MUSIL PHILOSOPHE

July 14, 2017 | Autor: Jean-Pierre Cometti | Categoría: Philosophy, Aesthetics, Literary Criticism
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Descripción

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Musil philosophe

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Si j'ai été flatté que des philosophes et des savants recherchent ma compagnie et louent publiquement mes livres, quelle erreur ! I l s n'appréciaient pas ma substance philosophique — sa signification—; ils pensaient: Enfin un écrivain qui comprend la nôtre. Robert Musil2

Dans le vaste panorama de la littérature romanesque, l'oeuvre de Robert Musil est de celles dont la signification philosophique s'impose avec le plus d'évidence. Certains auteurs n'hésitent pas à considérer Musil comme un philosophe, en soulignant les rapport étroits de sa pensée avec la tradition autrichienne, ses intérêts spécifiques, les orientations qui lui sont propres et les auteurs qui en font significativement partie: Brentano, Meinong ou Ehrenfels, voire Wittgenstein3. Le fait est que lorsqu'on se tourne vers les thèmes ou les questions qui appartiennent à son oeuvre romanesque - et plus particulièrement à son grand roman: L'homme sans qualités -; lorsqu'on pense à sa connaissance des aspects majeurs de la philosophie et de la science de son temps, ou tout simplement à son goût pour la réflexion, on en vient aisément à partager cette opinion. Les difficultés commencent lorsqu'on se propose d'évaluer la contribution philosophique liée à son oeuvre. Musil a écrit des romans, des nouvelles, deux pièces de théâtre, un très grand nombre d'articles sur des sujets 1 Etude initialement publiée dans la Revue de Métaphysique er de Morale (2000), version préliminaire du

livre publié au Seuil en 2002. 2 Journaux II (cité J), trad. franç., P. Jaccottet, Paris,Le Seuil, 1981, cahier 33, p. 475 3 Par exemple Jacques Bouveresse, L'homme probable [L'Eclat, 1993] illustre cette position, ou Kevin Mulligan, «Musils Analyse des Gefühls», in B. Böschestein et M. L. Roth (éd): Hommage à Robert Musil, Berne, P. Lang, 1995. K.Mulligan écrit notamment: «L'analyse musilienne du sentiment se situe au point de rencontre de ses réflexions sur l'éthique et l'esthétique, sur la philosophie de l'esprit en général, sur la philosophie sociale et politique, et elle illustre une série de réflexions philosophiques qui ont leur source dans la psychologie descriptive». De K.Mulligan, voir aussi la préface de Wittgenstein analysé, Nîmes, J. Chambon éd.

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variés, mais il n'a pas écrit de livre de philosophie, et certaines de ses suggestions devraient en principe nous dissuader de lui attribuer une qualité qui semble ne pas lui avoir inspiré une grande confiance: «Les philosophes, peut-on lire dans L'homme sans qualités, sont des violents qui, faute d'une armée à leur disposition, se soumettent le monde avec des concepts»4. Cette sentence est souvent citée; elle n'est cependant pas de Musil, mais d'Ulrich, à qui il l'attribue, et cela dans le contexte d'une interrogation sur deux dimensions de la vie: l'une qui est orientée vers une emprise sur le monde, et l'autre vers un «état» auquel la philosophie semble destinée à demeurer étrangère5. Il n'y aurait donc pas nécessairement lieu de se laisser arrêter par ce que l'on peut lire dans L'homme sans qualités à ce sujet, même si des déclarations de ce genre méritent considération, et s'il ne faut pas non plus sous-estimer le caractère ambigu et problématique des rapports que Musil a entretenus avec les démarches de pensée que nous avons coutume de désigner sous ce nom. Comme il s'agit d'un auteur dont on peut admettre, ne fût-ce que par hypothèse, qu'il a sa place dans une réflexion sur la contribution spécifique des penseurs autrichiens à la philosophie moderne et contemporaine, et comme mon intention ne vise nullement à en capter définitivement l'héritage au seul bénéfice de la philosophie, on me permettra d'en priver provisoirement la littérature, le temps de quelques questions. Musil lecteur de Mach 1. Je dois d'abord nuancer ce que j'ai suggéré en commençant. Si l'oeuvre de Musil n'est pas une oeuvre philosophique au sens habituel du terme, il n'en a pas moins écrit un livre de philosophie, puisqu'il a rédigé une thèse une «Dissertation» - sur Ernst Mach, auteur dont nul n'ignore l'importance dans le contexte philosophique et intellectuel du tournant du siècle: le «Cercle de Vienne» a commencé par lui emprunter son nom, ses travaux sur les sensations lui ont valu d'être au centre de discussions dont artistes et écrivains ont été vigoureusement partie prenante, et son rôle dans les diverses options qui ont marqué l'histoire de la physique n'est certainement pas la moindre de ses 4 L'homme sans qualités [cité HsQ], I, chap. 62, p. 395. 5 Considérée sous cette lumière , la philosophie - telle qu'elle s'est la plupart du temps illustrée - partage avec la science un «appétit» dont Musil pensait qu'il s'apparentait au «mal». Voir à ce sujet: J. Bouveresse, «La science sourit dans sa barbe», L'ARC, 74, 1978. Voir aussi HsQ I, p. 396.

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contributions6. Le travail de Musil s'intitulait: Beitrag zur Beurteilung des Lehren Machs . Réalisé sous la direction de Carl Stumpf à Berlin, il sanctionnait les études de philosophie et de psychologie que Musil y avait entreprises après avoir reçu une formation d'ingénieur7. Les commentateurs de Musil insistent souvent sur l'importance de ce travail, parce qu'ils y trouvent une expression des intérêts de Musil avant qu'il ne se tourne définitivement vers la littérature, mais aussi parce que c'est au moment où cette dissertation a été rédigée qu'il a écrit son premier roman: Les désarrois de l'élève Törless 8. Dans la mesure où cette coïncidence temporelle ne leur paraît pas fortuite - mais pourquoi ne le seraitelle pas ? - ils tendent à rechercher dans la thèse un arrière-plan des questions que l'auteur semble y avoir abordées, encouragés en cela par le rôle intellectuel que Mach a joué en son temps. On en trouve une expression révélatrice chez un écrivain célèbre de l'époque, Hermann Bahr, qui contribua à populariser le mot de Mach: «Le moi ne peut être sauvé!», et dans la façon dont cette idée s'est associée à une «crise du langage» dont la «Lettre de Lord Chandos» paraît être une ultime expression9. A vrai dire, comme on peut facilement le constater, si certains aspects de cette «crise» sont présents dans le premier roman de Musil: Les désarrois de l'élève Törless, il n'en est pas vraiment question dans sa dissertation sur Mach, dont le propos est manifestement orienté vers d'autres problèmes. Considéré à la lettre, cet écrit d'une centaine de pages propose essentiellement une étude destinée à apprécier les thèses épistémologiques majeures de Mach et à en tester la cohérence10. Comme l'a fait justement observer G. H. von Wright, Musil s'y montre très prudent. Il y souligne, de façon répétée, qu'il n'entend pas proposer de solution aux problèmes qu'il soulève, et encore moins faire appel à quelque position «personnelle»11. Compte tenu de l'importance des 6 Sur Mach et les diverses faces de son oeuvre ou de son influence, voir Passmore: Ernst Mach. 7 Cette thèse a été traduite en français par M. F. Demet sous le titre: Pour une évaluation des doctrines de Mach, Paris, PUF, 1985, avec une préface et une postface de Paul-Laurent Assoun. 8 Die Verwirrungen des Zöglings Törless, publié en 1906. 9 E. Mach, Die Analyse der Empfindungen und das VerHältnis des Physischen zum Psychischen [1903]. Le texte de Bahr: «Das unrettbare Ich» a été publié deux fois, dans deux recueils différents, une première fois dans Dialog des Tragischen, et une deuxième dans Expressionnismus. La «Lettre de Lord Chandos», de Hofmannsthal, date de 1905. Cf. trad. franç., dans Lettre de Lord Chandos et autres écrits, Paris, Gallimard. 10 Cf., dans la trad. franç., les pages 60 et 61: «Le seul but qui soit ici recherché consiste à évaluer de la façon la plus rigoureuse possible la validité interne des thèses de Mach». 11 Georg H. von Wright, préface de la traduction anglaise de Beitrag zur Beurteilung des Lehren Machs, Philosophia Verlag, Munich, trad.par K.Mulligan.

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débats auxquels les idées de Mach ont été liées sur le plan scientifique, on comprend que le jeune Musil se soit montré circonspect, mais il n'est pas interdit de penser que sa réserve exprime quelque chose de plus qu'une attitude de circonstance. La lecture de cette dissertation peut certes laisser perplexe celui qui est familiarisé avec l'oeuvre romanesque de Musil. Le style en est parfois assez gauche et l'architecture, d'un point de vue philosophique, n'est pas d'une grande netteté. Il ne s'agit pas, pour tout dire, d'un excellent travail, et cela explique les réserves formulées par Carl Stumpf12. Comme Musil n'a jamais écrit d'autre livre de philosophie, on pourrait aisément en tirer l'idée de difficultés que l'oeuvre romanesque ne permet pas d'imaginer, mais que ses propos confirment parfois13. A moins d'opter pour une autre hypothèse, selon moi plus vraisemblable, et qui permet de mieux rendre justice à ce travail d'étudiant. 2. Après tout, la façon dont Musil aborde les «doctrines» de Mach n'est pas si étrangère que cela à la manière dont on il traite sa «matière» dans les romans. Entre la dissertation et ses oeuvres romanesques, il y a bien sûr tout ce qui les sépare par leur objet, à quoi s'ajoute la maîtrise qui deviendra celle de l'écrivain (encore que Törless soit remarquablement maîtrisé); dans les deux cas, pourtant, Musil pratique une démarche semblable dont le but ne vise pas la sélection d'une thèse ou d'un élément narratif qui se verraient attribuer une signification exclusive et unilatérale, mais plutôt la définition d'un contexte de possibilités. A cet égard, quelles qu'en soient les maladresses, la thèse sur Mach révèle un comportement philosophiquement significatif. La fait de défendre une thèse importait apparemment moins au jeune Musil que celui de rendre leur nature de question aux notions dont Mach entendait prendre congé, en rétrécissant ainsi significativement l'«idéal de connaissance» qu'il prétendait pourtant poursuivre14. S'il y a dans ce travail quelque chose qui se signale à 12 Le document établi par Stumpf avant l'oral précise que le travail a dû être révisé; il ajoute que sous sa nouvelle version, l'auteur devra en améliorer la forme et donner une plus grande clarté, ainsi qu'une plus grande rigueur à la formulation des problèmes. 13 Cf. cette note des J. II, p. 463: «Ne faudrait-il pas dire simplement que je n'ai paseu le courage de traiter en penseur et en savant mes préoccupations philosophiques, de sorte qu'il me faut les introduire subrepticement dans mes récits, les rendant impossibles? 14 Cf Pour une évaluation, op. cit., trad. franç., p. 60-61.

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l'attention, et qui ne peut être tenu pour de simple circonstance, c'est le souci de discerner, dans l'oeuvre de Mach, une tendance à statuer définitivement - et «métaphysiquement» - sur des questions qui n'exigeaient rien de tel. Certes, son contenu ne se limite pas à cela, mais les thèmes qui en font partie y sont abordés dans cette perspective 15. De manière générale, Musil y adopte une attitude inspirée par un «sens du possible» qu'il découvre chez Mach, mais auquel celui-ci déroge en dépit de ses déclarations ou de ce que sa «doctrine» devrait lui dicter. Cette dissertation n'est certainement pas l'écrit le plus élaboré de Musil. On peut même avoir le sentiment qu'il ne lui a pas apporté beaucoup de soin, ce qui surprend de la part d'un écrivain aussi sourcilleux. Mais le trait que je viens de souligner s'y manifeste constamment, et c'est probablement ce que l'on y trouve de plus musilien. 3. Comme je l'ai suggéré, on peut être tenté d'établir divers rapports entre la dissertation et Les désarrois de l'élève Törless. Mais ce premier roman n'est pas une variante «littéraire» de son travail de thèse. En fait, s'il fallait absolument lui attribuer une arrière-plan philosophique, au sens large du terme, il vaudrait probablement mieux se tourner vers les intérêts de l'auteur en psychologie, encore qu'il se soit toujours défendu d'avoir proposé un roman «psychologique»16. D'autre part, il peut paraître éclairant de situer ce premier roman dans la ligne des préoccupations qui appartiennent à la période de Brünn, dans un contexte marqué par des influences à la fois littéraires et philosophiques, ou à partir d'une lecture de Nietzsche qui fut contemporaine de celle de Mach17. Mais lorsqu'on considère cet aspect des choses, on peut être tenté de se demander si l'image de Musil «philosophe» ne fait partie de ces 15 Un exemple. Parmi les questions importantes qui sont abordées dans la dissertation de Musil, il y a notamment celle de la «nécessité naturelle». Les remarques qu'il consacre à cette question montrent à l'évidence qu'il se soucie de la signification objective des lois scientifiques, et par conséquent du rapport au réel de ce que nous tenons pour vrai. D'un tel souci - ne fût-ce qu'en tant que question -, ses écrits ultérieurs témoignent aussi. Mais dans la dissertation, le problème est abordé à la lumière d'une critique qui porte d'abord sur l'attitude qui a pour conséquence de l'évacuer. 16 La position de Musil, à ce propos, consiste à faire valoir que la psychologie ne peut offrir un «point de vue» au romancier. Néanmoins, les questions que Musil associait aux sentiments, et auxquelles la psychologie s'est principalement intéressée au début du siècle, de James à Ribot, en passant par Brentano, Stumpf, Meinong, Scheler, etc., ces questions sont présentes dans Törless. 17 Voir les cahiers de cette périodes: Journaux I., c. 4, où Musil lit Maeterlinck, Emerson, Nietzsche (Le cas Wagner) la plume à la main, recopiant des passsages, et intitulant significativement l'un de ses premiers cahiers: «Feuillets nocturnes du journal de “M. le Vivisecteur”». Dans le même cahier, il écrit toutefois: «Les Populär-wissenschaftliche Vorlesungen de Mach me sont tombés entre les mains àpoint nommé pour me démontrer la possibilité d'une existence à prédominance intellectuelle et pourtant de grand sens» [J.I, p.44] (je souligne). Sur les années passées à Brünn (Brno), voir J. P. Cometti, L’homme exact, Paris, Le Seuil, 1996.

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légendes qui se confondent avec la représentation qu'on se fait de certains écrivains, sans être sûr d'en tirer quelque bénéfice. Paul Valéry a probablement bénéficié de l'image qu'il a laissé de lui dans ses Cahiers; Sartre romancier a souffert de son image de philosophe, et Musil se serait parfois volontiers passé de sa réputation d'écrivain «intelligent»18. La variété de ses intérêts ne l'a toutefois jamais conduit à leur donner une signification exclusive. Sa lecture de Mach et l'influence de Nietzsche, par exemple, se sont plutôt harmonisées, en ce qu'elles ont probablement contribué à lui faire prendre conscience des problèmes posés par l'articulation du sentiment et de l'intellect, autrement dit du problème majeur vers lequel son oeuvre est tournée19. La conscience qu'il en a eue, à l'époque de Brünn précisément, permet seule de comprendre la dualité de ses penchants ou de ses intérêts, voire son attitude provocatrice lorsqu'il plaide pour un rationalisme militant comme celui qui s'exprime dans «L'homme mathématique»20. Sa défense des ressources de la pensée scientifique et la nécessité proclamée, pour les écrivains, de s'en inspirer, relèvent en fait d'une attitude dans laquelle il faut voir un prolongement de ce qu'il reproche à Mach et de son refus des positions exclusives ou unilatérales, mais tournée contre les tendances symétriques qui se rencontrent dans l'art. La seule différence, c'est que désormais il place cette attitude au service d'une exigence de clarification qui concerne l'esprit, avec la conviction que l'habitude d'opposer ou de tenir pour antagonistes ses deux composantes majeures: l'«intellect» et le «sentiment» est au coeur d'une crise sans précédent dans l'histoire de la culture. L'importance qu'il a accordée à l'essai est directement liée à ce problème.

18 Elle a certainement détourné plus d'un lecteur de son oeuvre. Elle lui a surtout valu de ne pas être élu à l'Académie Prussienne des Belles Lettres, à un moment où cela lui aurait particulièrement rendu service. 19 On peut considérer qu'un roman comme L'homme sans qualités constitue une tentative pour aborder, par des voies que la littérature pouvait offrir à ses yeux, les principaux antagonismes auxquels les sociétés et l'individus modernes doivent faire face. L'homme sans qualités aborde, à cet égard, les problèmes que Charles Taylor, par exemple, dans son livre Sources of the Self, présente comme essentiels et décisifs. 20 Cf.Essais (cité E) trad. franç.P.Jaccottet, Paris,Le Seuil, 1984: «L'homme mathématique» [1913], p.56-60. On en trouve un écho dans L'homme sans qualités. Ulrich aimait les mathématiques à cause de ceux qui ne peuvent les souffrir.

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E n t re l ' a rt e t l a s c i e n c e : l ' e s s a i 1. Les questions autour desquelles Musil a bâti son oeuvre appartiennent à une philosophie de l'essayisme sous l'éclairage de laquelle on peut placer aussi bien ses oeuvres romanesques que les nombreux textes qu'il a publiés en marge de celles-ci. Les perspectives que Musil associe à l'essai entrent directement en rapport avec les distinctions que l'on a coutume d'établir entre l'art et la science. Musil y voyait deux pôles qui ne pouvaient être ni superposés ni confondus, et il donnait à cette distinction une signification à la fois méthodologique et ontologique, comme le laissent assez clairement supposer les caractérisations qu'il utilise à ce sujet - comme lorsqu'il parle par exemple, d'un domaine «ratioïde» et d'un domaine «non ratioïde21. A première vue, les termes utilisés indiquent une position pouvant être apparentée à celles que la philosophie a vu naître, au cours du XIXème siècle, autour des démarcations que le développement du positivisme a contribué à tracer. Le bergsonisme, par exemple, ou les Geisteswissenschaften, dans l'acception de Dilthey, reposent sur des principes qui semblent parfois assez proches de ce que Musil avait en vue. L'intérêt qu'il manifeste parfois pour telle ou telle variante des distinctions qui furent alors établies montre que les questions qu'il se posait ne leur était pas étrangères22. Mais il est douteux que l'on puisse leur attribuer une signification analogue. Certes, la pensée de Bergson ou l'entreprise de Dilthey étaient orientées vers la légitimation d'une connaissance distincte des sciences positives comme sciences de la nature. Les buts que Musil s'efforce de définir en ayant recours à la notion d'essai sont approximativement du même ordre. Comme il l'écrit: «Maeterlinck, Emerson, Nietzsche, Epicure partiellement, les stoïciens, les mystiques - si l'on fait abstraction de la transcendance -, mais aussi Dilthey, 2 0 Cf., «La connaissance chez l'écrivain: Esquisses» [1918], E., p.80-85:«On ne peut mieux comprendre le rapport de l'écrivain au monde qu'en partant de son contraire: l'homme qui dispose d'un point fixe a, l'homme rationnel sur son terrain ratioïde». 22 Cf. J. I, cahier 25, p.158, cette note:«L'autre attitude. Pour Bergson, la pensée conceptuelle, la traduction de l'expérience en mots et autres choses analogues sont déjà une falsification de l'expérience vécue originelle. Lui aussi met cela en relation avec la sphère pratique». Un autre passage souligne les réserves que lui inspire Bergson: «sa façon de rattacher la science à l'espace et laphilosophie au temps me déplaît», cahier 33, p. 496.

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Taine et la recherche historique nomothétique, appartiennent au monde de l'essai»23 Mais lorsqu'il cite ces noms, Musil en efface significativement les marques qui permettent communément de les cataloguer sous des rubriques conformes à nos critères académiques: Nietzsche parmi les «philosophes», par exemple, ou Taine parmi les «historiens». On peut y voir l'indice d'une conception de la philosophie et de l'essai qui ne communique pas fondamentalement avec les voies que s'efforcèrent d'ouvrir les philosophes mentionnés. A vrai dire, si l'«essai» se rangeait, à ses yeux, entre l'art et la science, et si la «philosophie» n'entrait pas en ligne de compte lorsqu'il s'interrogeait de la sorte sur cette zone intermédiaire, cela tient à la façon dont il concevait la philosophie et à ce qui, pour lui, la rapprochait de la science. Musil aurait souscrit à ce que suggérait Wolfgang Köhler dans ses «Conférences William James», données à Harvard en 1938: «Il y a une leçon que le philosophe peut retenir du scientifique. Il appartient à la nature de la philosophie de chercher à atteindre la solution des problèmes généraux; mais il n'est dans le pouvoir de personne d'y parvenir immédiatement. Ceux qui agissent néanmoins de la sorte donnent invariablement l'impression de négliger des aspects essentiels de ce dont ils traitent. Nous n'avons aucune confiance dans leurs conclusions. Je me demande si, avec un peu plus de patience, la philosophie n'irait pas plus vite. Une telle patience emprunterait à la recherche son attitude caractéristique»24. On retrouve une idée comparable dans ce qu'il déclare à l'un de ses correspondants: Karl Baedeker, dans une lettre des années trente: «je ne puis concevoir d'activité philosophique prolongée et féconde, lui confie-t-il, sans une étude approfondie des mathématiques et de la psychologie, de quelque façon que l'on veuille distinguer de ces connaissances préalables l'essence de la philosophie»25. Certes, Musil laisse ici dans l'ombre la nature précise du rapport de la philosophie aux sciences exactes, mais ce qu'il suggère permet du moins de penser qu'un développement séparé de la philosophie, s'inscrivant dans une dimension intégralement autre, ne correspondait pas à ses vues26. Nous ne 23 Cf. E., «De l'essai», p. 337. 24 Wolfgang Köhler, The Place of Value in a World of Facts, Keagan Paul, Trench, Trubner & Co., 1938, p.viii. 25 Lettre à Karl Baedeker du 16 août 1935, Lettres, trad. franç., p. 235. 26 Autrement dit, il n'aurait pas souscrit aux déclarations de Husserl, par exemple, dans la Philosophie als strenge Wissenschaft. Non pas par refus d'en faire une «science rigoureuse», mais en raison de

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pouvons évidemment pas savoir ce qu'il aurait pensé des développements de l'empirisme au cours des cinquante années qui se sont écoulées après sa mort, mais il est tout à fait probable qu'il les aurait salués comme il l'a fait pour les premiers travaux de Wolfgang Köhler en psychologie27. Il est inutile d'en multiplier les indices; ce qu'il suggère à propos de Köhler ou de Carnap est suffisant; il s'agit en outre d'un fait qui a déjà été souligné28. S'il faut en retenir une chose, c'est la distance que cela implique par rapport au type de projet dont sont nées aussi bien les «philosophies de la vie» que les «Geisteswissenshaften»29. L'«essai» me semble en être la contrepartie. Il s'accorde, en outre, avec les préférences de Musil pour une philosophie «exacte». Lors de son séjour à Berlin de 1931, Musil a fait la connaissance de Richard von Mises qui était alors apparenté au Cercle de Vienne. Von Mises évoque le nom de Musil dans ses écrits, et le nom de von Mises apparaît à plusieurs reprises dans les lettres que nous possédons de ce dernier30. On ne sait pas grand chose, à vrai dire, de leurs rapports, sinon que Musil appréciait dans la compagnie de von Mises un haut niveau scientifique et philosophique associé à un goût raffiné pour l'art et la poésie31. A défaut d'informations précises à ce sujet, le Kleines Lehrbuch des Positivismus32, permet toutefois de se faire une idée approximative de ce qui les rapprochait, et peut-être de ce qui les séparait33. Le Kleines Lehrbuch contient une section consacrée à l'art. L'auteur l'intention husserlienne de se situer dans une dimension radicalement étrangère aux sciences, c'est-àdire aux sciences de la nature. Je ne doute pas que l'on puisse apprécier diversement cette position. 27 Cf. E., «L'Europe désemparée», p. 146: «Si notre époque n'a pas de philosophie, c'est moins parce qu'elle est incapable d'en produire que parce qu'elle décline les offres qui ne s'accordent pas avec les faits. (Veut-on un exemple, il suffit de lire le livre du jeune philosophe berlinois Wolfgang Köhler: Die physikalische Gestalten in Ruhe und im stationären Zustand, présenté modestement comme un essai de philosophie de la nature; si l'on est armé pour le comprendre, on verra comment peut s'esquisser, sur la base des sciences positives, la solution de très anciens problèmes métaphysiques». 28 Voir J. Bouveresse, «La science sourit dans sa barbe» et L'homme probable, op. cit. 29 Voir également J. Bouveresse:«Les illusions de l'Action parallèle», in R EVUE D'ESTHETIQUE,9, 1985. 30 Voir Briefe, éd. établie par A. Frisé, Suhrkamp. Ces lettres ne sont pas traduites dans l'édition française. Musil a écrit à R. von Mises de courtes lettres pratiquement jusqu'à la fin de sa vie. Ces lettres ou ces cartes n'apprennent pas grand chose, sinon qu'il tenait à cette amitié. 31 Von Mises avait été un ami de Hofmannsthal lors de ses années d'études à Vienne; il possédait une riche collection de manuscrits et d'éditions des oeuvres de Rilke. 32 R.von Mises, Kleines Lehrbuch des Positivismus, Den Haag, 1939. 33 Renate von Heydebrand, dans son livre: Die Reflexionen Ulrichs in R.Musils Roman «Der Mann ohne Eigenschaften», Münster, 1966, p.84, suggère toutefois, entre autres hypothèses, que Musil et von Mises voyaient dans la fiction, en littérature, un équivalent des expériences de pensée dans les sciences. Ceci s'accorde, en effet, avec la façon dont Musil conçoit le roman.

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y adopte une position assez conventionnelle, aux termes de laquelle l'art reçoit sa valeur des possibilités d'expression qu'il donne à la vie humaine, parallèlement à ce que la connaissance permet à l'homme d'accomplir. Pour von Mises, entre l'art et la connaissance, il ne semble pas qu'il y ait eu de domaine ou de problème «intermédiaire». Or, dans le cas de Musil, cela faisait précisément partie de ce qui était en question. On pourrait certes être tenté d'appliquer à l'oeuvre de Musil le schéma que von Mises mobilise dans la dernière partie de son livre. On rejoindrait en cela une suggestion de Franz Blei, qui fut l'un des proches amis de Musil, lorsqu'il observe que l'oeuvre de ce dernier s'est employée à exprimer ce que la science ne peut dire34. Mais cette distinction ne rend pas justice à l'essai. Certes, Musil n'apparente pas l'essai à l'art ou l'art à l'essai, puisqu'il lui donne une situation «intermédiaire», par rapport à la sience, mais c'est justement parce qu'il y voit une espèce de «connaissance»! 3. Comme il s'en explique dans un texte consacré à Franz Blei, «l'essayiste, qui passe pour une espèce de fumiste aux yeux des savants et nourrit sa substance de ce qu'ils tiennent pour leurs propres déchets, passe généralement aux yeux des créateurs pour une sorte de bâtard; ou pour la réfraction de leur rayonnement supérieur dans la buée de la rationalité commune. Deux jugements aussi bornés l'un que l'autre. Articuler le sentiment au moyen de l'intellect, détourner l'intellect des problèmes insignifiants du savoir vers ceux du sentiment, tel est le but de l'essayiste, avec pour but plus lointain la félicité humaine»35. Ce qui rapproche l'essai du travail de la connaissance, c'est l'effort qu'y entreprend l'intellect pour articuler le sentiment, et par conséquent pour lui donner une forme qui l'associe à une expérience communiquable. Musil a multiplié, dans son oeuvre, les exemples ou les déclarations de ce genre. L'articulation dont parle Musil entre l'intellect et le sentiment se réalise dans une forme (une Gestalt) possédant une qualité et une valeur spécifiques. Il s'agit d'un fait important sur lequel Musil insiste dans un texte inachevé:

34 Franz Blei, Erzählung eines Lebens, Paul List Verlag, Leipzig, p.449 sq. 35 E., p. 337.

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«Une pensée devenue soudain vivante et qui opère en un éclair la refonte de tout un complexe de sentiments (comme l'incarne de façon si frappante la conversion de Saul en Paul à Damas), de sorte que, tout à coup, l'on se comprend et se comprend le monde autrement: telle est la connaissance intuitive au sens mystique. / C'est aussi, dans une mesure plus faible, le mouvement constant de la pensée de l'essayiste. Des sentiments, des pensées et des complexes de volontés y sont intéressés. Ce sont là des fonctions normales, non exceptionnelles. Mais le fil d'une pensée, en tirant sur les autres, les déplace, et ce sont ces déplacements - même purement virtuels - qui conditionnent la compréhension, la résonance, la deuxième dimension de la pensée»36. Nous verrons que les suggestions contenues dans ce texte tendent à faire du sentiment l'une des questions décisives autour de laquelle l'oeuvre de Musil s'est constituée. Mais plusieurs termes dans lesquels Musil s'exprime ici retiennent l'attention. Il y parle de «pensée vivante», de «compréhension» et de «deuxième dimension de la pensée». La première expression nous autorise à relier l'essai à un aspect essentiel de son oeuvre et des fins qu'il y poursuit. L'idée de pensée vivante entre en effet directement en rapport avec un problème que L'homme sans qualités définit comme la possibilité de vivre authentiquement une expérience, c'est-à-dire avec la possibilité de donner un sens à un état de chose, un complexe de pensées ou de sentiments. L'usage que Musil fait du terme «compréhension» s'accorde tout à fait avec cette hypothèse, en suggérant du même coup en quoi l'essai appartient à une certaine forme de connaissance (tout le problème étant évidemment celui d'une «connaissance» de l'«individuel»). 4. Des trois expressions, c'est toutefois la troisième qui réclame le plus d'attention. Que veut dire Musil lorsqu'il parle de «deuxième dimension de la pensée»? Le lecteur de L'homme sans qualités peut bien entendu penser au «deuxième arbre de la vie», et se souvenir que sous la distinction de l'art et de la science, par rapport à laquelle l'essai est défini, on reconnaît l'opposition qu'Ulrich y établit entre la «métaphore» et l'«identité», la «plurivocité» et l'«univocité»37. Il me semble toutefois qu'en parlant de deuxième dimension de 36 E., «De l'essai», p. 337; voir aussi l'important chapitre 62 de HsQ, en songeant à ce que la conception musilienne de l'essai doit à une inspiration émersonienne, notamment pour tout ce qui tourne l'essai vers un futur. 37 Cf. HsQ II, chap. 25: «Les jumeaux siamois», ainsi que mes commentaires dans Robert Musil ou l'alternative romanesque,Paris, PUF, 1985, chap.5, p. 236 sq.

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la pensée, Musil ne fait pas qu'insister, une fois de plus sur la double polarité que j'ai mentionnée en commençant. Le passage concerné suggère aussi que le sentiment peut recevoir, au coeur de la pensée elle-même, une signification comparable à celle qui légitime l'essai, conformément à une idée dont la seule logique des concepts ou des raisonnements nous masque la portée. Cette question concerne de très près les problèmes de l'intellect et du sentiment chez Musil. Je tâcherai d'en donner un aperçu plus loin, mais je voudrai d'abord citer encore un passage qui corrobore cette hypothèse: «Une réflexion purement rationnelle peut être vraie ou fausse, une réflexion d'ordre "sentimental" aussi; mais, de surcroît, elle vous "interpelle" ou pas. Et il existe des réflexions qui n'agissent, au fond, que par cette voie. Pour un homme non réceptif, elles resteront totalement incohérentes et incompréhensibles. Il est évident, néanmoins, qu'il s'agit là d'un moyen de communication parfaitement légitime, même s'il n'a pas une validité universelle»38. On observera que la reconnaissance qui joue en faveur de la réflexion - qu'elle soit d'ordre rationnel ou «sentimental» - est solidaire d'un sens, et qu'elle peut être tenue pour essentielle pour la valeur que prend une idée à nos yeux; nous sommes dans cette «seconde dimension» dont il était question tout à l'heure, mais cette fois nous avons affaire aussi bien à une «réflexion rationnelle» qu'a des sentiments, ce qui veut dire que cette seconde dimension de la pensée est présente (au sens où elle y agit) à la pensée elle-même. Comment Musil expliquait-il ce qui apparaît ici dans le cadre de remarques consacrées à l'essai? L'intérêt de Musil pour la psychologie apporte quelques éléments de réponse, mais avant d'en arriver là, il convient d'en terminer avec les conséquences que cela nous autorise à tirer pour une meilleure compréhension de l'essayisme. 5. Musil a réservé une place importante à l'essai, à côté de la science et de la philosophie. Dans les années qui ont suivi la parution de son premier roman en 1906, l'une de ses attitudes les plus fréquentes à été de plaider vigoureusement pour une littérature dont l'audace rivaliserait avec les innovations de la science, son absence de préjugés et son orientation résolument

38 E, p.337.

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constructive. Mais justement, lorsqu'il suggère ainsi aux écrivains d'en finir avec leurs jérémiades, en cessant de «brailler contre l'intellect»39, il pense très précisément à la nécessité de s'attaquer aux problèmes du sentiment en se donnant les armes qui conviennent à cette tâche. Son attitude peut aisément se comprendre si l'on songe à la situation dans laquelle se trouvait alors l'étude des sentiments. La ligne de partage qui opposait les diverses conceptions séparait les théories «physiologistes» et les théories «intellectualistes»40. Les premières entendaient mettre en évidence la spécificité et l'autonomie des sentiments dans la vie psychologique; les secondes prétendaient au contraire expliquer ceux-ci à partir des ressources de l'entendement, de sorte qu'elles étaient amenées à réserver aux sentiments un statut secondaire par rapport à celles-ci. Des théories comme celle de William James, de Stumpf et de Meinong ont joué, dans ce contexte, un rôle décisif en faveur de la spécificité des sentiments et du rôle qui leur a été reconnu41. Lorsque Musil plaide en faveur d'une articulation de l'intellect et du sentiment, et lorsqu'il associe l'essai à cette tâche, il faut bien voir qu'il s'oppose aux conceptions qui prêtent aux sentiments une vie indépendante des ressources de l'intellect, mais il convient aussi de ne pas perdre de vue qu'il remet autant en question les présupposés des théories «intellectualistes. Mais quelle signification convient-il exactement de donner à ses idées? Faut-il y voir une expression de convictions strictement idiosyncrasiques? T h é o rè m e s 1. L'idée que Musil se fait de la nécessaire articulation du sentiment et de l'intellect n'est pas sans rapport avec un horizon philosophique et intellectuel que nos brèves réflexions sur Mach permettaient d'imaginer. A cet égard, les essais de Musil, c'est-à-dire les nombreux articles qu'il a écrits parallèlement à son oeuvre romanesque permettent de mettre en relief un ensemble de notions significatives, tant pour son oeuvre que pour les orientations de sa pensée. Ainsi, ce qu'il suggère à propos des sentiments entre étroitement en rapport 39 Cf. «L'homme mathématique»,op. cit., E, p. 59. 40 Cette distinction est utilisée par T.Ribot dans son livre: La psychologie des sentiments de 1896. Ribot rattache la thèse intellectualiste à Herbart et à son école.Pour elle «tout état affexctif n'existe que par le rapport réciproque des représentations». La thèse physiologique est rattachée à Bain, Spencer, Maudsley, James et Lange; elle «rattache tous les états affectifs à des conditions biologiques et les considère comme l'expression directe et immédiate de la vie végétative» (p.vii). On observera que la tendance à laquelle Musil se rattache représente une alternative à cette double polarité. 41 Cette spécificité tient précisément à l'articulation en faveur de laquelle plaide Musil.

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avec ce qu'il a baptisé son «Théorème de l'amorphisme humain»42. L'homme, selon ce théorème, est une substance «moralement colloïdale», il est absence de forme. Autrement dit, tout ce qui lui donne une réalité lui vient du dehors; c'est pourquoi des conditions différentes peuvent produire des effets différents: bâtir des cathédrales, écrire la Critique de la raison pure ou manger de la chair humaine. Ce que l'on observe à l'occasion des guerres est la traduction visible de cet état de chose: «Si nous essayons d'abstraire de nous-même ce qui n'est que convention inhérente à l'époque, il reste quelque chose de tout à fait amorphe; car même ce que nous avons de plus personnel se rattache, sous forme de déviation, au système du monde environnant. L'homme n'existe que dans des formes qui lui sont fournies du dehors»43. Le sentiment est la part de nous-même qui manifeste le plus cette absence constitutive de forme. A cet égard, comme l'a souligné Kevin Mulligan, Musil partage l'une des convictions de la psychologie issue de Brentano: le sentiment entre toujours en relation avec des éléments qui appartiennent à la pensée44. 2. Les sentiments doivent toujours leur forme à des conditions extérieures. Sous ce rapport, l'idée de l'«amorphisme humain» renvoie à un contextualisme et à une compréhension relationnelle dont l'importance est fondamentale dans l'oeuvre de Musil, et dont il a initialement trouvé une expression dans l'oeuvre de Mach, bien qu'il n'en ait pas admis toutes les conséquences, comme sa thèse permet déjà de le constater. Sur le terrain des sentiments, ce contextualisme se prolonge dans la notion de relations intermédiaires opposée à toute présupposition d'essence. Il me faut ici citer deux textes qui éclairent parfaitement ce que Musil récuse, au titre des confusions qui empêchent la psychologie d'aborder sans préjugé les phénomènes qu'elle se propose d'étudier. Ces deux textes constituent un exemple tout à fait 42 Cf. E, «Petite novelette», p.339,où Musil souligne que «les expériences internes relevant exclusivement du sentiment sont presque aussi impersonnelles que les sensations».«Il n'y a aucun autre moyen de distinguer le sentiment - cette sorte de poulpe ramifié dont les mille ventouses font irrésistiblement tourner le monde - d'un François d'Assise - nos frères les oiseaux ! - de celui d'un petit pasteur exalté; et la sublime mélancolie qui flotte autour de la décision de Kleist pourrait bien être, considérée en soi, identique à celle de n'importe quel suicide.» 43 «L'Allemand comme symptôme», E, p.349. 44 Voir K.Mulligan, op. cit.

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remarquable de la manière originale dont Musil aborde la question des sentiments, mais ils illustrent aussi ce qu'il doit à une tradition philosophique précise dont le seul défaut est d'avoir été passablement rejeté dans l'oubli. Il en ressort notamment l'idée d'une continuité qui entre dans la définition des sentiments, et celle de ressemblances de famille dont Musil donne une définition quasi wittgensteinienne. 1. «Pourquoi désigne-t-on du même terme d'amour des choses aussi différentes? Pour la même raison qui nous pousse à parler sans réflexions de fourchettes à salade, de fourchettes de jardinier, de fourchettes de pendule! A la base de toutes ces impressions de fourchette, il y a un caractère commun de fourchu: il n'est pas en elles comme un germe commun; il faudrait dire plutôt qu'il n'est qu'une comparaison qui peut s'appliquer à chacune d'elles. Elles n'ont même pas besoin, en effet, d'être toutes semblables, il suffit que l'une entraîne l'autre, que l'on passe de l'une à l'autre, que les éléments voisins soient semblables: les plus éloignés le deviennent alors par leur intermédiaire. Bien plus: même ce qui fait la ressemblance, ce qui lie les éléments voisins, dans un enchaînement de cette espèce, peut se modifier. On va d'une extrémité du chemin à l'autre avec enthousiasme sans même savoir comment on a fait pour le parcourir ainsi»45 2.«La valeur d'une action ou d'une qualité, leur essence et leur nature mêmes lui paraissaient dépendre des circonstances qui les entouraient, des fins qu'elles servaient, en un mot, de l'ensemble variable dont elles faisaient partie. C'est là, d'ailleurs, la description tout à fait banale du fait qu'un meurtre peut nous apparaître comme un crime ou comme un acte d'héroïsme, et l'heure de l'amour comme la plume tombée de l'aile d'un ange ou de celle d'une oie. Ulrich la généralisait. Tous les événements moraux avaient lieu à l'intérieur d'un champ de forces dont la constellation les chargeait de sens, et contenaient le bien et le mal comme un atome contient ses possibilités de combinaisons chimiques[...] De la sorte naissait un système infini de rapports dans lequel on n'eût pu trouver une seule de ces significations indépendantes telles que la vie ordinaire en accorde, dans une première et grossière approximation, aux actions et aux qualités. Dans ce système, ce qui avait l'apparence de la stabilité devenait le prétexte poreux de mille autres significations, ce qui se passait devenait le symbole de ce qui peut-être ne se passait pas, mais était deviné au travers, et l'homme conçu comme le résumé de ses possibilités, l'homme potentiel, le poème non écrit de la vie s'opposait à l'homme copie, à l'homme réalité, à l'homme caractère....»46 45 HsQ II, p. 314-315. 46 Ibid. I, p.392.

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Ces deux extraits mériteraient, j'en suis convaincu, une plus grande attention. Il faudrait mesurer la portée de ce que l'on y entrevoit pour l'oeuvre romanesque, et analyser de façon plus précise les ramifications conceptuelles qui placent ces deux textes en relation avec diverses notions qui ne peuvent trouver une place ici. Le «sens du possible», évoqué dans le chapitre 4 du premier volume de L'homme sans qualités, par exemple, est un élément du contextualisme musilien et de l'amorphisme humain. En vertu de ce «sens», il n'est rien, dans une situation donnée, qui puisse être tenu pour exclusif ou définitif, car il faudrait pour cela s'en remettre à un contexte unique ou à une sorte de contexte de tous les contextes. On y retrouve un aspect important de ce qui était en question dans la thèse sur Mach.

M u s i l e t l a p h i l o s o p h i e a u t ri c h i e n n e 1. Dans sa dissertation, le jeune Musil reprochait à Mach ses inconséquences. A propos du concept de «fonction», que Mach entendait substituer à celui de «cause», il écrivait: «Encore que tout cela semble parler en faveur de Mach, et bien qu'il ne se contente pas seulement d'en appeler aux modes modernes de représentation, mais aux déclarations de Kirchhoff et d'autres physiciens en tant que telles, tout cela demande encore à être nettement différencié de ses propres visées. Car lorsqu'on dit: je ne peux, en tant que physicien,traiter cet objet que selon cette signification, il s'agit seulement d'une modification qui affecte ma tâche sans rien changer à la chose même, cela n'exclut en aucune manière d'autres interprétations, et le fait de souligner la spécificité du point de vue physique n'implique encore aucune tendance "antimétaphysique"»47 Pour le jeune Musil, les thèses avancées par Mach ne pouvaient se voir reconnaître une valeur qu'en étant limitées à leur usage dans les sciences de la nature, ou en tout cas à un usage défini. En même temps, il s'employait à souligner chez Mach les inconséquences de sa contestation de la «nécessité naturelle». A cet égard, la critique de Musil, bien qu'elle se veuille strictement 47 Cf. Beitrag zur Beurteilung des Lehrens Mach, p. 85; t.f., Pour une évaluation, p. 122.

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«immanente» révèle un souci qui se manifestera dans des écrits ultérieurs, sous la forme d'une méfiance que les théories subjectivistes lui ont toujours inspiré. Deux points doivent cependant être distingués. Musil reproche à Mach d'élever le point de vue du physicien à un rang absolu, mais il retient néanmoins la fécondité du point de vue «fonctionnel»; d'autre part, il dissocie le contextualisme de Mach de tout ce qui semble l'entraîner dans la voie d'un fictionnalisme radical. 2. Kevin Mulligan suggère que sur ce point Musil adopte une position typique de la tradition autrichienne issue de Brentano48. Dans la dissertation, le débat porte en effet essentiellement sur cette question, au sens où c'est bien en centrant ses analyses sur ce problème que Musil s'efforce de mettre en évidence les inconséquences de Mach. Mais c'est aussi parce ce qu'il ne s'agit nullement, à ses yeux, de statuer substantiellement en faveur de la causalité ou du concept de fonction que Musil peut avoir recours, à son tour, aux ressources d'une compréhension fonctionnelle et relationnelle. Il n'y a pas de contradiction, à cet égard, ni même d'ambiguïté, entre ce qui se dégage de la dissertation et ce que l'on peut lire dans certains essais de l'auteur ou dans L'homme sans qualités49. Comme Mach ou comme Cassirer, Musil pensait que la science avait à bon droit substitué les fonctions aux causes, et que cela ouvrait à la vision scientifique du monde des horizons neufs50. Il a aussi pensé que cette perspective pouvait être étendue - mais c'est précisément là que l'essai entre en jeu - à des questions qui ne sont pas celles de la science, et qui mettent en jeu une compréhension de l'histoire et des expériences que les individus sont supposés vivre. Une vision fonctionnelle, au sens que Mach donnait au concept de fonction, lui a paru apporter une lumière plus satisfaisante sur les problèmes de l'individuel ou de la personne (et sur la complexité qui doit leur être associée) que le type de conception qui était combattue par Mach. Mais la position de celui-ci n'en était pas moins contestable, au moins sur deux points. D'abord en cela, comme nous l'avons vu, qu'il n'y avait pas lieu d'élever le concept de fonction à un rang exclusif, ni surtout d'en faire le creuset d'un «fictionnalisme» auquel Musil n'était pas prêt à souscrire. 48 K.Mulligan, op. cit. 49 Cf. par ex. «La connaissance chez l'écrivain», in E, op. cit. 50 Cf. E.Cassirer, Substance et fonction, trad. franç., Paris, Minuit. Il s'agit d'un livre que Musil a probablement lu.

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A cet égard, la position qui se dégage de l'attitude de Musil (ce qui l'oppose à l'anti-réalisme de Mach) peut se voir accorder une double signification. D'une part, Musil se situe incontestablement dans la ligne d'une tradition philosophique soucieuse de préserver la signification objective des phénomènes cognitifs et/ou affectifs. La tendance que Musil met au jour chez Mach dans sa dissertation est celle qui distingue ce dernier de cette tradition. D'autre part, pour des raisons qui tiennent cette fois à ce que Musil a recherché dans la littérature, le fait de prendre congé de l'exigence d'objectivité aurait donné un tout autre sens à la dimension éthique que lui paraissait revêtir son propre travail. Pour dire les choses brièvement, la conséquence en aurait été de faire basculer l'intégralité de la question des sentiments et de l'«autre état» (c'est-à-dire l'exploration de possibilités authentiques de vie pour le moi) dans un subjectivisme que rien n'aurait permis de distinguer des égarements auxquels le romantisme, l'expressionnisme et les philosophies de la vie avaient selon lui donné lieu. 3. Dans les notes qu'il consacre à Husserl en lisant les Recherches logiques, Musil note significativement l'importance que semblent prendre certaines «nécessités de la pensée». Il admet qu'elles puissent ne pas être liées à des observations d'expérience, mais il semble vouloir leur accorder une signification plus importante que celle de simples «fictions économiques»51. Cette insistance à laquelle certains passages de la thèse font très explicitement écho peut être rapprochée de deux références très elliptiques qui accompagnent ces notes: l'une à Meinong et l'autre à Witasek qui était un disciple de Meinong, et que Musil semble avoir lu. La brève note qui suit cette double référence dit ceci: «L'analyse du contenu d'une représentation complexe fournit d'abord les éléments; par exemple, dans une mélodie, les notes. Mais il perd alors une partie du contenu qui ne se laisse pas isoler: le contenu fondé ou la qualité de forme. C'est ce contenu fondé combiné avec les représentations des éléments qui constitue la représentation complexe. (La qualité de forme lui paraît prouvée par l'évidence)»52 . Ces réflexions éclairent ce qui oppose Musil et Mach. Les «représentations complexes», à la différence de ce qu'implique la conception des 51 Au sens de Mach dans l'Analyse des sensations ou dans Erkenntnis und Irrtum, livre auquel Musil se référait également dans sa dissertation. Cf.JI, cahier 24,p.160 sq. 52 J. I, 173

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sensations chez ce dernier, ne se laissent pas réduire à des éléments simples, de sorte que l'on comprend mieux l'intérêt de Musil pour ce type de représentations. On peut du reste porter au crédit de cet intérêt ce qu'il écrit à propos de l'évidence logique: «L'évidence logique découle de ceci que la logique a ses racines dans le sentiment et que l'évidence est la caractéristique du sentiment»53 Pour admettre cela, il faut ne pas identifier le sentiment et la sensation, position qui est précisément celle de Musil. 4. Comme c'était en fait déjà le cas à propos des problèmes liés à l'objectivité, il semble que l'on puisse rapprocher ce qui se dégage des notes de Musil de la position défendue par Meinong à propos des émotions. En simplifiant, on peut dire que Meinong souhaitait préserver un juste équilibre entre la signification subjective des émotions et leur dimension objective. La notion meinongienne de «présentation émotionnelle» (Emotionale Präsentation) répond à cette exigence en soulignant: 1) l'existence de phénomènes objectifs qui, issus de nos émotions et de nos désirs, ne sont pas de nature intégralement subjective; 2) le fait que nos émotions et nos désirs possèdent par là une fonction cognitive, et que les valeurs qui leur sont liées supposent des éléments qui appartiennent à l'intellect; 3) le fait que les émotions et les désirs projettent sur le monde un éclairage objectif, au même titre que les jugements. Sous ces trois aspects, les préoccupations de Musil rejoignent celles de Meinong, même si cela ne veut pas dire qu'elles lui aient été inspirées, ou que les réflexions de Musil à ce sujet ne s'en distinguent en aucune manière. La convergence dont il s'agit repose sur un désir d'éviter le subjectivisme, considéré comme une erreur, et sur par une conviction que J. N. Findlay illustre assez bien en écrivant, dans son commentaire de Meinong: «La richesse spécifique de mon expérience des objets s'illustre de diverses manières par une richesse dans les objets et par une richesse en moi-même»54.

53 J. I, 158. 54 N. Findlay, chap.X, «Dignitatives and Desideratives», p.306.

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Les interrogations auxquelles la question des sentiments donnent lieu chez Musil font constamment apparaître cette double exigence. On peut en juger à partir de ce que suggèrent les réflexions des chapitres consacrés au sentiment dans L'homme sans qualités. Dans le chapitre 73, par exemple: «Naïve description de la formation d'un sentiment», Ulrich souligne notamment la double dimension intérieure et extérieure des sentiments. Ce passage est instructif, car il tend à mettre en évidence les aspects par lesquels le sentiment nous installe dans une relation avec le monde. A la différence de la sensation, le sentiment concerne le sujet «tout entier»55. Mais c'est aussi pourquoi le sentiment peut se traduire par une action tournée vers l'extérieur. «On ne pourrait même pas affirmer qu'un sentiment est une modification à l'intérieur de la personne sans ajouter aussitôt que le rapport de celle-ci au monde extérieur en est également modifié»56. 5. En prêtant ces pensées à Ulrich, Musil a conscience de heurter les représentations communes du sentiment, mais cette double polarité est la condition sous laquelle le sentiment peut se voir accorder une dimension objective et le principe d'une articulation avec l'intellect, conformément à ce que suggérait le «Théorème de l'amorphisme humain». Les réflexions qui suivent, dans le roman, en apportent une confirmation: «mon sentiment se forme en moi et en dehors de moi; il se modifie de l'intérieur et de l'extérieur; de l'intérieur, il modifie le monde immédiatement et de l''extérieur, il le fait médiatement, c'est-à-dire à travers mon comportement. Il est donc à la fois à l'intérieur et à l'extérieur, dût cela contarier notre préjugé, ou du moins si mêlé l'un à l'autre que la question de savoir ce qui, dans un sentiment, est extérieur et ce qui est intérieur, ce qui est le Moi et ce qui est le monde, perd presque tout son sens.»57 Je ne puis commenter ici davantage les réflexions qui composent cet important chapitre de L'homme sans qualités. Le lecteur peut y constater que les aspects soulignés y occupent une place centrale. En même temps, il se demandera peut-être quelle en est la raison d'être dans un roman. Ces pages sont manifestement introduites dans le roman à un titre qui ne possède pas de 55 HSQ II, chap. 73, p. 298:«Du sentiment, à la différence de la sensation, je sais que plus que celle-ci il me concerne tout entier». 56 Ibid. 57 Ibid., p. 298

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signification narrative. Il est pourtant permis de penser que cet échantillon de «psychologie des sentiments» y joue un rôle non négligeable58. Ces chapitres dont Musil ne parvenait pas à venir à bout représentent un contrepoint théorique (on ne peut même plus parler d'«essai» au sens que Musil donne habituellement à ce mot) des enjeux de la seconde partie du roman. De la question des sentiments - et de leur «objectivité», c'est-à-dire de la nature des relations qu'ils suscitent avec le monde et de la place qu'ils occupent, plus généralement, dans la diversité de nos rapports avec celui-ci - dépend la résolution du problème «éthique» que pose L'homme sans qualités: à quoi peut légitimement aspirer le moi ou la personne dans un monde qu'une représentation strictement nomologique semble condamner à l'«indifférence»? A quelles sources faut-il rapporter la possibilité d'une valeur ou d'un sens? 6. Il est clair que si la façon dont Musil aborde la question des sentiments se révèle liée à des discussions tout à fait précises qui ont leur origine dans la philosophie autrichienne, elle s'en détache par les fins originales qu'il poursuit. L'homme sans qualités fait une place importante aux variations du sentiment, et aux formes aberrantes ou délirantes qu'il peut revêtir. Le principe d'une continuité psychique des états mentaux rend ces manifestations d'autant plus troublantes qu'elles ne peuvent précisément pas être logées dans des catégories d'essence séparées. Pourtant, comme le suggère Ulrich, les sentiments nous maintiennent en accord avec le réel, même lorsqu'ils nous en donnent une image fausse59. Il est vrai aussi que certains sentiments nous permettent mieux que d'autres de nous adapter à la réalité, mais faut-il dès lors écarter ceux qui ne nous le permettent pas? En cet endroit du roman, Ulrich renoue avec le sens du possible: «Il lui semblait admissible qu'on parlât non seulement d'une image modifiée du monde, mais aussi d'une autre monde quand, à la place du sentiment qui sert à nous adapter à la réalité, en prédomine un autre». Mais le sens du possible y rencontre également ses limites, dans la mesure où «Il ne souhaitait pas que toutes les réalités possibles parussent également justifiées»60. 58 Musil y a travaillé peu avant sa mort, en même temps, semble-t-il, que le chapitre «souffles d'un jour d'été», sans parvenir à achever ni l'un ni l'autre. On est fondé à penser qu'il y avait une étroite dépendance entre les deux. 59 HsQ II, chap. 76, p.338. 60 Ibid. p. 341

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La question des sentiments et de leur rapport au monde débouche ainsi sur une aporie. Considérées sous leur dimension extérieure, ils réclament un principe de justification: «Il manquait encore quelque chose comme une distinction entre la "réalité" et la "réalité intégrale", ou entre la "réalité pour quelqu'un" et la "réalité réelle"; en d'autres termes, il manquait un exposé de la hiérarchie des valeurs de réalité»61. Mais ce «résultat» nous permet de mesurer la distance qui sépare Musil de Mach et ce qui le rapproche des intérêts propres à la psychologie descriptive. 7. Au chapitre III de son travail sur Mach, Musil relèvait en effet que pour celui-ci, «il est absolument impossible de déduire des expériences (et de former de manière sensée un concept physique correspondant) quelque chose qui ne serait pas directement appréhendable par l'expérience sensorielle»62. Cette thèse est une expression claire dela théorie des éléméents de Mach. Mais après avoir rappelé cet aspect de la doctrine de Mach, Musil soulève une objection inspirée de ce que révèle l'acoustique. Dans ce domaine, en effet, l'étude scientifique est très loin de respecter le principe précédemment formulé: «en acoustique, on ne s'arrête pas aux sons, on en déduit les vibrations auxquels ils donnent naissance, et partout où un tel dépassement de l'expérience immédiate peut être fondée sans objection possible, il sera aussi légitime, même si ce qui a été déduit, comme les vibrations des corps sonores, peut être rendu visible dans d'autres domaines ou pas». Cette contestation des thèses de Mach a trouvé un complément encore plus décisif dans l'importance attribuée par Musil aux découvertes des psychologues de la forme. Dans le passage des Journaux précédemment cité, l'expression «qualité de forme» présente, à cet égard, une relief particulier. A cette époque, Musil avait déjà probablement lu le texte décisif que Christian von Ehrenfels avait consacré à cette question en 1890. Dans «Über Gestaltqualitäten», Ehrenfels avait établi de façon décisive l'existence de qualités propres aux Gestalten, en tant que totalités, et irréductibles aux propriétés additives des éléments qui en font partie. «Par qualités de forme, 61 Ibid.,p.341 62 Pour une évaluation, op. cit., p. 101

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comme il le précisait, nous entendons des contenus positifs de représentation liés à la présence de complexes de représentation dans la conscience, lesquels consistent en éléments séparables les uns des autres. - La nécessité de tels complexes de représentation pour la présence des qualités de forme est ce que nous condidérerons comme au fondement de ces qualités de forme»63. Il va sans dire que cette notion éclaire sous un jour particulier à la fois la discussion des idées de Mach et les interrogations sur le sentiment auxquelles nous avons consacré nos commentaires. L'étude d'Ehrenfels commence significativement par une référence à un point obscur qui concerne l'usage du verbe «sentir» dans un passage des Beiträge zur Analyse der Empfindungen de 188664.

L a p re u v e p a r l e ro m a n

1. Jusqu'à présent, je me suis principalement efforcé de mettre en relief les aspects par lesquels l'entreprise de Musil entre en rapports avec des interrogations et un contexte philosophiques qui ont fait du sentiment une question cruciale. La notion d'«essai», que Musil a investie d'un sens neuf est étroitement lié à la question du sentiment et de ses rapports avec l'intellect. On peut y voir la limite qui, outre les raisons précédemment invoquées, lui interdisait de souscrire à la théorie des sensations. D'une certaine manière, L'homme sans qualités en apporte la preuve. Le deuxième volume - celui qui commence avec la mort du père et les retrouvailles avec la soeur: Agathe! surmonte les apparentes impasses d'une première partie dominée par l'Eigenschaftslosigkeit, c'est-à-dire par une expérience construite sur le modèle de l'analyse des sensations. On comprend pourquoi le journal d'Ulrich sur la psychologie des sentiments y avait sa place! Il reste que cette oeuvre est une oeuvre romanesque, et qu'en dépit des essais où Musil s'est parfois efforcé d'aborder des questions qui paraissaient exiger un autre traitement, c'est paradoxalement encore vers elle qu'il faut se tourner si l'on veut poursuivre notre chemin avec «Musil philosophe». 63 Christian von Ehrenfels, «Über Gestaltqualitäten», in F. Weinhandl, Gestalthaftes Sehen, Darmstadt, 1974, p. 21. 64 Il s'agit d'un passage où Mach suggère que nous sommes en mesure de sentir de façon immédiate (unmittelbar zu "empfinden") les formes spatiales et même les formes sonores ou les mélodies. Ehrenfels remarque que dans ce cas, le verbe «empfinden» n'est pas utilisé au sens habituel.

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Lorsqu'on tient compte à la fois des questions que Musil s'est posées et de la façon dont il a entrepris de les aborder, on est tenté de penser que le roman fut pour lui une alternative aux impasses dans lesquelles la philosophie ou en tout cas une certaine philosophie - s'était engagée. Plusieurs choses, toutefois, doivent être considérées. D'un côté, Musil s'est manifestement senti assez proche d'une tradition philosophique qui, dans le cas de l'Autriche, avait opté pour une «exactitude» de type scientifique; il s'est efforcé d'en tirer le meilleur profit pour les questions qu'il se posait, mais il n'a pas pensé que la philosophie lui permettrait de s'y attaquer de manière satisfaisante et féconde. Parmi ces raisons, il y a des raisons personnelles65. Mais ce ne sont pas les seules ni les plus importantes. Dans L'homme sans qualités, Musil dit d'Ulrich qu'«Il n'était pas philosophe», cela dans un long passage consacré à la notion d'essai et au peu de crédit que la métaphysique est supposée lui inspirer66. Il s'agit de l'un des chapitres où le contextualisme moral de ce dernier est développé avec le plus de netteté. Or, un tel contextualisme excluait aussi bien, à ses yeux, les Weltanschauungen de toutes sortes que l'essentialisme métaphysique dont la philosophie a toujours beaucoup de difficultés à prendre congé. Comme nous l'avons vu, ce passage peut aisément être mis en rapport avec les «ressemblances familiales» dont nous avons également rencontré une expression; il permet d'attribuer à Musil les mêmes réticences que celles de son personnage à l'égard de la philosophie. Mais il est clair que le débat que cela implique n'en est pas moins philosophique, et que les raisons qui l'inspirent le sont tout autant, même si elles ne sont pas au goût de tous les philosophes. 2. Faut-il ici marquer des frontières comme on a l'habitude de le faire, et remarquer que Musil se situe ici clairement du côté des notions que développe le second Wittgenstein, ou bien, comme le suggère Kevin Mulligan, qu'il prend à son compte le «thème de prédilection des concepts vagues», tel qu'on le rencontre chez des philosophes comme Husserl ou Bühler67? Dans diverses réflexions des Journaux, Musil apparente le roman à une «interprétation de la 65 Voir, par ex., J.I, cahier 5,p.300:«Tout se passe en moi à l'état de fragments d'un système théorique. Mais comme j'ai abandonné la philosophie,la justification tombe.Ne restent que des idées impromptues, des trouvailles»; ou encore J II, cahier 33, p.475:« ... je ne peux pas davantage traiter une matière complètement refroidie comme un philosophe». 66 HsQ, I, chap. 62, passage précédemment cité. .67 Cf. K.Mulligan, op. cit.

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vie», en lui associant la tâche de trouver des «solutions partielles»68. On peut voir dans ces idées un prolongement de ce que lui paraissait impliquer son contextualisme, et une formule adaptée au type d'exigence qu'imposait à ses yeux la question du sentiment. Mais en quoi consiste dans ce cas le type de problème auquel un roman comme L'homme sans qualités était supposé répondre? La première partie du livre permet de s'en faire une idée relativement claire Ulrich est un personnage dont l'«absence de qualités» se situe le long d'une fracture qui oppose l'âme et la raison, le sentiment et l'intellect, l'objectivité et la subjectivité. Cette fracture, il l'assume en faisant le pari de vivre (provisoirement) sur les bases que lui dictent sa seule intelligence, en intégrant pour ainsi dire le type de contestation du moi que Mach avait tiré de son concept de sensation. Mais Ulrich n'est pas responsable des dualismes auquel il répond de la sorte69. Le «problème d'Ulrich» est celui du monde moderne et désenchanté, de la raison instrumentale, et des innombrables chances de rédemption que l'âme se voir régulièrement offrir sur le marché des idées. Le roman de Musil décrit cette situation, mais il ne se limite pas à cela. Il est tourné, dès le début, vers une expérience dont l'audace est à la mesure du pari d'Ulrich: la découverte, au sein même de ce qui paraît en constituer la plus irrécusable négation, d'une utopie vivable, c'est-à-dire de ressources éthiques neuves qui y seraient encore en sommeil. 3. Thématiquement, cette expérience est axée autour de ce que Musil a appelé l'«autre état». Indépendamment de la façon dont ce thème s'insinue dans la trame romanesque jusqu'à en définir le sens, il est permis d'y voir la traduction d'une recherche au sein de laquelle le sentiment occupe une place décisive, dans la mesure où seul le sentiment peut jeter un pont entre les deux versants de la fracture mentionnée. Si les réflexions sur le sentiment sont importantes, c'est parce que le sentiment se définit selon deux pôles (l'un qui tend vers la détermination et l'autre vers l'indétermination)70 qui se prolongent 68 Cf. J. II, p. 507 et 554. 69 Il n'est pas sans intérêt d'observer qu'Ulrich, dans le roman, malgré la place qu'occupent ses pensées, ne les aborde pas «théoriquement», mais à travers un essai qui a la valeur d'une expérience, et qui exige notablement qu'il vive autrement. Cet aspect du roman et du rapport aux problèmes qu'il traite pourrait être rapproché de ce que suggère Wittgenstein à propos des problèmes philosophiques. 70 HsQ II, chap. 77: «Il faut distinguer dans tout sentiment une évolution vers la détermination et une évolution vers l'indétermination». Ulrich avait noté auparavant que «ces deux possibilités de développement d'ordinaire se fondent en une; mais elles peuvent s'afffirmer séparément. C'est ce qui se produit en particulier dans l'extase» (p. 343).

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respectivement vers l'action et la connaissance d'un côté, et de l'autre vers des états contemplatifs. Or, comme le suggère le roman, le monde de l'objectivité est un monde d'«expériences sans personne pour les vivre», et la question cardinale que posent les deux personnages principaux du roman: Ulrich et Agathe, consiste précisément à se demander: «Comment vivre?», non pas tant ce qu'il faut faire, que comment parvenir à vivre authentiquement ce que l'on vit, c'est-à-dire donner une signification personnelle à nos expériences? L'objectivité est à l'image d'une cage de fer, et L'homme sans qualités semble certes ne pouvoir offrir que des possibilités fictives - fictionnelles - d'évasion. Il n'en est pourtant rien: l'alternative musilienne ne passe pas par l'«abolition du réel», en un sens mallarméen ou sur un mode expressionniste. L'autre état ressemble davantage à une modification de point de vue, comme celle qu'autorise la musique, par exemple, et que rendent précisément intelligible les «qualités de forme». 4. En fait, sous ces différents aspects, L'homme sans qualités pose sans détours la question de l'individuel en intégrant à la fois les conditions qui le menacent et les revendications qui lui sont liées, celles qui se font jour dans les incertitudes, les mythes et les aspirations du souci moderne de soi. Ce roman inachevé éclaire ainsi à rebours la dissertation du jeune Musil. A Mach, mais contre Mach, Musil emprunte son sens du possible pour soumettre ses hypothèses à un test. Ce test est celui de l'«indifférence» d'Ulrich et de l'hypothétique naissance en lui de sentiments71. Mais si l'un des chapitres du journal d'Ulrich sur la psychologie des sentiments s'intitule significativement: «Description naïve de la naissance d'un sentiment», nous sommes néanmoins invités à entrer de plus en plus dans la trame romanesque72. La philosophie de Musil est-elle donc dans son roman? On peut avoir de bonnes raisons de penser que son oeuvre romanesque renferme l'essentiel des réponses qu'il a tenté de donner aux questions qu'il s'est posées. Si une chose est claire, c'est que les «solutions partielles», qu'il a entrepris d'y élaborer possèdent des pouvoirs de clarification ou d'élucidation pouvant rivaliser avec ceux que la philosophie s'accorde. Quant aux problèmes pour lesquels de telles «solutions» sont

71 HsQ II, chap. 73. 72 Ce chapitre est en quelque sorte un écho théorique de ce que le personnage principal du roman a vécu en passant de l'indifférence à l'amour.

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recherchées, ils ne se signalent par aucun défaut ou quelque particularité qui pourrait se voir opposer quelque veto à ce sujet. Il reste qu'un roman est un roman, et que Musil n'a jamais voulu écrire autre chose. Rendons donc à la littérature ce qui lui appartient. Musil nous a donné la possibilité de nous en acquitter au moyen d'un supplément d'âme, si j'ose dire, de nature à combler les amateurs des belles-lettres sans offenser le philosophe. J'ai évoqué, tout à l'heure, un bref extrait où Musil parle d'une «deuxième dimension de la pensée». L'idée qu'il se faisait de la littérature, et plus généralement des oeuvres d'art, en dépendait étroitement. Il existe une «seconde» dimension du sens et de la pensée qui fait partie de notre vie, et qui dépend essentiellement de la place qu'y prennent les sentiments. Les «qualités de forme», les «pensées vivantes», l'«autre état», tout ce qui revêt à nos yeux une signification individuelle et non paraphrasable appartient à cette «deuxième dimension de la pensée». Singulièrement, cette idée nous ramène à des penseurs qui ont été évoqués chemin faisant: Meinong, Witasek, et surtout Wittgenstein. Dans les Recherches philosophiques, Wittgenstein introduit la notion de «signification secondaire» en écrivant notamment ceci: «La signification secondaire n'est pas une signification "transposée". Quand je dis “La voyelle e est pour moi jaune“, je ne veux pas dire: "jaune"en un sens transposé -car je ne pourrais absolument pas direce que je veux dire autrement qu'au moyen du concept "jaune"»73 . Lorsqu'on mesure l'importance philosophique de cette notion pour toutes les questions qui concernent la signification, les règles et les confusions que Wittgenstein s'est employé à discerner, on ne comprend pas seulement un peu mieux ce que Musil recherchait en parlant d'une «deuxième dimension de la pensée», on entrevoit aussi en quoi les interrogations auxquelles il s'est attaqué dans son oeuvre ne l'ont détourné de la philosophie que d'«une certaine manière».

73 Philosophische Untersuchungen, II, p. 528, Schriften 1, Suhrkamp Verlag, 1980.

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