Marina (Abramovic) et Angelica (Liddell) Quelques notes, un plan

July 24, 2017 | Autor: Serge Goriely | Categoría: Postdramatic theatre, Performance Art, Marina Abramovic, Teatro Posdramático
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Descripción

Marina  (Abramovic)  et  Angelica  (Liddell)   Quelques  notes,  un  plan     Serge  Goriely  (CET)    

    Communication  au  groupe  ECR,  18  février  2014    

(Dans  le  cadre  de  la  préparation  du  colloque  Poésie  et  espace  public1)   « Quelques notes. Un plan ». Tel est le nom que j’ai donné en cours de rédaction au document que je préparais pour cet exposé introductif à la notion de performance. Un nom que j’ai décidé de garder dans le titre, dans la mesure où il rappelle ceux de certaines œuvres fameuses relevant justement de la performance: Cabinet des figures 1 (Schlemmer, 1922), Variations V de John Cage (1965), 18 Happenings in 6 Parts (Allan Kaprow, 1959), 48e Action (Hermann Nitsch, 1974), United States Part 1 (Laurie Anderson, 1983). Sans oublier la série des Rhythm (0, 10, 5,..) que Marina Abramovic a livrés à partir de 1973. Sans l’oublier, elle, car c’est justement d’elle, de cette « performeuse », dont je vais vous parler. D’elle et de son équivalent dans le domaine théâtral que pourrait être Angelica Liddell.

Deux  femmes  remarquables   Marina Abramovic donc et Angelica Liddell, deux femmes remarquables. Deux artistes, reconnues internationalement, qui s’expriment, selon le cas, dans les musées, galeries ou sur la scène quand il ne s’agit pas d’espaces plus explicitement publics. Deux femmes habituées à se donner en spectacle à travers le monde depuis des dizaines d’années (quarante ans dans le cas d’Abramovic, une vingtaine d’années pour Liddell) et dont on parle abondamment dans les médias depuis trois ans. Pour ce qui est de la première, Marina Abramovic, serbe, 68 ans, elle se décrit elle-même comme la « grand-mère de la performance » alors que d’autres choisissent de l’en surnommer

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Ce document est le texte d’une communication donnée le 18/02/2014 devant le groupe de chercheurs de l’ECR (« Écriture, création, représentation : littératures et arts de la scène ») de l’UCL (https://www.uclouvain.be/ecr.html). Elle avait le triple but d’introduire à partir du portrait de deux artistes (Abramovic/Liddell) la notion de performance (telle qu’elle est perçue par les chercheurs en arts du spectacle) ; de jeter un éclairage sur le domaine de recherche qu’est devenue la performance dans les arts du spectacle ; de proposer des pistes de réflexion en préparation du colloque « Poésie et espace public » prévu pour 2015.

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la « papesse »1. En 2010, une exposition lui a été consacrée au MoMa, The Artist Is Present, qui aurait drainé pas moins de 800.000 spectateurs. Quant à la seconde, Angelica Liddell, espagnole, 48 ans, elle n’incarne peut-être pas le théâtre, mais elle est représentative du phénomène postdramatique2, si souvent débattu, en particulier dans la capacité qu’a le postdramatique à convoquer la performance sur scène. Angelica Liddell s’est fait un nom dans le théâtre contemporain. Fin janvier 2014, elle était de passage à Namur. Namur n’est peut-être pas New York pour le théâtre, mais Avignon l’est (surtout quand il s’agit de la Cour d’honneur du Palais des Papes). L’artiste espagnole y est régulièrement invitée depuis 2010, année de son « sacre », quand elle a été portée au rang des valeurs sûres de la création contemporaine. Donc, grâce à ces deux artistes qui partagent beaucoup de traits communs, nous avons le moyen d’aborder la question de la performance à un degré élevé de pertinence et, comme nous allons le voir pour le thème qui nous occupe – « Poésie et espace public » –, la question du lieu y trouve une résonnance particulière.

Performance  :  quelle  définition  ?   Mais commençons d’abord par nous entendre sur les termes : qu’est-ce que c’est que la performance ? Il s’agirait, selon une définition, « d’un mode d’expression contemporain qui consiste à produire des gestes, des actes, au cours d’un événement dont le déroulement temporel constitue l’œuvre, et qui contient souvent une part d’improvisation »3. Remarquons la présence du terme « événement », essentiel pour la performance et aussi (par l’usage des termes « gestes », « actes ») que l’accent est davantage mis sur l’image et le corps plutôt que sur le texte. La définition citée provient de Wikipédia. Elle vaut ce qu’elle vaut, on en trouvera d’autres (même sur Wikipédia) qui pourront différer vu que les spécialistes s’entendent pour juger la notion de performance indéfinissable. Ainsi, Roselee Goldberg dit : De par sa nature même, la performance défie toute définition précise ou commode, au-delà de celle élémentaire qu’il s’agit d’un art vivant mis en œuvre par des artistes.4

D’autres termes sont associés à celui de « performance », et selon les chapelles, entrent dans la grande famille de la performance ou s’en distinguent :

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Le Monde, 11 décembre 2012. Le livre de référence sur le phénomène en question est : Hans-Thies LEHMANN, Le Théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002. 3 http://fr.wikipedia.org/wiki/Performance (17/02/2014). 4 Roselee Goldberg, La performance. Du futurisme à nos jours, Paris, Thames & Hudson, 2001, p. 9. 2

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« L’installation » : elle se rapporte à la mise en place de tous les éléments possibles sur scène à l’exception d’acteurs ou de performers (une machine, un assemblage d’objets en mouvement,..) Le « happening » : il s’agit d’une performance sans public, hors contexte muséal et en principe non reproductible.1

Signalons au passage que si « performance » vient de l’anglais, il convient de ne pas confondre entre Performing Arts (arts du spectacle) et Performance Art (qui correspond à ce qu’on comprend en français comme « performance » dans le sens artistique, parfois aussi dénommée « art performance » ou « performance art »). On remarquera sans surprise que la généalogie de la performance est multiple. Certains ramènent ses origines aux mystères orphiques de l’Antiquité2. Mais sans aller jusque-là, on évoque 3 souvent les manifestations, en leur temps provocatrices, des avant-gardes européennes du début du siècle (futurisme, dadaïsme, constructivisme, surréalisme, ...). La performance acquière ses lettres de noblesse dans les années 1960 et 1970, à une époque de forte contestation politique et sociale. Le terme de « performance » est alors consacré. Cependant, on considère que la forme n’arrivera vraiment à maturité que dans les années 19804. Depuis, on assiste à une montée en puissance de la performance, notamment dans les arts du spectacle. Elle est devenue un des modes majeurs sur lesquels le postdramatique se décline. Précisons encore que le cadre originel des performances est celui des arts plastiques ou visuels – pas celui des arts du spectacle. Les manifestations des performers ont donc traditionnellement lieu dans les galeries d’arts ou les musées et, sur le plan socio-culturel, en référence aux défis, aux modes et aux valeurs du milieu des arts plastiques. Voilà pour l’histoire de la performance. Là-dedans où se situe Marina Abramovic ? Et bien, parmi les nombreuses formes que peut prendre la performance, l’une d’elle – une des plus spectaculaires – est celle du Body Art (ou art corporel) qui consiste pour le performer à utiliser son propre corps comme moyen d’expression, souvent pour le mettre en danger (en lui infligeant par exemple des sévices). C’est dans la branche du Body Art que s’est exprimée Marina Abramovic.

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« Je n'ai jamais voulu réaliser un happening dans un musée. Et même si on me demande pour quelque raison de le faire, je dirais non. Ce n'est pas possible. Cela serait une performance. C'est exactement la différence entre une performance et un happening. La performance est en réalité un événement artistique, et il se produit devant un public. Cela pourrait être un public pour du Shakespeare, il n'y a aucune différence. Structurellement et philosophiquement, c'est la même chose. Les happenings avaient un temps discontinu, deux, trois mois, six ans ; une seconde. Pas de public. Seulement des intervenants (only participation). Et c'est important, pas de références à la culture artistique. Pas de références à la musique, au théâtre, à la littérature. » Kaprow, cité in http://www2.cfwb.be/lartmeme/no031/pages/page3.htm (17/02/2014). 2 A noter que les Actionistes viennoises rejoignent cette origine légendaire, en revendiquant un théâtre des Orgies et Mystères (Das Orgien Mysterien Theater). Voir le site de leur fondateur, Hermann Nitsch: www.nitsch.org. 3 Cf. Roselee Goldberg, op.cit. 4 Cf. Patrice Pavis, « Performance », in Dictionnaire du théâtre, Paris, Dunod, 1996, p. 246.

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Marina  Abramovic  :  la  représentation  du  danger   Commençons par quelques éléments biographiques sur Marina Abramovic.

De  la  provocation  à  la  consécration     Marina Abramovic est serbe, née en 1946. Ses parents étaient hauts-officiers de l’armée des partisans au moment de la seconde guerre, son grand-oncle patriarche de l’église orthodoxe serbe. Elle est sortie des Beaux-Arts de Belgrade en 1970 et s’est lancé dans la performance en 1973 en mettant dès le début son corps à l’épreuve, avec des objets dangereux ou des médicaments. Une de ses performances les plus spectaculaires était Rhythm O qu’elle a effectuée dans une galerie d’art napolitaine en 1974. Elle avait décidé d’autoriser les spectateurs à faire ce qu’ils voulaient d’elle durant 6 heures. Sur une table étaient mis à leur disposition des objets pour la maltraiter ou lui donner du plaisir. Au bout de trois heures, ses vêtements avaient été découpés à la lame de rasoir, sa peau entaillée et un pistolet chargé était braqué sur sa tête. Certains ont pris sa défense et c’est ainsi que la performance s’est arrêtée. En 1975, elle a trouvé un partenaire en Ulay (Uwe Laysiepen). Ils ont mené une vie commune pendant 12 ans, collaborant, voyageant ensemble à travers le monde. Leurs performances reposaient sur le principe masculin-féminin : le plus souvent, ils se mettaient ensemble dans une situation extrême de dépendance mutuelle. Les performances duraient jusqu'à ce qu’ils atteignent leurs limites de résistance physique. Dans Relation in Time, ils sont ainsi restés 17 heures attachés l'un à l'autre par les cheveux, dos à dos. Aujourd’hui, Marina Abramovic est devenue, selon l’expression consacrée, une « véritable icône » : - Dans le sens « people », c’est-à-dire d’une idole. On a pu la voir se pavaner récemment avec les vedettes du show biz (Lady Gaga, Jay-Z)1. - Dans un sens plus artistique (= comme représentante d’un mouvement) : en 1997, elle reçoit le Lion d’or à la Biennale de Venise ; en 2011, elle co-crée la pièce de théâtre autobiographique The Life and Death of Marina Abramovic sous la direction de Bob Wilson au Manchester International Festival. - Dans un sens plus spirituel (elle serait alors assimilable à une déesse) : elle est « exhibée » au MoMa en 2010 (The Artist Is Present) dans une position qui la propulse clairement au-dessus des autres2 : elle est devenue celle auprès de qui il convient de se recueillir.

La  performeuse,  l’espace  et  le  public   Remarquons d’abord que la parole, et a fortiori le texte, n’est pas un facteur déterminant chez elle. L’un comme l’autre sont même absents de ses créations. Ainsi, si de la poésie est à trouver dans ses spectacles, ce sera à travers son corps et sans sa voix.

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A noter qu’elle a aussi été tournée en dérision par Sorrentino dans La Grande Bellezza à travers le personnage de Talia Concept. 2 Voir à ce propos le film qui a été fait à sa gloire: The Artist Is Present (extraits en ligne: https://vimeo.com/72711715). On pourrait ajouter qu’elle a l’atout de paraître plus jeune que son âge (trait surprenant quand on sait ce qu’elle a fait subir à son corps).

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Pour ce qui est de l’espace où son art s’exprime, on peut constater qu’il n’est pas unique1. L’espace du musée (ou de la galerie) domine. Elle peut être exposé, comme un tableau vivant (ce qu’elle a fait avec Ulay entre 1981 et 1988), mais peut aussi entrer en contact avec le public. Celui-ci peut être forcé à la toucher (Imponderabilia 2), invité à faire ce qu’il veut d’elle (Rhythm O), ou entrer en interaction « spirituelle » (The Artist Is Present). Dans tous les cas, on peut parler d’une relation binaire ou triangulaire (si Ulay est présent) avec le public dans lesquels les rapports de pouvoir et de séduction sont en jeu. Toutefois, l’espace proprement public (hors musée) n’a pas été ignoré. Il est arrivé à Marina Abramovic de l’utiliser. Dans Role Exchange3 (1975), elle a échangé son « rôle » d’artiste pour celui d’une prostituée en prenant la place de celle-ci dans une vitrine des rues chaudes d’Amsterdam. Il a pu aussi s’agir d’un parc public4 (Relation in Movement, 1977), où elle et Ulay ont fait faire des tours à une camionnette pendant 16 heures, criant à chaque passage le nombre de tours effectués (2.226 au final). Très spectaculaire a été leur dernière performance réalisée sur la Grande Muraille de Chine (The Great Chinese Wall Walk, 1988). Chacun devait marcher 2 000 kilomètres le long de la Grande Muraille, démarrant aux extrémités opposées et se réunissant au milieu. À l'origine de ce projet, cette marche l'un vers l'autre symbolisait les retrouvailles d'un couple amoureux. Mais huit ans plus tard (le temps nécessaire pour obtenir les autorisations du gouvernement chinois) et leur relation s'acheminant vers une rupture, leur rencontre au milieu du mur a donné lieu à une longue accolade, avant qu'ils ne s'éloignent l'un de l'autre définitivement.

Angelica  Liddell  :  le  partage  de  la  douleur   Si l’on passe maintenant du côté d’Angelica Liddell, qu’avons-nous ?

De  succès  en  succès   Angelica Liddell est née en 1966. Elle a donc 20 ans de moins que Marina Abramovic. Elle est de Figueras (Catalogne), la ville de Dali. Elle aussi est fille de militaire – dans son cas d’officier franquiste. Après une licence en psychologie et en art dramatique, elle fonde, en 1993, sa compagnie Atra bilis. Elle se dirige donc directement vers les arts de la scène (non vers les arts visuels). A la différence de Marina Abramovic, Angelica Liddell écrit. Autant des textes théâtraux (tous ceux de ses spectacles), que de la poésie ou des récits en prose. Elle a à son actif une

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Je ne parle ici que de son travail de performeuse. Marina Abramovic a en effet fait du théâtre à la fin des années 80 et aussi le Boléro à l’opéra de Paris en 2013. 2 « L'intégration du spectateur en tant que participant apparaît dans Imponderabilia, en 1977, à l'entrée de la Galleria Communale d'Arte Moderna, à Bologne. Ulay et Abramovic sont nus, l'un en face de l'autre, sur une treille, de telle matière que les visiteurs du musée ne peuvent pas passer sans les toucher et doivent décider, lors de leur passage, qui ils vont frôler. L'endroit de l'action de cette performance plaçait l'entrée entre les deux performeurs et le spectateur devenait acteur. Dans Incision (1978), un des performeurs était mêlé au public, et se faisait passer pour un agresseur. Il agressait Marina qui se tenait près de Ulay, fatigué, qui restait indifférent. Cette mise en scène permettait de catalyser les émotions du public. » (Extrait de l’Encyclopédie nouveaux médias http://www.newmedia-art.org/, 17/02/2014). 3 http://www.li-ma.nl/site/catalogue/art/marina-abramovic/role-exchange/15925. 4 Remarquons cependant que le parc était près du Musée d’Art moderne de Paris et dans le cadre de la 10e Biennale.

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quinzaine de livres publiés en espagnol1 et elle est traduite dans de nombreuses langues. Ses pièces sont publiées en français, avec notamment les titres suivants : L’Année de Richard, « Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme » : un projet d’alphabétisation, La Maison de la Force, Ping Pang Qiu, Tout le ciel au-dessus de la Terre (le Syndrome de Wendy). Depuis 1988, ses œuvres n’ont pas arrêté d’accumuler les succès. En 2007 elle reçoit le prix Valle Inclán de Teatro, pour El año de Ricardo ; en 2010, elle est révélée à Avignon avec L’Année de Richard et La Maison de la force ; en 2012 , lui est décerné en Espagne le prestigieux prix national de littérature dramatique pour La Maison de la force.

Le  goût  pour  les  situations  extrêmes     Angelica Liddell tire son inspiration d’une actualité marquée par la violence : la guerre en exYougoslavie (Belgrade), la tuerie d’Utoya (Le Syndrome de Wendy), l’immigration clandestine (Et les poissons partirent combattre les hommes), la guerre en Irak (L’Année de Richard), la violence envers les femmes (La Maison de la force), la tentation totalitaire chinoise (Ping Pang Qiu). Si un mot devait résumer son approche, ce serait celui « douleur ». C’est là en effet, dans le vaste champ de la douleur humaine, qu’elle choisit de s’investir, d’abord par son texte, ensuite par son corps, son idée étant que par ce qu’elle vit sur scène, ce qu’elle propose aux spectateurs, elle partagera la douleur du monde2. A ce propos, Angelica Liddell ne cache pas ses intentions : son désir est de représenter sur scène des situations extrêmes dans le but de toucher le spectateur et de lui permettre de faire des choix moraux3. En cela, son approche est similaire à celle de Marina Abramovic qui est à la recherche de ce type de situations (donc implicitement aussi de la douleur humaine) : « Je suis intéressée par l'art qui dérange et qui pousse la représentation du danger. Et puis, l'observation de public doit être dans l'ici et maintenant. Garder l'attention sur le danger, c'est se mettre au centre de l'instant présent. »4

Le  défi  de  la  performance  au  théâtre   Tous les spectacles d’Angelica Liddell se déroulent dans l’enceinte rassurante du théâtre, avec sa dimension d’illusion implicite. A priori, la performance n’y a pas sa place. Citons à ce propos Marina Abramovic qui affirme assez radicalement : Le théâtre est faux. Il y a une boîte noire, vous payez pour un billet et regardez quelqu’un qui joue la vie de quelqu’un d’autre. Le couteau n’est pas réel, et les émotions ne sont pas réelles. La performance est exactement à l’opposé : le couteau est réel, le sang est réel, et les émotions 5 sont réelles. C’est un concept différent. Il s’agit de la vraie réalité.

C’est un fait : Angelica Liddell a pour le moins un jeu très physique. Mais cela suffit-il ? Des acteurs sont connus pour « se donner » sur scène sans pour autant faire de la performance. 1

A noter qu’une douzaine de ses pièces sont disponibles (en espagnol) sur le site artesescenicas (http://artesescenicas.uclm.es/index.php?sec=artis&id=33). 2 On trouvera sur internet une quantité d’interviews où elle explique sa position (par exemple : http://www.youtube.com/watch?v=iPOoEQed3us ) 3 Cf. http://www.youtube.com/watch?v=YPW3XB0noyE. 4 Marina Abramovic. The Artist Is Present, 2010. (DVD) 5 http://www.askyfilledwithshootingstars.com/wordpress/?p=1197 (17/02/2014).

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Pour Pavis1, le performeur peut se distinguer de l’acteur ordinaire essentiellement de deux manières. La première, c’est en accomplissant un « exploit (une performance) vocal, gestuel ou instrumental, par opposition à l’interprétation et la représentation mimétique ». C’est certainement le cas ici dans la mesure où Angelica Liddell agit sur son corps d’une manière littéralement « extra-ordinaire » (qui sort de l’ordinaire). Elle ne touche sans doute pas au genre de « situations extrêmes » de Marina Abramovic (quand la performeuse risque parfois sa vie), mais selon le spectacle, en plus d’un jeu porté sur la violence et l’effort physique, elle urine, défèque, se saoule, va jusqu’à se mutiler2 (avec des lames de rasoir), voire même se masturber3. Jouer tout en mettant « réellement » son corps à l’épreuve : tel peut être considéré son « exploit » d’actrice-performeuse.4 La seconde façon, pour Pavis, qu’a un acteur de rejoindre la dimension de performer est de parler et ou d’agir « en son nom propre (en tant qu’artiste et personne) ». « Il s’adresse ainsi au public, tandis que l’acteur représente son personnage et feint de ne pas savoir qu’il n’est qu’un acteur de théâtre »5. Or, il est frappant de voir que pour la plupart de ses spectacles, Angelica Liddell, tend à occuper la place centrale, à en être le cœur, l’épine dorsale, le cerveau. Tout semble tourner autour d’elle. Elle-même dit d’ailleurs parler « en son nom propre », sans doute par son défi de « compatir »6 ou d’être la courroie pour que cette action de « compassion » puisse prendre forme. A ce propos, elle peut même mettre sur scène des « vraies » victimes : pour La Maison de la force, elle a ainsi fait venir trois femmes du Michoacán (Mexique), afin qu’elles témoignent de la réalité de la violence quotidienne qu’elles subissent et que le spectacle entend dénoncer.

Poésie,  théâtre  et  performance  dans  l’espace  public   Cette communication sur la performance s’inscrivant dans un questionnement plus général sur la poésie et l’espace public, que pouvons-nous discerner comme pistes de réflexion? On a pu voir avec les performances de Marina Abramovic que le cadre traditionnel du musée était remis en question, que des actions dans un espace public (hors musée) avaient existé. Toutefois, pour autant que de la « poésie » était à transmettre, c’était dans son cas exclusivement à travers le corps, mis en situation, et le plus souvent en danger. Dans le cas d’Angelica Liddell, son cadre de représentation restant celui du théâtre, trois pistes me semblent pouvoir être explorées :

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Patrice PAVIS, « Performer », op. cit., p. 246. Les extraits repris sur youtube révèlent un peu des sévices qu’elle est capable de s’imposer. Ainsi dans Anfaegtelse (http://www.youtube.com/watch?v=EimaFW87xDc, 17/02/2014) 3 Sur ce point de la masturbation, voir la polémique engendrée sur la question jeu/réalité, au cours d’une rencontre publique (dont on peut trouver la captation en ligne http://www.youtube.com/watch?v=rEZD1hlgrBk). 4 Signalons que des performers peuvent l’accompagner sur scène. Ainsi pour La Maison de la force, elle a fait intervenir Juan Carlos Heredia, « l’homme le plus fort d’Espagne » (sic) et lui a fait renverser une Ford Fiesta. 5 http://www.askyfilledwithshootingstars.com/wordpress/?p=1197 (17/02/2014). 6 « Rompre avec le théâtre de la pudeur », entretien avec Angelica Liddell, programme de La Casa de la Fuerza, théâtre de l’Odéon, 23-28 mars 2012. 2

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Vers  une  remise  en  question  du  théâtre  (dans  sa  forme  classique)  ?   La première piste peut s’exprimer sous forme de question: Pour autant que l’on considère le théâtre comme un espace non public, ne peut-on pas penser qu’il est remis en question à partir du moment où la performance intervient (tout comme Abramovic le faisait pour le musée) ? Ma réponse serait « oui », dans la mesure où le spectateur est privé de la protection rassurante du 4e mur, caractéristique du théâtre à l’italienne (forme traditionnelle et dominante dans nos théâtres). Il entre alors en co-présence avec les acteurs sur scène. La performance au théâtre aurait donc le mérite de redéfinir le rapport avec le spectateur.

Le  texte  d’Angelica  Liddell  est-­‐il  poétique  ?     La seconde piste que je propose d’explorer part d’une interrogation sur le texte d’Angelica Liddell: ne pourrait-on reconnaître dans les spectacles d’Angelica Liddell une parole poétique ? Il faut ici être clair sur les termes de « poésie » et de « poème ». Je ne me réfère ici qu’à la poésie au théâtre (non de la poésie du théâtre) et dans une dimension exclusivement littéraire. Dans cette mesure, serait à considérer comme poème un texte qui se caractériserait par « l’insistance sur la forme, la condensation et la systématisation des procédés littéraires, l’éloignement de la langue et de la communication quotidienne, la conscience pour le lecteur ou l’auditeur d’être aux prises avec une énigme qui lui parle individuellement »1. En ce domaine, l’œuvre d’Angelica Liddell mériterait certainement une étude systématique et approfondie. Je suis toutefois enclin à penser que, même en considérant que ses textes n’ont pas été conçus par elle indépendamment de la scène, de nombreux éléments en eux vont dans le sens du poème tel qu’il vient d’être défini. A titre d’exemple, on y remarque fréquemment une absence de tension dramatique, un flou dans la caractérisation du personnage, une priorité donnée à la forme du monologue, une importance marquée pour la forme textuelle. Tous ces signes, de fait, créent un climat d’étrangeté qui est de nature à frapper intimement le spectateur, et ce d’autant plus fortement que le processus d’oralisation du poème passe par la performance, elle-même impliquant le corps. Dès lors, la deuxième piste pourrait se formuler de la manière suivante : le théâtre permettrait à la parole poétique, à travers des formes comme la performance, de retrouver son oralité primitive et donc de rejoindre l’espace public (que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des murs du théâtre, cet aspect devenant non-pertinent à partir du moment où la poème sort de sa forme écrite et est destinée à une communauté de spectateurs).

La  scène  oralise-­‐t-­‐elle  une  parole  poétique  ?     Cette deuxième piste ouvre sur une troisième et je terminerai sur elle : qu’en est-il des spectacles qui sont fondés explicitement sur un texte poétique et se revendiquent même parfois comme de la « poésie performance » ? La poésie « se théâtralise » en effet depuis quelques dizaines d’années, justement à la suite du développement des performances dans les années 1970. Cela peut provenir d’auteurs de théâtre reconnus (comme Handke ou Novarina2). Mais cela passe aussi par des manifestations 1

Patrice PAVIS, « Poésie au théâtre », in op. cit., p. 259. Voir à ce propos « Poème dramatique », in Poétique du drame contemporain. Lexique d’une recherche, Etudes théâtrales n°22, 2001, p. 90-92. 2

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originales, plus discrètes et liées au monde de la création poétique : la lecture performée1 (ou lecture-performance), le spoken word ou encore le slam… Mais jusqu’à quel point (pour les premiers) ou à partir de quand (pour les seconds) relèveraient-ils des arts du spectacle? Et quant à l’espace dit « public », ne peut-on pas considérer que celui-ci est de toute manière atteint dès qu’un poème est dit et entendu « publiquement » ? Telles sont donc les pistes de réflexion que je propose à partir de ce petit exposé sur la performance et deux de ses représentantes les plus prestigieuses. Je vous remercie pour votre attention.

 

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Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Lecture_perform%C3%A9e

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Bibliographie   Ouvrages   BESSON Jean-Louis (dir.), L’acteur entre jeu et performance, Etudes théâtrales n°26, 2003. BIET Christian, LANDRIN Ophélie et PECORARI Marie (dir.), L’avant-garde américaine et l’Europe, Théâtre/Public n°190, n°190, 3e trim. 2008. BIET Christian, LANDRIN Ophélie et PECORARI Marie (dir.), L’avant-garde américaine et l’Europe. II. Impact, Théâtre/Public n°191, 4e trim. 2008. DANAN Joseph, Entre théâtre et performance : la question du texte, Arles, Actes Sud, 2013 GOLDBERG Roselee, La performance. Du futurisme à nos jours, Paris, Thames & Hudson, 2001. LEHMANN Hans-Thies, Le Théâtre postdramatique, Paris, L’Arche, 2002. PICON-VALLIN Béatrice (dir.), La Scène et les images, Les voies de la création théâtrale n°21, CNRS Editions, 2001. PAVIS Patrice, Dictionnaire du théâtre, Paris, Dunod, 1996. SARRAZAC Jean-Pierre (dir.), Poétique du drame contemporain. Lexique d’une recherche, Etudes théâtrales n°22, 2001.

Œuvres  d’Angelica  Liddell  (en  français)     aux Solitaires intempestifs L’Année de Richard, 2011. La Maison de la force (Tétralogie du sang), 2012. « Maudit soit l’homme qui se confie en l’homme » : un projet d’alphabétisation, 2011. Ping Pang Qiu, 2013. Tout le ciel au-dessus de la Terre (le Syndrome de Wendy), 2013. Aux Editions Théâtrales Belgrade. Chante, ma langue, le mystère du corps glorieux, 2010. Et les poissons partirent combattre les hommes, 2008.

Liens     Sur Marina Abramovic Institute : http://www.marinaabramovicinstitute.org/ www.newmedia-art.info Sur Angelica Liddell : http://www.angelicaliddell.com/ artesescenicas.uclm.es/index.php?sec=artis&id=33 http://www.askyfilledwithshootingstars.com/wordpress/?p=1197

DVD   Matthew Akers, Marina Abramovic. The Artist Is Present, 2010.

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