Philosophies et Sciences Sociales / Philosophies and Social Sciences

August 22, 2017 | Autor: Guillaume Calafat | Categoría: Philosophy, Epistemology, Social Sciences, Epistemology of the Social Sciences
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Descripción

Revue de Sciences humaines

Philosophie et sciences sociales Coordonné par Guillaume Calafat, Cécile Lavergne et Éric Monnet

2013 | hors-­série

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Présentation éditoriale de Tracés. Revue de sciences humaines Comité de rédaction Anaïs Albert, Olivier Allard, Thomas Angeletti, Guillaume Calafat, Sonia Goldblum, Samuel Hayat, Yaël Kreplak, Cécile Lavergne, Natalia La Valle, Marc Lenormand, Éric Monnet, Pierre Saint-Germier, Lucie Tangy, et Barbara Turquier

Remerciements Franck Bessis, Pierre Charbonnier, Juliette Denis, Sonia Goldblum, Isabelle Kalinowski, Cyril Lemieux, Edward Minar, Florian Nicodème, Romain Pudal, Giulia Puma, Juliette Roussin et Barbara Turquier.

Comité scientifique Howard S. Becker, Sacha Bourgeois-Gironde, Olivier Cayla, Olivier Christin, Jacques Commaille, Jean-Charles Darmon, Philippe Descola, Vincent Descombes, Georges Didi-Huberman, Didier Fassin, Ian Hacking, Bernard Lahire, Paul Lichterman, Bertrand Marchal, Jacques Morizot, Paul-André Rosental, Jean-Claude Schmitt, Quentin Skinner et Isabelle Sommier

Rédacteurs en chef Yaël Kreplak et Pierre Saint-Germier

Secrétaires de rédaction Samuel Hayat et Lucie Tangy

Fondateurs Paul Costey et Arnaud Fossier Ce numéro a été coordonné par Guillaume Calafat, Cécile Lavergne et Éric Monnet.

Seule l’association Tracés, constituée en personne juridique en vertu de la loi de 1901 sur les associations, est responsable du contenu de cette revue. Pour contacter la rédaction : [email protected]

© ENS ÉDITIONS

École normale supérieure de Lyon BP 7000 – 69342 Lyon cedex 07 Tél. + 33 4 26 73 11 94 Fax + 33 4 26 73 12 68 [email protected] www.ens-lyon.fr/editions/catalogue ISSN 1763-0061 ISBN 978-2-84788-376-3 Directeur de la publication : Olivier Faron

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Sommaire

Éditorial Philosophie et sciences sociales : les enjeux de la conversion par Guillaume Calafat, Cécile Lavergne, Éric Monnet

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Articles L’esthétique sociale entre philosophie et sciences sociales par Barbara Carnevali

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Pour un structuralisme des passions par Frédéric Lordon

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Identité et appartenance sociale par Christian Lazzeri

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Michel Foucault, la philosophie et les sciences humaines : jusqu’où l’histoire peut-elle être foucaldienne ? par Florence Hulak

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La politique de la sociologie : coopération et implication dans le texte sociologique par Danny Trom

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Regards croisés sur la vulnérabilité. « Anthropologie conjonctive » et épistémologie du dialogue par Marie Garrau

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Le sociologue et le prophète. Weber et le destin des Modernes par Bruno Karsenti

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Traduction La critique des indices de pauvreté par Thomas Pogge par Mathilde Unger Comment développer des indices moralement convaincants pour mesurer la pauvreté et l’inégalité des sexes ? Un programme de recherche par Thomas Pogge (traduction : Mathilde Unger)

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LA C R IT IQU E DE S IN DICE S DE PA U V RE TÉ PA R T H O M A S PO G G E

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ÉD ITO R I AL

Philosophies et sciences sociales : les enjeux de la conversion G UILLA UM E CAL AFAT, CÉC I L E L AV ER GN E E T É RI C M O N N E T

L’histoire de l’érection progressive d’une frontière entre philosophie et sciences sociales est indissociablement liée en France au processus de spécialisation disciplinaire caractéristique des xviiie et xixe siècles¹. Si l’on s’en tient au modèle durkheimien d’une division du travail intellectuel dans le monde scientifique, les sciences sociales auraient pris en charge toute une série d’objets appartenant autrefois à la philosophie, jusqu’à réduire son territoire disciplinaire à la portion congrue, voire à la cantonner, dans l’organisation moderne des disciplines, à un rôle secondaire, presque ancillaire (Heilbron, 1995 ; Fabiani, 2006 ; Karsenti, 2013). En réponse à cette offensive des disciplines nouvellement instituées, particulièrement vive au tournant des xixe et xxe siècles, les philosophes se sont attachés à défendre une position dominante dans le système d’enseignement français, maintenant l’idée d’une discipline d’exception, « discipline du couronnement » (à la fois scolaire et scientifique), apte à faire l’unité des savoirs et à les articuler (Fabiani, 1988, 2010). La démarcation entre philosophie et sciences sociales doit ainsi beaucoup à la fixation et à la progressive rigidification de ces conceptions, structurées en grande partie par les récits de fondation des disciplines, composés dans des contextes souvent polémiques de « conquête » socioprofessionnelle et institutionnelle (Schlanger, 1992, p. 291). À une philosophie qui revendique une souveraineté théorique, les sciences sociales opposent de leur côté un besoin, une demande de spécialisation du savoir : la philosophie, considérée comme incapable de rendre compte avec acuité 1

Par discipline, on entend, avec Jean-Louis Fabiani, « un corps de savoir entendu comme l’articulation d’un objet, d’une méthode et d’un programme, d’un côté, et comme mode d’occupation reconnaissable d’une configuration plus vaste (c’est-à-dire l’ensemble des opérations de savoir à un moment donné du temps) de l’autre » (2006, p. 11). T R A CÉS 2 0 1 3 / HORS-SÉRIE PAGES 7 -2 5

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des phénomènes sociaux, se voit ainsi reléguée à la simple énonciation de généralités. Du point de vue des philosophes – mais ce point de vue est parfois endossé par les sciences sociales elles-mêmes – la philosophie aurait autorité sur les concepts, et sur leur production, quand les sciences sociales seraient limitées à la recherche empirique. L’antagonisme entre philosophie et sciences sociales a pu revêtir différentes formes au cours du xxe siècle, qu’il s’agisse, pour le brosser à gros traits, de sécuriser les frontières et les territoires de chaque discipline, ou bien d’asseoir ou d’acquérir une position dominante dans la hiérarchie des savoirs. Mais cet antagonisme, lorsqu’il prend la forme d’une confrontation intellectuelle et non d’une ignorance réciproque, a aussi su produire des œuvres majeures qui renouvelèrent profondément le rapport entre philosophie et sciences sociales². Une nouvelle configuration disciplinaire ? Ce hors-série a précisément pour but de reposer les questions anciennes sur ces frontières disciplinaires et, à partir de travaux actuels, de discuter des possibilités de rapprochement et d’échange entre la philosophie et les sciences sociales aujourd’hui. Il est en cela fidèle au projet interdisciplinaire porté par Tracés, qui questionne directement la nature des frontières épistémologiques et des découpages des domaines de savoirs³. Il s’agit ainsi de donner à lire, à l’échelle limitée d’un numéro, différents chantiers de recherche qui placent au centre de leur réflexion le dialogue ou une tentative d’articulation entre la philosophie et les sciences sociales. Le sujet de ce hors-série n’est donc pas la philosophie des sciences sociales en tant que telle, mais plutôt les possibilités et les modalités de rencontre entre ces différentes disciplines. 2

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À titre d’exemples récents, on songe à l’entreprise de déconstruction proposée par Jacques Derrida ; ou bien, comme nous le rappelle Florence Hulak dans ce numéro, aux essais d’archéologie et de généalogie des sciences humaines de Michel Foucault, dont la visée critique allait jusqu’à remettre en cause les fondements épistémologiques et le caractère scientifique mal stabilisés de ces disciplines. Du côté des sciences sociales, l’offensive sans doute la plus ouvertement conflictuelle et heuristique, sinon la plus emblématique, fut portée par Pierre Bourdieu, qui ne cessa pourtant de situer ses propres travaux vis-à-vis de la philosophie. Non sans sarcasme, le sociologue se proposait, à travers une « analyse sociologique des pratiques et des institutions philosophiques », de « libérer la philosophie des contraintes qui la déterminent » en dévoilant ses impensés réflexifs (Bourdieu, 1983). En critiquant parfois violemment la prétention hégémonique et dominante de la philosophie, la démarche bourdieusienne semble surtout avoir braqué les philosophes, peu enclins à objectiver sociologiquement leur position dans le champ (Bourdieu, 1988 ; Pinto, 2009). Voir notamment la position exprimée par Cécile Lavergne dans Hassenteufel et al. (2012).

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L’idée d’une incommensurabilité fondamentale entre la philosophie et les sciences sociales est donc contestée, ou tout du moins suffisamment remise en cause pour permettre des coopérations autour de thèmes communs (l’action sociale, l’identité, la vulnérabilité, le travail, le capitalisme, etc.) et certaines formes d’emprunt conceptuel4, dont il s’agit d’interroger les effets sur chaque discipline et sur la production des concepts ellemême5. Quant à l’hypothèse des limites voire du caractère contre-productif que pourraient recouvrir de tels rapprochements, seuls quelques embryons d’analyse seront proposés, ce qui ouvre l’horizon d’un projet à venir6. Ce numéro part donc du constat que le dialogue entre philosophie et sciences sociales se trouve aujourd’hui reconfiguré non seulement en raison des évolutions institutionnelles – on pense en particulier à l’internationalisation croissante des sciences sociales – mais aussi en raison d’enjeux épistémologiques récents propres aux différentes disciplines : le nouveau contexte politique a ainsi entraîné un nombre important d’auteur-e-s à réagir à l’insuffisance du cadre disciplinaire pour penser les enjeux économiques, politiques et sociaux contemporains. Par ailleurs, on peut faire l’hypothèse que les sciences humaines semblent sorties quasi renforcées par l’épisode critique des années 1970-1980 : en permettant de définir avec plus de rigueur la méthodologie et l’épistémologie de chaque discipline, ce moment antagonique a d’une certaine manière ouvert la voie à une interdisciplinarité réussie, c’est-à-dire à une interdisciplinarité réflexive qui interroge l’identité même de chaque discipline. Les lignes de fracture inhérentes à la philosophie comme discipline (on pense par exemple à celle qui oppose schématiquement « analytiques » et « continentaux ») ont également grandement reconfiguré le champ et incité à de nouvelles alliances au-delà de la seule discipline philosophique. Du côté des sciences sociales, le dialogue de longue date noué entre l’histoire, la sociologie et l’anthropologie a donné lieu à des débats fructueux sur la nature de la 4

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On peut mentionner à titre d’exemples le conatus spinoziste pour repenser une épistémologie de l’économie (Lordon, 2010), la notion d’usage de Wittgenstein dans certains courants de la sociologie (Ogien, 2007), la notion de désaffiliation de Robert Castel dans certains travaux de philosophie sociale (Renault, 2004). Cette question a fait l’objet d’une journée d’étude et d’une table ronde co-organisées par le laboratoire Sophiapol, Tracés, le GDR Économie et Sociologie et l’Association française d’économie politique. Intitulée « Philosophies et sciences sociales : usages et transformations des concepts », elle s’est tenue le 12 mai 2011 à l’Université Paris Ouest - Nanterre La Défense et a été animée par Franck Bessis, Guillaume Calafat et Cécile Lavergne. Y intervenaient Cyril Lemieux, Frédéric Lordon, Christian Lazzeri, Alessandro Pizzorno, François Vatin, Nicolas Postel, Olivier Favereau. De cette journée a germé l’idée d’un numéro hors-série de Tracés. Que le laboratoire Sophiapol, Franck Bessis et tous les participants soient ici remerciés. La revue Tracés prévoit en effet de consacrer un de ces numéros thématiques futurs à la question des ratés ou des rencontres manquées entre disciplines. 9

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convergence épistémologique de ces disciplines, mise en évidence tout particulièrement par Jean-Claude Passeron (2006)7. On peut expliquer sans doute la possibilité d’un dialogue renouvelé entre philosophie et sciences sociales par cet important travail théorique engagé par les sciences sociales, parfois collectivement, parfois de manière concurrente, pour mieux justifier de leurs procédures d’interprétation, d’argumentation et de généralisation. Toutefois – les articles de ce numéro l’attestent – quand on s’avance dans un territoire qui n’est pas directement celui de sa discipline, on le fait avec beaucoup de précaution, d’humilité et de prudence. En somme, on peut expliquer cette reconfiguration actuelle des rapports entre philosophie et sciences sociales par trois facteurs principaux. Tout d’abord, de manière presque trop évidente, il faut souligner qu’elle est due aux évolutions singulières de chaque discipline, et il faudrait sur ce point distinguer entre les différentes sciences sociales. En histoire par exemple, le tournant critique ou l’influence internationale de la new cultural history ont changé la manière dont la discipline peut se situer par rapport aux écrits philosophiques. Dans un tout autre domaine, le déclin de l’analyse marxiste et la diffusion du pragmatisme ont aussi sensiblement modifié les rapports entre sociologie et philosophie. Les évolutions épistémologiques des différentes disciplines changent donc naturellement les formes et les objets des dialogues interdisciplinaires. Un second facteur, qui mériterait une étude à part entière et dont l’influence exacte demeure peu connue en France, tient à l’impact des évolutions institutionnelles de l’université et de la recherche sur les rapports entre philosophies et sciences sociales. La fusion ou au contraire l’éclatement de laboratoires de recherche, l’évolution de l’enseignement en premier cycle, la promotion de l’interdisciplinarité par les organismes de recherche, et la place des sciences sociales dans la sphère publique, sont sans doute des éléments, qui – sans nécessairement que les acteurs en soient pleinement conscients – changent également les types de rapports et de rencontres qui peuvent s’effectuer entre disciplines. Enfin – ce numéro en fournit plusieurs exemples – les nouvelles préoccupations politiques et la nouvelle question sociale offrent des motifs de rapprochement entre philosophie et sciences sociales avec l’idée sous-jacente qu’un nouvel état du monde soulève des questions différentes et impose donc de modifier ses méthodes. La philosophie sociale peut ainsi, par exemple, affiner ses concepts avec l’évolution des formes de salariat et de souffrance sociale et établir des rapports nouveaux avec la psychologie, l’économie ou la sociologie. 7

Un dialogue qui s’est en particulier déroulé dans les pages de la revue, puis de la collection Enquête de l’EHESS.

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Cependant, concédons-le d’emblée, ce hors-série de Tracés n’est pas exempt de biais : sur huit auteurs, six sont philosophes, quand deux autres (un économiste et un sociologue) ont entrepris de longue date un compagnonnage étroit avec la philosophie. Sans doute faudrait-il compléter ces articles par un deuxième dossier, centré davantage sur ce que la philosophie peut faire aux sciences sociales du point de vue, cette fois, des praticien-ne-s des sciences sociales. Les réponses, les conclusions et les points de vue seraient sans aucun doute différents. Par ailleurs, certains domaines de la recherche en philosophie ne sont pas représentés, que l’on songe par exemple à la philosophie de l’esprit (Dokic, 2012), à la métaphysique, ou encore au champ de l’histoire (philosophique et historienne) de la philosophie. Enfin, le postulat d’une frontière – épistémologique ? méthodologique ? – plus ou moins irréductible entre philosophie et sciences sociales semble avoir un sens particulier relatif à la configuration française des disciplines : si les problématiques et les problèmes de méthodes qu’il soulève ne sont bien évidemment en aucun cas propres à la France, force est néanmoins de constater que c’est surtout dans le monde universitaire français que l’idée d’une frontière semble avoir eu le plus d’effets sur la répartition du travail intellectuel. La question du rapport entre philosophie et sciences sociales ne se poserait certainement pas dans les mêmes termes dans d’autres contextes académiques : songeons ainsi à l’Italie, à la Grande-Bretagne et, de manière emblématique, à l’Allemagne, où les sciences sociales n’ont cessé d’entretenir un lien constant – en tout cas bien moins concurrentiel qu’en France – avec la philosophie (Ringer, 1992 ; Revel, 2007). Sur les limites d’une totale intégration Lui-même artisan d’un nouveau dialogue entre philosophie et sociologie (Lemieux, 2009), Cyril Lemieux a, dans un article récent (2012), proposé de ramener à trois grandes options les possibles positionnements du sociologue vis-à-vis de la philosophie et des textes de philosophie – nous nous permettrons d’élargir cette typologie de positionnements à l’ensemble de la recherche en sciences sociales. La première, le « démarcationnisme », fait de la frontière entre philosophie et sciences sociales une barrière incommensurable qui interdit tout dialogue : cette conception postule un désintérêt bien compris de part et d’autre, qui dispense de se lire mutuellement. C’est là, pour Lemieux qui le déplore, l’attitude prédominante aujourd’hui. La deuxième, l’« intégrationnisme », se situe à l’opposé du « démarcationnisme » : elle estime que la frontière peut non seulement être allègrement franchie, 11

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mais qu’il convient même de l’abolir en se retrouvant autour d’objets communs et de discours unifiés (l’auteur prend l’exemple de la philosophie sociale, des théories de la modernité, du care, etc.). Selon Lemieux, ces courants fusionnistes ont surtout émergé dans les milieux intellectuels angloaméricain et allemand où, comme on l’a vu, la frontière entre philosophie et sciences sociales paraît avoir joué un rôle beaucoup moins structurant qu’en France. La troisième approche, en faveur de laquelle plaide le sociologue, est le « conversionnisme » : […] philosophie et sociologie ne sont pas, et ne peuvent pas être, deux disciplines indifférentes l’une à l’autre. Elles ne le sont pas et ne peuvent pas l’être, car la sociologie procédant d’une rupture avec la philosophie, en même temps qu’elle en sauvegarde les ambitions et en conserve pour partie les questionnements, elle ne saurait se penser, ni penser ses ambitions propres, indépendamment de ce qu’est et de ce que continue à « vouloir » de son côté la philosophie. (Lemieux, 2012, p. 201)

Pour des raisons évidentes, on ne trouvera pas dans ce hors-série de position « démarcationniste » ; les auteurs à qui nous avons fait appel partagent tous un intérêt pour le dialogue entre philosophie et sciences sociales et proposent une manière personnelle de l’exercer. La démarche intégrationniste, du moins dans son aspect le plus immédiat voire naïf, est quant à elle mise à rude épreuve. Plusieurs articles en font ressortir les limites et présentent des raisons de lui tourner le dos. Dans une étude sur la notion de vulnérabilité qui défend un dialogue profond et soutenu entre philosophie et sociologie, Marie Garrau explique que les bases de ce dialogue requièrent d’abord une définition des apports possibles de chaque discipline. Autrement dit, le dialogue ne peut pas s’établir sur le présupposé que la sociologie et la philosophie parleraient de la même chose avec des concepts au statut semblable. La confrontation disciplinaire n’est féconde que si l’on reconnaît d’abord que les objectifs et les ordres du discours ne sont pas identiques. La sociologie peut alors utiliser des concepts philosophiques pour interroger ses présupposés normatifs en même temps que la philosophie peut interroger le contenu empirique de ses propres concepts à l’aide des travaux sociologiques. La présentation effectuée par Marie Garrau des travaux de Martha Nussbaum, Axel Honneth, Serge Paugam et Robert Castel montre qu’un intégrationnisme naïf ferait courir le risque du nominalisme8. Il présupposerait qu’il existe une ontolo8

Nous employons le terme de nominalisme dans un sens très général. Il s’agit ici de remarquer, simplement, que les interactions entre disciplines posent nécessairement la question de savoir si un même mot recouvre une même signification. Il n’y a pas de raison a priori de penser qu’un fait social ou un concept philosophique portant le même nom signifient la même chose.

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gie commune aux sciences sociales et à la philosophie, dont la conséquence serait que l’identification et la nomination d’un concept en garantiraient l’unité. La comparaison des travaux sur la vulnérabilité peut faire douter d’une telle prémisse. Si l’on veut discuter de l’intégrationnisme radical, on peut prendre l’exemple, non présent dans ce hors-série, de la tradition que l’on nomme habituellement la « théorie du choix social » et qui fait se rencontrer l’économie formalisée et la philosophie dans le but d’élaborer des propositions théoriques caractérisant les propriétés des décisions collectives à partir d’une définition des préférences individuelles9. Il est intéressant de constater que cette démarche trouve son unité dans le langage mathématique, qui apporte ainsi une solution au problème du nominalisme. Pour autant, là où le langage mathématique garantit une unité de la méthode et un dialogue intégré entre l’économie et la philosophie, il échoue à permettre un dialogue direct avec d’autres traditions philosophiques. L’intégration entre deux disciplines au niveau d’un sous-champ restreint de chacune d’elles peut donc être considérée comme un déplacement de la difficulté. L’intégration interdisciplinaire implique le détachement par rapport aux disciplines traditionnelles plutôt que leur unification. Dans le cas de la théorie du choix social, on comprend alors pourquoi cette théorie est souvent considérée comme une véritable discipline indépendante par ceux qui la pratiquent (Sen, 1999). Les limites d’une démarche intégrationniste sont encore affirmées dans ce hors-série par Florence Hulak qui discute à quelles conditions les historiens pourraient appliquer la méthode et la philosophie de Michel Foucault¹0. Elle conclut que pour devenir véritablement foucaldienne, l’histoire devrait renoncer à son appartenance aux sciences humaines, c’est-à-dire à la fois à son statut de science, à l’étude du social et à la référence au réel. Si le dialogue est possible, l’intégration est impossible d’un point de vue épistémologique. Dans Les mots et les choses, Foucault (1990) critique les sciences humaines, symptôme du « sommeil anthropologique » de la pensée moderne qui veut que l’homme soit le centre et l’objet de tous les savoirs. Hulak montre comment la démarche de Foucault condamne l’idée que la philosophie et les sciences humaines pourraient partager une base épistémologique commune : Face au développement des sciences humaines, la tâche fondamentale ne saurait donc être épistémologique aux yeux de Foucault, car cette perspective suppose 9

Pour une introduction en français des principaux résultats et auteurs de la théorie du choix social, on peut se reporter à Martin et Merlin (2004). 10 Elle poursuit, d’un point de vue philosophique, l’analyse et le constat de Gérard Noiriel (2003). 13

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d’accepter que ces disciplines soient des sciences et qu’elles aient pour objet les formes de l’existence humaine. La démarche doit au contraire être archéologique, afin de montrer comment s’est constituée cette figure dans le champ du savoir et quels en sont les dangers théoriques, ainsi que généalogiques, afin de montrer comment cette genèse des savoirs est corrélative d’une genèse du pouvoir, et quels en sont les dangers pratiques.

Selon Hulak, la discipline historique, si elle devait devenir foucaldienne, ne devrait pas seulement renoncer à ses méthodes et sa « référence au réel », mais occuperait alors une position ancillaire : elle devrait mettre sa méthode au service de l’archéologie des sciences humaines prônée par Foucault. On peut faire remarquer que Foucault n’est pas le seul à lancer un défi aux sciences humaines et sociales en ce que la critique épistémologique de ces dernières aboutit, parmi les solutions possibles, à une intégration des disciplines avec une primauté donnée à la philosophie. Philip Pettit explique par exemple qu’une tendance similaire est à l’œuvre chez Peter Winch dans son ouvrage majeur de philosophie des sciences sociales (Winch, 2009). Empruntant à la philosophie de Wittgenstein contre le positivisme, Winch montre que les sciences sociales ont un statut radicalement différent des autres sciences et aboutit à une conclusion intégrationniste – qui s’inspire quant à elle de l’objectivisme de Hegel – selon laquelle la philosophie fournit une connaissance a priori à la théorie sociologique, semblable à celle que la logique fournit aux sciences de la nature. Selon Pettit, il n’y a pas d’éléments qui permettent d’aboutir à cette conclusion, qui n’est en rien une implication nécessaire des autres analyses de Winch sur le statut des sciences sociales. L’appréhension de la réalité sociale ne requiert pas une élucidation philosophique a priori. Il est donc difficile d’imaginer un intégrationnisme radical qui puisse échapper à l’idée que les sciences sociales seraient ontologiquement ou épistémologiquement dépendantes de la philosophie. Du point de vue du philosophe, il est intéressant de voir comment la conviction de la nécessité de la philosophie pour les sciences sociales peut paradoxalement conduire à l’ignorance de ces dernières puisqu’il suffirait de produire des concepts qui viendraient naturellement éclairer leur démarche. Bruno Karsenti caractérise avec justesse les conséquences d’une telle position philosophique : « Selon l’accent qu’on fait porter sur l’opération, on passe du service rendu dans la déférence à la juridiction exercée dans l’indifférence » (2013, p. 290). Il nous semble que les textes réunis ici partagent l’idée que d’autres types de rapport existent et que ceux-ci ne se fondent ni sur une équivalence ni sur une dépendance, mais sur la confrontation, la traduction et la critique. Il s’agit donc dans tous les cas d’opérer une conversion au sens où 14

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tout dialogue appelle au préalable la reconnaissance d’une altérité disciplinaire. Dans son article, Lemieux (2012, p. 208) qualifie cette conversion de « passage », qui se fait au prix d’« un réajustement dans la définition des concepts, et [d’un] changement dans leurs usages pratiques. Ainsi, dès lors qu’un concept philosophique est passé du côté des sciences sociales, il n’est de facto plus le même car il a désormais pris place au sein d’un dispositif de savoir foncièrement autre ». C’est ce que montre avec précision l’article de Garrau qui insiste sur le fait que le concept de vulnérabilité, qui revêt dans les théories philosophiques de Honneth et Nussbaum une dimension anthropologique, a pour Paugam et Castel une définition analytique et critique : il s’agit de décrire non pas une vulnérabilité constitutive – « une structure d’existence commune et universellement partagée » –, mais « les effets négatifs produits sur les sujets sociaux par certaines formes d’organisations sociales à un moment historique donné ». Comment un tel passage peut-il s’effectuer ? Les contributions de ce hors-série nous aident à comprendre qu’il serait sans doute illusoire d’en envisager une modalité unique. Si le conversionnisme découle de l’idée qu’il n’y a pas de rapport ontologique donné entre les sciences sociales et la philosophie, ni même de recette épistémologique toute faite, alors il ne peut se prévaloir d’une méthode unifiée, au risque de retomber dans un intégrationnisme naïf. Si le conversionnisme se définissait par exemple comme une méthode hypothético-déductive où les sciences sociales ne serviraient que de test pour établir la falsifiabilité d’une proposition philosophique, nous retomberions immédiatement dans l’idée que philosophie et sciences sociales sont intégrées par un rapport unique¹¹. Sans parler du danger de pure circularité – ou de biais de sélection – qui consisterait pour le philosophe à ne choisir dans les travaux en sciences sociales que les études ou enquêtes corroborant ses propres visées théoriques (Deranty, 2013, p. 25). Conversion, traduction, critique Il nous faut reconnaître ici la pluralité des modalités de conversion ou de traduction. Il faut en particulier aller contre l’idée que le refus d’une position supérieure de la philosophie empêcherait la critique des sciences sociales d’un point de vue philosophique. Il faut également constater que la 11

Dans le cas de la démarche hypothético-déductive, le rapport est unique, car les sciences sociales n’ont qu’un rôle de test ou de validation des énoncés philosophiques, mais il n’est évidemment pas un rapport d’équivalence. 15

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conversion n’est pas unidirectionnelle au sens où il suffirait à une discipline d’importer des concepts ou des analyses sans se modifier elle-même pour rendre possible cet accueil. L’article de Barbara Carnevali est à ce titre révélateur d’un programme fort pour la philosophie, qui ne s’exerce nullement au nom d’un prétendu magistère, mais qui n’en continue pas moins d’assigner à la philosophie un rôle crucial d’articulation des savoirs au sein d’une configuration moderne des disciplines caractérisée par une atomisation plus ou moins forte des domaines de spécialité. En prenant pour objet d’analyse « l’esthétique sociale » – entendue comme « le savoir qui a pour objet le paraître sous forme sensible de la société » – Carnevali propose de faire dialoguer philosophie, sociologie et histoire des arts en conservant les propriétés empiriques et méthodologiques de chaque discipline, tout en usant d’outils proprement philosophiques comme l’abstraction, la conceptualisation ou encore, de manière décisive, une « forme de problématisation » spécifique qui « passe par un questionnement universel ». L’enjeu est notamment de pouvoir tisser par ce biais des rapprochements entre des travaux et des courants de pensée apparemment fort éloignés, à l’instar de ceux de sociologues, comme Erving Goffman ou Pierre Bourdieu, et d’historiens de l’art, tels qu’Ernst Gombrich ou Michael Baxandall. À cet effort de connexion et de traduction conceptuelles, Carnevali ajoute un autre geste de clarification qui consiste justement à revenir sur l’histoire de la partition disciplinaire entre la sphère de l’économie et celle de l’esthétique. Cette distinction, en grande partie héritée du xviiie siècle, s’est progressivement transformée en une opposition entre, d’une part, un champ de l’utilité, de la nécessité matérielle et des besoins et, de l’autre, un savoir de l’inutilité, des apparences gratuites et du désintéressement. Le travail du philosophe consiste dès lors à enquêter non seulement sur les malentendus et les équivoques produits par cette fracture disciplinaire, mais aussi sur la tradition de pensée qui précède cette fracture – en l’occurrence ici la littérature moraliste. De ce point de vue, la philosophie, ainsi mise en dialogue et articulée avec les sciences sociales, demeure un formidable outil de généralisation et de synthèse. Un exemple fort différent d’usage de la philosophie nous est donné par le texte du philosophe Thomas Pogge qui critique l’usage des indicateurs d’inégalité de richesses ou d’inégalité sexospécifiques utilisés par l’ONU et la Banque mondiale¹². Ces indicateurs se fondent sur des travaux d’écono12

Pour une critique assez similaire des indicateurs économiques, et notamment de l’absence de prise en compte du travail des femmes dans le produit intérieur brut, voir Jany-Catrice et Méda (2011).

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mistes et de sociologues et jouent un rôle d’étalons ou d’objectifs à atteindre pour les politiques publiques. Pogge les critique au nom de la philosophie morale qu’il a développée par ailleurs, mais il le fait dans le langage de l’économie, ce qui l’entraîne à repositionner ses propres théories et à en tirer les conclusions dans un contexte différent de celui de leur énonciation première. Pourquoi l’usage d’un indicateur d’inégalité qui peut changer la catégorisation de millions de personnes a-t-il, en plus de ses conséquences politiques immédiates, des implications philosophiques et morales ? Pour Pogge, répondre à cette question implique de penser les conséquences pratiques de sa philosophie et de fournir une critique des concepts économiques dans le langage de l’économie au nom de propositions philosophiques. Comme l’écrit Mathilde Unger en introduction à sa traduction inédite, c’est à partir de prémisses philosophiques universalistes et conséquentialistes que Pogge en vient à affirmer que « les indices n’échouent pas seulement à traduire l’état de la pauvreté, ils révèlent l’intention de minimiser sa gravité et de limiter les efforts à déployer pour l’éradiquer ». Alors que Pogge voit – entre autres – dans la philosophie une arme de critique analytique des sciences économiques au nom d’énoncés normatifs, le texte de Frédéric Lordon s’attache à utiliser la philosophie pour construire une méthode d’interprétation des régimes économiques. Il ne s’agit pas de critiquer une pratique ou une méthode à partir d’une réflexion philosophique, mais de proposer des concepts opératoires pour les sciences sociales en faisant appel, entre autres, à la philosophie. Ce texte présente ainsi une théorie des affects, qui part de distinctions bourdieusiennes mais emprunte surtout à Spinoza, dans le but de mieux comprendre comment le régime de production économique détermine les désirs et affects du travail salarial. Cette démarche ne signifie pas que la philosophie serait nécessaire ou a priori aux sciences sociales en ce que le concept serait uniquement philosophique et les sciences sociales ne pourraient en proposer qu’une application. Pour Lordon (2013), les sciences sociales peuvent et doivent forger des concepts. L’aide que la philosophie peut apporter dans ce but implique une conversion puisque l’objectif des sciences sociales demeure indépendant. Faire appel à la philosophie de Spinoza n’est donc pas une façon de revenir à un passé heureux où la distinction entre sciences sociales et philosophie n’existait pas ; c’est un geste beaucoup plus libre qui prend acte de la désintégration historique des savoirs pour en concevoir une nouvelle alliance. Ainsi la philosophie ne fonde pas les sciences sociales, et Lordon peut affirmer qu’il n’y a pas de justification préalable à l’usage de références philosophiques, que « le mouvement ne se prouve qu’en marchant, et qu’il n’est de réponse qu’a posteriori ». L’emprunt ne se justifie que par sa puissance explicative. 17

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C’est de cette manière, mais dans le sens inverse, c’est-à-dire des sciences sociales vers la philosophie, que l’on peut interpréter la contribution de Christian Lazzeri. Si le rapport aux sciences sociales n’est pas en tant que tel thématisé, ce n’est pas dans une volonté de recouvrement des questions épistémologiques que cette articulation soulève, mais pour fournir la preuve pratique qu’une discussion philosophique de l’intérieur même d’un corpus de sciences sociales est bel et bien possible et opératoire. La contribution porte précisément sur le concept d’identité collective et l’enjeu est de montrer que malgré les nombreuses critiques qui lui sont adressées, les sciences sociales n’ont pas vraiment intérêt à s’en passer. Ce concept est en effet déterminant pour comprendre le fonctionnement de l’appartenance sociale, que ce soit l’intégration à un groupe, les phénomènes d’allégeance, d’intercompréhension, ou encore de contagion émotionnelle et de solidarité. Il s’agit donc bien d’une défense de la pertinence explicative du concept d’identité et de son caractère incontournable pour les sciences sociales et la philosophie. L’auteur mobilise un grand nombre de références (principalement issues de la théorie du choix rationnel et de la théorie de la mobilisation des ressources) et classifie une série de thèses qu’il s’emploie à réfuter point par point : la thèse qui réduit l’identité à l’identification, celle qui en fait une simple ressource instrumentale parmi d’autres de l’agent qui maximise son utilité, etc. Or, cette première cartographie générale construit le corpus de travaux en sciences sociales comme un véritable terrain d’enquête sur lequel la discussion philosophique du concept d’identité va porter. La thèse de Russell Hardin et James Coleman par exemple, consistant à restreindre l’identité à un simple moyen lié aux coûts de transaction, est mise en perspective avec une série de travaux issus de la psychologie sociale : les bouleversements post-traumatiques de l’identité individuelle montrent clairement que les intérêts positionnels sont dépendants de l’identité et des changements qui peuvent l’affecter dans des situations de guerre ou de crise. La contribution produit alors une critique de l’anthropologie sous-jacente aux théories de l’acteur rationnel, en évitant l’écueil d’un décrochage surplombant et anhistorique. Les démarches qui visent à proposer une nouvelle alliance entre philosophie et sciences sociales sur le mode de la conversion peuvent donc s’effectuer selon des modalités différentes, et avec des degrés d’explicitation et de réflexivité divers. Elles partagent toutefois l’idée que la rupture historique entre philosophie et sciences sociales est constitutive de ces dernières et qu’elle est en ce sens définitive. Elles prennent acte de la différence de langage, et procèdent ainsi nécessairement à une traduction, que ce soit au niveau des concepts et des théories, ou plus largement, à celui 18

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de la construction des problèmes. Elles s’intéressent avant tout aux effets théoriques ou anthropologiques que produit cette conversion ou traduction plutôt qu’à la justification ontologique de la possibilité d’une intervention philosophique dans les sciences sociales. Ce que les sciences sociales font à la philosophie L’enjeu, dans le champ de ce que Karsenti appelle la « philosophie des sciences sociales », se résume alors à une double interrogation : […] que s’est-il produit exactement avec l’émergence des sciences sociales dans l’espace du travail intellectuel ? Et qu’est-ce qui, en contrepoint de cette irruption, permet de dire que l’on fait encore de la philosophie, mais d’une autre manière qu’avant cet événement – bref que l’on s’est trouvé enclin à passer d’une philosophie à une autre ? (Karsenti, 2013, p. 13).

Pour répondre a minima à la première interrogation, il serait possible de dire que l’émergence des sciences sociales dans le champ institutionnel français, malgré l’érection de frontières et spécificités disciplinaires dont on a montré la nécessité, trace pourtant une zone de congruence : celle où philosophie et sciences sociales, non sans tensions et conflits, questionnent l’épistémologie ou l’ontologie du social. Pour reprendre les mots de Stéphane Haber (2012, p. 135), les sciences sociales sont « consommatrices et productrices de modèles interprétatifs en théorie sociale qui ont les qualités requises pour se voir qualifier de philosophiques ». Que serait alors la philosophité de ces théories, et cette question a-t-elle même un sens ? Elle a un sens si l’on prend acte des tentatives récentes de la philosophie à se redéfinir comme une pratique théorique qui se donne comme impératif d’être arrimée aux sciences sociales, comme en témoignent les travaux que l’on regroupe aujourd’hui sous l’étiquette de « philosophie sociale »¹³. Dans le sillage notamment de la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth (2000) ou du pragmatisme de John Dewey, un certain nombre de philosophes partagent dans le champ français l’exploration de thèmes communs 13

Si en France la terminologie de la « philosophie sociale » est relativement récente, c’est loin d’être le cas en Allemagne (Honneth, 2008) ou dans le monde anglo-américain. On fait remonter l’origine de ses questionnements à Rousseau, Hegel, mais aussi Simmel, Durkheim et Dilthey. Pour Haber (2012) la philosophie sociale partirait du présupposé objectiviste que le cœur du social est à chercher dans de grands éléments intégrateurs fortement institutionnalisés (État, droit, religion). L’originalité de la philosophie sociale contemporaine se situerait dans un déplacement de son centre de gravité : c’est désormais, selon Haber, l’expérience individuelle qui fait l’objet de l’analyse, ou la manière dont le social est lisible dans les expériences négatives (déni de reconnaissance, précarité, etc.). 19

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(souffrance sociale, vulnérabilité, care, etc.). Elle se démarque de la philosophie politique traditionnelle centrée sur les fondements de la légitimité du pouvoir et prend pour objet privilégié le social comme « le lieu où peuvent trouver à s’accomplir les attentes normatives relatives à la vie humaine pour être une vie accomplie » (Fischbach, 2013, p. 15). Elle accorde donc une valeur heuristique de premier ordre aux expériences négatives vécues par les acteurs sociaux ainsi qu’aux luttes sociales, comme cadres privilégiés où les attentes normatives peuvent être explicitées (Deranty, 2013, p. 24 ; Honneth, 2000). La philosophie sociale endosse donc à la fois les enjeux liés à l’évaluation normative et à la description des pratiques sociales. Les recherches qui s’en revendiquent (Renault, 2004 ; Haber, 2012 ; Garrau et Le Goff, 2010 ; Fischbach, 2008, etc.) adoptent un horizon de critique sociale afin de réintroduire la question sociale dans le champ de la philosophie. Elles partent donc du présupposé que le monde social adresse de nouvelles constellations de problèmes à la philosophie, mais que celle-ci ne peut les construire véritablement que par une analyse des travaux en sciences sociales portant sur ces questions. Bien évidemment, il ne s’agit pas de tous les travaux ou de n’importe lesquels. Comme le montre Haber, « la philosophie sociale, en fonction du projet qui l’anime, doit essayer de se reconnaître dans certaines orientations des sciences sociales » (2012, p. 135). On peut saisir alors les logiques de sélection de ces travaux par le rapport aux sciences sociales qu’elle tente de construire. Le « parallélisme théorique » (Deranty, 2013, p. 26) implique en effet qu’une « hypothèse théorique fondamentale se trouve corroborée de manière parallèle dans différents champs théoriques, chaque fois selon des méthodes et des évolutions scientifiques propres à ces champs, mais de manière telle que leur conclusion se correspondent et se croisent » (ibid.). Proche en cela du projet originel de l’école de Francfort d’un programme de recherche interdisciplinaire commun, d’aucuns pourraient voir resurgir le spectre annexionniste. La contribution de Marie Garrau donne cependant des gages convaincants en défendant un projet de philosophie sociale attentif à appliquer cette épistémologie du parallélisme par « un mouvement de réflexion de la philosophie sur ellemême à partir du discours sociologique »¹4. Dans une optique différente, cette prétention de la philosophie à pro14 Frédéric Lordon (2013) considère d’ailleurs que la philosophie sociale serait aux avant-postes de la nouvelle alliance entre philosophie et sciences sociales, parce qu’elle correspondrait, dans la nouvelle conjoncture historique de la mondialisation en crise, à la « nouvelle conjoncture théorique où le champ des “Humanités” se réunifierait […], en tout cas en finirait avec la stricte prohibition de tout travail à l’articulation de la philosophie et des sciences sociales », en prenant en charge de manière renouvelée la question du capitalisme. 20

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duire des énoncés interprétatifs sur les sociétés humaines est défendue par Sylvie Mesure (2012, p. 213). Dans sa réponse à l’article de Cyril Lemieux –  qui vise notamment son refus d’une démarche d’intégrationniste (Lemieux, 2012, p. 201-202) – elle estime en effet qu’une philosophie informée des résultats de la sociologie mais travaillant avec son propre outillage théorique concurrence la sociologie au niveau de l’interprétation du monde social ; il y a donc une pluralité d’interprétations qui n’implique ni dépassement (Aufhebung) de la philosophie par les sciences sociales, ni nécessité de « conversionnisme » (Mesure, 2012, p. 212-213). Or, si Lemieux qualifie justement la « philosophie sociale » d’« intégrationniste » (2012, p. 200-202), c’est parce qu’elle ne fait pas de la relégation de la philosophie au second plan la prémisse fondamentale de l’articulation possible entre philosophie et sciences sociales. Les conversionnismes philosophique et sociologique en faveur desquels plaide Lemieux sont aussi – et le sociologue insiste sur ce point – des démarcationnismes, en tant qu’ils postulent la rupture originaire entre philosophie et sciences sociales comme constitutive d’un mode de réflexivité proprement moderne¹5. Cette rupture et la tension qui en découle constituent l’un des principaux objets d’une philosophie des sciences sociales authentiquement philosophique, qui s’attache à restituer le « régime conceptuel singulier des sciences sociales en tant qu’altération de la philosophie » (Karsenti, 2013, p. 27). Le texte de sciences sociales forme alors le support privilégié d’une telle philosophie ; cette dernière peut s’appuyer sur une « manière de lire » propre à la philosophie, qui demeure à la fois l’un des outils favoris du philosophe, mais aussi l’espace, dans la division moderne du travail intellectuel, où la compétence et la contribution philosophiques continuent d’être pleinement reconnues (ibid., p. 31). Le lecteur de Tracés pourra juger sur pièces en se reportant à l’article de Bruno Karsenti et à son analyse de la célèbre conférence de Max Weber de 1917 sur la profession et la vocation de savant. Le philosophe nous montre de manière convaincante comment une « relecture du vrai Weber, le Weber sociologue et non pas le Weber apprêté pour philosophes », invite à repenser la spécificité de la condition moderne – et avec elle les topiques de la rationalisation et de la sécularisation. Parce que la sociologie wébérienne est en effet une sociologie des religions fondamentalement comparative, elle parvient à cerner les spécificités de la condition moderne et construit par conséquent un certain nombre de problèmes 15

Notons combien la sociologie dite « pragmatique » en France n’a cessé d’être l’un des principaux vecteurs d’une rencontre entre philosophie et sciences sociales, notamment par le biais d’une attention portée tout particulièrement aux théories de l’action ainsi qu’aux savoirs réflexifs propres aux sciences sociales. 21

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que la philosophie ne pouvait précisément pas poser. En analysant l’autonomisation et la tension d’une « rationalité formelle » détachée d’une « rationalité substantielle », cette sociologie ne s’en tient pas à la rationalisation religieuse mais emprunte une autre voie en procédant à la critique même de cette rationalisation, à ce que Karsenti appelle une « critique de la critique ». Dès lors, le problème des fondements normatifs de l’autorité intellectuelle apparaît bien comme « une question de sociologie avant d’être une question de philosophie ». Aussi, lorsqu’il prend position contre la figure du « prophète de la chaire » dans sa conférence sur la vocation de savant, Weber ne cherche-t-il pas à évacuer la référence à la religion dans une société sécularisée, mais il s’efforce de repenser précisément ce que cette référence peut désormais signifier ; la vocation de savant se dit alors comme une nouvelle religiosité, une « religiosité de savant » qui charrie un idéal de fraternité et de communauté. Dans son article, Danny Trom procède quant à lui à une analyse serrée d’un texte devenu un classique des sciences sociales, à savoir l’ouvrage de l’historien américain Christopher Browning Des hommes ordinaires, qui décrit les exactions d’un bataillon de police contre des populations juives polonaises durant la Seconde Guerre mondiale. Considéré comme une référence en sociologie et en science politique, enseigné et étudié dans les cursus universitaires, l’ouvrage pose la question d’un texte sociologique réussi et permet de définir un « espace de rencontre entre les attentes anticipées par le producteur du texte et les attentes du lecteur lisant ». À la confluence de l’analyse de l’enquête sociologique et de la théorie politique, l’article de Trom adresse des questions épistémologiques essentielles à la sociologie comme discipline, le texte de sciences sociales – en l’occurrence ici le classique de sociologie – fonctionnant comme un révélateur particulièrement efficace d’une politique de la sociologie, entendue comme « les conditions politiques tacites qui gouvernent le rapport entre producteur et récepteur du texte sociologique ». En proposant d’exhumer le « pacte de coopération » qui se niche dans toute activité de lecture d’un texte sociologique, Trom entreprend ainsi un retour réflexif d’ampleur sur la production même du savoir sociologique. La lecture du texte de sociologie donne ainsi une leçon politique qui, en dressant un diagnostic sur la société, explore la rationalité des sociétés modernes. En somme, pour le dire avec Trom, une « sociologie politique conséquente doit s’édifier réflexivement sur les conditions politiques qui organisent, en amont de toute description, interprétation et explication, l’espace des préférences à l’intérieur duquel se noue ou échoue à se nouer le pacte entre producteur et récepteur du texte sociologique ». 22

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On peut donc se demander comment la philosophie peut aujourd’hui s’informer sur les sociétés si ce n’est par le prisme des sciences sociales et donc au moyen d’une conversion ou traduction, fussent-elles minimales. Ce qui est en jeu ici, c’est le rapport que la philosophie entend avoir aux faits sociaux. De nombreux travaux de philosophie politique et sociale de traditions diverses en appellent aujourd’hui à la nécessité de « prendre au sérieux » les faits sociaux ou de rendre leur théorie « cohérente » avec ces derniers (Renault, 2004 ; Fung, 2007 ; Bohman, 2008, entre autres). Si l’on ne voit dans les sciences sociales qu’un lieu de production neutre de faits ou qu’une annexe empirique de la philosophie, alors la question du rapport de la philosophie aux faits sociaux ne fait que reproduire le débat entre théorie et pratique – ou théorie et empirie –, dont les prémisses n’ont pas eu besoin des sciences sociales pour être formulées. Si, au contraire, on pense que le rapport de la philosophie aux faits sociaux est aujourd’hui dépendant de la manière dont ces derniers sont construits par les sciences sociales, alors la philosophie ne peut ignorer cette construction et ses modalités. La démarche de Pogge est à cet égard emblématique : si la pauvreté et les inégalités ne sont pas des notions qui existent indépendamment des sciences sociales et de leur discours (qui construit des indicateurs statistiques dans ce cas), alors le philosophe ne peut se réfugier derrière l’illusion que les sciences sociales lui apporteraient la description de faits sociaux purs et neutres, que l’on pourrait confronter de manière immédiate à la théorie. On pourrait sans doute interpréter également dans ce sens les analyses – proprement philosophiques – de Lazzeri sur l’identité. Parce que les sciences sociales produisent des définitions de l’identité, plus ou moins opératoires, qui construisent notre perception du monde tout en en parlant, la philosophie ne peut utiliser ces définitions sans en faire la généalogie ou la critique, comme si le réel existait indépendamment de la manière dont les sociétés en parlent. Si la philosophie désire confronter ses théories aux faits sociaux, alors la mise à distance ou la négligence des sciences sociales ne sont pas des positions acceptables.

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Résumés

L’esthétique sociale entre philosophie et sciences sociales Barbara Carnevali

Cet article propose une réflexion sur le rapport entre philosophie et sciences sociales dans une perspective philosophique. Il prend pour point de départ un programme de recherche nommé « esthétique sociale », dans lequel convergent différentes disciplines telles que la sociologie, la littérature et l’histoire des arts. La validité problématique de cette recherche est illustrée par une série d’exemples de phénomènes esthético-sociaux, tels que le style de vie, le prestige, le luxe, tous situés à l’intersection des domaines de compétence des sciences sociales et de l’esthétique entendue aussi bien comme théorie de la perception (aisthesis) que comme théorie des arts. Une fois l’esthétique sociale définie comme un savoir ayant pour objet « la manifestation sensible du social », l’article s’interroge sur le modèle de connaissance particulier produit par cette collaboration entre disciplines ainsi que sur le rôle qu’y joue la philosophie. Dans le respect de la légitimité des frontières comme des compétences spécifiques des sciences sociales, sans prétendre exercer un quelconque magistère sur elles, bien au contraire, la philosophie se veut ici un « savoir de synthèse » : elle se donne pour tâche de connecter entre elles et de structurer en un tout cohérent les connaissances empiriques offertes par les sciences sociales. Cet effort de problématisation, d’homogénéisation et d’articulation, propre à la démarche philosophique, est complété par le recours à une approche historico-généalogique, illustrée par l’exemple de l’histoire de la partition disciplinaire entre esthétique et économie qui remonte au xviiie siècle. Dans cette analyse, la philosophie démontre son potentiel critique : elle permet de remettre en question des a priori qui organisent la conception actuelle du savoir, notamment les oppositions entre utile et inutile, nécessité et gratuité, de même qu’elle relie des sphères de réalité apparemment très distantes les unes des autres. Mots clés : philosophie, sociologie, esthétique, économie, apparences sociales This paper investigates relations between philosophy and social science in the field of social aesthetics, which brings together such disciplines as sociology, literature, and art history, from a philosophical prospective. The main problems of social aesthetics are T R A CÉS 20 1 3 / HORS-SÉRIE PAGES 2 2 9 -2 3 5

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RÉSU MÉS

illustrated by a series of social and aesthetic phenomena (such as lifestyle, prestige, and luxury) at the intersection of social science and aesthetics (interpreted both as theory of perception and theory of arts). Social aesthetics is defined as the study of appearance in the society. The paper investigates the knowledge model and theoretical foundations of this interdisciplinary field. Respecting legitimacy and disciplinary boundaries of social science, the papers reminds us that the domain of philosophy is synthesis, ability to bring together and to give a coherent structure to empirical knowledge derived from social science. Philosophy is concerned with problematisation, homogenisation, and articulation, and also with history and genealogy: these domains are illustrated by a history of the divide between aesthetics and economy, which dates back to the 18th century. The example demonstrates critical potential of philosophy, since it allows us to question several a priori concepts that frame our idea of knowledge (such as opposition between useful and useless, necessary and gratuitous), to connect, and to find analogies between seemingly distant spheres of reality. Keywords : philosophy, sociology, aesthetics, economics, social appearances Pour un structuralisme des passions Frédéric Lordon

Dépasser vraiment l’antinomie des structures et de l’agence, c’est-à-dire sans oublier les structures ni tout accorder à l’acteur souverain, suppose de refaire la part des individus dans les structures. Le concept spinoziste de conatus s’y prête particulièrement bien puisqu’il désigne un pôle de puissance individué mais déterminé par des affections extérieures seulement à poursuivre tel objet de désir ou à adopter tel comportement. Ce sont des choses sociales – institutions, structures, rapports sociaux – qui sont les origines de ces affections et qui le plus souvent déterminent le conatus à des poursuites conformes à leurs normes. Jusqu’à ce que institutions ou structures se rendent littéralement odieuses, c’est-à-dire produisent dans les individus des affects de rejet colérique qui les déterminent cette fois à se retourner contre elles. Ainsi les passions sont-elles le tiers terme entre structures et actions individuelles. Et les structures ne sont pas éternelles, car il leur arrive d’affecter les individus trop tristement pour que ceux-ci ne se retournent pas contre elles. Mots clés : structures, institutions, conatus, affects, crises Could there be a way out of the long lasting antinomy opposing “the structures” and “agency”? If any, restoring the indivuals’ place within the structures would be its first move. But where to find a proper concept of the individual which would not be oblivious of all that stands beyond the individual and determines its actions? Spinoza’s concept of conatus is especially fit to this task as it is defined as an individual pole of power of acting but whose concrete strivings are determined through affections by external things – among which social things: institutions, structures. As a generic desiring energy, the conatus is shaped within the structures and finds his particular objects of desire through their affections. However structures and institutions can also affect the conatuses in a way that makes themselves loathable, and thus no longer determine the conatuses to comply with their norms but instead to rebel against them. Poles of power of acting within the structures, if most of the time normalized through the structural affections, can also be determined – by the structures themselves – to rock the struc230

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tures. Passions, which are the determining middle term between structures and individuals can thus play a way or another, always leaving open the possibility of the crisis. Keywords : structures, institutions, conatus, affects, crisis Identité et appartenance sociale Christian Lazzeri

La possession d’une propriété commune à l’individu et au groupe social entraîne-t-elle une intégration sociale du premier au second ? Définit-elle la base d’un rapport d’allégeance de l’individu au groupe social ? Facilite-t-elle les processus d’intercompréhension et de contagion émotionnelle des membres du groupe ? Réduit-elle l’incertitude en matière d’attentes croisées concernant le comportement des membres du groupe comme contrepartie du degré de confiance qu’ils partagent ? Engendre-t-elle des rapports de solidarité entre les membres du groupe ? Le concept d’identité collective semble permettre de répondre positivement à l’ensemble de ces questions et cet article tente d’en fournir la preuve en examinant les tentatives théoriques qui visent à éliminer ce concept en sciences sociales en lui substituant des concepts tels que l’identification, la solidarité et l’utilité, substitution opérée par nombre de théories du choix rationnel qui vont de la sociologie à l’économie. Leur évaluation critique établit négativement la difficulté de se défaire de ce concept pour rendre compte des relations d’appartenance. Mots clés : identité, appartenance, choix rationnel, reconnaissance, empathie If a person and a social group share a common attribute, does it imply that the person is integrated in that group ? Is this common denominator the basis of a relationship of allegiance, linking the person to a social group ? Does it foster mutual understanding and emotional contagion between members of the group ? Does it reduce the uncertainty of the mutual expectations regarding the behaviors of the group members, in return for the level of trust they share ? Does it create solidarity between group members ? The concept of collective identity is a way to answer these questions affirmatively, as this paper attempts to show by examining theoretical endeavors to eliminate this concept from social sciences, and replace it with such notions as identification, solidarity or usefulness – a substitution achieved by numerous theories of rational choice, from sociology to economics. Their critical assessment shows, conversely, how hard it is to do without this concept if we are to account for relationships of belonging. Keywords : identity, belonging, rational choice, recognition, empathy Michel Foucault, la philosophie et les sciences humaines : jusqu’où l’histoire peut-elle être foucaldienne ? Florence Hulak

L’œuvre de Michel Foucault a pu être lue comme inaugurant une pratique révolutionnaire de l’histoire. Toutefois, les historiens qui se sont inspirés de ses travaux n’ont pas poussé jusqu’au bout la transformation de l’écriture de l’histoire qu’impliquait ce modèle. S’il revient à l’historiographie d’examiner les difficultés conjoncturelles qu’a pu connaître la réception de Foucault, cet article se propose d’analyser les obstacles 231

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proprement épistémologiques à la pleine introduction de sa pensée en histoire. Il montre que, pour devenir véritablement foucaldienne, l’histoire devrait renoncer à son appartenance aux sciences humaines, c’est-à-dire à la fois à son statut de science, à l’étude du social et à la référence au réel. Le diagnostic que porte Foucault sur les sciences humaines ne saurait en effet épargner l’histoire, même s’il n’a jamais insisté sur ce point, préférant défaire l’ancrage de l’histoire dans les sciences humaines pour mieux l’associer à l’archéologie puis à la généalogie. Mais cette nouvelle alliance prive alors l’histoire de son propre régime de vérité, en la faisant dépendre de celui d’un discours philosophique. Mots-clefs : Foucault, histoire, sciences humaines, archéologie, généalogie According to some readings, Michel Foucault has invented a revolutionary way to write history. However, even the historians who have drawn from his work have not accomplished the full transformation of their practice that was required by the foucaldian paradigm. While historiography explores the circumstantial reasons for this limited scope, this article focuses on the epistemological obstacles to a full integration of Foucault’s thought in historical works. It shows that a fully foucaldian history could not belong to the human sciences any more, which means it should give up at once its scientific status, the study of the social, and the reference to reality. The diagnosis that Foucault makes on the human sciences does not indeed spare history, even if he never laid emphasis on this point. He prefers to remove history out of the human sciences, so as to connect it better with archeology and then genealogy. Yet this new alliance deprives history of its own regime of truth, and makes it dependent on a philosophical one. Keywords : Foucault, history, human sciences, archaeology, genealogy

La politique de la sociologie : coopération et implication dans le texte sociologique Danny Trom

Cet article caractérise la sociologie comme un savoir de la société sur elle-même. Il se demande alors ce qui fait du texte sociologique un texte jugé réussi par la communauté des sociologues. Pour ce faire, le texte sociologique est appréhendé sous l’angle du pacte de coopération qui lie le producteur et ses récepteurs, dans la lecture même du texte. À partir d’une étude de cas, il montre que se noue entre eux un pacte tacite. En explorant ce en quoi consiste ce pacte, il aboutit à la conclusion qu’il consiste en une politique sous-jacente à la production-réception du texte. Ce pacte dessine un mode d’implication du lecteur dans la lecture du texte qui organise les modalités de cette implication. Expliciter ce pacte et le mode d’implication qu’il appelle revient alors à intensifier la réflexivité de la sociologie. Mots clés : sociologie, réception, politique, réflexivité, situation This paper characterizes sociology as a form of knowledge of society about itself. It asks what makes sociological texts successful when evaluated by the community of sociologists. In order to answer this question, sociological texts are examined through the cooperative work which connects the author and the readers in the act of reading. Based on a case study, the paper shows that an implicit pact governs their relationship. In exploring what this implicit pact consists in, it comes to the conclusion that a political frame 232

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underlies the production-reception of the text. This pact delineates a mode of implication of the reader in a text and organizes the modalities of this implication. Making this pact explicit as well as the entailed implication, means intensifying the reflexivity of sociology itself. Keywords : sociology, reception, politics, reflexivity, situation Regards croisés sur la vulnérabilité. « Anthropologie conjonctive » et épistémologie du dialogue Marie Garrau

Ces vingt dernières années, la catégorie de vulnérabilité est devenue centrale, à la fois dans le champ de la sociologie et dans celui de la philosophie morale et politique, où elle est mise au service d’une critique des théories libérales de la justice. Dans cet article, nous soutenons que l’élaboration d’une conception philosophique convaincante de la vulnérabilité suppose de croiser les perspectives sur cette catégorie et de faire dialoguer philosophie et sociologie. Pour défendre cette idée, nous commençons par mettre en évidence les limites auxquelles se heurtent deux approches philosophiques de la vulnérabilité, celles de Martha Nussbaum et d’Axel Honneth, puis nous montrons en quoi les questions qu’elles laissent ouvertes peuvent trouver des éléments de réponse dans les travaux de Robert Castel et de Serge Paugam, qui utilisent cette catégorie. Sur cette base, nous indiquons quels rôles respectifs peuvent jouer la sociologie et la philosophie dans l’élaboration d’une conception convaincante de la vulnérabilité. Mots clés : vulnérabilité, interdisciplinarité, capabilités, reconnaissance, désaffiliation, disqualification sociale In the past twenty years, the concept of vulnerability has become central in sociology and in moral and political philosophy, where it serves a critique of liberal theories of justice. In this paper, we argue that a satisfying conception of vulnerability cannot be achieved without a dialogue between philosophy and sociology. We start by introducing the philosophical conceptions of vulnerability developed by Martha Nussbaum and Axel Honneth and their limits. Then we show that the questions they leave unsolved can be answered through an examination of the sociological works of Robert Castel and Serge Paugam, who use the category of vulnerability. Finally, we highlight the respective roles that philosophy and sociology can play in the development of a satisfying conception of vulnerability. Keywords : vulnerability, interdisciplinarity, capabilities, recognition, disaffiliation, social disqualification Le sociologue et le prophète. Weber et le destin des Modernes Bruno Karsenti

Dans les sociétés modernes, le statut de fondement normatif qu’on peut accorder à une autorité qui soit spécifiquement intellectuelle constitue, pour la philosophie comme pour la sociologie, une question décisive. La thèse ici défendue est qu’elle est une question de sociologie avant d’être une question de philosophie. Plus exactement, comme 233

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le montre l’œuvre wébérienne, elle se détache sur fond d’une sociologie comparée des religions, et s’éclaircit tout particulièrement dans l’opposition, qui est au centre de la conférence La vocation de savant de 1917, entre une certaine figure dévoyée du prophétisme, celle du « prophète de la chaire », et le savant en possession d’une éthique professionnelle bien fondée. Sous cet angle, la lecture critique qui est faite de ce texte célèbre s’efforce de montrer que, loin d’abolir toute référence à la religion en contexte sécularisé, la réflexion de Weber culmine en une redéfinition de ce qu’elle peut signifier pour les modernes, si tant est qu’ils sont encore en mesure de se porter à la hauteur du destin singulier qui les caractérise. Mots clés : Weber, prophétisme, sécularisation, modernité, science In modern societies, the fact that a specifically intellectual authority acts as a normative basis is a crucial question, in philosophy as in sociology. This paper argues that it is primarily a sociological question, before being a philosophical one. More precisely, as Max Weber’s work shows, it can be approached in the context of a comparative sociology of religions, a dimension well brought to light by the opposition between a corrupted figure of the prophet – the « chair prophet » –, and that of the scientist endowed with well-established professional ethics – an opposition central to his 1917 conference Science as a Vocation. In that regard, Weber’s text is viewed in a critical way, as this paper shows that, far from abandoning all reference to religion in a secularized context, Weber’s thinking eventually redefines what it may mean for social scientists in the Modern era, if however they are able to measure up to its singular fate. Keywords : Weber, prophetism, secularization, modernity, science

Comment développer des indices moralement convaincants pour mesurer la pauvreté et l’inégalité des sexes ? Un programme de recherche Thomas Pogge

On utilise plusieurs indices pour mesurer l’évolution de la pauvreté, du développement et de l’égalité des sexes au sein d’une population. Certains d’entre eux, comme ceux du PNUD (IDH et ISDH) et ceux de la Banque mondiale associés au premier Objectif du millénaire pour le développement, sont devenus extrêmement influents. Cet article affirme que ces indices prédominants présentent de sérieux défauts et que, pour cette raison, ils biaisent nos jugements moraux et empêchent une distribution judicieuse des ressources par les gouvernements, les agences internationales et les ONG. L’examen de ces failles fournit des indications utiles pour développer de meilleurs indices, quand bien même nous aurions besoin d’une étude interdisciplinaire plus conséquente pour aboutir à des résultats significatifs et applicables. Mots clés : inégalités, pauvreté, Banque mondiale, indices, justice globale, Objectifs du millénaire pour le développement Various indices are used to track poverty, development, and gender equity at the population level. Some of them – the UNDP’s Human and Gender-Related Development Indices and the World Bank’s Poverty Index associated with the first Millennium Development Goal – have become highly influential. This paper argues that these prominent 234

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indices are deeply flawed and therefore distort our moral judgments and misguide resource allocations by governments, international agencies, and NGOs. Examination of these flaws reveals useful pointers toward developing better indices – though much interdisciplinary work will be needed before sound and practicable indices are actually available. Keywords : inequalities, poverty, World Bank, indices, global justice, Millennium Development Goal

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Les auteurs

Guillaume Calafat doctorant en histoire moderne au Centre de recherches d’histoire moderne (CRHM, Université Paris 1) et membre de l’École française de Rome Barbara Carnevali

chercheuse invitée de l’Institut d’études avancées de Paris

Marie Garrau

docteure en philosophie au laboratoire Sociologie, Philosophie, Anthropologie politique (Sophiapol, Université Paris Ouest Nanterre La Défense)

Florence Hulak

post-doctorante au laboratoire Normes, Sociétés, Philosophies (NoSoPhi, Université Paris 1)

Bruno Karsenti

directeur d’études au Laboratoire interdisciplinaire d’étude des réflexivités (LIER, EHESS)

Cécile Lavergne

doctorante en philosophie sociale au laboratoire Sociologie, Philosophie, Anthropologie politique (Sophiapol, Université Paris Ouest - Nanterre La Défense)

Christian Lazzeri

professeur de philosophie à l’Université Paris Ouest - Nanterre La Défense (Sociologie, Philosophie, Anthropologie politique, Sophiapol)

Frédéric Lordon

directeur de recherche CNRS au Centre de sociologie européenne (CSE, EHESS / Université Paris 1)

Éric Monnet

post-doctorant en économie monétaire, Université de Gand

Thomas Pogge

professeur de philosophie et d’affaires internationales à l’Université de Yale et directeur du Global Justice Program

Giulia Puma

post-doctorante en études italiennes au Centre d’étude et de recherche sur la littérature italienne médiévale (CERLIM, Université Paris 3)

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Danny Trom

chargé de recherche CNRS au Laboratoire interdisciplinaire d’étude des réflexivités (LIER, EHESS)

Mathilde Unger

doctorante en philosophie au laboratoire Normes, Sociétés, Philosophies (NoSoPhi, Université Paris 1)

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