Review of Salvador Giner, El origen de la moral. Ética y valores en la sociedad actual.

October 13, 2017 | Autor: Jordi Tena-Sánchez | Categoría: Social Theory, Republicanism, Sociological Theory, Social and Political Philosophy
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Descripción

From discovery to invention

7

Sociological study of academic correspondence Michel Dubois

Les relations d’influence et leurs représentations

43

Stéphane Laurens

L’amour-propre : une analyse théorique et historique

73

Hervé Mauroy

Gouvernance verticale, corruption et clientélisme

105

Le cas de l’aide alimentaire en Inde urbaine Frédéric Landy

Contesting illegitimate situations, reassessing shared norms in contemporary China    133 Isabelle Thireau

Concurrence et division du travail dans le secteur de l’organisation des activités physiques et sportives

161

Revue européenne des sciences sociales

SOMMAIRE

Revue européenne des sciences sociales 2014

Le cas des agents du ministère des Sports en France Marina Honta & Samuel Julhe

Sociologie d’intervention : historique et fondements

European Journal of Social Sciences

191

Denis Bernardeau Moreau

Notes critiques

221

Monique Hirschhorn : Est-il vraiment utile de s’interroger sur l’utilité de la sociologie ? Plus de dix ans de débats   221 Filip Vostal : Towards a social theory of acceleration : time, modernity, critique

235

Comptes rendus de lecture

251

52-2

no 52-2 Librairie Droz S.A. 11, rue Firmin-Massot - CP 389 CH-1211 Genève 12 www.droz.org – [email protected]

Droz ISBN 978-2-600-01866-1

2014

Librairie Droz

Maquette Ingrid Allongé, Paris Relecture & mise en page Ivan Jaffrin, Berlin Caractères typographiques Gill Sans & Joanna, créés par Eric Gill Édition Librairie Droz, Genève www.droz.org Distribution & diffusion Librairie Droz, Genève www.droz.org

ISBN : 978-2-600-01866-1 ISSN : 0048-8046 © Copyright 2014 by Librairie Droz S.A., 11, rue Massot, Genève. All rights reserved. No part of this book may be reproduced or translated in any forms, by print, photoprint, microfilm, microfiche or any other means without written permission.

From discovery to invention

7

Sociological study of academic correspondence Michel Dubois

Les relations d’influence et leurs représentations

43

Stéphane Laurens

L’amour-propre : une analyse théorique et historique

73

Hervé Mauroy

Gouvernance verticale, corruption et clientélisme

105

Le cas de l’aide alimentaire en Inde urbaine Frédéric Landy

Contesting illegitimate situations, reassessing shared norms in contemporary China    133 Isabelle Thireau

Concurrence et division du travail dans le secteur de l’organisation des activités physiques et sportives

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Revue européenne des sciences sociales

SOMMAIRE

Revue européenne des sciences sociales 2014

Le cas des agents du ministère des Sports en France Marina Honta & Samuel Julhe

Sociologie d’intervention : historique et fondements

European Journal of Social Sciences

191

Denis Bernardeau Moreau

Notes critiques

221

Monique Hirschhorn : Est-il vraiment utile de s’interroger sur l’utilité de la sociologie ? Plus de dix ans de débats   221 Filip Vostal : Towards a social theory of acceleration : time, modernity, critique

235

Comptes rendus de lecture

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no 52-2 Librairie Droz S.A. 11, rue Firmin-Massot - CP 389 CH-1211 Genève 12 www.droz.org – [email protected]

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COMPTES RENDUS DE LECTURE

Vincent DESCOMBES, 2013, Les Embarras de l’identité, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 282 p. Jocelyne Streiff-Fénart (Université Nice Sophia Antipolis – URMIS / CNRS / IRD) Dès les premières pages, Vincent Descombes pointe l’essentiel des questions qui constituent l’énigme lexicale de l’identité et les embarras conceptuels qui en résultent. Comment le même terme peut-il désigner à la fois ce qui sert à identifier une personne dans sa singularité (déclinaison du nom propre, contrôle d’identité) et ce qu’elle partage avec d’autres (comme lorsqu’on parle d’identité nationale) ? Comment concilier un premier sens, élémentaire, du mot identité énonçant un état objectif, littéral (l’assertion : c’est untel) et un second sens, que Descombes qualifie de moral, consistant à affirmer l’idée qu’on se fait de soi-même et dont on attend que les autres la respectent (la revendication d’être un X énoncée à la première personne) ? C’est en se penchant sur ce deuxième sens du mot identité comme « identitaire » que Descombes débute son enquête (chap. 1). L’histoire du terme lui-même, les significations qu’il a prises dans les sciences sociales américaines depuis son apparition dans les années 1950, permettent de remonter à la source des incohérences dans les usages contemporains du mot identité : on découvre peu à peu comment en passant du domaine de la philosophie au vocabulaire des sciences sociales (via la psychologie sociale eriksonienne et ses accointances avec l’anthropologie culturelle américaine), la question Qui-suis-je ? en est venue à combiner de façon ambiguë le sens vécu de la continuité du sujet et le sens normatif d’identification à des idéaux et modèles d’un groupe. Ces contradictions tiennent-elles à l’usage abusif du mot identité lorsqu’on l’emploie dans le sens d’identité morale ? Ou sont-elles déjà contenues dans l’acception élémentaire du concept ? Le deuxième chapitre de l’ouvrage s’appuie sur les apports de la philosophie analytique du langage pour examiner les objections d’ordre physique ou logique de l’identité prise dans son sens primitif. Les choses, en particulier les artefacts (comme le vaisseau de Thésée) et les êtres vivants, étant soumises à changement au cours du temps, comment dire qu’elles sont restées les mêmes (argument de la croissance) ? Cette objection peut être levée si l’on admet que l’identité (rester soi-même) ne se résume pas à la matérialité des corps. L’individuation diachronique peut être maintenue si on convient, suivant Wittgenstein, de passer du signe d’identité (=) à l’identité du signe (le nom propre). L’identité n’est pas alors à chercher dans une propriété substantielle de la chose mais dans le référent – de quoi cette chose est-elle le nom ? L’individuation qui

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Comptes rendus de lecture

permet d’affirmer que deux entités séparées dans le temps sont les mêmes dépend du type général de l’objet (un individu, un fleuve, une Nation) auquel on la réfère (ce que Descombes appelle la règle de Geach). Là s’arrête le parallélisme entre les choses ou les animaux et les humains, ces derniers étant les seuls à se poser la question Qui suis-je ? C’est sur cette dimension auto-référentielle de l’identité que se fonde l’acception de l’identitaire, dans son sens subjectif (chap. 3) et collectif (chap. 4). L’identité au sens identitaire est moderne ; elle n’a pu émerger que dans les sociétés complexes dans lesquelles les individus peuvent se rattacher à une multiplicité de groupes et elle a trouvé dans la communauté historique de la Nation la forme politique englobante compatible avec l’idéal d’autonomie de l’individu. Faisant largement référence à Louis Dumont et à Charles Taylor, Descombes souligne les liens entre cette nouvelle conception de l’identité et les progrès de l’individualisme comme idéologie normative détachant l’individu des liens sociaux de son milieu d’origine. L’identité moderne valorise l’autonomisation du Moi comme source morale, individualisée, de la valeur de l’individu en tant qu’être particulier. Son caractère subjectif, construit et réflexif, se manifeste par la crise d’identité, notamment aux passages des âges clés de la vie comme l’avait bien vu Erikson, mais aussi par le fait que l’identité y revêt une fonction expressive. Énoncer son identité (se présenter comme un X) revient simultanément à annoncer le sens d’une action et réciproquement l’action peut être vue comme le contenu pratique du choix d’identité opéré par le sujet. S’agissant des identités collectives (chap. 4), au premier titre desquelles figure la Nation, Descombes observe qu’elles renvoient à des entités historiques, et à ce titre nécessairement changeantes et évolutives. Mais pour pouvoir retracer l’histoire de ces changements, il faut avoir préalablement posé l’identité d’une entité à laquelle les rapporter. On retrouve donc la question des critères d’identité, celle-là même, rappelle Descombes, posée par Aristote : l’Athènes des tyrans est-elle la même cité que l’Athènes démocratique, ou une autre cité qui lui a succédé sur le même lieu ? Pour que la cité d’Athènes reste la même à travers les changements de sa constitution il faut, dit Aristote, que les Athéniens eux-mêmes revendiquent au cours du temps leur appartenance à un Nous que représente la forme civique de communauté politique (la polis) opposé à des voisins dépréciés comme des peuplades (ethnies). Bien que Descombes n’y fasse aucunement référence, ce point de vue philosophique sur les critères d’identité n’est pas sans rappeler les analyses des anthropologues et des sociologues qui ont problématisé l’identité en termes de frontières : l’identité collective se définit par ses limites qui impliquent une organisation des Nous et des Eux en termes de marqueurs contrastifs et de symbolismes culturels (voir notamment, F. Barth [ed.], 1969, Ethnic groups and boundaries, Georges Allen & Unwin, et M. Lamont,  2002, La Dignité des travailleurs, Presses de Science Po). La position de ces frontières et l’ordre normatif qui les Ce PDF ne peut être ni vendu ni diffusé sur Internet. © Librairie Droz S.A.

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soutient n’en sont pas moins l’objet de problématisation, de mise en débats, de crises, propices aux retours réflexifs sur soi et au déploiement de jeux identitaires. Les immigrés et leurs descendant-e-s, figures par excellence du dilemme de l’identité, comme l’avait bien observé Erikson, sont rompus à ces arrangements rusés avec leurs traditions qui permettent de n’être plus le même (idem) tout en se reconnaissant soi-même (ipse). La situation d’incertitude que représente la migration appelle parfois chez eux le type de réponse que Descombes qualifie (p. 95) de « maladroite et intégriste » (l’affirmation de l’unicité de l’identité sous sa forme religieuse), on peut observer toutefois que, dans la plupart des cas, elle se résout par des combinatoires qui peuvent produire des effets paradoxaux, mais aussi des malentendus utiles, discrètement négociés (voir par exemple, N. Guénif-Souilamas, 2000, Des Beurettes aux descendantes d’immigrants nord-africains, Grasset ; C. Autant-Dorier, 2009, « Saisir les identités en mouvement : parenté et histoires de familles turques en migration », Revue européenne des migrations internationales, 25-3, p. 133-151 ; J. Streiff-Fénart, 1994, « Ruser avec la tradition. Le mariage dans les familles maghrébines en France », Projet, 239, p. 57-61). Si l’on peut admettre avec Descombes que le langage de l’identité plurielle est « équivoque » (p. 237), on peut légitimement se demander si ce n’est pas ce caractère équivoque, autorisant une pluralité d’interprétations, qui est la condition du discours identitaire. Il ne s’agit pas ici de plaider pour des conceptions de l’identité (fluide, multiple, construite) que Rogers Brubaker et Frederick Cooper (cités par Descombes, p. 52 et suiv.) qualifient de « molles », mais de l’envisager à travers ses expressions, notamment discursives. Force est alors de constater que les prises d’identité des individus dans les nations modernes jouent de la pluralité des registres du Nous auxquels ils peuvent se référer pour marquer la différence avec les autres, pertinents dans un contexte donné. On regrettera à ce propos que l’analyse subtile de Descombes ne réserve que peu de place aux effets de l’interaction sur la sémantique du Nous. Descombes ne l’envisage que sous l’angle des revendications d’identité (le droit à la différence, le multiculturalisme) en laissant dans l’ombre ce que ces revendications doivent aux assignations d’altérité par les majoritaires. Or l’identité ne se manifeste pas seulement comme demande de reconnaissance d’une spécificité, mais aussi comme maintien imposé de la différence. Dans les systèmes sociaux structurés par un rapport de pouvoir asymétrique, le pouvoir de nommer est inégalement réparti et les catégorisations qui visent les Autres minoritaires livrent simultanément des définitions du Nous majoritaire. Ce processus a été particulièrement mis en évidence dans l’étude du racisme tel que l’a problématisé Colette Guillaumin. Lorsqu’on l’envisage comme un rapport de position entre un majoritaire non marqué et un minoritaire marqué du sceau de la différence, la race en tant que signe de la différence non changeable, est le signe de l’identité du majoritaire (voir Colette Guillaumin, 2002, L’Idéologie raciste, Gallimard).

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Le même type d’analyse peut s’appliquer à la catégorie de national. Analysant un corpus de lettres de lecteurs, Paul Wald a montré comment l’identité nationale se construit réflexivement à partir de la catégorisation de l’Autre que représente le Juif (voir P. Wald, 1994, « Juifs et Hongrois. Constitution discursive des catégories sociales dans un corpus de courrier des lecteurs », Sociétés contemporaines, 18-19, p. 101-119). Les catégories de Juif et de Hongrois peuvent tantôt se situer en opposition privative (l’ensemble Hongrois englobant une sous-catégorie de Juifs marquée par une origine étrangère), tantôt en relation d’équipollence (les Hongrois s’opposant aux Juifs comme deux catégories mutuellement exclusives). Le choix de se situer dans l’une ou l’autre catégorie manifeste simultanément une option pour un système de rapports sociaux. Dans le contexte français actuel, la généralisation des désignations « issus de » (de l’immigration ou, selon une formulation récente et encore plus euphémisée, de la « diversité »), vient donner en creux la définition de ce qu’est un vrai français, un français prototypique, celui dont les caractères sont « non marqués » parce qu’homogènes au « Je » du sujet social. La Nation moderne constitue certes, comme y insiste Descombes, une forme politique englobante et indivisible, néanmoins sa position et ses limites, lorsqu’elle est actualisée dans les discours identitaires, sont plus ambiguës. Ces remarques viennent souligner l’écart entre l’analyse grammaticale de l’identité telle que la propose Descombes et les enseignements empiriques tirés de l’observation de ses expressions en contexte. Questionnant la légitimité du concept, l’approche philosophique de Descombes vise à mettre en évidence des apories logiques dans la conception relativiste ou pluraliste de l’identité, là où les observations in situ des expressions de l’identité collective mettent plus l’accent sur les usages stratégiques, symboliques ou pragmatiques des références à des Nous et des Eux dans le cours des interactions sociales. Loin d’être un obstacle à la communication entre disciplines, la mise en perspective de ces différents points de vue invitent à considérer sous un angle nouveau des questions de société (sur le multiculturalisme, l’identité nationale, l’Europe) abordées généralement par la sociologie, l’anthropologie ou la science politique. De façon plus fondamentale, le détour par la philosophie permet d’enrichir par une argumentation complexe mais accessible aux non philosophes, les débats sur les us et abus du constructivisme dans les sciences sociales, sur les pièges de l’anti-essentialisme ou sur les confusions entre groupes réels et groupes nominaux. C’est dire à quel point les pistes de réflexion proposées dans cet ouvrage offrent une réelle occasion de débat interdisciplinaire.

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Hans-Peter MÜLLER, Steffen SIGMUND (Hrsg.), 2014, Max Weber-Handbuch. Leben – Werk – Wirkung, Stuttgart, Weimar, Verlag J.B. Metzler, 436 p. Christian Papilloud (Martin-Luther-Universität Halle-Wittenberg – Institut für Soziologie) À l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de Max Weber, Hans-Peter Müller et Steffen Sigmund ont convoqué plus d’une quarantaine d’auteurs pour célébrer cet événement sous la forme d’un ouvrage collectif conçu comme une petite encyclopédie. Ce volume se compose de cinq parties. La première porte sur le contexte biographique de son œuvre. La seconde résume ses concepts les plus importants par ordre alphabétique. La troisième partie propose une classification de l’œuvre de Weber – elle suit le plan des œuvres complètes éditées chez Mohr et Siebeck. La quatrième partie est une discussion en dix tableaux dont l’objectif est de mettre en dialogue l’œuvre de Weber avec quelques grands thèmes sociologiques contemporains. Enfin, la cinquième partie est composée des annexes et des index du volume, complétés d’un tableau chronologique de la vie de Weber ainsi que de la liste des contributeurs de ce collectif. 1. « Biographie : Personne et Œuvre ». Cette première partie, rédigée par les éditeurs du volume, introduit à la vie de Weber et aux grands axes de son œuvre. Elle s’ouvre sur la Première Guerre mondiale et la trace qu’elle laissera dans la vie de Weber, désormais convaincu que le quotidien des sociétés européennes modernes est marqué par le conflit et la lutte permanente pour la domination (p. 2). Weber perçoit son avenir d’intellectuel dès l’âge de quinze ans, même s’il avouera qu’il lui aura fallu une existence entière pour mûrir son projet. Cette existence est marquée dès l’enfance par la maladie – une méningite à l’âge de quatre ans, puis la névrose qui interrompra à plusieurs reprises sa carrière académique et son engagement politique. Weber passe sa thèse de doctorat en 1889 chez Levin Goldschmidt sur le développement de la responsabilité solidaire des villes commerçantes libres dans les États d’Italie. Il obtient sa thèse d’habilitation en 1891 sur l’histoire des régimes agricoles dans l’Empire romain. Marié en 1893 avec Marianne Schnitger – une relation intellectuelle et politique intense qui résistera aux excursions érotiques de Weber auprès de Maria Tobler et surtout d’Else Richthofen-Jaffé  –, il connaît une ascension fulgurante dans le monde académique. Professeur extraordinaire de droit commercial et de droit allemand à l’université de Berlin, il occupe trois ans plus tard (1896) la prestigieuse chaire de Karl Knies en économie politique (Nationalökonomie) à Heidelberg. Une dispute violente avec son père en 1897 vient brutalement interrompre sa carrière. Son père décède en 1898 sans avoir pu se réconcilier avec son fils, ce qui plonge Weber dans une violente dépression qui le tiendra éloigné de l’université jusqu’en 1904. La maladie fut-elle « une chance » (p. 4) ? Elle lui laisse en tout cas une grande liberté et du temps pour voyager et écrire. Dès son retour sur la scène académique, Weber publie ses célèbres articles sur l’objectivité de la connaissance et l’éthique protestante – deux véritables bien culturels de l’Allemagne wilhelmienne qui vont susciter de très nombreux débats, d’une part sur le problème des valeurs en sciences sociales, d’autre part sur les Ce PDF ne peut être ni vendu ni diffusé sur Internet. © Librairie Droz S.A.

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affinités électives du protestantisme et du capitalisme. Membre de la société allemande de sociologie en 1909, Weber interrompt son travail académique en 1914 pour servir comme officier de réserve à l’hôpital de Heidelberg. Après avoir accepté de reprendre la chaire de Lujo Brentano à Münich (1919), il meurt d’une infection pulmonaire mal soignée en 1920. Il a eu le temps de préparer une partie d’Économie et Société pour la publication. Mais comme le remarquait Karl Jaspers, l’œuvre de Weber reste en grande partie inédite, au point qu’on se demande alors comment Weber a pu représenter le fleuron allemand des sciences sociales (p. 7). Ces doutes seront vite balayés, puisque dès 1922, Marianne Weber entreprend de publier les éléments de l’archive privée de son mari. Elle sera rejointe par Johannes Winckelmann, puis par Horst Baier, Mario Rainer Lepsius, Wolfgang J. Mommsen, Wolfgang Schluchter, et plus récemment Gangolf Hübinger. En Amérique du Nord et en France, les premières traductions et introductions à l’œuvre de Max Weber apparaissent dès les années 1930. Dans le classement des vingt ouvrages de sociologie les plus marquants du xxe siècle établi par l’association internationale de sociologie en 1998 figurent deux œuvres de Max Weber, L’Éthique protestante et Économie et société. Jaspers devait pourtant avoir raison : au fur et à mesure de l’avancement des œuvres complètes de Weber (MWG), l’impression qui domine est celle d’une œuvre très fragmentée. Müller et Sigmund esquissent d’ailleurs un découpage généalogique en trois parties qui fait écho à la structuration de la MWG : a) Weber spécialiste de l’antiquité (1889 à 1898), b) les écrits qui préparent à la fondation de la sociologie compréhensive (1904-1910), c) Économie et société et les écrits sur l’éthique économique et les religions du monde (1910-1920). Si on peut ainsi mieux appréhender l’œuvre de Weber, il ne faut pourtant pas y voir un système. Ou pour le dire dans les termes plus directs des éditeurs : « Il n’y a pas de théorie chez Weber » – et c’est ce qui en fait une œuvre unique (p. 26 et suiv.). 2. « Concepts ». La seconde partie de l’ouvrage présente les quarante et un concepts les plus importants de Weber. Ces concepts sont rangés par ordre alphabétique : travail et profession, relation (sociale), bourgeoisie, bureaucratie, charisme, désenchantement et sécularisation, expliquer et comprendre, éthique (de la conviction et de la responsabilité), argent, communauté(s) et société(s), agir et action, type-idéal, idée et intérêt, lutte et conflit, capitalisme, classe et statut, culture, possibles existentiels, conduite de vie, légitimité, pouvoir et domination, marché, objectivité, ordre, parti, politique, protestantisme (ascétique), rationalité rationalisation rationalisme, droit, représentation, religions (du monde), fermeture (sociale), sens, ville, association et exploitation (au sens d’entreprise économique, d’industrie), valeur(s), discussion sur les valeurs et conflit de valeurs, sphères de valeurs et ordres de vie, jugement de valeur, économie. Chaque concept est brièvement décrit dans le contexte de l’œuvre (entre une et cinq pages par concept, courte bibliographie récapitulative incluse). Le trait qui domine l’ensemble de ces articles et celui de l’absence d’une définition arrêtée des concepts que Weber propose, si bien que l’on peut hésiter à parler de « concepts » au sens fort. Weber

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y voyait plutôt un ensemble de jalons pour guider sa pensée et celle de ses lecteurs, un travail préparatoire à une éventuelle conceptualisation qui devait venir plus tard, mais qu’il n’aura pas le temps d’achever. Aussi, certains concepts sont plus aboutis que d’autres  –  par exemple le charisme, la bureaucratie, la domination, la bourgeoisie, la rationalisation, qui apparaissent d’ailleurs régulièrement dans la littérature secondaire, sont mieux délimités. D’autres restent par contre à l’état d’ébauche. Ce n’est pas seulement le cas de la différence entre travail et profession/vocation, qui reste très floue dans l’œuvre de Weber (p. 31-33). Des concepts plus célèbres sont également concernés. Ainsi en va-t-il par exemple du concept de relation sociale, qui prend une place très importante au sein de l’œuvre de Weber, importance qui s’estompe toutefois progressivement à mesure que Weber formule sa sociologie compréhensive, où l’action sociale domine et s’imposera finalement comme le concept le plus important de la doctrine catégorielle de Weber (p. 34). Il en va de même pour la différence entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité, qui ne se différencient véritablement que dans le cadre des propos de Weber sur le champ politique (p. 52-53). À la lecture de la description de ces différents concepts, on comprend mieux l’enchaînement des niveaux de la réflexion de Weber sur la société, comme par exemple le niveau des relations, où les choses prennent forme, et le niveau des ordres sociaux, où ces formes deviennent de véritables institutions sociales. Les auteurs parviennent également – et vu l’espace restreint qui est octroyé à la présentation de ces concepts, c’est une véritable performance – à pointer de manière brève mais précise les principaux usages que la littérature secondaire a fait de chaque concept. 3. « Œuvres et groupes d’œuvres ». Cette troisième partie est divisée en six rubriques, chacune d’entre elles étant structurée selon un principe analogue. Il s’agit de faire le point sur le contexte dans lequel les écrits principaux de Weber ont vu le jour – exposés dans l’ordre chronologique de leur parution, seuls les plus typiques sont commentés. Les auteurs en présentent les thèses principales avant de s’attacher à leur influence. Une courte bibliographie clôt la présentation. La première rubrique regroupe les œuvres de Weber qui relèvent de l’histoire sociale et économique de l’Antiquité et du Moyen Âge (p. 157-177). On y trouve une présentation des thèses de doctorat et d’habilitation de Weber, ainsi qu’une description de son écrit sur les causes sociales du déclin de la culture antique et sur les régimes agraires au Moyen Âge. La seconde rubrique concerne les constitutions allemandes et européennes dans leurs rapports aux domaines de la politique, de l’économie et du social (p. 178-221). On y trouve les écrits sur les ouvriers agricoles du Nord-Est de l’Allemagne, sur la bourse, la Révolution russe de 1905, la psychophysique du travail industriel, la politique et la Première Guerre mondiale, le redressement de l’Allemagne après 1914-1918, enfin la science et la politique comme professions/vocations. La troisième rubrique porte sur les écrits méthodologiques de Weber, avec la logique et la méthode des sciences sociales, la sociologie compréhensive et le jugement de valeur, enfin l’objectivité des sciences sociales et politiques (p. 222-239). La quatrième rubrique expose les écrits

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sur la religion (p. 240-286). On y trouve les œuvres sur l’éthique protestante, l’éthique économique des religions du monde, le confucianisme et le taoïsme, l’hindouisme, le bouddhisme et la religion juive de l’Antiquité. La cinquième rubrique est dédiée à Économie et Société ainsi qu’aux écrits de Weber sur les communautés – dont les communautés religieuses –, la sociologie du droit, la domination et la ville (p. 287-328). Enfin, la sixième rubrique fait le point sur les fondations rationnelles et sociologiques de la musique puis se termine par une description de la correspondance de Weber (p. 329-348). Cette troisième partie est la plus fournie de l’ouvrage, sans doute aussi la plus exigeante pour le lecteur qui prend langue avec l’œuvre de Weber. Si les auteurs ont fait un louable effort pédagogique pour rendre la présentation des moments cardinaux de cette œuvre aussi accessible que possible, il faut reconnaître que l’ampleur des travaux de Weber est si considérable que chaque article exige un patient travail de lecture. Il faut y investir un temps certain pour pouvoir saisir non seulement le message délivré par ces œuvres, mais encore la progression de l’ensemble vers les considérations sur l’économie et la société modernes. Cet effort permet de gagner un regard informé sur la systématicité de la réflexion de Weber d’où se dégage le plan d’ensemble d’une pensée qui s’affine dans le temps. C’est sans doute la partie de l’ouvrage la plus déterminante pour comprendre l’originalité du regard de Weber – par exemple l’originalité de son regard sur l’économie, qui contraste avec les considérations d’un Karl Marx, mais aussi sa manière d’appréhender la religion et le couple magie-religion que dans le monde francophone on pourra rapprocher et comparer à la contribution d’Émile Durkheim et des durkheimiens. 4. « Discussion ». La quatrième partie est un ensemble de dix contributions destinées à établir un dialogue entre les thèses principales de Weber, les problèmes de société contemporains et les questions actuelles de sociologie. Dans « De la modernité occidentale à la modernité multiple ? » (p. 349-353), Thomas Schwinn montre que la sociologie historique de Weber ne débouche pas sur une proto-théorie de la globalisation. Même si elle permet de dégager des dimensions macro-sociologiques ou transnationales, la « société-monde » de Weber reste fragmentaire. « La bureaucratie comme destin ? » (p. 354-361) représente pour Frank Meier et Uwe Schimank l’occasion de remarquer que si la recherche sociale sur les organisations s’est tôt revendiquée de Weber – à tort, selon eux –, elle débouche sur une conception de l’organisation presque contraire à celle qui se détache des analyses wébériennes de la bureaucratie. En effet, Weber voit la bureaucratie comme une machinerie qui fonctionne de mieux en mieux et qui dicte aux acteurs le sens de leur vie. Les sociologues des organisations voient au contraire l’organisation comme un ensemble complexe de fonctions qui ont du mal à cohabiter. Que faut-il en conclure ? Que les organisations ne fonctionnent pas si bien que cela et que les acteurs leur échappent ? Ou que parce qu’elles ne fonctionnent pas bien, la vie quotidienne des acteurs est d’autant plus menacée ? Andreas Anter revient sur la manière dont Weber dépeint l’État-nation pour dire dans « Globalisation et européanisation : transformation de l’État-nation » (p. 361-364) que son

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analyse reste actuelle. L’État-nation est un modèle rare, élaboré dans l’Occident continental, que l’on ne peut pas exporter clefs en main dans d’autres cultures. « Gouvernementalité et gouvernance » donne un aperçu des usages de la sociologie de la domination de Weber aujourd’hui, signé Wolfgang Fach (p. 365-367). Fach prend la domination dans le cadre de la bureaucratisation de la vie sociale pour pointer l’émergence de modèles de gouvernance qui empêchent de plus en plus l’action de l’État. Dans « Renaissance de la religion », Martin  Endreß se penche sur ce qu’il reste aujourd’hui des thèses de Weber au sujet du désenchantement du monde moderne (p. 368-375). Endreß conclut que le regard de Weber sur la religion reste d’une grande actualité, car s’il y a bien sécularisation de la structure sociale, la religion n’en continue pas moins d’influencer empiriquement l’action et le sens que les acteurs donnent à leur existence. Si ces sources de sens viennent à manquer, alors il est presque inévitable selon Weber que les acteurs ne parviennent plus à rationaliser leur dépravation matérielle, autrement dit que le « Capitalisme occidental » dont nous parle Johannes Berger (p. 375-383) entre en crise et provoque la crise des sociétés modernes. Dans « Droit et société » (p. 383-388), Hubert Treiber montre comment il est possible de s’inspirer de la conception wébérienne des institutions publiques pour aborder un problème aussi complexe que celui des institutions européennes contemporaines. Joachim Fischer revient à l’origine des concepts de « Bourgeoisie et art de vivre bourgeois » pour montrer comment thématiser ce qu’il considère comme la révolution bourgeoise allemande de 1989, marquée par le déclin inexorable des régimes socialistes (p. 389-393). Günter Voß renoue avec l’un des thèmes de prédilection de Weber, à savoir « Travail, profession et force de travail » (p. 393-398) pour examiner leurs transformations contemporaines. Cette partie se termine avec l’article de Heinz-Elmar Tenorth intitulé « La “noblesse de notre nature” ». Il traite de Max Weber comme éducateur, en particulier comme conseiller du politique, et élargit son propos à l’examen du sens de la « Bildung » (scolaire et extra-scolaire) aujourd’hui (p. 399-408). Cet ouvrage s’impose comme un manuel à la fois riche et utile qui, sans prétendre vouloir tout dire sur Weber, ne se limite pas à une simple introduction. Les éditeurs se sont assigné une tâche difficile, puisqu’il ne s’agit ni d’un livre destiné prioritairement aux débutants, ni d’un livre adressé aux seuls spécialistes. Ils ont parfaitement tenu cette ambition grâce à un découpage à la fois pédagogique et progressif, où l’on passe en quelque sorte du vocabulaire de base aux axes principaux qui font la cohérence de l’œuvre de Weber, avant de déboucher sur les commentaires qui permettront au lecteur d’aller plus loin et d’interroger à son tour Weber à la lumière de l’actualité sociale ou sociologique.

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Antoine VAUCHEZ, 2014, Démocratiser l’Europe, Paris, Seuil, « La République des idées », 97 p. Olivia Leboyer (IEP de Paris – PACTE) En 2013, dans L’Union par le droit : l’invention d’un programme institutionnel pour l’Europe (Paris, Presses de Sciences Po), Antoine Vauchez soulignait l’existence d’une « Communauté de droit », constituant le point d’ancrage d’une multiplicité d’investissements différenciés dans l’institutionnalisation d’un ordre politique européen. C’était une nouvelle métaphysique de l’Europe, construite par petites touches, à partir des points de vue croisés des institutions, qu’il s’agissait ainsi de mettre en lumière. Avant même d’être une œuvre économique, les Communautés européennes originaires (la CECA, la CEE et la CEEA) pouvaient être appréhendées comme une version communautaire de l’État de droit. L’analyse n’avait rien de normatif, mais s’attachait à saisir les rouages et la logique d’une entreprise collective. Paru en février 2014, le nouvel essai d’Antoine Vauchez, au titre plus percutant, Démocratiser l’Europe, propose de nouvelles pistes de réflexion. Le constat est simple : l’Europe connaît une crise démocratique. Les résultats des dernières élections parlementaires européennes en témoignent. Les responsables des partis politiques européens peinent encore à éveiller, chez les citoyens, un sentiment d’appartenance. Comment démocratiser l’Europe ? C’est cette question pratique que l’auteur soulève. En premier lieu, le sentiment de distance éprouvé par les citoyens tient à une difficulté à se représenter l’Europe telle qu’elle est, conditionnés qu’ils sont par les catégories de la politique nationale. La représentation n’est pas la même au niveau européen, où les lieux vides du pouvoir ne favorisent pas la constitution d’une élite politique clairement identifiable. « Les partis politiques européens », « le Parlement européen », « la citoyenneté » ou encore « la démocratie représentative » sont certes des concepts séduisants, mais ils peinent à décrire précisément la réalité européenne. Or, si les outils linguistiques sont inadéquats, c’est toute la réflexion qui se trouve bloquée. Aussi est-il indispensable de saisir au plus juste les logiques de la construction européenne. Pour l’auteur, ce n’est pas du seul Parlement que viendra la démocratisation de l’Europe. Ce n’est pas non plus l’opération électorale à elle seule qui garantit automatiquement la légitimité. La Cour de justice, la Commission européenne et la Banque centrale – institutions indépendantes sans doute moins connues des citoyens –, constituent aussi un relais essentiel dans l’expression de l’intérêt général. C’est ce triptyque d’institutions indépendantes, laissées jusqu’à présent dans l’angle mort de l’analyse, que l’ouvrage nous invite à considérer avec une attention nouvelle. Intitulé « Une démocratie Potemkine ? », le premier chapitre entend montrer qu’il faut se garder d’appréhender l’Europe sous le seul prisme avantageux de la démocratie représentative. La métaphore des façades russes en carton-pâte éclaire le danger qu’il y a à employer des concepts creux. User d’une rhétorique séduisante mais sans rapport direct

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avec la réalité de l’Europe ne peut qu’entretenir la confusion. Et reprendre la terminologie servant à désigner les institutions nationales constitue une solution de facilité qui contribue à donner de l’Europe une image déformée. Le second chapitre, « l’Europe entre indépendance et expertise », s’attache à décrire la polis européenne, dont l’existence doit beaucoup à des institutions clés : la Cour de justice, l’Administration, la Banque centrale, entre autres agences de régulation. Moins emblématiques que le Parlement ou la Commission, ces institutions n’en jouent pas moins un rôle capital. Leur fonctionnement a permis l’émergence d’un nouveau type de légitimité politique, extérieur au lien électoral comme aux passions partisanes. Le régime politique européen ne peut en effet se réduire à la projection des démocraties nationales. C’est avec la mise en place du Marché commun, au carrefour des décisions de la Cour de justice et des règlements administratifs de la Commission, qu’une autorité politique européenne est née. Par leur indépendance et leur expertise, ces institutions deviennent de fait la matrice d’un nouveau type de légitimité politique. Dès son avènement, l’Europe s’est construite selon une politique du Marché commun rythmée par les avancées de la Cour ou de la Commission. L’idée européenne se déploie ainsi sur un temps long, qui n’est pas réductible aux calendriers électoraux. Pour l’auteur, c’est aux trois institutions indépendantes d’inventer le nouveau lexique de la légitimité politique européenne. Il s’agit là, pour la Cour de justice, la Commission européenne et la Banque Centrale Européenne, d’un véritable mandat impératif, fondé sur l’indépendance statutaire de ces institutions. N’étant pas liées par la politique diplomatique et partisane, elles se rapprochent de l’esprit communautaire des Pères fondateurs. Une légitimité acquise par l’expertise, et non par l’élection, produit ainsi de nouveaux types de serviteurs de l’Europe, comme le banquier européen. Il y a là une autre approche de la légitimité, qui s’arc-boute sur les concepts de compétence et de raison. Le troisième chapitre, « La crise d’indépendance de l’Europe », souligne la responsabilité de plus en plus décisive qui incombe à ces nouvelles élites, à la tête des trois institutions indépendantes. En pleine crise de la zone euro, c’est ainsi au président de la Cour de justice, Vassilio Skouris, et à l’ancien vice-gouverneur de la BCE, Lucas Papademos, qu’il est revenu la tâche essentielle de rétablir la confiance, et non à un dirigeant politique comme le premier ministre grec Georges Papandréou, lequel s’était montré impuissant. Ces nouvelles élites voient leur autorité renforcée par les conditions de nomination de leurs membres. Fruits d’équilibres politiques et géopolitiques, elles satisfont au besoin de représentativité. D’une certaine manière, les trois institutions indépendantes possèdent donc bien une dimension politique. Il n’est pas jusqu’à leurs domaines d’intervention qui témoignent de leur poids politique respectif. La Cour, la Banque centrale et la Commission ont pesé sur des questions qui relevaient classiquement des compétences exclusives des États, comme le budget ou le droit du travail. Ou plus précisément, elles n’ont pas eu à affronter de contrepoids. Dès lors, leurs compétences ont connu Ce PDF ne peut être ni vendu ni diffusé sur Internet. © Librairie Droz S.A.

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un accroissement constant. Peut-on, pour autant, parler d’un gouvernement des juges ? Paradoxalement, le rôle politique des trois institutions indépendantes se trouve bloqué par certaines initiatives, comme le Traité de Lisbonne qui réduit pourtant le contrôle exercé par les États sur les procédures de nomination des juges et des banquiers centraux. Pour l’auteur, cette nouvelle élite européenne, dont les membres pourraient apparaître en hommes d’États providentiels, fait plutôt l’objet d’un déni. La dimension politique des trois institutions indépendantes n’est pas suffisamment reconnue. Tout se passe comme si l’on avait enveloppé ces institutions d’une « cape d’invisibilité politique » (p.62). Or, insister sur la dimension technique et apolitique de ces institutions, comme le font à l’envi les médias, reviendrait à les présenter comme une sorte d’élite saint-simonienne, détachée des attaches politiques. La réalité est tout autre. Les États ont en effet conservé le monopole de la nomination de leurs juges, banquiers et commissaires. Le quatrième chapitre reprend le titre de l’ouvrage, « Démocratiser l’Europe ». Le constat dressé, il s’agit de passer aux prescriptions. La citoyenneté européenne, les droits fondamentaux ou encore les valeurs européennes, sont autant de questions qui dépendent désormais étroitement de la Commission, de la Cour de justice et de la BCE, et qui semblent bien constituer la clé de voûte de l’Union européenne. Comment les faire entrer, de manière visible, dans le champ politique ? Dorénavant, l’importance politique des décisions en matière judiciaire, administrative et monétaire ne saurait être occultée. C’est bien un mandat politique qu’il revient aux trois institutions d’assumer. Pour définir précisément ce mandat, les communautés savantes ont un rôle à jouer. Les Livres blancs, produits en abondances, doivent ainsi être lus avec une attention critique. Enfin, il importe de mettre en évidence la dimension représentative des trois institutions indépendantes, qui ne peuvent être réduites à leurs seuls aspects techniques. Pourquoi n’y aurait-il pas, au sein de ces institutions, des représentants des syndicats ? Sur le plan international, la question d’une meilleure représentativité se pose également. Ainsi des débats sur la parité au sein de la Cour pénale internationale. S’interroger sur les conditions d’une plus grande représentativité, sexuelle comme socio-professionnelle, de ces institutions, permettrait de renforcer la légitimité de l’Union européenne. Il s’agit, au-delà, de réfléchir au contenu de cet intérêt général qu’il revient à l’Europe d’incarner. Entre indépendance et expertise, ce trio institutionnel ne conduirait pas à une Europe comme « lieu vide » du politique, mais permettrait d’établir un jeu concurrentiel d’institutions porteuses de légitimités plurielles. Ces institutions indépendantes ne devraient d’ailleurs pas renoncer à la représentativité, bien au contraire. Pour incarner l’esprit européen, le pluralisme et l’ouverture seraient les meilleurs garants. Si l’Union européenne s’est en grande partie construite par le droit, son fondement demeure d’ordre spirituel.

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Werner REUTTER (Hrsg.), 2012, Verbände und Interessengruppen in den Ländern der Europäische Union, 2., aktualisierte und erweiterte Auflage, Wiesbaden, Springer, 863 p. Elia Bosco (Université de Turin – DPCS) Onze ans après sa première édition (Verbände und Verbandssysteme in Westeuropa, Opladen, Leske & Budrich, 2001, 480 p.), cette enquête fondamentale sur l’organisation des intérêts et les structures associatives de l’Union européenne (UE) est reproposée par l’un de ses deux maîtres d’œuvre originaires (l’autre étant Peter Rütters) dans une version augmentée et mise à jour. Le livre comporte une introduction de Werner Reutter (p. 11-54), vingt-sept chapitres portant sur autant de pays (le 28e pays membre de l’UE, la Croatie, y est entré en 2013) et un texte final sur les agencements et les médiations qui s’opèrent à Bruxelles rédigé par Rainer Eising (p. 837-860). Un même schéma analytique unit les différentes contributions dans lesquelles les auteurs combinent une démarche de type historique avec les outils habituels de la recherche sur l’associationnisme, dont, notamment, ceux issus de la théorie néo-corporatiste. C’est ainsi que chaque chapitre commence par décrire l’assise juridique du modèle d’organisation du pays étudié en prenant soin d’en rappeler la formation. Sont ensuite dénombrées les associations œuvrant dans ces mêmes pays selon leurs domaines d’activité, des plus traditionnels (tels que l’agriculture et le marché du travail) aux plus récents (environnement et « troisième secteur »). Chacun des chapitres s’achève par l’examen des liens que ces associations ont noués avec les gouvernements nationaux et les institutions européennes. À la base de ce schéma figure l’idée, qui remonte à Alexis de Tocqueville, selon laquelle les fonctions remplies par les associations ont participé à la démocratisation des sociétés modernes et, comme l’assure Werner Reutter, « peuvent contribuer à l’affermissement et à la stabilité des démocraties actuelles » (p. 11). En effet, l’organisation des intérêts entraîne l’agrégation des demandes des citoyens et une certaine discipline de la participation politique. Il ne fait aucun doute que, envisagée de la sorte, l’organisation des intérêts a joué un rôle considérable dans l’établissement des États européens, du début du xixe siècle à la Première Guerre mondiale. Au cours de la période suivante, jusqu’aux années 1960, un écart s’est creusé entre les États de l’Europe orientale et les autres. Les premiers sont passés par l’expérience de régimes fascistes ou autoritaires (à l’exception de la Tchécoslovaquie jusqu’en 1938), pour faire partie ensuite du bloc soviétique. Du côté occidental, on a assisté à un renforcement des structures des intérêts, et plusieurs pays, hormis le Portugal, l’Espagne et la Grèce, ont évolué vers un ordre de type, grosso modo, « corporatiste libéral ». Cette configuration est due au fait que dans ces pays les conflits découlant des grands clivages socio-culturels ont été résolus ou, tout du moins, limités. À cet égard, les exemples ne manquent pas, qu’il s’agisse d’abord des conflits de classe et religieux, ou ensuite des conflits découlant des clivages ville/campagne et centre/périphérie.

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En Belgique, une séparation de longue date entre les milieux catholique et laïco-socialiste a ainsi amené à la formation, et, par la suite, à la « coexistence pacifique », de deux aires d’intérêts (appelées « colonnes ») composées d’un épais réseau d’organisations (syndicats, assurances, coopératives, etc.). Ces dernières constituent le support d’un modèle corporatiste qui a peu changé depuis les années 1920 (Marc Hooghe, p. 55-74). La Hollande toute proche est typique d’une « démocratie de concordance » (d’après Arendt Lijpart) solidaire dès 1917 d’un système corporatiste reposant sur quatre colonnes : protestante, catholique, socialiste et libérale (Ralf Kleinfeld, p. 477-520). L’Allemagne de l’Ouest, pays aux nombreuses religions, a surmonté les divisions de l’époque guillaumienne et weimarienne grâce au modèle politico-institutionnel qu’elle a bâti au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Celui-ci se compose de deux grands partis interclassistes et interconfessionnels (SPD et CDU/CSU), d’un syndicat unitaire et d’une structure des intérêts qui, tout en présentant des aspects de « pluralisme tempéré », a engendré des formes achevées de concertation (Werner Reutter, p. 129-164). En revanche, dans l’Italie républicaine, l’aire catholique et celle de la gauche communiste et socialiste ne sont pas parvenues à des modes comparables de « pacification », tout en ayant mis en place une cohabitation à la fois instable et durable. Conjointement à la fragmentation des organisations syndicales et entrepreneuriales, ceci explique que des structures corporatistes explicites n’ont pu y voir le jour. La pratique de la concertation n’en a pas moins connu un développement dans les années 1990 ; pratique qui est aujourd’hui en crise à cause de l’affaiblissement des syndicats et de leur détachement des partis politiques (Marco Trentini et Massimo A. Zanetti, p. 345-370). Dans les États de l’Europe septentrionale à religion protestante majoritaire, notamment en Suède (tout comme en Norvège, pays non membre de l’UE), il n’y a pas eu de véritable concurrence entre le mouvement ouvrier et les mouvements évangéliques dont l’apport à l’édification de ces États a été déterminant (Norbert Götz, p. 641-670). Dans ces contrées, il faut remarquer que se sont constitués des systèmes corporatistes d’inspiration socialdémocrate, solides et centralisés, alors qu’au Royaume-Uni, pays également protestant, l’organisation des intérêts est fortement fragmentée (Jürgen Plöhn, p. 275-316). Le parcours de la France, quant à lui, a été original. Suite à l’abolition des corps intermédiaires (c’est-à-dire des corporations) en 1791 (loi Le Chapelier), l’État a conservé longtemps sa prééminence sur les associations. Cela n’a toutefois pas empêché l’implication progressive de ces dernières à tous les niveaux du processus décisionnel (Eckhard Heidling, Arnaud Mias et Marc Milet, p. 211-246). Le développement de ces modèles d’ordre a atteint son apogée entre les années 1950 et 1970 correspondant à l’« âge d’or » du capitalisme welfariste continental. Ce système a dû faire face très tôt à trois défis : l’offensive du néolibéralisme, la montée de la mondialisation et l’accélération de l’intégration européenne. Ces changements ont déprimé les structures corporatistes dans presque tous les pays concernés. Cela est confirmé par une série Ce PDF ne peut être ni vendu ni diffusé sur Internet. © Librairie Droz S.A.

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de faits, dont l’expansion du pluralisme associationniste, l’affaiblissement de la concertation collective ainsi que de ses acteurs (syndicats et entrepreneurs), et la dégradation des rapports entre les associations et les partis politiques avec, notamment, l’émergence de nouvelles organisations de nature lobbyiste plus spécialisées et plus professionnelles que les associations traditionnelles. Ces tendances sont à l’origine de nombreuses ruptures de continuité, à commencer par celles qui se sont produites en Allemagne dans le domaine des relations industrielles et, après les réformes du gouvernement Gerhard Schröder, dans celui des politiques sociales et du marché du travail. C’est l’accélération de l’intégration européenne qui a eu le plus de conséquences sur l’organisation des intérêts, comme le souligne Rainer Eising dans son chapitre, du fait de l’« intrusion » des institutions communautaires dans les actes des gouvernements et, par là, dans la réglementation de la vie des associations, dont, forcément, certaines ont été favorisées au détriment d’autres. En témoigne le cas du Portugal, de l’Espagne de la Grèce, définitivement arrachés au « corporatisme autoritaire » par leur adhésion à l’UE (Ulrike Gröner, p. 583-614 ; Sören Brinkmann, p. 723-752 ; Kosta A. Lavdas et Efthalia Chatzigianni, p. 247-274). L’UE a joué le même rôle propulsif dans la transformation des sociétés ayant appartenu à l’ancien empire soviétique, où l’essor des associations de représentation des intérêts relève d’abord de la mobilisation de la société civile de 1989-1990. D’autres causes sont survenues par la suite : le passage de ces sociétés à des économies de marché, notamment à travers des politiques de privatisation ayant entraîné la naissance d’une myriade de nouvelles associations et la refondation de nombreuses associations préexistantes ; le fait que l’état et la durée des associations ont été réglementés ; le soutien que certaines des nouvelles associations, les non-gouvernementales notamment, ont reçu de la part d’organismes occidentaux, voire transnationaux. À quoi il faut ajouter que, bien souvent, les élites mêmes des nouvelles associations se sont formées dans les pays de l’Ouest. Il semble ainsi qu’on soit fondé à conclure à un affermissement relatif des structures des intérêts organisés dans la plupart des États se situant au-delà de l’ancien rideau de fer. L’univers associatif y est largement représenté et le rapport que les associations entretiennent avec l’État est conforme à ce que l’on a connu à l’Ouest : de la concertation institutionnalisée dite « tripartite » au lobbysme effréné allant jusqu’à la corruption. Trois aspects problématiques sont à signaler. La participation à la vie associative demeure comparativement faible dans les pays de l’Europe orientale du fait de la méfiance des populations vis-à-vis des associations elles-mêmes, en particulier des syndicats (cette méfiance étant un héritage de l’ancien régime), et de la déception à l’égard de la politique actuelle, après les euphories des premières années. Les associations ont du mal à collaborer les unes avec les autres, y compris au sein d’un même secteur d’activité, et les scissions sont fréquentes. C’est particulièrement le cas en Pologne par exemple, le pays de Solidariność (Claudia-Yvette Matthes, p. 551-582). Qui plus est, et en dépit de leur contribution à la cause de la démocratie, les associations ne semblent pas en mesure

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de contrer les processus régressifs à l’image de l’involution autoritaire en cours en Hongrie (Werner Reutter, Hendrik Träger, p. 783-808). Or cela a lieu, comme le rappelle Rainer Eising, à un moment d’irrésolution de l’UE qui se trouve incapable de définir une politique économique partagée (en réalité, son modèle propre de capitalisme) et, simultanément, de relancer son unification politique et institutionnelle. Dans son introduction, Werner Reutter observe que la recherche comparée sur l’organisation des intérêts se heurte à des difficultés sur le plan théorique autant qu’à des retards sur le plan empirique. Par la quantité inédite de faits qu’il rassemble, l’ouvrage Verbände und Interessengruppen in den Ländern der Europäische Union présente à cet égard le mérite de remédier en partie à ce retard, tout en apportant un éclairage utile aux points théoriques les plus controversés par la définition d’un certain nombre de critères de comparaison. Son édition de 2001 avait déjà fait date. Il est difficile d’imaginer que l’étude des phénomènes d’association, et pas seulement en Europe, puisse se poursuivre indépendamment de cet ouvrage, dont la taille semble néanmoins décourager tout projet de traduction.

Salvador GINER, 2012, El Origen de la moral. Ética y valores en la sociedad actual, Barcelona, Ediciones Península, 419 p. Jordi Tena-Sánchez (Universitat Autònoma de Barcelona – GSADI) In this ambitious essay, Salvador Giner displays his elegant and suggestive prose, as well as his magnificent cultural background, keeping the reader captured until the last page. Giner defends that moral principles which rule over human societies have a social origin, that is, they arise through historical and social processes. This fact would entail that sociology must play a key role in the reflection on ethical and moral problems. However, an important part of contemporary sociology would be victim of the “amorality fallacy”. Giner criticizes the pretension of building a sociology that is neutral in ethical and moral terms and defends sociologists’ social commitment, which he views as compatible with the scientific requirements of rigor and objectivity. In this sense, he argues that “the most accomplished [sociology] is, and not by chance, that which has issued a moral judgment about the human condition and the civilization of its time” as well as that “human sciences” must be linked to the reflection on what must be the good society (p.165). Having set these general principles, the author addresses the topic of the “social production of morality” in the framework of current liberal democracies. Giner states that, in our societies, morality is the outcome of negotiation and contractarian processes. Moral norms which legitimate and proscribe certain behaviours are the result of agreements and pacts among corporations, professional associations, trade unions, and institutional or sectorial social movements which try to impose their interests. Examples of this kind of disputes would be the regulations on abortion, homosexual marriage, euthanasia or minimum wage. Ce PDF ne peut être ni vendu ni diffusé sur Internet. © Librairie Droz S.A.

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According to Giner, despite that the liberal model of social production of morality is better than others in the past, such as absolutism, we should not be satisfied. The current historical process drives us to the destruction of human civilization. At least three processes move us towards this fate: destruction of the environment, excessive demographic growth and the impossibility of perpetual economic growth. In turn, Giner points out a series of “endemic tergiversations”, as for example the “intrinsic amorality of capitalism”, which would be behind the aforementioned processes. Giner’s conclusion, however, is optimistic. The enormous changes occurring worldwide in the last decades, such as the spread of liberal democracies or the globalization of civil society, have set the grounds for a universal morality which is already emerging. According to Giner, we are in a period of “moral transition”. While until now morality was socially produced, today the conditions exist for a “moral production of society”; for moral principles guiding the production of society and not the opposite. The main content of this universal (republican) morality consists in the Kantian categorical imperative, the injunction to treat the fellow man as we would like to be treated, and to recognize him as a human being equal to us in dignity and freedom (p.392). Although the imperative emerged in a particular historical and social context, it is also “asocial” in the sense that it is anchored in our nature, that is, human beings have moral intuitions and we do not need theoretic knowledge to determine if something is right or wrong. In this way, Giner encourages us to listen to our conscience and to exercise our civic virtue to make possible “the dream of our civilization: that of making each individual, without exception, a rationally autonomous and morally sovereign being” (p.373). Despite the fact that, overall, the essay constitutes a very ambitious work which deals with a multitude of topics and is full of interesting intuitions, from my point of view, it also contains some weakness that I would like to address now. In a general way, I think the main virtue of the essay also constitutes its weakest spot and the origin of the problems comes from what, paraphrasing Jon Elster, we could call its excessive ambitions. In what follows, I will first mention some specific problems and then express some doubts about the main thesis. The text has a certain number of problems that, despite being relatively serious–in part because of their recurrence–do not greatly affect the main argument. Given the limitations of space, I will not address all of them here and will limit myself to briefly discussing three of them which in particular have called my attention, without any intention of exhaustiveness.

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First, Giner states (p.28) that his approach is fundamentally methodological individualistic. As is well known, methodological individualism is a methodological principle according to which all social phenomena can be reduced to individuals, individuals’ properties or relationships among individuals (see Jon Elster, 1982, “Marxism, functionalism, and game theory”, Theory and Society, 11-4, p.453-482). In the text, however, Giner seems to confuse methodological individualism with ethical individualism (p.28) and with rational choice theory (p.168-169). In a general way, it is very dubious that his approach is methodological individualistic since he addresses many macrosocial phenomena without trying to carefully identify the mechanisms that produce them at the micro level. Secondly, Giner seems to fall into some teleological arguments, which, as is well known, have been very seriously questioned in the last decades (see Elster, art.cit.). In Chapter 7, entitled “dysfunctionalities”, for example, Giner states, quoting Durkheim, that a certain level of crime is necessary for a country to increase the level of social cohesion that reinforces its civil and criminal laws and later adds that political corruption “is structurally necessary for the common good. Some amount of transgression is functional for the political common good”. Finally, according to the author, it is for this reason that corruption is endemic to democracy (p.233-234). Beyond the dubious validity of the argument, it seems to hide a teleological reasoning. However, given that, like in some other parts of the text, the argument is a bit ambiguous, it is not totally clear if Giner is suggesting that corruption exists because it is necessary for democracy. Thirdly, from my point of view, the discussion on the axiological neutrality of sociology is not very clear. On the one hand, defending that science must be neutral does not imply at all that scientists cannot have ethical or moral commitments or that those commitments cannot guide their academic interests. For example, it is perfectly possible that a sociologist worried about educational inequality would decide to study the mechanisms that produce them in order to be able to propose policies to reduce them. However, if the sociologist wants to correctly identify the mechanisms at work, he or she cannot let his/her values, interests, passions or prejudices interfere in the research process. And, of course, if the sociologist is successful, the outcome of his/her research could be used by someone who wanted to design policies to reproduce or even increase inequalities. Thus, his/her research is neutral. On the other hand, it is necessary to remember that much (most?) of high quality sociological research does not have clear immediate ethical or moral implications and that it does not have any relation at all with the reflection on good society. For example, I cannot see what the implications are in this field of debate about the mechanisms that cause status hierarchies to emerge in a face-to-face interaction context. In this sense, I think it is very problematic to state that the most accomplished sociology is that which has an ethical or moral commitment and even more so to state that this is “not by chance” Ce PDF ne peut être ni vendu ni diffusé sur Internet. © Librairie Droz S.A.

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(suggesting that there is some kind of unspecified causal link between the researcher’s ethical and moral motivations and the scientific quality of his/her work). Beyond specific problems, there are some elements that drive me to be relatively sceptical about the main theses of the essay, despite the brave manner in which Giner defends them. First of all, regarding the social production of morality, it is not very clear to me what exactly is supposed to be socially produced. Throughout most of the book the author seems to refer to values and informal norms. For example, on p.22 he says that he will try to explain the “production and validity of values, norms and moral judgments”. However, Giner fails to mention the debates on the emergence processes of social norms or those on the mechanisms for the diffusion of beliefs and collective belief formation. Besides, as I said, in Chapter 6 he argues that public moral is the outcome of negotiations among corporations, professional associations and trade unions. If the author refers to the emergence and diffusion of values and informal norms, the argument not only contravenes all contemporary social theory on the topics, but is highly implausible. Obviously, ethical or moral values prevailing in a society emerge and spread through complex social processes that we do not understand well yet; they are not decided among organizations and institutions through pacts of interests. However, given the examples that the author offers in this same chapter, it seems that Giner is not referring here to values and informal norms, but to formal rules (laws, policies, etc.) that regulate social problems with ethical and moral implications. If that is the case, then the argument is basically correct, but perhaps somewhat trivial. Of course, laws and policies are usually the outcome of agreements among organizations and institutions in liberal democracies. However, Giner is wrong when reducing these processes to negotiations and he does not take into account the role of two other mechanisms of collective decision making: voting and deliberation (see Jon Elster, 2007, Explaining social behavior, Cambridge University Press, Chap. 25). In this same sense, the work would be even more valuable if he dealt with some aspect of the many debates in this field in detail. Instead of this, however, Giner tries to tackle a series of large macrosocial processes. From my point of view, this option is questionable given that those processes are too broad, that is, Giner does not respect the principle of methodological singularism according to which research should focus on explananda whose temporal and spatial contours are clearly specified (Raymond Boudon, 2012, “Analytical sociology and the explanation of beliefs”, Revue européenne des sciences sociales, 50-2, p.7-34). In general, Giner describes well-known processes, such as the environmental crisis or the spread of liberal democracies in recent decades, but does not make a detailed analysis of the mechanisms that link these processes. Causal relationships are, at most, postulated. For example, as I said, Giner identifies several “endemic tergiversations” which “are behind” (p.366) the most serious problems of humanity. It is not clear to me if with

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the expression “are behind” the author is claiming that there are causal connections between both groups of phenomena. If that is so, he should try to specify more clearly the concrete mechanisms through which that happens. Furthermore, the main thesis of the essay that the conditions for a “moral production of society” exist nowadays and that we should listen to our conscience and exercise our civic virtue to build a society where everybody is rationally autonomous and morally sovereign, suffers from similar problems. First of all, even if building a new world based on moral principles could be feasible nowadays, this does not mean that it is really going to built. Giner knows that, but the problem is that arguing that the way to achieve such a world involves following our moral intuitions and exercising civic virtue seems too vague to me. Giner leaves out the enormous problems of collective decision making, collective action and a long etcetera which make it difficult to achieve the objective. Moreover, the objective itself is not defined precisely enough. In this sense, proposing that the objective is to make each individual a rationally autonomous and morally sovereign being again seems too vague to me and not very informative. In short, in spite of some problems, which are inevitable in a work like this, El origen de la moral is a major essay that addresses some of the main challenges facing our civilization in a brave and ambitious way.

Laurent MUCCHIELLI, 2011, L’invention de la violence. Des peurs, des crimes, des faits, Paris, Fayard, 340 p.  Laurent MUCCHIELLI, 2014, Criminologie et lobby sécuritaire. Une controverse française, Paris, La Dispute, 193 p. Nicolas SEMBEL (ESPÉ / Université de Bordeaux – Centre Émile Durkheim) La lecture de ces deux nouveaux ouvrages de Laurent Mucchielli sur son thème de prédilection est à recommander pour au moins deux raisons. La première est le niveau de synthèse qu’ils atteignent : visiblement, Mucchielli, comme d’autres à un moment donné de leur carrière, maîtrise parfaitement la pédagogie de son propos sociologique dans toutes ses dimensions, empirique, statistique, méthodologique, théorique, épistémologique, historique, politique et, inévitablement, polémique. L’une de ses plus grandes qualités de chercheur est d’ailleurs de faire preuve d’un indéniable courage pour lutter sur le terrain de la demande sociale si friande de violence et de criminologie. Et la création d’un Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux à Marseille au début du xxie siècle restera, quoi qu’il advienne, une des plus belles réponses sociologiques qu’il soit possible d’adresser à cette demande, pour la travailler sociologiquement.

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Les deux ouvrages sont construits de la même manière, et présentent une succession de thèmes actuels éclairés historiquement. La démarche est également la même : Mucchielli s’appuie sur l’histoire et la sociologie pour légitimer son engagement dans le registre du politique au sens large du terme, incluant les « peurs », lequel registre écrase les deux domaines abordés, la violence et la criminologie. L’Invention de la violence est divisé en 3 parties, chacune introduite par un chapitre historique : la dénonciation de la construction de l’insécurité par les politiques et les médias, le plaidoyer pour le bilan des faits sur les violences et délinquances en France, un élargissement pour comprendre l’évolution de la société française. La conclusion insiste sur l’impasse de la « guerre à la délinquance », qui fonde au contraire le projet de la criminologie. Criminologie et lobby sécuritaire se focalise sur une « controverse française » (2e partie, 50 pages), fortement contextualisée historiquement et internationalement (1re partie, 90 pages). Mucchielli s’appuie sur la période 1870-1914 où criminologie, hygiénisme et eugénisme sont liés ; et 1880-2000 où, conséquence de ses « mauvaises fréquentations », la criminologie est « non-institutionnalisée ». Enfin, une comparaison internationale, notamment avec l’exemple québécois, achève de caractériser selon l’auteur l’impossibilité d’une criminologie comme science fondamentale, opératrice comme par magie d’une « multidisciplinarité » de façade. C’est dans ce contexte qu’a émergé en France en 2008 un « lobby » dirigé par Alain Bauer, grand maître du Grand-Orient de France de 2000 à 2003, longtemps adhérant du Parti socialiste puis conseiller personnel sur la sécurité de l’ancien Président Nicolas Sarkozy et réputé proche de l’actuel Premier ministre Manuel Valls, cherchant à fonder une criminologie d’État, en contrôlant institutionnellement la production des statistiques et des connaissances sur la délinquance ; la formation initiale et continue dans ce domaine ; et la recherche en criminologie via la création par arrêté, le 13 février 2012, d’une section du Conseil national des universités (la 75e) – arrêté abrogé le 6 août de la même année. Les passages qui scandent les six chapitres des deux premières parties de L’Invention…, les plus sociologiques selon nous, sont à cet égard exemplaires. Recontextualisation de la délinquance des mineurs : « selon les études, les pays et les questionnaires, de 70 à 90 % des jeunes déclarent avoir commis un acte de délinquance au cours de leur vie », d’où l’existence d’un considérable « tri sélectif » de la part des policiers puis des juges, (L’Invention…,  p. 54-55). Critique du lien immigration et délinquance : les étrangers sont aussi peu délinquants que les nationaux, mais « plus lourdement sanctionnés » (ibid., p. 87). Baisse inaperçue des homicides, également non-perçus comme « crimes de proximité » : dans 80 à 85 % des homicides étudiés, la victime et l’auteur se connaissaient » (ibid., p. 142-144). Même caractéristique de proximité et d’interindividualité pour les viols, de plus en plus dénoncés et non pas en augmentation. « Remarquable stabilité » (ibid., p. 165) des atteintes aux personnes et aux biens, dont 90 % sont des agressions sans coup(s) porté(s), et de 98 à 99 %, sans arme. « Puissants mécanismes » (ibid.,  p. 188) de judiciarisation des pauvres et de non-judiciarisation Ce PDF ne peut être ni vendu ni diffusé sur Internet. © Librairie Droz S.A.

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des riches, notamment à travers l’exemple de la fraude fiscale, « contrôle moral » des infractions des premiers et « dépénalisation » (ibid., p. 198) de celles des seconds ; en résumé : « les classes sociales favorisées tendent à s’absoudre entre elles lors même qu’elles ne pardonnent rien aux autres » (ibid., p. 203). La même verve synthétique anime les chapitres plus « généraux » sur l’histoire (premiers chapitres de chacune des 3 parties), l’État, la justice, les médias, l’école, la consommation, la ghettoïsation ; ainsi que la très éclairante annexe « technique » sur la mesure de la délinquance. La seconde raison en faveur de la lecture de ces deux ouvrages est leur lien mutuel, plus fort qu’il n’y paraît, et que ne le manifeste l’intention même de leur auteur. Leur lecture successive montre à l’évidence que le premier décrit l’invention de la violence, c’est-à-dire l’invention du problème ; et que le second décrit l’invention de la solution, c’est-à-dire l’invention de la criminologie. Ce lien intrinsèque établi, la compréhension des deux ensembles de phénomènes, déjà très claire lorsqu’elle est exposée séparément dans chaque ouvrage, devient limpide. Les deux constructions sociales, de la violence et de la criminologie, se développent et se légitiment mutuellement. Plus on parle de violence, sans précautions, ni guillemets, etc., plus on libère d’espace pour la réponse criminologique. L’exemple de la violence scolaire, qui pourrait faire l’objet d’une étude à part entière, est à cet égard aussi symptomatique qu’effrayant. La criminologie scolaire potentielle qui s’annonce risque d’être l’un des prochains grands combats de la sociologie. Plus le problème de la violence est grossi, plus la criminologie s’impose comme la réponse simple et efficace. Si la violence appelle la criminologie, celle-ci la nourrit en retour. La criminologie crée le crime. Cette vérité sociologique ancienne et incontestable, depuis la définition de Durkheim (« Nous ne réprouvons pas un acte parce qu’il est criminel, mais il est criminel parce que nous le réprouvons » ; et la criminologie, prise dans son piège moral, n’est que réprobation), laquelle définition a fondé la tradition sociologique interactionniste, la plus heuristique, celle de la déviance et de la stigmatisation, des Sutherland, Becker, Lemert, Goffman, Matza (et même Merton) (cités dans L’Invention…, p. 67, p. 266, p. 287), etc., est tout bonnement refoulée par la criminologie. Celle-ci se construit donc sur un parti-pris anti-sociologique. Par exemple, dans le domaine si sensible des représentations relevant des faits divers, la sociologie pose des questions que la criminologie exclut ; on peut même se demander si elle peut seulement les concevoir. Pourquoi un jogging collectif de sapeurs-pompiers dans un parc parisien ne sera jamais perçu comme un danger, et ce groupe comme un gang de violeurs, alors qu’un récent fait divers pourrait mécaniquement susciter une telle représentation anxiogène ? Le bon sens criminologique rajouterait : et encore, on ne sait pas tout ce qui se passe dans les casernes. Pourquoi les rugbymen récemment agressés à la sortie d’une boite de nuit ne seront jamais interdits d’entrée de ces lieux, et échapperont toujours à la représentation de fauteurs de troubles potentiels (le bon sens criminologique rajouterait : avec eux il y a toujours des problèmes), laquelle représentation justifie le refus d’entrée quasiment généCe PDF ne peut être ni vendu ni diffusé sur Internet. © Librairie Droz S.A.

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ralisé et systématique de certaines « populations » (cette fois-ci, la criminologie rajoute : « à risques »). La criminologie a intérêt à multiplier les réponses pseudo-scientifiques, basées sur des « caricatures d’opposants » (L’Invention…, p. 135) et, serions-nous tentés de rajouter, des caricatures de victimes, pour interdire de tels questionnements, qui ruinent sa démarche ; et cultiver les clichés, qui la nourrissent. Alors que la sociologie se doit, elle, de multiplier les questions de ce genre. L’opposition est donc totale. La réponse sociologique ne peut être que radicale, puisqu’il n’y a pas de débat scientifique. Les termes « violence » et « criminologie » devraient être systématiquement entre guillemets, pour rappeler le contexte non-scientifique dans lequel ils se déploient. La violence ne peut être qu’inventée, et devrait céder la place à un concept comme celui de processus de violencisation (ce néologisme bloquant les projections spontanées). La criminologie doit céder la place aux sciences criminelles (Criminologie…, p. 184). Simple à formuler, le combat scientifique reste cependant très difficile à mener sur le terrain du sens commun et de la politique. C’est l’intérêt de la contextualisation indiquée par le sous-titre du second ouvrage, « une controverse française », et par le titre de la troisième partie du premier, « une lecture de l’évolution de la société française ». Mucchielli, en historien des sciences, contextualise la variante française des questions qu’il aborde ; mais que l’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas ici de problèmes « franco-français », encore moins de « nationalisme sociologique », pour reprendre des formules qui semblent fières d’écarter l’essentiel, la question de l’universalisme. Partout les « peurs » liées à la « violence » et un « lobby sécuritaire » correspondant se développent ; et le cas français d’hier et d’aujourd’hui parle à tout le monde. Les polémiques actuelles autour du lobby sécuritaire tourneraient vite au renvoi dos-à-dos de deux conceptions opposées mais également légitimes, et se réduiraient à des attaques ad hominem, si l’éclairage historique de la période 1870-1914, mobilisé par Mucchielli, n’amenait à y voir clair. Il semble même que c’est tout le xixe siècle, pas seulement la fin, et pas seulement en France, qui est le siècle du glissement possible de la science vers l’idéologie. Si l’on ne considère que les savants qui ont fait à un moment ou à un autre leurs preuves scientifiques, très nombreux sont ceux qui ont exprimé des opinions politiques et des convictions idéologiques que l’Histoire a jugé a posteriori comme nobles ou au contraire condamnables. À la décharge des hommes du xixe siècle, les tragédies du xxe, qui ont mobilisé leur lot de justifications scientifiques, n’avaient pas eu lieu. Prenons seulement deux exemples, cités par Mucchielli (Criminologie…, p. 31, p. 47-48 et p. 57), ceux de Henri Joly et de Charles Féré. Ce dernier, médecin, auteur, entre autres, de travaux expérimentaux faisant autorité sur le mouvement, et de réflexions théoriques scientifiques critiques de grande rigueur sur le magnétisme animal co-écrites avec Binet et dédiées à Charcot, est aussi celui qui, au nom de l’impératif de guérison de la médecine, exprime des positions eugénistes forcenées et, ailleurs, un appel à la dictature politique. Quant à Henri Joly, il a publié un ouvrage de philosophie suite à un cours tout à fait novateur sur Ce PDF ne peut être ni vendu ni diffusé sur Internet. © Librairie Droz S.A.

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l’imagination dispensé en 1871, avant d’être classé criminologue, partisan de la peine de mort sans limites puisque rédemptrice. Une sociologie des réseaux, trajectoires, positions et prises de position est nécessaire pour comprendre comment ce passage du scientifique au non-scientifique s’opère concrètement. Cette sociologie, qui doit s’efforcer d’être une socio-histoire des sciences (terme plus précis que celui d’histoire des sciences et, en toute rigueur, le seul dont peuvent se réclamer des sociologues), est jugée complètement légitime et nécessaire pour le xixe siècle. Mucchielli la reproduit sur son objet du xxie siècle, le lobby sécuritaire français. Sa grande compétence en histoire des sciences compense largement son implication dans la polémique et le manque de distance historique. Cependant, la reproduction le plus à l’identique possible de l’analogie entre la situation de la criminologie en France à la fin du xixe et au début du xxie pourrait l’amener à objectiver plus encore son analyse. Il manque à son ouvrage l’analyse précise du glissement que nous venons d’évoquer à propos du xixe siècle. Alain Bauer, le leader du lobby, n’est pas né criminologue. Il aurait peut-être pu assurer le développement dont les sciences criminelles ont besoin ; produire d’excellents travaux comparatifs de sociologie de la déviance, par exemple s’il avait pris la police nord-américaine comme objet d’étude et non comme instrument de sa propre légitimation ; renouveler in fine la réflexion sur les liens entre le savant et le politique. Mêmes remarques, par exemple, sur les chercheurs impliqués dans l’entreprise éphémère du CNU 75, la nouvelle section du Conseil national des universités, créée dans les dernières semaines du dernier gouvernement du mandat de Nicolas Sarkozy et aussitôt abrogé par le premier gouvernement de celui de François Hollande (Criminologie…, p. 153-158). Comment expliquer le glissement des sociologues Gilles Ferréol (ibid, p. 156) et François Védélago (non cité), membres de cette section 75 ? Les questionnements et hésitations sur le même sujet du chercheur en sciences de l’éducation d’Éric  Debarbieux (voir L’Invention…, p. 284, et Criminologie…, p. 95) ? Ces lacunes dans l’analyse de Mucchielli sur ce point précis permettraient de dépeindre de façon plus objective ce « lobby sécuritaire », qui n’est pas seulement sous l’influence de personnalités réputées proches de l’extrême droite ou affiliées à la franc-maçonnerie. Signalons au passage l’absence totale de mention dans les deux ouvrages (sauf erreur de notre part) d’un autre acteur historique important de ces relations entre sociologie et criminologie : Maurice Cusson. Quant à l’analyse de l’objet Valls (Criminologie…, p. 166, p. 182), ministre de l’Intérieur du gouvernement de Jean-Marc Ayrault, avant d’être nommé Premier ministre, par François Hollande, en mars 2013, dont sont rappelés les liens politiques et familiaux avec Bauer, elle donne à voir un des cas les plus complexes de la sociologie politique des prises de position : sa lutte réaffirmée contre l’extrême-droite, notamment au nom du père (catalan antifranquiste) se combine avec son soutien au lobby de Bauer dans son ensemble, extrêmedroite comprise, non-officiellement désavouée, dont participaient ses propos contre les « roms », lesquels ont pu être jugés comme inédits en France depuis le régime de Vichy

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(propos que Mucchielli pourra ajouter à la prochaine édition de L’Invention…, où la question des roms est évoquée via le « discours de Grenoble » de 2010 du Président Sarkozy ; voir L’Invention…, p. 77  et  suiv.). L’analogie avec la IIIe République ressurgit et montre à nouveau sa pertinence, par la comparaison avec les prises de position, par exemple, des gambettistes républicains et racialistes (voir L’Invention…, p. 287-288, et Criminologie…, p. 42) ; à combiner, dans ce cas précis, avec une sociologie des trajectoires migratoires ambivalentes. La controverse française n’est pas terminée.

Florence WEBER, Loïc TRABUT, Solène BILLAUD (dir.), 2014, Le Salaire de la confiance. L’aide à domicile aujourd’hui, Paris, Éditions rue d’Ulm, 368 p. Alexandra Garabige (Noisy-le-Grand, Centre d’études de l’emploi) Cet ouvrage propose le résultat d’enquêtes collectives réalisées pendant trois ans, par une équipe de chercheurs et doctorants, sur l’aide à domicile et plus généralement la prise en charge des personnes dépendantes en France aujourd’hui. L’enjeu initial de cette recherche était d’étudier la relation entre salariées de l’aide à domicile et personne aidée, ou pour reprendre les termes de Florence Weber dans le chapitre introductif « les relations interpersonnelles dans le cadre de l’aide rémunérée aux personnes âgées dépendantes » (p. 10). À l’épreuve du terrain, au-delà des interactions entre aidant et aidé, l’examen de l’ensemble de la chaîne d’interdépendance, économique et politique, qui lie ces personnes est apparu à l’équipe nécessaire pour comprendre l’aide professionnelle à domicile. En définitive, les différents travaux rassemblés proposent de répondre à la question majeure de savoir pourquoi les salaires sont si bas dans ce secteur. Parce que ces derniers dépendent pour partie d’un système politico-administratif complexe, l’ouvrage expose les dynamiques et les régulations de ce secteur, à partir d’observations menées dans trois départements français. Si certaines données et analyses, notamment sur les rémunérations ou encore les négociations salariales, auraient mérité d’être développées, les études de terrain proposées permettent de montrer la complexité de cette relation salariale et la nécessité de réformer ce secteur pour en améliorer les conditions d’emplois. Dans l’introduction générale, Florence Weber présente les évolutions du système, notamment la reconnaissance de la dépendance dans le champ de l’action publique et l’émergence du modèle social industriel parallèlement aux modèles domestique et sanitaire. Elle développe également les enjeux, questionnements et résultats majeurs de cette recherche. L’ouvrage est composé de trois parties qui visent à dénoncer l’« échec du modèle industriel » (partie 1), à montrer « l’illusion du marché concurrentiel » (partie 2) et enfin la nécessité de « s’émanciper du secteur sanitaire » (partie 3).

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Plus précisément, la première partie propose plusieurs études de cas révélant les évolutions et échecs des réformes qui, depuis les années 2000, ont entraîné le secteur de l’aide à domicile dans un processus de rationalisation industrielle. Loïc Trabut, dans le premier chapitre, analyse les transformations d’une association locale disposant d’une branche prestataire que l’on estime a priori moins défavorable en termes de conditions de travail proposées aux salariées. Il montre au contraire que les nouvelles pratiques de gestion s’accompagnent d’une dégradation de leurs conditions d’emploi et de travail. Dans le deuxième chapitre, Pierre Deffontaines approfondit la question des mutations du travail d’encadrement et ses conséquences sur les salariées à domicile. En suivant l’évolution du recrutement des cadres d’une association (fédérée au niveau national), il met en évidence l’émergence d’une logique de management qui contribue à renforcer le contrôle exercé sur les aides à domicile. Les troisième et quatrième chapitres sont ciblés sur la formation des aides à domicile, plus spécifiquement le diplôme d’auxiliaire de vie sociale (DEAVS). Émilien Julliard et Aude Leroy (dans le chapitre 3) mettent en évidence les écarts entre les attentes des formatrices, la réalité des pratiques et les compétences des élèves en formation (initiale et continue) ; tandis que Sylvain Ville et Sabrina NouiriMangold (dans le chapitre 4) centrent l’analyse sur l’examen du DEAVS en validation des acquis de l’expérience. Ces deux chapitres mettent au jour les failles de ce système ainsi que les échecs des injonctions à la professionnalisation du secteur. Cette partie se clôture de façon originale par un extrait du journal intime d’une aide à domicile et une série de photographies de Jean-Robert Dantou, qui rendent particulièrement concrètes et visuelles la réalité et la difficulté du travail des aides à domicile. La deuxième partie de l’ouvrage porte sur la façon dont les pouvoirs publics interviennent et façonnent l’aide à domicile, mettant ainsi au jour l’« illusion marchande » qui préside aux réformes visant à transformer ce secteur en marché concurrentiel. Le cinquième chapitre traite donc de la régulation de l’offre de services, par les procédures d’habilitation que doivent détenir les structures pour intervenir auprès des personnes âgées dépendantes. Barbara Bauduin y examine le travail des agents administratifs chargés d’instruire les dossiers (en particulier le régime d’agrément) au sein d’un département et montre comment les agents de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) et du Conseil général agissent pour imposer leur conception de la qualité du service. De son côté, Pascal Mulet, dans le sixième chapitre, s’intéresse à la façon dont les pouvoirs publics influent sur la demande, via l’évaluation des dossiers de dépendance. En étudiant le travail de l’équipe médico-sociale de deux conseils généraux chargée d’évaluer et de proposer un plan d’aide, il montre comment se construit cette expertise en s’appuyant et détournant les outils nationaux (notamment la grille nationale Aggir qui permet d’évaluer le degré de perte d’autonomie et de dépendance des personnes âgées). Ainsi, ces analyses de la construction de l’offre et de la demande montrent que la structuration de

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l’aide à domicile, a contrario des réformes valorisant une forme d’ajustement libre entre offre et demande, est largement encadrée par des bureaucraties. La troisième partie déplace le regard en analysant le rôle du secteur sanitaire dans la prise en charge de la dépendance et son influence sur le secteur de l’aide à domicile. Andréa Insergueix, dans le septième chapitre, étudie le travail des assistantes sociales hospitalières dont l’activité principale consiste à organiser les sorties des patients, notamment des personnes âgées. À partir du cas d’un service gérontologique hospitalier, elle montre que ces professionnels développent une expertise qui les conduit – même si cette dernière n’est pas formalisée – à orienter les patients vers tel ou tel service d’aide à domicile. Juliette Hirtz et Sandra Pellet s’intéressent dans le huitième chapitre à l’hospitalisation à domicile, service qui consiste en une prise en charge au domicile, et non à l’hôpital, des patients en fin de vie. Elles étudient le travail d’une assistance sociale auprès de deux familles et questionnent le rôle des « aidants naturels » dans la prise en charge des personnes dépendantes. Le dernier chapitre, porte sur le rôle des services de soins infirmiers à domicile dans la décision d’interrompre le maintien à domicile des personnes dépendantes. Cette analyse permet à Jingyue Xing de montrer qu’au côté du médecin de famille, l’aide-soignante légitimée par son expertise technique influe sur cette décision, tandis que les aides à domicile semblent n’avoir qu’un rôle subalterne. Ainsi, les contributions révèlent que si les réformes ont cherché à émanciper l’aide à domicile du secteur sanitaire qui reste largement présent par le biais de différents acteurs. Ainsi, en plus des apports méthodologiques de cette « ethnographie économique de l’État à l’échelle locale » – synthétisés dans la conclusion par Agnès Gramain, Samuel Neuberg et Florence Weber – l’ouvrage propose des analyses étayées sur des enquêtes de terrain approfondies qui permettent de rendre compte du fonctionnement actuel de la prise en charge des personnes en situation de dépendance en France. Si l’exploration d’une variété de mécanismes et acteurs influant sur cette relation salariale de confiance permet de montrer la nécessité de réformer l’aide à domicile, la réflexion ouverte ici invite également à affiner la compréhension des mécanismes de construction des salaires dans le secteur.

Christophe IMBERT, Hadrien DUBUCS, Françoise DUREAU, Matthieu GIROUD, 2014, D’une métropole à l’autre. Pratiques urbaines et circulations dans l’espace européen, Armand Colin, « Recherches », 486 p. Celio Sierra-Paycha (Université de Poitiers – Migrinter) Qu’est-ce que circuler entre plusieurs métropoles européennes ? Qui sont les acteurs de ces circulations ? Comment se traduit une pratique de circulation inter-urbaine dans les activités intra-urbaines des circulants ? Quel impact les circulations ont-elles sur la ville ? Comment enquêter sur la circulation ?

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L’ouvrage D’une métropole à l’autre. Pratiques urbaines et circulations dans l’espace européen, dirigé par les géographes Christophe Imbert, Hadrien Dubucs, Françoise Dureau et Matthieu Giroud, permet d’avancer sur ces différents fronts de recherche. Issu du projet ANR MEREV « Mobilités entre métropoles européennes et reconfiguration des espaces de vie » qui avait pour objectif de « saisir la manière dont les populations qui réalisent des déplacements réguliers et/ou fréquents à partir d’un lieu de résidence principale (Berlin, Bruxelles, Lisbonne, Londres, Paris) reconfigurent les espaces de vie tant du point de vue des pratiques que de leurs représentations » (p. 11), cet ouvrage nous offre les résultats d’une enquête quantitative et qualitative sur la circulation, que les auteurs s’efforcent de situer dans les champ méthodologique et théorique qui ont sous-tendu leur approche de la mobilité et leur acception de la circulation. Le parti-pris fort de cet ouvrage est d’appréhender la circulation comme une pratique, par-delà les particularismes sociaux et culturels (on oppose traditionnellement les cadres circulants aux travailleurs saisonniers), et non comme une qualité ni comme l’essence d’un groupe particulier (Roms, hobos, etc.). Avant de revenir sur la genèse et la mise en place de leur enquête menée en 2009 sur les circulations inter-métropolitaines à partir de Lisbonne, les auteurs invitent le lecteur à approfondir les enjeux théoriques et méthodologiques de cette recherche dans la première partie. Cette partie fait office de véritable bilan des avancées dans les champs de recherche de la mobilité résidentielle et de la mobilité quotidienne (environ 100 pages). Sans éclipser la diversité des approches de ces deux formes de mobilité, Françoise Dureau et Christophe Imbert prônent une approche biographique des mobilités résidentielles à l’aide d’une matrice biographique regroupant les trajectoires des évènements familiaux, démographiques, scolaires, professionnels et résidentiels, tandis que Matthieu  Giroud et Jean-Pierre Lévy affirment la nécessité d’une approche multiple de la mobilité quotidienne en envisageant à la fois son calendrier, les activités qui l’accompagnent et les lieux où elle se déploie. La perspective multi-scalaire de l’observation de la mobilité est chère aux auteurs qui ne cessent d’affirmer la nécessité d’articuler les différents angles d’observation : mobilité résidentielle observée à l’échelle de la vie de l’individu, mobilité quotidienne observée à l’échelle de l’année. C’est donc cette démarche multi-scalaire qui est choisie pour enquêter en trois phases sur les différents types de mobilités circulaires et comprendre la constitution des chaines de déplacement dans lesquelles elles s’inscrivent au niveau individuel. En effet, 609 questionnaires ont été remplis lors d’une première phase où il s’agissait d’interroger des « circulants » à partir des lieux de transports lisboètes (principalement l’aéroport et les gares de Lisbonne) sur la base de questions portant sur les lieux fréquentés au cours des douze derniers mois et sur les situations professionnelle, matrimoniale, familiale et démographique. Cette première phase, qui s’appuyait sur un questionnaire à entrées multiples sur la mobilité quotidienne (lieux, calendrier, activités), a permis Ce PDF ne peut être ni vendu ni diffusé sur Internet. © Librairie Droz S.A.

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aux auteurs de caractériser 275 personnes (dites « circulants terrain ») effectuant des déplacements entre au moins deux métropoles du projet, dont 56 ont fait l’objet d’une deuxième phase d’enquête au moyen d’un questionnaire biographique long sur leurs différentes trajectoires individuelles et les lieux fréquentés au cours de la vie. Une troisième phase d’entretiens semi-directifs menée avec une vingtaine d’individus portait sur les représentations des villes et l’expérience de la circulation. La seconde partie de l’ouvrage montre également la pertinence du choix du terrain lisboète comme point de départ d’une étude sur la circulation inter-métropolitaine européenne. Selon Matthieu Giroud et Jorge Malheiros, ce choix se justifie par la diversité des profils et des types de mobilité internationale observés dans cette ville (émigration, immigration, tourisme, projets migratoires rendus dynamiques par le contexte de crise) et par sa position périphérique dans l’espace européen polarisé par l’axe ParisBruxelles-Londres ; autant d’éléments qui laissent entrevoir des possibilités multiples de circulation avec les autres métropoles : migrants des pays africains lusophones, touristes de type « city tour », cadres européens, familles des portugais émigrés en Europe, etc. Le chapitre 4 permet d’ébaucher une définition de la circulation conçue comme pratique : la circulation se définit comme des séjours répétés dans plusieurs lieux sur une période donnée. Un circulant, au sens de l’enquête, est défini comme l’auteur d’une telle pratique de circulation sur les douze derniers mois (ce n’est donc ni un état stable, ni un groupe social). Les lieux de séjour du circulant font système et peuvent être amenés à se modifier. « La circulation se décrit par les attributs spatio-temporels de déplacements et de séjours qui font fonctionner un système de lieux. La dynamique interne de ce système ne se comprend quant à elle que par l’agencement géographique des activités effectuées dans des lieux fréquentés […] ; sa dynamique à l’échelle d’une vie s’articule à celle des configurations sociales, économiques et familiales, ce qu’ambitionne de saisir la notion de situation de mobilité » (p. 189). Cette notion, inventée à l’occasion de cet ouvrage, permet d’articuler les résultats exposés en cinq chapitres dans la dernière partie. « [Elle] désigne les pratiques de mobilité à un moment donné de la vie. À l’instar de la situation familiale ou professionnelle, elle est une dimension du mode de vie ». (p. 188) Le chapitre 5 identifie les différentes formes de mobilité circulaires des 312 enquêtés ayant une pratique de circulation au cours de l’année précédant l’enquête. Christophe Imbert et Hadrien Dubucs y décèlent cinq formes de circulation majeures : circulation intense, circulation résidentielle, circulation pluri-locale, mobilité moyenne et mobilité faible. Ces types ne décrivent pas a priori des groupes sociaux ni ne caractérisent les identités figées des enquêtés, ce ne sont que des groupes fondés sur les indicateurs synthétiques des formes de circulation qui correspondent à une situation de mobilité délimitée par une unité d’échelle temporelle d’un an. Le chapitre 6 apporte un éclairage sur

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les contours sociaux de ces pratiques de circulation où se dégage surtout une diversité des profils sociaux des circulants qui met à mal la vision classiste de la circulation. Si le parcours migratoire, le sexe ou encore la position dans la hiérarchie socio-professionnelle peuvent influencer la situation de mobilité, la relation entre caractéristiques sociales et circulation ne semble pas systématique. Le chapitre 7 cherche à situer les périodes de circulation dans les trajectoires de mobilité des individus. La notion de situation de mobilité permet de penser la circulation comme une caractéristique liée à un système de lieux qui évolue au cours de la biographie individuelle au gré des combinaisons multiples des situations familiale, professionnelle, migratoire et conjugale. Ce chapitre confirme le rôle central de la famille dans la définition de la situation de mobilité ; en effet, « rares sont les lieux fréquentés indépendamment d’enjeux ou de motifs familiaux » (p. 362). Dans le chapitre 8, qui porte sur les systèmes d’activités des circulants entre Lisbonne et Londres, Matthieu Giroud et Hadrien Dubucs observent une diversité des formes de ces systèmes : de l’espace monopolarisé où toutes les activités sont concentrées à Lisbonne et une seule à Londres à l’espace multipolarisé où les activités sont réparties tant en nombre qu’en fonctions (achats, résidence, amis, résidence) dans les deux métropoles. L’agencement spatial des activités intra-urbaines des circulants est lié à la durée des séjours dans la métropole en question, l’ancienneté de la fréquentation ou encore la représentation de la ville. Enfin, un dernier chapitre, traduction d’un article collectif écrit en portugais, propose une lecture originale de la pénibilité dans la circulation, dans un contexte de forte injonction sociale à la mobilité. Un ancrage spatial dans la ville de circulation apparaît comme une condition importante pour rendre moins pénible la pratique de la circulation. Cet ouvrage peut donc être lu de différentes manières : présentation d’une enquête scientifique sur les circulations européennes de l’accroche bibliographique aux résultats finalisés ; recherche sur l’intégration de Lisbonne dans l’espace européen par l’angle de la mobilité ; étude de faisabilité d’une enquête sur les circulations au regard du bilan des recherches sur les différents types de mobilité. Au delà de ces principaux intérêts, D’une métropole à l’autre offre également des propositions innovantes de représentation graphique des trajectoires résidentielles familiales et des systèmes d’activités, envisage de nouveaux modes de collecte des lieux fréquentés par la méthode des plans de ville carroyés, et offre des perspectives de discussion avec d’autres chercheurs spécialistes de la circulation, comme Alain Tarrius, notamment sur le rôle des circulants dans la production de la ville.

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Olivier BOMSEL (dir.), 2013, Protocoles éditoriaux. Qu’est-ce que publier ?, Paris, Armand Colin, 264 p. Lisiane Lomazzi (Paris, Conservatoire national des arts et métiers) Dans Protocoles éditoriaux, Olivier Bomsel s’attelle à la difficile tâche de pénétrer l’envers du décor de l’édition façonné par l’éditeur. Il confronte le cadre qui a fait naître cette mythologie et sa pertinence à l’essor d’Internet et s’interroge sur la fonction symbolique, mais également économico-sociale, de l’éditeur au sein d’un marché des contenus en profonde mutation. Replacer les protocoles éditoriaux au centre d’un contexte numérique permet d’identifier les mutations de la fonction éditoriale et les nouvelles modalités de création de valeur ajoutée au sein de la chaîne de production de l’oeuvre par ce dernier. Tel est donc l’objet de l’ouvrage d’Olivier Bomsel bâti au fil des séances d’un séminaire réunissant des experts de l’édition – au sens de créateur de sens et « monstrateur » – mené à l’École des Mines. Il en ressort onze contributions, dont deux entretiens, interrogeant le protocole éditorial dans des domaines divers (la naissance de l’écriture, le théâtre, l’art de la conversation, l’information à l’ère numérique, la musique, la télévision, le cinéma, l’invention, le brevet industriel, le design, la copie) et qui constituent le cœur de l’ouvrage. Composé de quatorze chapitres en tout, l’ouvrage s’ouvre sur chapitre introductif suivi d’un aperçu programmatique, et se clôt sur un chapitre conclusif, tous les trois signés par Olivier Bomsel lui-même. En guise d’introduction, le premier chapitre « L’envers du décor » rappelle qu’Internet et la dématérialisation des supports troublent les relations et les frontières dans le champ de la communication. En effet, règne une confusion entre le fond (contenu du message) et la forme (contenant dudit message) renforcée par une atténuation des démarcations entre deux modalités de transmission du message : la correspondance (privée) et la publication (publique). Le protocole éditorial étant précisément ce passage du privé au public par création d’un effet de sens – cet « ajout d’un décor, d’une mise en scène, d’une mythification » (p. 11) – il se trouve donc redéfini dans le nouvel environnement numérique. Ceux sont ces adaptations qui font l’objet de l’examen tout au long des onze chapitres thématiques que le deuxième chapitre de l’ouvrage, « Protocole de ce livre », s’emploie à introduire. Le troisième chapitre « Montrer l’écriture – Premières institutions de l’écrit » ouvre la série de contributions thématiques à la faveur d’un texte de Jean-Jacques Glassner, assyriologue, sur l’invention de l’écriture, celle-ci pouvant être définie comme « un système technique [qui] sert à correspondre et à publier » (p. 34). En présentant les différentes fonctions de l’écriture privée (échange de lettres, contrats, etc.) fondée sur le secret et publique bâtie sur la monstration, ainsi que les protocoles y afférant, l’auteur rappelle les fondements oubliés de la distinction entre correspondance et publication.

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Dans le chapitre suivant « L’enjeu du théâtre  –  Le théâtre édite le théâtre », François Regnault souligne le caractère extrêmement récent du passage du théâtre en littérature puisqu’il le situe au xviie siècle et réaffirme ainsi la préexistence du jeu, de la construction collective de l’effet de sens sur l’édition théâtrale. Le cinquième chapitre « L’édition de la personne  –  L’art de la conversation » traite de cet art singulier qu’est la conversation. En retraçant son histoire et ses modèles, Benedetta Craveri souligne qu’il n’est autre qu’un code social qui normalise la « publication de l’individu » (p. 82). Les sixième et septième chapitres sont des transcriptions d’entretiens menés respectivement avec l’historien Robert Darnton et Pascal Nègre, président d’Universal Music France. Dans « L’information en miettes », Robert Darnton revient sur la fragmentation du message, la dimension symbolique de la publication, le rôle de l’éditeur ainsi que le copyright à l’ère numérique. Pascal Nègre décrit, quant à lui, les différentes étapes du protocole éditorial dans « la musique professionnelle », titre donné au chapitre, que l’on pourrait résumer en deux phases : l’élaboration du message (élaboration et enregistrement du disque) et sa diffusion (promotion et concerts), c’est-à-dire son passage de la sphère privée à la sphère publique. Il observe que le numérique impacte sur la diffusion de la musique sans pour autant modifier le fonctionnement de ce show-business fondé sur la reconnaissance par les pairs et dont l’album reste le cadre malgré la dématérialisation des supports. Le huitième chapitre « Éditer le présent  –  Télévision : l’anti-édition » traite du cas de la télévision qui « édite autant le programme lui-même que l’événement de sa diffusion »  (p. 135). Selon Peppino Ortoleva, la télévision s’inscrit ainsi dans un espace domestique et un temps qui est le présent. Ce qui distingue l’édition de la télédiffusion c’est que la première se décompose en deux étapes, la production et la distribution, alors que la seconde en connaît une de plus, la programmation. Ce qui impacte à la fois le cycle de vie du produit et l’importance accordée aux différentes phases : dans le cas de la télévision, c’est la programmation qui importe par dessus tout, d’où un certain nombre de différences économiques et juridiques. Quant au neuvième chapitre, « Éditer l’image – Le cadre du cinéma », il est signé par Olivier Bomsel lui-même, qui aborde la question d’une industrie cinématographique bousculée par le numérique, telle que la chose montrée s’inscrit désormais dans de nouveaux cadres conceptuels. Les dixième et le onzième chapitres ont pour thème le brevet industriel (« L’instauration du brevet – l’édition du télégraphe », par Richard John et « Publier l’innovation – L’art du brevet », par Yann Ménière). Dès la naissance d’une invention, son inventeur est tiraillé entre la protection de son intérêt en gardant le secret et la nécessité de rendre celle-ci publique afin de pouvoir la commercialiser. D’où la nécessaire existence du

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brevet industriel qui fixe juridiquement les règles prescrites par les conditions du passage de la sphère privée à la sphère publique. Dans le douzième chapitre « Éditer l’objet  –  Élément d’économie du signe », Olivier  Bomsel se livre à une analyse économique du design. Un protocole éditorial efficace qui atteint sa cible en matière de commercialisation d’objets design est celui qui parvient à générer un fort effet de sens, une utilité sociale qu’elle soit esthétique ou qu’elle réponde à un effet de mode. Car, outre le produit c’est également l’imaginaire qui y est associé qui est commercialisé et rencontre ou non le succès. Le treizième et dernier chapitre thématique « Copie, mode d’emploi – Talbins et autres institutions du signe », dont Olivier Bomsel est à nouveau l’auteur, insiste sur le rôle central qu’a joué la copie dans le déploiement d’Internet. Cependant, à l’issue de cette phase d’expansion, on se retrouve dans une totale confusion concernant le statut de la copie et il est difficile de considérer que ces avantages aujourd’hui surpassent ses inconvénients. On devrait cependant assister à un rééquilibrage prédit l’auteur. Enfin le chapitre conclusif de l’ouvrage intitulé « Vers une économie des médias » est l’occasion pour Olivier Bomsel de proposer un état des lieux récapitulatif des questions abordées dans l’ouvrage. Le développement économique de la publication à l’ère numérique est fondé non pas véritablement sur la réduction des coûts de transaction et de coordination entre les acteurs mais davantage sur l’amplification de l’effet de sens, sur sa résonance médiatique favorisant son potentiel commercial et l’appropriation de l’œuvre par un public aussi large que possible. Une telle économie soulève cependant trois problèmes : celui des institutions internes et externes qui supportent l’acte de la publication (1), celui de la médiatisation, c’est-à-dire la résonance de l’effet de sens (2), et celui du contexte, c’est-à-dire l’ensemble des éléments qui englobent le cadre, les marques éditoriales, la médiatisation et la distribution de l’œuvre (3). 1) La numérisation pose des difficultés nouvelles d’application des règles instituées de publication et de diffusion, tels que le copyright et le droit des marques, qui compromettent l’efficacité des protocoles éditoriaux. 2) En permettant une diffusion toujours plus large des contenus, le media Internet entraîne une transformation des pratiques des acteurs économiques. Deux stratégies commerciales émergent donc dans ce contexte : celle de la profusion ou au contraire celle de la raréfaction de la production. 3) Les protocoles éditoriaux sont des co-investissements contextuels et font donc partie de l’économie des biens complémentaires. Ils sont, à ce titre, valorisés dans des associations contextuelles. Or la concurrence entre les modes de contextualisation est rude. Il ne s’agit pas seulement de présenter un contenu mais d’encadrer celui-ci d’un contexte constitué d’éléments qui mettent en valeur ledit contenu, et inversement, créant ainsi de la valeur par association

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et combinaison multiples. Dès lors, il est possible de produire un environnement contextuel unique qui se distingue nettement des produits proposés par d’autres marques. Choisir de traiter des mutations de l’acte de publier par la redéfinition des protocoles éditoriaux est un angle d’attaque particulièrement novateur. On peut cependant reprocher à cet ouvrage particulièrement riche de vouloir prétendre à l’exhaustivité. En résulte la nécessité d’encadrer les contributions thématiques de deux chapitres particulièrement longs afin, dans un premier temps, de baliser le chemin pour éviter que le lecteur ne s’y perdre et, dans un second temps, de rappeler le fil conducteur de l’ouvrage. Cela donne à l’ensemble un effet catalogue quelque peu décousu qui ne sert pas vraiment l’analyse transversale qu’Olivier Bomsel tente de mener. On ne peut également que regretter que la réflexion ne soit pas poussée plus loin, les modifications du protocole éditorial à l’ère numérique n’étant parfois abordées que très brièvement en fin de contribution. Souhaitons donc que ce livre ouvre la voie à des réflexions ultérieures aussi vives et stimulantes.

Nathalie HEINICH, 2014, Le Paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences sociales », 384 p. Hervé Glevarec (CNRS, Paris  – Laboratoire Communication et Politique) Nathalie Heinich fait preuve d’une ambition qu’on réserverait plutôt aux historiens ou aux philosophes de l’art : qualifier du concept de « paradigme de l’art contemporain » presque un siècle de production artistique occidentale, en en faisant la suite de paradigmes moderne et classique. Le Paradigme de l’art contemporain propose en vingt chapitres de caractériser le domaine culturel des arts plastiques, ses productions et son organisation, du point de vue professionnel ou social (discours et réception collective). Ce que fait l’auteure relève donc à la fois d’une description et d’une interprétation d’un (demi-) siècle d’histoire de l’art, dont l’objet n’est pas l’esthétique bien qu’elles y touchent. Heinich revendique le mot « ontologie » pour caractériser les propriétés constitutives de l’art contemporain « dont la connaissance est partagée par les participants d’une même culture » (p. 20), ontologie historique ni constructiviste, ni essentialiste. L’idée de « paradigme » est prise à Thomas Kuhn : « les découvertes scientifiques universellement reconnues qui, pour un temps, fournissent à un groupe de chercheurs des problèmes types et des solutions » (La Structure des révolutions scientifiques, 2008 [1962], Paris, Champs-Flammarion, p. 10). Dans Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain (Paris, Éditions de l’Echoppe, 2000), Heinich avait proposé de qualifier l’art contemporain de genre. Son acception du genre n’était pas celle ordinaire des propriétés formelles partagées par des œuvres. Sa caractérisation des velléités, dans les années 1980, de valorisation de la peinture « picturale » (sic), par exemple chez Julian Schnabel, Lucian Freud ou Anselm Kiefer, permet de comprendre son abandon du terme de genre : « ce qui compte, écrit-elle, est que la peinture ne soit plus moderne mais “postmoderne”, autant dire référant à l’histoire de l’art plutôt qu’à Ce PDF ne peut être ni vendu ni diffusé sur Internet. © Librairie Droz S.A.

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l’intériorité de l’artiste […], une peinture pour spécialistes d’art contemporain et non plus pour amateurs d’art moderne » (p. 151). Le paradigme de l’art contemporain est caractérisé par ce trait central, de nature idéologique et professionnel, historiquement nouveau, l’affranchissement, à partir des années 1950, de « l’expression de l’intériorité de l’artiste » qui définissait l’art moderne. L’art moderne avait opéré un changement par sa redéfinition de la peinture comme perception subjective et rupture avec les canons (classiques). Ce critère qui caractérise l’art à partir de la nature du lien de l’artiste à l’œuvre doit apparaître comme la condition du jugement artistique dans l’art moderne sans quoi, il semble, il n’aurait pas de pertinence. L’année 1964 constitue une date-clé de mise en place de ce nouveau paradigme. Robert  Rauschenberg emporte la biennale de Venise avec ses Combine Paintings, l’exposition « Mythologies quotidiennes » est organisée au Musée d’Art moderne à Paris, Marcel Duchamp édite huit exemplaires de Fountain. Mais le changement est « mondial », caractérisé par le Pop art aux États-Unis, les nouveaux réalistes en France, Gutaï au Japon, l’actionnisme en Autriche. La succession d’une deuxième génération d’artistes à partir des années 1990 qui voient le monde de l’art s’infléchir vers une mercantilisation et les transgressions se radicaliser ne modifie pas ce paradigme. Au-delà de son trait central, le paradigme contemporain se définit par sa transgression des limites : morales (l’enfance, les animaux, la religion, la mémoire victimaire sont les sujets que des artistes s’emploient à aborder hors des limites ordinaires de la décence ou du droit) ; esthétiques (il vise la sensation plutôt que l’élévation spirituelle ou l’émotion esthétique) ; professionnelles (il transgresse le sérieux, la sincérité ou encore le désintéressement attendus de l’artiste). Dématérialisation de l’œuvre, conceptualisation dans l’idée, multiplication des objets dans les installations, « éphémérisation » à travers la performance, œuvres à mode d’emploi, diversification des matériaux, incertitude ontologique et insécurité juridique caractérisent le paradigme contemporain. Cette « nature de plus en plus allographique » de l’art contemporain, qui désigne le fait que les œuvres existent à travers une série d’actualisations, rend indispensable le discours d’accompagnement de l’œuvre. Dans l’art contemporain, la fonction de commissaire est apparue et une exposition peut être signée de son curateur. Heinich compare la place prise par la scénographie en art contemporain à celle prise par la mise en scène dans l’art dramatique. Cette comparaison autorise à penser que, de même que la pièce de théâtre demeure distincte de son metteur en scène, les œuvres demeurent distinctes du commissaire qui les met en place. Du coup, il n’y aurait là rien de spécifique à l’art contemporain.

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Une autre caractéristique est le rapprochement entre l’art contemporain et les institutions publiques. Marcel Duchamp et Léo Castelli y sont décrits comme deux contributeurs majeurs. Il en est résulté un faible poids de la critique face aux institutions. Dans la situation actuelle, la « logique patrimoniale » d’achat du secteur public va remplacer la « logique décorative ou compassionnelle » qui prévalait. Le collectionneur, pris par une logique spéculative et contraint par la nature des œuvres (leur taille notamment), achète dorénavant moins pour son agrément que dans une logique d’ensemble. Heinich témoigne enfin des dilemmes du conservateur et des affres du restaurateur face à l’installation d’œuvres à l’obsolescence programmée (matière vivante, se dégradant) et de performances qui n’existent que dans leurs traces. L’auteure clôt son ouvrage par l’évocation de l’avenir d’un paradigme de l’art qui peut être vu comme épuisé ou comme un jeu encore ouvert aux micro-variations. Mais le constat d’épuisement semble tout de même l’emporter. Elle diagnostique une intensification de l’opposition à l’art contemporain au nom de valeurs qui ne relèvent pas de l’esthétique mais de l’éthique et de la démocratie. En regard de cet ambitieux ouvrage de synthèse, il nous revient la tâche à présent d’ouvrir la discussion sur le plan des outils, de la caractérisation et de l’interprétation de Heinich quant à l’art contemporain. 1) Ne peut-on pas faire reproche à la démonstration de l’auteure de manquer d’un corpus raisonné d’œuvres qui fassent matériaux pour l’enquête, à partir duquel discuter la caractérisation paradigmatique ? Tout ce qui est appelé « productions contemporaines » est caractérisé par le paradigme qui a une validité générale. Heinich revendique de faire en effet une sociologie des « saillances » d’un monde. Aussi les encadrés peuvent-ils apparaître problématiques qui ne sont ni des extraits d’un corpus ni un matériau analysé en tant que discours, mais des citations d’articles de presse ou d’ouvrages fonctionnant comme notes de terrain prises par d’autres. Le ton de l’auteure apparaît comme souvent ironique, quand elle parle des « très chics invités de la Biennale de Venise » (p. 101) ou dit « qu’il faut à coup sûr des compétences particulières pour réaliser des sérigraphies avec de l’huile de vidange ou un logo Chanel avec des crottes de mouche » (p. 135), ou encore quand elle évoque les collectionneurs Pamela et Richard Kramlich : « lorsque toutes leurs vidéos sont activées, leur demeure s’imprègne d’une grande cacophonie » (p. 265). À propos du canular artistique, Heinich prend le risque de laisser penser que la partie vaut pour le tout. Si les fausses œuvres de Hugo Marchadier sont de même nature que les œuvres de Christian Boltanski ou de Marcel Duchamp (p. 333), l’expliciter serait nécessaire : le paradigme le suppose par définition… Si non, quelle(s) dimension(s) du paradigme sont concernées ?

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2) Sur le plan de la caractérisation, l’argument central de « l’affranchissement de l’expression de l’intériorité de l’artiste » mériterait sans doute davantage d’argumentation afin de pouvoir réfuter celui, subjectif ou corporel, propre à désigner tous les cas contemporains de lien des œuvres avec leurs auteurs ; certaines œuvres de Valérie Mréjen ou de Christian Boltanski contenant a priori plus de subjectivité que les peintures impressionnistes. De même, une partie des performances impliquant physiquement les artistes n’objecte-t-elle pas au critère du paradigme de l’art contemporain d’absence de « lien direct entre l’œuvre et le corps de l’artiste » ? La caractéristique d’hétéronomie de l’art contemporain, qui s’illustre de la photographie de Fountain de Duchamp à laquelle manque son contexte pour signifier pleinement ou d’installations vidéo de Bill Viola auxquelles manque le récit qui en rend compte, est-elle réfutable ? Ne manque-t-il pas pas autant son contexte à la Vénus de Milo, au Guernica de Picasso ou au Sacre de l’empereur Napoléon de David pour signifier pleinement ? Et si les Anthropométries d’Yves Klein nécessitent une information sur leur réalisation, cela est-il une sorte de défaut artistique ? Ne peut-on pas plutôt y voir une caractéristique des performances ? 3) D’un point de vue théorique, sur le plan de l’interprétation, il serait possible, dans le prolongement de nos propres travaux sur la « tablature » des genres culturels, de soutenir non pas l’argument du paradigme mais celui de la mise en genres : l’art contemporain ne serait-il pas l’invention des genres de l’« installation » et de la « performance » comme nouveaux genres artistiques dans le domaine des arts plastiques à côté de la peinture, de la sculpture et de la photographie ? Ce qui est dépassement des limites serait alors redéfinition et création de nouvelles limites. Le mot « genre » de l’art contemporain apparaît sous la plume de Heinich page 137 pour désigner justement la performance. « L’extension de l’œuvre au-delà de l’objet et l’intégration du contexte dans l’œuvre » signifieraient alors l’invention de la performance d’une part et de l’installation d’autre part. « L’allographisation » de l’art contemporain se comprendrait comme la création historique du genre artistique de la performance. Qu’invente Duchamp avec le ready-made ? Il crée un nouveau genre qui est l’installation. L’historien de l’art Thierry de Duve asserte tout de même qu’il est impossible de nommer peinture ce que fait Duchamp quand il crée ses ready-made : « “Que Je peigne !” a supplanté “je peins”, écrit-il. Telle est la manière nominaliste du readymade de nommer peinture possible une chose qu’il est impossible de nommer peinture » (Nominalisme pictural : Marcel Duchamp, la peinture et la modernité, Paris, Minuit, 1984, p. 239). Beaucoup de choses ne seraient plus des « problèmes » ou des « transgressions » par rapport à la peinture. Quand Heinich dit que « les expositions sont devenues avant tout des installations » (p. 242) ne faut-il pas justement entendre que c’est le genre de l’installation qui a été créé au cours du xxe siècle ? Poser que « le problème avec l’art contemporain est que l’œuvre n’y est pas réductible à l’objet » (p. 277) n’apparaît plus pertinent s’il s’agit de la caractéristique du genre de la performance artistique. De même, « l’immatérialité » disparaît

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comme problème si elle réfère aux caractéristiques de la performance qui représente une action et s’atteste de sa trace. C’est du moins une hypothèse à soumettre à discussion. « C’est intéressant » est une expression centrale des critères de choix de l’art contemporain (qui entre en jeu conceptuel avec le « désintéressement » kantien). Peut-être faudrait-il la prendre au sérieux comme critère – nouveau et caractéristique –, au côté du critère esthétique, prolongeant ainsi le constat de nombre de spécialistes que ce dernier n’est plus  –  ou n’a jamais été ?  –  le critère central de jugement de ce qui est produit dans le monde des arts plastiques. Le « c’est intéressant » renverrait à l’introduction de « l’idée » dans les arts plastiques… suggérant par là une autre interprétation possible.

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