Pérez-Reverte, Academicien?

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Descripción

ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE LSH 15, Parvis René Descartes 69007 Lyon (Métro ligne B, station Debourg)

Jeudi 23 janvier de 11h à 12 h salle F 120

ARTURO PÉREZ-REVERTE, ACADÉMICIEN ? ALBERTO MONTANER Professeur Invité de l’Université de Saragosse

Jeudi matin l’Académie Espagnole votera l’admission d’Arturo Pérez-Reverte. Que fait un écrivain de best-sellers à l’Académie ? C’est à cette question que l’on tentera de répondre. 1

ARTURO PÉREZ-REVERTE, ACADEMICIEN? ALBERTO MONTANER FRUTOS

Aujourd’hui et presque en même temps que mon intervention ici, se déroule à l’Académie Royale d’Espagne le vote pour décider si Arturo Pérez-RevErte est admis ou non au sein de la docte corporation. À l’occasion, le public espagnol pourrait à juste titre se demander comment est-ce qu’un écrivain de best-sellers est sur le point d’entrer à l’Académie. On peut poser ici aussi la question, même si Pérez-Reverte a joui en France d’une estime officielle plus grande qu’en Espagne. En effet, il a reçu le Grand Prix de Littérature policière 1993 pour Le Tableau du maître flamand (traduction de La tabla de Flandes), le Prix Jean Monnet 1997, récompensant le meilleur roman européen, pour La Peau du tambour (La piel del tambor) ou encore le Prix Méditerranée étranger 2001 pour Le Cimetière des bateaux sans nom (La carta esférica). En plus, il a été décoré en 1998 de l’Ordre des Arts et des Lettres, de la République Française, et l’année dernière il a reçu aussi la Medaille de l’Académie de Marine, la quelle lui a été remise le 16 octobre à l’École Militaire de Paris, en présence de la ministre de Défense, Mme. Michèle Alliot-Marie.

Néanmoins il est bien certain que l’opinion commune peut se chiffrer en ces lignes trouvées au site de blougou sur l’Internet :

Les romans de Perez-Reverte ne sont pas des oeuvres "esthétiques", le style n'est pas léger, ni agréable. De là à rappeler que c'est un ancien journaliste, il n'y a qu'un pas, mais c'est peut être aussi une question de traduction... L'histoire, donc, prime. Et heureusement elle est passionnante.

C’est ça que, vrai ou non (on reviendra sur ce point), on espère de l’auteur des romans les plus vendus de l’Espagne et presque de l’Europe. Alors, pourquoi a-t-il été proposé pour une place à l’Académie?

On songerait peut-être d’abord à une sorte de provocation de quelque group d’Académiciens mécontents de la marche de l’institution où désireux de quelque sorte de vendetta littéraire (les Académies, savez-vous, fonctionnent mi comme une loggia, mi comme une maffia). Mais les trois Académiciens qui ont appuyé la proposition, Gregorio Salvador, Antonio Muñoz Molina et Eduardo García de Enterría, sont loin d’être suspects sur ce point. 2

Au contraire, Gregorio Salvador, professeur émérite à l’Université de Madrid, n’est pas seulement un vieux linguiste de prestige, mais aussi le sous-directeur de l’Académie et président de la commission permanente de l’Association des Académies de la Langue Espagnole (c'est-à-dire, celles d’Espagne et l’Amérique hispanophone). Antonio Muñoz Molina est un romancier très apprécié par le public et la critique ; Académicien depuis 1995 (quand il n’avait que 39 ans), il avait obtenu auparavant le Prix de la Critique (1987), le Prix Planeta (1991) et deux fois le Prix National de Narrative (1988 et 1992). Quant à Eduardo García de Enterría, il est professeur de Droit Administratif, matière dont il est une autorité, Prix Alexis de Tocqueville de l’Institut Européen d’Administration Publique (1999) et l’un des deux espagnols auxquels la Sorbonne a conféré le degré de Docteur Honoris Causa (l’autre étant le grand philologue Ramón Menéndez Pidal). En outre, hors de Muñoz Molina, qui a liens d’amitié avec Pérez-Reverte, lequel l’a aidé à se documenter sur les bas fonds de la capitale d’Espagne pour son roman Los misterios de Madrid (Les mistères de Madrid 1992), les deux autres Académiciens n’ont aucune liaison avec lui. On peut, dès lors, abandonner la théorie de la conspiration ou de la boutade anti-système et il faut trouver une autre explication.

Si un dialectologue de la « vieille garde » comme Gregorio Salvador a promu une telle candidature, il n’est pas absurde de penser que ses raisons soient d’ordre linguistique plus que littéraire, c’est-à-dire que les mérites qu’il accorde à Pérez-Reverte se trouvent surtout dans son emploi de la langue. Il convient de rappeler, à ce propos, que M. Salvador a mené des enquêtes dialectologiques à Mexico et qu’il dirige les travaux de l’Association d’Académies d’Espagnol pour la rédaction d’un Dictionnaire Hispano-Américain. Il est, donc, fort sensible à la connaissance et à l’emploi de l’Espagnol d’Amérique, tandis que dans son dernier roman, La Reina del Sur, encore en cours de traduction en Français, Pérez-Reverte a employé abondamment l’Espagnol mexicain et même le patois de Sinaloa, un des états sur la frontière des États-Unis. L’auteur l’a souligné lui-même dans ses déclarations aux médias après la publication du roman en Espagne. Voici le texte diffusé par l’Agence de Nouvelles EFE :

“He tenido que romper mi ortodoxia en la escritura y mestizar mi lenguaje”, comentó Pérez-Reverte. Para conseguirlo se pasó noches enteras en las cantinas, escuchando canciones, habló con la gente y se hizo un glosario de más de 500 palabras con las que trabajar. Parece, según el comentario de muchos amigos mexicanos, que ha pasado el examen con nota. “J’ai dû rompre l’orthodoxie de mon écriture et employer une langue métis”, a commenté Pérez-Reverte. Pour y arriver, il a demeuré des nuits entières aux cantinas, écoutant des chansons, il a parlé avec les gens et il a fait un glossaire de plus de 500 3

mots avec les quelles travailler. Il semble, d’après les commentaires de beaucoup d’amis mexicains, qu’il a bien réussi à l’examen.

Pour M. Salvador ça a pu être bel et bien une raison de proposer Pérez-Reverte comme Académicien, mais serait-elle la raison suffisante ? Est-ce assez d’un seul roman pour susciter un tel appui ? Le doute est raisonnable et on devrait chercher d’autres motifs pour cette décision. Heureusement, quelques déclarations de M. Salvador au journal El País, sans rapport avec notre sujet, nous indiquent le bon chemin :

La impresión de que el español de uso es más rico en América que en España la confirma el académico [Gregorio Salvador]: «Efectivamente, se da un mayor esmero, vigilancia y hasta orgullo en el uso de la lengua. En tiempos fui dialectólogo de campo y me dediqué a hacer encuestas a la gente. Recuerdo que en los confines de la guasteca potosina mexicana conocí al indio don Pablito Cortés, que era analfabeto y sin embargo se expresaba en un español que parecía sacado de la literatura del Siglo de Oro. Le dije: 'Qué bien habla usted, don Pablito'. Y me contestó: 'Aquí se habla harto buen español’».

L’impression de que l’Espagnol en usage est plus riche en Amérique qu’en Espagne est confirmée par l’Académicien : « En effet, on y trouve plus de soin, surveillance et même orgueil. Autrefois j’ai été dialectologue de terrain et je me suis dédiée à faire des enquêtes aux gens. Je me souviens qu’a la limite de la région mexicaine de Guasteca j’ai connu l’indien don Pablito Cortés, qui était illettré, mais s’exprimait en un espagnol qui semblait tiré de la littérature espagnole du Siècle d’Or [c’est-à-dire, du XVI et XVII siècles]. Je lui est dit : ‘Comment vous parlez bien, don Pablito’. Et il m’a répondu : ‘Ici on parle fort bien l’espagnol ’»

Ça nous renvoie tout droit à la collection du Capitaine Alatriste, où Pérez-Reverte a essayé de trouver un difficile équilibre entre la langue d’aujourd’hui, lisible pour tous ses lecteurs, et la langue du Siècle d’Or, a fin de créer une atmosphère d’époque sans pourtant devenir un pastiche. Sans doute, Gregorio Salvador a dû apprécier un tel effort, ainsi que l’appel à lire les classiques espagnols (Lope, Quevedo, Calderón) dont les pages de ces romans sont remplies. Surtout lors qu’ils s’adressent aux jeunes gens, qui peuvent commencer leur vie lectrice par ces romans de cape et d'épée et poursuivre peut-être par les grands auteurs de jadis. 4

Il semble, alors, que du côté linguistique nous avons trouvé une des clés qui on mené à la votation d’aujourd’hui à l’Académie Espagnole. Mais ce qui suffirait pour un linguiste, vaudrait-il aussi pour un romancier moderne et pour une éminence juridique ? Sur celle-ci peuvent nous offrir pistes deux livres étrangers à ses études légales : Liébana, tierra para volver (Liébana, une terre pour y revenir, 1994) et De montañas y hombres (Sur montagnes et hommes, 1998), où il montre, en plus de sa vocation littéraire, le goût du paysage et de l’histoire, ainsi que la valeur qu’il octroie à un légitime fidélité aux propres racines. On peut ajouter que García de Enterría (avec le récemment disparu Manuel Alvar, dont la place est celle qu’occupera Pérez-Reverte lors de son élection) a fait aussi la proposition académique de l’historienne Carmen Iglesias, membre aussi de la Académie Royale de l’Histoire et du Comité scientifique de la collection Europaea Memoria (Mémoire Européenne), laquelle s’exprimait ainsi dans son discours de réception De Historia y de Literatura como elementos de ficción (Sur l’Histoire et la Littérature en tant qu’éléments de fiction, 2002):

no se podría prescindir en otro nivel, sobre todo en ciertas edades o en determinados momentos, de las novelas de aventuras situadas en épocas históricas reconstruidas con mimo, de Dumas a nuestro brillante Pérez-Reverte, con una secuencia de acción verdaderamente cinematográfica, relatos de intrigas policíacos, y además capaces de incitar a nuevas valoraciones o profundizaciones en el pasado.

On ne saurair se passer, á un autre plan, sur tout à quelques âges où à quelques moments, des romans d’aventures situés en époques historiques soigneusement reconstruites, de Dumas à notre brillant Pérez-Reverte, offrant, en une séquence d’actions vraiment cinématographique, récits d’intrigues policières, et en outre capables d’inciter à nouvelles valorisations du passé et à approfondir en lui.

L’histoire, si présente aux romans de Pérez-Reverte, pas seulement à celles d’Alatriste, fournirait donc un second pont d’appui pour sa présentation à l’Académie, compte tenu, en plus, de qu’il n’y a pas seulement de la récréation historique, mais aussi une revendication du rôle de l’histoire comme mode de compréhension du présent et, d’une façon plus générale, de connaissance de l’homme. Cette mise en valeur de l’histoire (discipline si contestée il y a une 5

dizaine d’années) s’avère ainsi liée tant a une option littéraire qu’à une prise de parti philosophique, l’histoire se trouvant à la base d’une anthropologie (un peu à la façon du philosophe espagnol Ortega y Gasset, sans s’attacher à ses doctrines, toutefois). En somme, on pourrait justifier l’action de M. Salvador par son goût de la langue ancienne ou dialectale, et celle de M. García de Enterría para son goût pour l’histoire. Tout ça vaut bien du point de vue sociologique, mais que faire alors de Muñoz Molina, qui n’aurait appuyé cette candidature que par amitié ? Quoi donc des mérites proprement littéraires (si ceux que l’on vient de commenter ne le seraient point) ?

Si l’on doit douter, par peu de connaissance qu’on aie de ses attitudes, que Muñoz Molina se soit prêté à cette manipulation, alors il faut supposer que son appui est dû en quelque mesure à l’estime littéraire de l’œuvre de Pérez-Reverte. N’oublions pas que, en outre d’écrire ses romans, Muñoz Molina est aussi intéressé par la littérature au niveau théorique, ainsi que le témoignent ses livres La verdad de la ficción (La verité de la fiction, 1992), La realidad de la ficción (La réalité de la fiction, 1993) et, en collaboration avec le poète et philologue Luis García Montero, ¿Por qué no es útil la literatura? (Pour quoi la littérature n’est pas utile ?, 1994). Il convient de rappeler aussi que M. García de Enterría a publié trois livres d’études sur poésie espagnole ancienne et moderne, La poesía de Borges y otros ensayos (La poésie de Borges et autres éssais, 1992), Fervor de Borges (Ferveur de Borges, 1999) y De Fray Luis a Luis Rosales : escritos literarios (De Fray Luis à Luis Rosales : écrits littéraires, 1999). Quant à M. Salvador, il appartient à l’école philologique de Menéndez Pidal, et ça signifie qu’il envisage en joint les études linguistiques et les littéraires. On devrait alors soupçonner que ces autres Académiciens, que ce ne soit que par le bénéfice du doute, ont pu attribuer eux aussi quelque valeur littéraire à l’œuvre de Pérez-Reverte.

Concédons que, comme on le lit au site internet de blougou, déjà cité, « le style [de PérezReverte] n'est pas léger, ni agréable ». Est-ce que ça signifie réellement que les siennes, et je cite encore, « ne sont pas des oeuvres "esthétiques" » ? Il semble que « l’histoire » (c’est-àdire, l’argument) ne soit pas suffisante pour leur attribuer cette catégorie, malgré qu’« heureusement elle est passionnante ». Or, qu’est-ce qui fait d’un roman une « œuvre esthétique » ? Bien sûr, il faudrait qu’on y consacre tout un séminaire pour, finalement, ne pas répondre totalement à cette question. Mais, en bref, on peut dire que, par définition, tout roman est une œuvre esthétique, c’est-à-dire un texte offert au lecteur à fin de lui produire une réaction esthétique (appelez–la émotion, jouissance ou même joie). À vrai dire, le tel bouglou ne se référait point au statut conceptuel du roman, mais à la différence entre bonne et 6

mauvaise littérature. Alors, son point de vue devient très clair : une œuvre littéraire doit avoir du « style » pour n’être pas ce qu’on appelle littérature populaire (à ne pas confondre avec la « littérature pop ») ou, avec un euphémisme plus gênant encore, paralittérature, bien qu’il ne désigne pas toujours la même chose. Sur l’étendue de cette dernière étiquette est illustrative l’entrée du glossaire qui se trouve à :

Paralittérature n. f. Ensemble des productions textuelles sans finalité utilitaire et que la société ne considère pas comme de la «littérature» (roman ou presse populaires, scénario et texte des romans-photos, bandes dessinées, etc.)

Sur son biais, il suffira de citer un passage de la sorte de manifeste que, sous le titre de « C'est la littérature qu'on assassine rue de Grenelle », publia Le Monde le 4 mars 2000 et auquel, d’ailleurs, je souscrirai volontaire:

Ce mouvement ne date pas d'aujourd'hui. Il remonte sans doute à la fin des années 60, lorsque le premier apprentissage du latin passa de la sixième à la quatrième, lorsqu'une place croissante fut faite à ces « textes d'idées » qu'on demandait aux élèves de résumer et commenter sans aucune expérience des questions de société qu'ils pouvaient évoquer. La littérature, déjà, était traitée sur le même pied que le journal du jour, mais le journal était autrement ouvert à la vie. Proust, alors, en prenait pour son grade, lui qui croyait, l'infortuné, que « la vraie vie, la seule vie réellement vécue, c'est la littérature ». Une étape ultérieure fut franchie quand cette littérature fut insensiblement dissoute dans l'eau tiède de la « para-littérature », production légère à la mode du jour, superficielle et hâtivement écrite, mais prête à consommer : plus besoin d'ennuyer les élèves avec les subtilités lexicales ou syntaxiques de La Fontaine ou de La Bruyère. Déjà les repères chancelaient, mais les professeurs prenaient encore largement liberté de faire aimer les grands textes qu'on avait su leur faire aimer.

En somme, il s’agit de textes faciles à écrire et plus faciles encore à lire (surtout ceux qui, comme les romans-photos ou les bandes dessinées, n’ont que très peu de texte). De ce point de vue, on pourrait dire que les œuvres de Pérez-Reverte, passionnantes mais sans style, se trouverait à la limite entre la littérature et la paralittérature. Il faudrait, néanmoins, analyser ses romans pour voir s’il remplissent les conditions de ces productions paralittéraires, que, 7

d’après les citations faites, sont légères, à la mode du jour, superficielles, hâtivement écrites et sans finalité utilitaire.

Sans m’engager dans une discussion sur l’adéquation terminologique et conceptuelle de cette catégorie, qui serait à nouveau sujet suffisant pour un séminaire, je me bornerai à quelques observations très générales, mais qui suffiront, je crois, pour voir ce sujet sous une nouvelle lumière. Je ferai une première remarque sur la question de l’utilité de la littérature. Elle est, au moins, si vielle qu’Horace, selon qui aut prodesse uolunt aut delectare poetae ‘les poètes veulent ou profiter ou délecter’, le mieux étant de procurer les deux choses : Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci / Lectorem delectando, pariterque monendo ‘obtient totale approbation celui qui mêle l’utilité à la douceur / en délectant le lecteur au même temps qu’il lui avertit’, parce que l’idée de la finalité littéraire a été sur tout celle de son utilité morale. Depuis le poète latin jusqu’au présent on a oublié souvent non seulement que la littérature pouvait ‘ou profiter ou délecter’ (et celle-ci est une disjonction exclusive), mais qu’il devait délecter (ou si vous voulez, réjouir ou encore émouvoir), même si elle devenait instructive (du point de vue morale ou quelque autre). Bien entendu, ça n’est pas une défense de l’ars gratia artis comme la seule possibilité de la littérature, mais simplement un rappel du fait que la littérature n’a pas besoin d’être engagée pour être bonne littérature, pas même pour être littérature.

Les idéologies n’étant plus à la mode, l’engagement est été substitué un peu partout par d’autres valeurs qui visent à préserver une sorte de statut transcendantal pour la littérature. C’est ici qu’entre sur la scène la « profondeur », opposée à la « superficialité » de la paralittérature. À vrai dire, ce n’est pas une nouveauté, car déjà les romantiques, qui n’aimaient pas beaucoup le moralisme, mais croyaient fermement à la génialité de la littérature (ou, pour mieux dire, chaque un d’eux à sa propre génialité), cherchèrent les moyens de donner à leur activité une auréole quasi mystique (aux résonances platoniques). Les critiques d’aujourd’hui, qui son plus prosaïques, se contentent de demander à l’œuvre ou vérité sociale, ou vérité psychologique, ou (au bord même de la philanthropie) vérité humaine. Et tout ça en même temps qu’on proclame à tout vents que la littérature est essentiellement fiction. Je crains que les écrivains ne deviennent un peu schyzos par la suite…

Restons sérieux. Le problème de la profondeur est qu’il force la littérature à muter en succédané d’autres activités de l’esprit. De la philosophie, s’il s’agit des idées profondes ; de la sociologie (ou au moins du journalisme), s’il s’agit de vérité sociales ; de la psychologie, 8

quand on plonge dans les processus mentales ; et, en fin, de la vie (à la quelle elle ne saurait pas se substituer), si l’on cherche de la vérité humaine. Bien sûr, il y a des œuvres où on peut trouver ces éléments en excellence ; la seule chose que je veux souligner ici est que la littérature n’a point besoin d’elles pour être elle-même et que, en conséquence, elles ne peuvent servir à hiérarchiser les œuvres littéraires.

Quand le fond ne marche pas, il nous reste toujours la forme. Dès les neoterikoi alexandrins jusqu’a l’expérimentalisme des années 90, en passant par les diverses avantgardes, le triomphe du style, comme celui du design sur le fonctionnalisme, a été toujours une marque d’appartenance aux élites intellectuelles, à l’aristocratie de l’esprit. Ces attitudes plus ou moins présomptueuses (dit sans arrière-pensée morale) se basent sur la croyance de que la complexité où l’originalité donnent par elles-mêmes de valeur esthétique. Selon la première, le baroque serait toujours préférable à la renaissance, ce qui nous mène à une reductio ad absurdum ; d’après la seconde, le meilleur récit serait celui écrit en prose lyrique, ce qu’est une contradictio in terminis.

Or ni l’utilité, ni la profondeur, ni la volonté de style sont de marques incontestables de littérarité, pas même des degrés de littérarité. Alors, rien n’empêche qu’une œuvre qui offre comme valeur principal à ses lecteurs une histoire « heureusement passionnante » ne soit pas de la vraie littérature, voire de la bonne littérature. Et pour ne pas être crû que sur ma parole, je vous offre en témoin le compte-rendu sur Le cimetière des bateaux sans nom donné par un lecteur marin, Bernard Stéphan au N° 20 du Journal d'Information de Sète et du Bassin de Thau sur le Net :

La lecture doit être un enthousiasme quels que soient le livre, le sujet, l'auteur. Et il y a bien longtemps que je n'ai pas ressenti ce plaisir. Mais je devrais parler au passé car le dernier ouvrage d'Arturo Pérez-Reverte a su réveiller en moi toute cette émotion qui vous tient accroché aux pages.

On pourrait ajouter sans peine d’autres témoignages, mais celui sert d’échantillon. Le corollaire est clair. En effet, si la delectatio, en tant que expérience psychique liée a l’aisthesis, à la perception sensible, est fournie par un texte de ce genre, on ne saurait pas lui refuser une nature (où un emploi, si vous voulez) d’ordre esthétique. Et si cette œuvre atteint à le produire très fortement, saurait-on le nier un haut degré de puissance esthétique ? Certes, c’était la façon dont envisageait ce phénomène toute la tradition philosophique, dès Longinus 9

à Kant et ses héritiers romantiques, qui a placé le sublime au cœur même des arts, y comprises les belles lettres. Malheureusement pour les œuvres de ce genre, le sublime a été toujours assimilé au tragique et, malgré que le premier récit policier soit l’Œdipe Roi de Sophocle, tout le roman d’aventures ou d’intrigue a été considéré au plus comme tragicomique. On ne déplorera jamais assez la perte du livre sur la comédie de la Poétique d’Aristote… !

Cependant, les études littéraires (désignation que j’aime plus que celle de « critique ») ont renouvelé ses perspectives sur ce sujet. Il me suffit de vous renvoyer à deux livres récents : Philosophies du roman policier, publiée par l’ENS, et Formes policières du roman contemporain, publié par l’Université de Poitiers. Je cite la fin de la présentation de ce dernier volume pour confirmer le diagnostic :

L'enquête se mènera donc aussi sur certaines formes contemporaines du roman policier (Ellroy, Dantec, Perez-Reverte, Crumley), et même classiques (Poe, Simenon, le hard-boiled) dans la mesure où la revendication du genre —, ainsi que le fait James Ellroy dans l'entretien publié ici —, le jeu de renvois sur lequel ces formes s'élaborent (Charyn, Perez-Reverte, Palliser), la liquidation qu'elles opèrent (Nisbet) font apparaître nettement la communauté de visée, entre littérature et policier. La distinction du littéraire et du policier ne peut se ramener à la fausse question qualitative. Elle est cette ligne nécessaire et mouvante à partir de laquelle s'interrogent mutuellement, et sur eux-mêmes, écriture contemporaine et roman policier. Y a-t-il un devenir policier de la littérature dès lors qu'elle thématise en son sein le questionnement et le jeu de son inaboutissement ? Un devenir littéraire du policier est visé à partir d'une mémoire des formes à laquelle il reste attaché et de la permanence des obsessions ou des figures qui circulent de part et d'autre de la frontière : un univers moral désabusé, une textualité piégée, la persistance du mal, la manière de dire et de retrouver autrui, mort ou coupable, victime et innocent, la perte de l'action morale dans une réalité désespérante. Autant de fictions infiniment possibles pour des écritures qui conjuguent l'évidence du soupçon et le besoin du jeu, le goût de l'intrigue et le sentiment toujours plus fort que persistent, au-delà de la résolution, les énigmes.

Tout ce que je viens de dire suffirait, à mon avis, a donner une « carte de littérarité » aux romans de Pérez-Reverte et à donner un support plus que circonstanciel à sa présence à l’Académie, si le vote d’aujourd’hui lui est favorable. Mais cette vision se fonde sur le préjugé de que ses œuvres ne sont que ce qu’ont dit quelques critiques pour les quelles le 10

succès de vente est synonyme de pauvreté littéraire (et non sans motif, car si le goût devient démocratique, ils ne seraient plus les gourous des lettres). Il faut noter, d’abord, que cette lecture est tout à fait superficielle. Une vision plus subtile révèle d’emblée que ses textes peuvent se lire à différents niveaux, comme l’a remarqué Didier Sénécal à Lire (mars 2001) :

Arturo Pérez-Reverte est une auberge espagnole: il offre à chacun de ses lecteurs ce que celui-ci possède déjà. A l'éternel adolescent il raconte une histoire vieille comme le monde, celle d'un brave type qui s'amourache d'une femme fatale et s'attire ainsi de gros ennuis. […] Arturo Pérez-Reverte n'oublie pas non plus le lecteur de romans historiques, qui trouve quelques friandises à se mettre sous la dent: des jésuites, des corsaires et de vieux cartographes, un galion coulé au large de Carthagène en 1727 et des émeraudes grosses comme des œufs. Mais son lecteur le plus choyé est comme d'habitude l'amateur de clins d'œil, de références et de «second degré». […] Le cimetière des bateaux sans nom est un jeu de piste où l'on croise, entre beaucoup d'autres, Orson Welles et Rita Hayworth dans La dame de Shanghai, lord Jim, Achab et sa baleine blanche, les loups de mer de Stevenson, les durs à cuire de Dashiell Hammett, Tintin, Milou et le capitaine Haddock

Ce dernier niveau de lecture est aussi remarqué par une lectrice et professeur de littérature à Montréal, Josée Bourbonnière, dans son commentaire sur Le Club Dumas dans Le Guide de la bonne lecture sur l’Internet :

Pérez-Reverte se plaît à inclure des personnages réels, connus du domaine littéraire contemporain. Son écriture en prolepses m'a séduite. L'intertextualité devient ellemême un des personnages du roman tellement son importance s'impose. Bref, un petit chef-d'œuvre dans son genre, qui rejoint facilement Le nom de la rose d'Umberto Eco.

Ici on fait face à une des caractéristiques principales de la littérature moderne, que nous trouvons aussi signalée au compte-rendu de La Reina del Sur dans le site Internet Alexandre Dumas, suites, plagiats, pastiches et hommages :

La Reina del Sur, qui est aussi un reportage glaçant sur le monde des trafiquants de drogue, constitue ainsi, plutôt qu’un simple « remake », une très intéressante variation sur les grands thèmes de Monte-Cristo. 11

Et voilà aussi, si l’on veut, de la « verité sociale ». Si, par contre, on cherche de la « verité psychologique », écoutons à nouveau le lecteur marin :

Le cimetière des bateaux sans nom (Ed. Le Seuil) est beaucoup plus qu'un livre d'aventure même si l'intrigue réserve des surprises, même si les rebondissements ont à la fois un petit côté Au nom de la Rose tout en empruntant des clichés polars. C'est l'âme romantique des marins que l'auteur explore tout au long de ces 500 et quelques pages.

Et si l’on cherche des idées, on en trouvera aussi. Laissons la parole à deux autres lecteurs, qui on inscrit ses commentaires dans Le Guide de la bonne lecture sur l’ Internet:

Mais en plus du côté policier, ce livre porte la réflexion encore plus loin en assimilant l'art, les échecs (et avec eux les mathématiques), la musique, la vie elle-même à une sorte de partie d'échecs géante et défiant le temps dans laquelle nous ne serions tous que des pions. (Cédric Blanchard)

Le second élément est le vrai acteur central du livre : le jeu d'échecs! Le jeu d'échecs qui s'incarne non seulement dans les personnages et les faits, mais qui s'étend bien audelà des pages du livre pour nous englober et nous confronter à une richesse de symboles, bien plus qu'à un simple jeu. […] Muñoz dit : « Parfois, je me demande si les échecs sont quelque chose que l'homme a inventé, ou s'il s'est simplement contenté de les découvrir... Quelque chose qui aurait toujours été là, depuis que l'Univers existe... ». Cela, oui, aurait amplement suffi à donner le vertige! (Simmu)

Mais ce n’est pas tout. Au Club Dumas se trouve explicitée la propre poétique qui incarne le texte (et c’est étonnant que les critiques, qui aiment à la folie des mises en abîme du tipe le roman dans le roman, le théâtre dans le théâtre et tout ça, n’aient rien dit sur ce point lors de sa publication). Et en générale, comme je l’ai déjà dit, il y a dans presque tous les romans de Pérez-Reverte non seulement le recours à l’histoire comme matière romanesque, mais aussi une théorie, plus ou moins implicite, sur la nature de l’homme en rapport avec l’histoire. Et ça

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ne devrait pas nous surprendre. Comme on dit à la présentation de Philosophies du roman policier :

Des philosophes ont quelque chose à dire du roman policier, le roman policier a quelque chose à dire qui concerne la philosophie. Dans le deux cas, n’est-il pas question de raisonnements, de rechercher la vérité, de nature humaine ?

Quant au style, peut-être vous avez déjà déduit qu’un auteur si soucieux du langage ne peut pas manquer d’une quelconque « volonté de style ». Elle ne sera pas la même que celle des auteurs qui en font leur signe d’identité, dont la poétique semble consister parfois à faire travailler le lecteur et à le faire payer pour cela, mais elle n’en est pas moindre pour autant. Le style de Pérez-Reverte vise à la clarté, mais aussi à la justesse de l’expression et à la précision du vocabulaire. Il cherche aussi à faire du langage une partie de l’ambiance, un élément qui, en plus des descriptions, aide à créer l’atmosphère du récit et le caractère des personnages. Le rythme est aussi très important, tant pour la seule dynamique du récit (comme d’habitude aux romans d’aventures), que pour obtenir les contrastes entre les moments de climax et d’anticlimax, de tension et distension, d’action et d’émotion qui sont si caractéristiques des romans de Pérez-Reverte.

Néanmoins, qu’on ne se trompe pas : tout ça sert pour décrire d’une façon plus exacte les romans de Pérez-Reverte, mais ne saurait rien ajouter à sa condition littéraire non plus qu’à augmenter sa qualité, bien qu’il s’accommode au canon en vigueur. Je ne veux pas dire que tous ces traits et éléments de style ne soient pas soumis au jugement esthétique, mais que celui-ci est d’une nature essentiellement subjective. Lisez vous les commentaires des lecteurs dans Le Guide de la bonne lecture déjà cité et vous y trouverez les opinions les plus disparates. Même celle d’un certain Maurice Pappalardo, qui, à contre-courant de presque tous les autres (et, je l’avoue, pour ma surprise) a écrit que

Ce n'est pas un auteur que je relirai avec plaisir, je trouve ses histoires un peu fades, et malgré les clins d'oeil à l'oeuvre d'Alexandre Dumas qui parsèment le livre, il n'y a pas vraiment de mystère. D'ailleurs, je vais plutôt relire Dumas.

Comme il est vrai que de gustibus nos est disputandum, que ‘sur les goûts on ne doit pas disputer’ !

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Alors, dès qu’on n’a pas pour l’esthétique un étalon de platine - iridium exposé au pavillon de Breteuil, on ne peut pas faire une mesure objective des « mérites » littéraires. Ça ne signifie pas que le goût soit tout à fait arbitraire, car il a toujours des racines socio-historiques, mais elles sont si mêlées à résonances, évocations et impressions individuelles qu’il devient souvent personnel et intransférable. En somme, que le jugement esthétique est explicable, mais pas toujours généralisable. Il suffit, alors, que le lecteur reconnaisse dans un texte les marques, pour ainsi dire, de son élaboration littéraire pour qu’il le prenne pour littérature et il porte son jugement esthétique sur lui. Mais, comme l’a dit Nelson Goodman dans son livre Languages of Art: An approach to a Theory of Symbols (Langages de l’Art: Approximation à une théorie des symboles, 1968):

La distinction [...] entre ce qui est esthétique et ce qui ne l’est pas est indépendant de toute considération de valeur esthétique. [...] Les symptômes de ce qui est esthétique ne sont pas des marques de mérite, et la caractérisation de ce qui est esthétique n’a pas besoin et n’offre pas une définition d’excellence esthétique.

En ce qui concerne Pérez-Reverte et sa présentation à l’Académie, il n’est pas nécessaire que les académiciens qui ont fait la proposition et surtout ceux qui vont la voter accordent grands mérites littéraires à ses romans, car ce serait leur choix personnel; il suffirait qu’ils soient capables de reconnaître les « valeurs » de son oeuvre, c’est-à-dire, ces potentialités esthétiques qui ont été actualisées par tant de lecteurs et sur lesquelles ils ont porté et porteront encore leur jugement particulier.

Et, sur le ton de la confidence, si les membres de l’Académie ne s’en aperçoivent pas, tant pis pour eux !

Merci de votre attention.

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