liées aux implications et expériences des acteurs, concernaient aussi bien la carrière de musicien, les fanzines et webzines, l’organisation de concerts, la distribution discographique, le collectif artistique, le bénévolat ou encore la sonorisation. Le nombre d’entretiens étant relativement modeste, nous vous proposons en annexe une rapide description des acteurs interrogés et de leurs structures respectives. 17                                                                                                                 15

Pour plus d’informations, de courtes présentations de ces acteurs culturels et de leurs structures respectives se trouvent en annexe. 16 À l’exception de l’entretien croisée de Didier et Clothilde, en couple et fondateurs de Black Basset Records.   17 Par soucis écologiques, les retranscriptions d’entretiens sont disponibles en ligne à l’adresse suivante : http://implicationmusicale.tumblr.com/ mot de passe : implication musicale

 

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3.2. Musique rock et implication En nous intéressant tout d’abord aux rapports entre les acteurs interrogés et le rock, il apparaît explicitement dans la plupart des cas que l’attrait pour cette musique a commencé dès l’enfance ou l’adolescence. En précisant à chaque fois la façon dont leur attachement au rock a débuté, les personnes estiment avoir tout aussi bien été influencées par des situations impliquant personnes, objets et dispositifs, ce qui semble confirmer la remarque de Fabien Hein selon laquelle l’élaboration d’un monde de l’art n’est pas réductible à la seule influence de ses acteurs, comme le prétendait Howard Becker. (Hein, 2006, p.19). Les extraits suivants sont révélateurs des différentes façons dont l’attachement au rock a pu s’engendrer, et comment l’influence d’objets, de personnes et de dispositifs peuvent se combiner: « On m’a offert mon premier album de Nirvana à dix ans et je suis tombé dedans » (Julien, entretien n°8). « C’est mon père qui m’a fait écouter du rock quand j’étais jeune. Il m’amenait à mes premiers concerts, … c’est un papa rock ‘n roll » (Jérôme, entretien n°2). « Ma passion est venue quand j’étais en secondaire, je traînais pas mal avec des mecs plus vieux que moi, … on avait découvert une émission alternative de pointe sur la RTBF, appelée Perfecto (Didier, entretien n°3). « J’ai pas mal lu les magazines français Rock Sound quand j’étais ado … j’y ai découvert plein de groupes de la scène française et internationale » (Jérôme, entretien n°2). Certains acteurs n’hésitent d’ailleurs pas à souligner le rôle de la musique rock en tant qu’outil de démarcation sociale et de recherche identitaire lors de leur adolescence. Ceci n’est pas apparu clairement lors de chaque entretien, mais lorsque qu’il en est fait mention, les propos sont assez explicites : « La musique m’a permis de trouver mes marques, avec des personnes extérieures au collège, de ce monde un peu carré. La musique a été une énorme bulle d’air » (Ben, entretien n°7). « Quand j’étais plus jeune, quand on pouvait découvrir quelque chose qui n’était pas forcément beaucoup écouté on le faisait … il y a peut-être un esprit "anti-système" derrière ça, j’écoute du rock parce que j’en ai envie » (Julien, entretien n°8).

Chaque acteur interrogé se considérant amateur de musique rock, les entretiens menés semblent confirmer l’hypothèse selon laquelle leur implication musicale au sein de mondes du rock leur permet de dépasser une certaine condition de simple 15

consommateur culturel. Pour Ben, programmateur et bénévole au Magasin 4, l’implication a son importance car « tu ne paies pas ton billet pour voir une performance puis rentrer chez toi comme au cinéma. Ca change le rapport, avec la musique et les gens » (Ben, entretien n°7). L’implication a parfois été évoquée comme un facteur permettant une certaine prise de conscience du fonctionnement du milieu culturel, comme l’expliquent Didier (fondateur du label indépendant Black Basset Records) et Ben : « J’ai commencé à m’impliquer parce qu’il y avait cette logique dans la scène hardcore qui voulait que tu ne sois pas un simple spectateur, c’est ta scène, fais-en quelque chose » (Didier, entretien n°3). « [Si je ne m’étais pas investit dans la musique,] je n’aurais pas la même vision du milieu, en ce qui concerne les bookers, l’exagération des cachets, des prix d’entrée, le business qu’il y a derrière… » (Ben, entretien n°7). Souligné par le sociologue Leveratto, l’implication dans une activité culturelle renforcerait également la consommation culturelle (Leveratto, 2000, 316). Comme l’atteste par exemple Eric, animateur de l’émission radio Kool Strings, qui avoue écouter de la musique tout le temps, pour rester d’une certaine manière à jour, continuer de découvrir de nouveaux artistes pour pouvoir proposer du nouveau dans son émission (Eric, entretien n°6), ou encore Didier et Clothilde qui estiment leur consommation musicale « largement au dessus de la moyenne » et ajoutent que leur connaissance du secteur, en termes économiques, a également influencé leur manière de consommer les produits culturels (Didier, entretien n°3). Cependant, il convient de nuancer cette idée selon laquelle l’implication renvoie à un rôle actif, ce qui relèguerait implicitement le rôle de spectateur à une simple activité passive. Comme l’explique Florian, organisateur de concerts : « dès lors que tu t’intéresses à la scène rock alternative, dès lors que tu vas à des concerts régulièrement, que tu achètes des albums, tu n’as déjà plus un rapport passif à la musique … en ce moment, on n’organise plus au sein d’Hexagen, mais ce n’est pas pour autant qu’on ne va pas régulièrement à des concerts, qu’on ne fait pas de promo pour les soirées qu’on apprécie. L’investissement peut être différent quand tu organises, mais tu as ton rôle à jouer en tant que spectateur » (Florian, entretien n°5). Cette affirmation nous incite à ne pas minimiser le rôle du public, sans lequel une scène musicale ne pourrait exister. Le spectateur jouit d’une certaine capacité  

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  d’action en choisissant notamment d’injecter ou non son capital financier au sein de mondes du rock de son choix, de promouvoir un artiste, un album ou un événement autour de lui, etc. Ces considérations nous permettent de réaffirmer la prévalence de l’amateur comme figure centrale d’un monde du rock, en tant qu’acteur impliqué à la fois dans la production musicale que dans sa réception.

3.3. Implication et utopies concrètes En interrogeant les différents acteurs culturels sur leur implication musicale, il nous est vite apparu que pour beaucoup d’entre eux, l’engagement dans l’activité rock présente certaines similitudes. Tout d’abord, l’amateur constate un certain manque d’offre culturelle, un contraste entre ce qu’il apprécie et ce qu’il lui est donné de voir, d’entendre. Ce premier bilan précède généralement le passage à l’action proprement dite, témoignant de sa volonté de prise en charge de la situation jugée insatisfaisante, comme le montre l’exemple de Florian : « J’étais dans une petite ville du centre de la France où il ne se passait quasiment rien et avec ma bande de potes, … on s’est donc dit qu’on allait ramener les groupes qu’on aime chez nous » (Florian, Entretien n°5). L’idée de "ramener les groupes qu’on aime" reflète bien le fait que le jugement culturel de l’amateur relève de critères subjectifs, la volonté d’agir correspondant ainsi à une recherche d’autosatisfaction. L’exemple de Ben est également révélateur, lorsqu’il nous confiant qu’il a commencé à organiser des concerts de groupes français qu’il appréciait et diffusait dans son émission mais qui n’avaient pas l’opportunité de jouer en Belgique18 (Ben, Entretien n°6). Le constat de "déficit culturel" associé à un désir d’action peut également engendrer d’autres formes d’implication musicale. Au niveau de l’accompagnement et de l’encadrement artistique par exemple, via la création d’un label discographique : « On sort des disques que personne d’autre ne serait sans doute prêt à sortir et parce que ces disques nous plaisent » (Didier, entretien n°3). L’action peut également s’effectuer en offrant une plus grande couverture médiatique au sein d’un fanzine ou d’un webzine permettant de « faire découvrir aux gens ce qu’on aime soi-même et offrir                                                                                                                 18

Ces propos nous renvoient à la problématique du manque de prise de risque des salles de concerts subventionnées concernant les artistes peu connus ; problématique sur laquelle nous ne nous épancherons pas mais qui mériterait d’être mentionnée.

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une vitrine à des artistes qui n’en ont pas forcément l’habitude » (Erik, entretien n°4). Ainsi, les propos d’Erik et Didier reflètent cette relation entre critères esthétiques subjectifs, constat d’un manque et volonté d’action sur la situation. D’un point de vue économique, nous pourrions y voir une prise en charge de l’offre culturelle par la demande qui tente de s’en émanciper en prenant l’initiative.

L’analyse croisée de ces entretiens nous suggère que l’implication musicale peut être motivée par une envie d’endosser un rôle d’acteur culturel à son échelle et ainsi de permettre à la réalité culturelle (un groupe, un genre, une scène musicale) appréciée mais jugée sous-évaluée, de continuer d’exister. Une fois encore, cela se reflète dans les entretiens, lorsque Ben par exemple, nous parle du rôle de la salle de concert du Magasin 4 : « on [y] programme souvent ce qui ne joue pas ailleurs … même s’il n’y a que trente personnes à un concert mais qu’elles prennent leur pied, l’artiste est content, le public est content, tu donnes quelque chose qui pour moi a une vraie valeur sociale … Contribuer à ça en donnant de son temps, son argent, son énergie ou les trois, je pense que ça a une vraie raison sociale même si parfois de l’extérieur ça peut sembler futile » (Ben, entretien n°7). Dans ces propos, se trouve en filigranes l’idée d’une résistance à travers l’action collective, soit la signification que les bénévoles du Magasin 4 donnent à leur implication. Cela nous renvoie à l’utopie concrète via l’invention d’un quotidien et l’expérience rock (Tassin, 2005, p.199). Cette idée est encore illustrée dans les propos de Didier, pour qui « il y a quelque part un aspect narcissique, mais aussi une impression d’avoir sa propre petite mission culturelle, de se lancer dans une aventure et de bien voir où elle nous mènera » (Didier, entretien n°3).

3.4. Implication et émancipation Au fil de nos entretiens, il est apparu que les acteurs interrogés sont tous familiers avec la notion de Do It Yourself, mais n’ont pas forcément le même regard sur cette pratique, ce que résume Julien, guitariste du groupe Mambo pour qui il y a deux façons de voir le DIY, « le voulu et le subi » (Julien, entretien n°8). Quoiqu’il en soit, tous s’accordent à dire qu’il y a une certaine nécessité de fonctionner de la sorte  

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  dans le domaine du rock amateur ou du rock alternatif. Pour Ben, « le DIY, c’est simplement se retrousser les manches » (Ben, entretien n°7) et selon Julien, « si tu veux voir un concert d’un groupe que tu aimes bien, il va falloir l’organiser » (Julien, entretien n°8). Chaque acteur a également souligné la dimension formatrice liée à la pratique DIY. Les anecdotes données lors des entretiens nous permettent de distinguer différentes modalités d’apprentissage liées au DIY. D’une part, "faire par soi-même" peut mener à un comportement d’autodidactie, comme dans le cas d’Erik qui décide d’apprendre seul le codage et la programmation à l’aide d’un manuel informatique afin de créer le site web de Shoot Me Again (Erik, entretien n°4). D’autre part, faire par soi-même et se confronter à une situation donnée permet d’acquérir de l’expérience "sur le terrain" et se perfectionner petit à petit. Selon Florian, « si tu organises, si tu promeus des événements, si tu fais de la com’, si tu mets les mains dans le cambouis, tu apprends forcément. C’est automatique » (Florian, entretien n°5).

En nous intéressant à la dimension collective dans laquelle s’inscrit la pratique DIY, c’est essentiellement l’idée d’un partage de ressources, de savoir-faire ou de bons procédés entre acteurs et structures qui est ressorti de nos entretiens. Ces échanges de contacts, de matériel, de coups de mains ou de manières de faire étant au final, dans l’intérêt de chaque partie. Comme l’explique Jérôme, chanteur dans Black Sheep, l’esprit Do It Together peut relever de la collaboration occasionnelle intéressée: « on s’est dit que ce serait bien d’organiser nous-mêmes des concerts, faire venir des groupes qu’on aime ou qui sont en tournée, histoire de se faire des contacts et pourquoi pas, qu’ils nous rendent la pareille pendant nos tournées à nous » (Jérôme, entretien n°2). Le Do It Together peut également prendre la forme d’une collaboration ponctuelle, organisée, voir institutionnalisée, comme lorsque les acteurs se réunissent au sein d’une structure, ce qui est le cas du collectif liégeois Honest House : « le collectif est né de trois groupes qui se sont dit, et à juste titre, qu’il serait plus intéressant de mettre leurs ressources financières, matérielles ou humaines en commun, pour pouvoir mieux organiser leurs activités. ... De fait, c’est plus facile pour organiser des concerts, pour se promouvoir les uns les autres en se regroupant autour d’une identité, de valeurs qui nous rassemblent » (Julien, entretien n°8).

19

Grâce aux entretiens, nous croyons pouvoir confirmer que les acteurs estiment tirer un apprentissage par le biais de l’autodétermination Do It Yourself et de son inscription collective favorisant la circulation de compétences et de savoir-faire. Chaque acteur interrogé affirme que cette dimension d’apprentissage liée à l’implication est bel et bien ressentie et dans certains cas, réellement appréciée et valorisée. Néanmoins, à aucun moment, la notion d’apprentissage n’a été exprimée clairement comme une motivation initiale de l’implication musicale collective et de l’engagement dans la pratique rock, ce que résume Florian en admettant que cela n’a pas été la raison de son engagement dans l’organisation de concerts, mais que la pratique Do It Yourself étant réellement formatrice, c’est une bonne raison de s’impliquer : « Toutes ces compétences qu’il est possible de développer dans un stage, dans un job ou dans tout autre chose, dès que tu organises toi-même des concerts, tu peux les acquérir » (Florian, entretien n°5). Même constat pour Erik selon qui, en pratiquant de manière régulière et récurrente, on finit par s’améliorer, mais sans forcément le chercher (Erik, entretien n°4).

L’unanimité des acteurs interrogés tendrait à infirmer notre hypothèse de travail selon laquelle la dimension émancipatrice de la pratique Do It Yourself serait une motivation préalable à l’implication musicale collective. Le développement de compétences pratiques lié à l’implication serait en somme une affirmation tout à fait valable, mais nous ne pouvons conclure qu’il s’agit d’une fin en soi, une valeur recherchée pour elle-même. La confrontation directe à des problèmes opératoires, la récurrence de certaines activités ainsi que la capacité des individus à apprendre par essais-erreurs, entraînerait de facto le développement de savoirs pratiques et l’accumulation d’expériences pouvant être jugée bénéfique par les acteurs eux-mêmes.

Nous

devons

néanmoins

infirmer

l’hypothèse

selon

laquelle

l’engagement dans le rock et l’implication musicale correspond à un objectif d’émancipation et d’apprentissage.

 

20  

 

3.5. Implication et communautés affinitaires En revanche, les entretiens réalisés ont plus que confirmé notre intuition selon laquelle les acteurs tiraient une importante satisfaction de leur implication. L’idée selon laquelle l’implication musicale relève avant tout d’une passion a largement été évoquée à travers chaque entretien 19 . Il nous est même permis d’avancer que certains acteurs interrogés ne se définissent non pas par leur activité professionnelle, mais bel et bien à travers la musique, considérée comme leur premier registre d’existence, pour reprendre l’expression de Fabien Hein (Hein, 2006, p.188). Ceci apparaît très clairement dans les propos de Jérôme concernant son statut de musicien: « Pendant de nombreuses années je ne voulais rien faire d’autre que ça … je n’avais pas envie de faire d’études, je ne savais pas quoi faire et je m’en foutais. Encore maintenant, je m’en fous, je veux trouver un job juste pour payer mon loyer, c’est la musique qui m’anime » (Jérôme, entretien n°2). De manière moins explicite mais néanmoins révélatrice, l’activité professionnelle est parfois évoquée en tant qu’activité complémentaire ou comme boulot sur le côté. Précisons toutefois que le rapport entre passion et activité professionnelle n‘est pas toujours si tranché, comme le démontrent les cas de Didier avouant avoir décroché quelques années du monde de la musique pour des raison professionnelles (Didier, entretien n°3) ou celui d’Erik pour qui « c’est généralement la passion qui en prend un coup » lorsqu’il s’agit de dégager du temps pour sa famille ou son travail (Erik, entretien n°4).

La notion de plaisir a été également évoquée par chaque acteur à de nombreuses reprises 20 . L’idée de satisfaction pouvant tout aussi bien faire référence à un sentiment de contentement personnel comme le confie Didier, qui avoue un plaisir très narcissique à recevoir avant tout le monde les pressages de disques des artistes de son label (Didier, entretien n°3), mais aussi faire référence à un plaisir collectif, une émotion partagée, comme le montre l’anecdote de Florian : « Pendant un concert que j’organise, j’adore me retourner discrètement, regarder les gens autour de moi, et voir le plaisir sur leur visage. Quand je vois ça, je me dis que j’ai passé une soirée réussie parce que j’ai réussi à créer du bonheur » (Florian, entretien n°5).                                                                                                                 19 20

Le mot "passion" est cité 33 fois dans les retranscriptions d’entretiens. Le mot "plaisir" est cité 28 fois dans les retranscriptions d’entretiens.

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La notion de plaisir étant maintes fois évoquée au fil des entretiens, nous pouvons penser, comme le souligne Fabien Hein, que les acteurs sont avant tout motivés par un désir de vivre une expérience personnellement enrichissante à travers la réalisation d’une activité culturelle (Hein, 2006, p.188). Mais si la notion de plaisir s’avère centrale, la dimension sociale liée à l’implication musicale collective l’est tout autant. À maintes reprises, l’importance du concert comme événement social a été soulignée. Julien, qui planifie les tournées pour les artistes dont il s’occupe, précise que le concert peut être un lieu de rendez-vous où l’on croise les mêmes têtes, les habitués, où l’on peut côtoyer et se lier d’amitié avec des personnes partageant les mêmes goûts (Julien, entretien n°1). Dans ce genre d’événements, il est facile d’établir des relations, que ce soit avec le public, l’organisation ou les artistes. Pour Jérôme, même si les groupes ont une certaine renommée, il n’y a pas de starification, les musiciens étant ouverts à la discussion aussi bien avant qu’après leurs concerts (Jérôme, entretien n°2). Selon Erik, même s’il est facile d’engager une discussion avec des personnes inconnues lors de concerts alternatifs, l’implication lors d’un événement permet de nouer contact plus facilement encore, avec notamment avec les artistes (Erik, entretien n°4). En effet, « le fait d’aller à un concert en tant que rédacteur et d’interviewer les groupes, … créé un rapport de complicité. En général, tu interviewes des artistes que tu apprécies et qui te procurent du plaisir, et eux peuvent être reconnaissants pour ton article. Ca crée un contact plus poussé que de simplement boire un verre et discuter après le concert » (Erik, entretien n°4).

Certains acteurs nous ont également fait part de leur sentiment de fragmentation des scènes rock, comme le précise Ben : « Par rapport à quand j’étais ado, ça fonctionne vraiment plus par tribus aujourd’hui. Il y a des tonnes de tribus, dans tous les sens, des chapelles… Tu vois ça en festival où les scènes sont séparées par exemple. La recherche identitaire est là, mais ce n’est plus comme quand j’étais ado. … aujourd’hui c’est beaucoup plus scindé, chacun est dans sa niche » (Ben, entretien n°7)21. Cette idée de musiques de niches, associée à la sociabilité spécifique des                                                                                                                 21

L’idée selon laquelle les individus se confineraient uniquement à leur niche mérite d’être nuancée. Nous vous renvoyons à l’article "Autonomie de la culture et culture de l’autonomie » publié dans la Revue Nouvelle consacrée à la distinction sociale. Les auteurs y postulent que « la capacité de pouvoir naviguer de manière autonome dans des univers culturels contrastés … une diversité culturelle investie de manière plurielle et intensive … passent pour la nouvelle attitude valorisée, tandis que l’étroitesse de vue, les goûts monospécialisés, l’univorité, le provincialisme culturel ou le repli sur soi

 

22  

  mondes du rock, tendrait à confirmer l’idée de néo-tribus de Maffessoli, le concert symbolisant le lieu de rendez-vous des passionnés d’un genre musical simplement rassemblés autour de leur passion commune. Il nous semble intéressant d’évoquer le phénomène du t-shirt rock, signe de démarcation sociale, d’affirmation identitaire et de reconnaissance au sein de sa tribu. Le t-shirt rock confère une identité culturelle tout comme il marque son appartenance communautaire. Le phénomène est sans doute comparable à ce qu'on voit au sein des clubs sportifs ou des universités par exemple. Nous pouvons ainsi penser qu’à travers l’implication musicale collective, les acteurs recherchent à s’inscrire au sein d’une certaine communauté affinitaire. À travers cette recherche d’une sociabilité ludique autour d’affinités artistiques de valeurs communes et leur volonté de participation au sein de ces contextes sociaux via l’implication, la ferveur des amateurs tendrait à confirmer que « l’existence même de mondes du rock rend compte du désir de ses acteurs de vivre directement et publiquement leur attachement » (Hein, 2006, p.344). L’exemple d’Eric concernant son bénévolat au Magasin 4 illustre ainsi cette idée : « Comme il n’y a pas d’enjeux financiers, ce n’est pas une relation de collègues, c’est différent que d’être barman au Botanique ou à l’Ancienne Belgique par exemple. Ici, c’est pour le plaisir, on est entre amis. Il y a un partage, des passions communes. C’est du plaisir, pas une contrainte » (Eric, entretien n°6). Cet exemple est également représentatif d’une des caractéristiques des loisirs développés par Tassin, pour qui ces activités sont réalisées dans des groupes où les liens affinitaires sont forts, au détriment des liens statutaires ou fonctionnels (Tassin, 2005, p.64). Il convient néanmoins de nuancer les propos d’Eric. Enjeux financiers n’étant pas forcément synonymes de contraintes, il est évidemment possible de s’épanouir à travers son métier ou d’en tirer du plaisir.

L’analyse des entretiens nous donne ainsi à penser qu’à travers leur activité culturelle,

les

acteurs

témoignent

d’un

désir

de

vivre

une

expérience

personnellement enrichissante, ce qui est notamment facilité par la sociabilité propre aux mondes du rock. La récurrence des termes échange(s), rencontre(s) et partage(s) au fil des entretiens nous pousse à ne pas minimiser l’importance de l’inscription de cette quête de plaisir au sein d’une communauté affinitaire. Dès lors, nous pensons                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                           apparaissent comme autant de traits de ringardise, blâmables et stigmatisés » (Dal & Delchambre, 2015, p.47-52.).

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que si l’implication musicale collective découle d’un désir de satisfaction personnelle, le partage d’émotions esthétiques, l’entremêlement entre producteurs et consommateurs de musique rock et la dimension communautaire qui en résulte participent à la satisfaction que tirent les acteurs de leurs actions. Les propos de Florian illustrent à nos yeux parfaitement ce basculement constant entre plaisir personnel et plaisir collectif et leur influence mutuelle : « Quand tu organises une soirée pour un artiste que tu adores et que tout se passe bien, tu vas vraiment atteindre une sensation de félicité totale et tu auras la banane pendant plusieurs jours. C’est vraiment une sensation de bonheur personnel. Je pense que ce qui doit nourrir cette démarche, c’est l’envie de se faire plaisir, à soi-même avant tout, et de réussir à la faire partager, pour pouvoir continuer à se faire plaisir personnellement » (Florian, entretien n°5).

 

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Conclusion

À travers ce travail, nous nous sommes efforcés de comprendre ce qui pouvait mener les amateurs de musique rock à s’impliquer au sein de leur scène musicale. En revenant tout d’abord sur les rapports entre amateurs et musique rock, nous postulons que l’attachement à ce courant culturel découle d’une rencontre préalable avec cette musique médiatisée par des personnes, objets et dispositifs. Cette affection peut entraîner une exploration plus approfondie de cette musique, de ses genres et sous-genres, notamment en raison d’une certaine volonté de démarcation sociale liée à l’adolescence. L‘intérêt pour la musique rock amène l’amateur à affiner ses jugements esthétiques au travers d’opérations de sélection, de catégorisation et de hiérarchisation des productions musicales et leurs scènes. Progressivement, ce travail exploratoire peut conférer à l’amateur une position d’érudit ou de connaisseur, un statut qu’il peut éventuellement valoriser par la suite en tant que personne ressource (programmateur, chroniqueur, gérant de label…) ou médiateur culturel. Cette exploration de la musique rock peut dès lors amener l’amateur à s’attacher à des productions musicales confinées à des publics avertis et ainsi développer une impression de manque de reconnaissance et de valorisation de ces productions, d’un absence de perspective et de médiatisation pour les mondes du rock et scènes locales qui y sont rattachés. Cet attachement musical et ce constat d’un manque d’intérêt général pour ces productions peuvent mener l’amateur à s’impliquer, en agissant à son échelle et en s’investissant au sein de la scène musicale liée à son attachement. L’amateur tente dès lors de mettre en œuvre des stratégies de médiatisation, de sensibilisation et d’action culturelle, se traduisant par la pratique musicale, l’organisation et la participation à des événements culturels, la publication, l’édition et/ou la distribution de fanzines spécialisés, la promotion d’événements, etc. Néanmoins, une certaine motivation narcissique sous-tend l’implication de l’amateur, essayant moins de rallier la majorité de la population à ses idées que de chercher à partager son attachement au sein de son monde d’appartenance. Cette remarque trouve écho dans le travail de Fabien Hein, pour qui « la production d’un fanzine permet de jeter un pont dans l’inconnu et – bonheur

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suprême – de recevoir confirmation que votre message est bien reçu et décodé par un autre doté d’intérêts et de caractéristiques identiques » (2006, p.187).

Dès lors nous postulons que l’inscription au sein d’une communauté affinitaire esthétique est une des motivations principales de l’implication musicale collective, en ce sens qu’elle offre à l’amateur à la fois la possibilité de s’identifier à une communauté, d’être reconnu par ses pairs mais aussi de se démarquer socialement. En permettant aux amateurs rock d’expérimenter une sociabilité spécifique basée sur des liens affinitaires forts et non des liens statutaires ou fonctionnels, l’implication musicale collective au sein de scènes rock alternatives s’apparente à une quête dans laquelle il s’agit d’inventer un espace social pour chercher collectivement à exister par soi-même. Cette utopie concrète à travers laquelle les acteurs cherchent à se réaliser personnellement prend la forme d’une action collective dont il s’agit d’écrire l’histoire au quotidien et la mettre en œuvre.

La polysémie du terme "amateur", figure centrale d’un monde du rock, est significative. Le terme renvoie aussi bien à un individu ayant un attachement pour un genre de choses, une personne s’adonnant à une activité pour le plaisir, ou de manière plus péjorative, à une personne manquant de qualifications, de compétences. Ainsi, nos entretiens ont démontré que si le désir d’endosser un rôle actif vis-à-vis de son attachement conduit l’amateur à s’inscrire dans un rapport de production artistique ou culturelle, c’est bel et bien l’expérience de sensations positives et plaisantes qui contribue à renforcer sa détermination et à poursuivre son engagement dans l’activité. À force de tâtonnement, de bricolage, d’adresse, de combine, de créativité, de souplesse ou d’ingéniosité, une "dynamique de familiarisation" conduit l’acteur à développer un ensemble de compétences et de savoirs pratiques afin de participer activement à sa scène musicale. Si cette dimension d’apprentissage peut en de rares occasions mener l’acteur culturel à professionnaliser son attachement au rock, celui-ci reste un amateur qui retire satisfaction de son rapport suivit et régulier avec cette musique, rendant légitime le fait de lui consacrer son temps et son argent. La participation aux activités culturelles d’une scène musicale alternative étant l’expression d’un attachement, consommer la production de cette scène l’est donc tout autant.  

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Bibliographie

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La mesure de l’art. Sociologie de la qualité artistique. Paris : La Dispute.

Le temps des tribus, le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris, Méridiens Klincksiek.

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1990

Rock music. Culture, æsthetics and sociology. Cambridge : University Press.

TASSIN Damien

WHITELEY Sheila

WICKE Peter

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Annexes Mon positionnement par rapport au sujet d’étude Mon intérêt pour la musique remonte à mon enfance, mes parents m’ayant poussé à pratiquer un instrument et à apprendre le solfège très jeune. Je me suis intéressé à la musique rock aux alentours de mes onze ans, en étant surtout influencé par la musique qui passait à la radio. Étant batteur dans la fanfare de mon village, j’ai commencé à prêter attention aux petits groupes de la région, qui m’ont très vite donné l’envie d’avoir un groupe de rock à mon tour. Ce qui fut le cas lors de mes études secondaires. Avec quelques amis proches nous avions formé un groupe, essentiellement de reprises, avec lequel nous avions joué une poignée de concerts.

À mon arrivée à Bruxelles, ma pratique musicale s’est considérablement diminuée, la batterie n’étant pas l’instrument le plus commode lorsque l’on habite en ville. En revanche, ma fréquentation de concerts et mon exploration de la musique rock se sont considérablement accrues. J’ai très vite voulu associer mon intérêt pour la musique et ma formation ihecsienne, en écrivant des chroniques et prenant des photos des concerts auxquels j’assistais pour le webzine Music To Know, ce qui me permettait également d’assister à encore plus de concerts en décrochant des accréditations. À force, je me suis détaché du webzine pour continuer mes chroniques et photos en freelance, ce qui m’a permis de ne plus dépendre d’aide extérieure pour obtenir des accréditations et donc de m’adresser directement aux organisateurs et artistes. Mon implication m’a ainsi permis de côtoyer ce petit milieu alternatif. De manière bénévole, j’ai contribué à la réalisation d’affiches de concerts, de clips pour des artistes et associations, notamment Hexagen et Black Basset Records via la plateforme Tectonic Plates créé avec mon colocataire. Depuis plus d’un an, je joue de la guitare dans le groupe Rince-Doigt dans lequel nous composons une musique mélangeant math-rock et post-rock. Nos affinités avec la scène rock bruxelloise nous ont permis de décrocher de nombreux concerts en Belgique francophone en quelques mois seulement, notamment grâce l’aide de Kuistax Booking, Black Basset Records, Honest House, etc.  

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Description des intervenants Par soucis écologiques, les retranscriptions d’entretiens sont disponibles en ligne à l’adresse suivante : http://implicationmusicale.tumblr.com/ mot de passe : implication musicale

Entretien n°1 : Julien Julien est la personne derrière Kuistax Booking. Il se charge depuis 2012 de monter des tournées européennes et de trouver des dates de concerts en Belgique pour les groupes dont il s’occupe (Petula Clarck, Totorro, Alek & les Japonaises, Mambo…). Après avoir entamé une formation en production de spectacle à l’INSAS, Julien s’est détourné de ces études qu’il estime une perte de temps et estime avoir tout appris sur le terrain.

Entretien n°2 : Jérôme Surnommé Vankou, Jérôme officie dans le groupe punk Black Sheep et le groupe noise Siamese Queens. Avec plus de dix ans d’expérience de scène, Jérôme a multiplié les tournées en Europe et côtoie de nombreux acteurs de la scène punk belge et française.

Entretien n°3 : Clothilde & Didier Clothilde a travaillé à l’ECSA (European Composer and Songwriter Alliance) et officie aujourd’hui en tant que coordinatrice de projets à la FEDEC (Fédération Européenne des Écoles de Cirque Professionnelles). Didier travaille en tant que communication manager chez IMPALA (Independant Music Compagnies Association). Ensemble dans la vie, Clothilde et Didier ont collaboré un temps dans l’association Hexagen pour ensuite monter le microlabel DIY Black Basset Records en 2013 avec lequel ils ont participé à la sortie des albums de neuf groupes (Castles, Quadrupède, MontDoré, Billions of Comrades...)

Entretien n°4 : Erik Erik a pendant de nombreuses documenté la scène alternative belge via son propre fanzine. Il a ensuite fondé en 2004 le webzine Shoot Me Again, afin de donner une

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plus grande visibilité aux artistes alternatifs. Shoot Me Again compte aujourd’hui pas mois de huit membres réguliers et autant de chroniqueurs et photographes occasionels, travaillant tous de manière bénévole.

Entretien n°5 : Florian Florian est l’initiateur de l’association Hexagen qui organise des concerts sur Bruxelles depuis 2010. Initialement quatre mais désormais deux, Hexagen a fait venir de nombreux artistes alternatifs de qualité dans la capitale belge, notamment Peter Kernel, Die ! Die ! Die !, Electric Electric, Marvin, Jessica93…

Entretien n°6 : Eric Eric est l’homme qui se cache derrière l’émission hebdomadaire Kool Strings sur 48FM. Habitué à la radio amateur depuis plus de vingt ans maintenant, Eric consacre chaque dimanche soir à son émission dans laquelle il partage ses coups de cœurs, annonce les concerts alternatifs de la semaine, invite des chroniqueurs, etc. Eric est également bénévole au Magasin 4.

Entretien n°7 : Ben Ben fait partie du noyau central de l’équipe du Magasin 4, salle de concerts bruxelloise réputée, fondée en 2004 et consacrée aux musiques alternatives. Il s’y occupe notamment de la programmation et intervient également régulièrement dans les émissions Kool Strings et Runderground.

Entretien n°8 : Julien Julien est guitariste depuis de nombreuses années, il joue actuellement dans la formation math-rock Mambo et a également officié dans le duo Casse-Brique, l’un des groupes fondateur du collectif liégeois Honest House. En plus d’être musicien, Julien est également ingénieur son. Cette activité l’amène à accompagner de nombreux groupes en tournée, nottament le groupe luxembourgeois Mutiny On the Bounty.

 

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Table des matières

Introduction

1

1.

3

Précisions théoriques 1.1. 1.2. 1.3.

2.

Scènes musicales, mondes du rock et mondes de l’art Le rock alternatif L’amateur rock

Implication musicale collective 2.1. Implication et utopies concrètes 2.1.1. L’engagement dans le rock 2.1.2. Production de soi et création du social 2.2.   Implication et émancipation 2.2.1.   Do It Yourself & Empowerment   2.2.2. Do It Together 2.3.   Implication et communautés esthétiques 2.3.1.   Musique et loisirs   2.3.2. Participation et recherche du plaisir 2.3.3.   Néo-tribalisme  

3 4 6

7 7 7 8   9   9 10 11   11 12 13  

3.   Enquête de terrain 3.1.   Précisions méthodologiques 3.2.   Musique rock et implication 3.3.   Implication et utopies concrètes 3.4.   Implication et émancipation 3.5.   Implication et communautés affinitaires

14   14   15   17   18   21  

Conclusion

25  

Bibliographie

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Annexes

30   30   31  

Mon positionnement par rapport au sujet d’étude Description des intervenants

Abstract

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Abstract

L’existence de scènes musicales alternatives repose sur la ferveur des amateurs qui la composent et s’y impliquent de manière passionnée. À travers une enquête réalisée à partir d’entretiens, cet article vise à analyser les raisons qui motivent les amateurs de musique rock à investir de leur temps, leur argent et leur énergie pour la musique. Plusieurs pistes de recherche sont ainsi explorées : l’implication musicale en tant qu’action collective sous la forme d’une utopie concrète , en tant qu’activité favorisant l’apprentissage de compétences et l’émancipation, et enfin en tant que pratique ludique exercée au sein de communautés affinitaires. Cet article souligne l’importance de l’amateur dont l’attachement à la musique rock conduit celui-ci dépasser un rôle de simple consommateur culturel passif et participer à sa manière aux productions culturelles liées à sa scène musicale.

The existence of alternative musical scenes depends on the eagerness of amateurs that are part of and get involved into those scenes. Through a survey based on interviews, this article aims to analyse the reasons and motivations of amateurs to spend time, money and energy in music. Several research trails are explored: musical involvement as a collective action - a concrete utopia -, as a learning process activity leading to empowerment and finally as a playful practice taking place into affinity communities. This article emphasizes the stature of the amateur figure whose attachment to rock music lead him to overstep passive cultural consumption and take part in cultural productions linked to his musical scene.

Het bestaan van alternatieve muziek scenes hangt af van het enthousiasme van amateurs die deel uitmaken van en betrokken zijn bij deze scenes. Door middel van een survey, gebaseerd op interview, is het doel van dit artikel om de drijfveren en motivaties van amateurs te analyseren om hun tijd, geld en energie aan muziek te spenderen. Meerdere onderzoekssporen worden verkend : muziekaal engagement als een vorm van collectieve actie – een concreet utopia –, als een leerproces leidende tot empowerment en, ten slotte, als een creatieve activiteit die plaatsvindt in affiniteitsgroepen. Dit artikel benadruk de status van het figuur van de amateur wiens binding met de rock muziek hem/haar ertoe brengt om van passieve culturele consumptie af te stappen en actief deel uit te maken van culturele producties, verbonden aan zijn/haar muziek scene.

 

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