Marcel Duchamp

September 3, 2017 | Autor: Serge Bramly | Categoría: Marcel Duchamp
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Descripción

Marcel Duchamp :
la peinture en vacance


Marcel Duchamp fut peintre, un moment.
Il fit de la peinture comme son frère aîné, Jacques Villon, c'est-à-dire comme cela se faisait à l'époque. Puis il remisa ses pinceaux en 1918, à peine trentenaire, de la même façon qu'un boxeur raccroche les gants, pour se consacrer à des choses beaucoup plus amusantes, beaucoup plus sérieuses aussi : jouer aux échecs, fumer le cigare, réfléchir. Pour la critique, plus qu'aucun de ses tableaux, cet abandon de la peinture, suivi bientôt par la cessation de toute activité artistique, constitue l'acmé de sa carrière. Le silence tonitruant de Duchamp ! L'histoire de l'art ne s'en est pas remise.
Je me souviens d'une dame du meilleur monde, un peu de sa famille, qu'il ne croisait jamais sans rire parce qu'elle l'appelait « maître ». C'était dans les années 1960. Maître, cela convenait à Ingres, à Picasso à la rigueur. Les temps avaient changé. « Bête comme un peintre, » se moquait-il.
Cette sorte de détachement ne s'obtient pas du jour au lendemain. On ne se retire pas sur les cimes, tel le sage taoïste, sans quelque grand envol intérieur. Lorsqu'il abdiqua, Charles Quint avait gouverné un empire sur lequel le soleil ne se couchait plus. Qu'avait compris Duchamp, de quoi s'était-il lassé qui le décida à franchir le pas, à trente-trois ans, pour passer du côté suprême de la Force que les Chinois appellent wu-wei, « non-agir » ?

Les théories se formulent en chemin. Duchamp commença par l'aquarelle, pendant les grandes vacances, l'année de sa seconde. Il se mit ensuite à l'huile et peignit ce qui l'entourait : les paysages de Blainville, paisible village de Normandie dont son père était maire, le jardin de la maison familiale, l'église voisine, ses sœurs, un camarade. Il avait ce qu'on appelle un talent précoce. Peignant durant les vacances, il remonta l'histoire de l'art en accéléré : l'année de son bac, en 1903, il s'était déjà libéré de l'Impressionnisme. Il fut ensuite un peu Symboliste, un peu Fauve, Cubiste à sa manière, toujours brièvement.
Une école d'art ? « Ça m'ennuyait », dirait-il. Il s'inscrivit à l'Académie Julian pour que ses parents l'autorisent à rejoindre ses frères à Paris. Il fréquenta surtout la brasserie Manière, rue Caulaincourt. Les cafés sont des puits d'enseignement. Billard le matin, croquis en terrasse l'après-midi, éducation sentimentale le soir, et travaux pratiques.
Il a un bon coup de crayon, c'est de famille, et cet esprit de finesse qui caractérise l'humour normand. Il arrondit les angles de la bohème, encore à l'exemple de son frère, en donnant des dessins satiriques au Courier Français, au Rire. Dix francs le quart de page. On le refuse au concours des Beaux-Arts. Tant pis, ses premières œuvres exposées le seront au Salon des artistes humoristes qui se tient au Palais des Glaces, en 1907, en 1908.
Il faut imaginer, un séducteur réservé, « de type maigre, glabre et malicieux », selon les mots Robert Lebel. Ennemi des contraintes, des conventions, des serments, du moindre effort. S'il s'initie à la gravure dans une imprimerie rouennaise, où il tire quelques planches de son grand-père Nicolle, c'est pour réduire la durée de son service militaire : un an au lieu de trois, la réforme à la clef.
En surface, l'être le plus désinvolte, le plus charmant, le plus facile qui soit. Un bouchon de liège sur la vague. Il a horreur par-dessus tout des engagements, les rails conviennent aux trains et aux imbéciles. Le désengagement dans lequel il s'engage à fond frise la grande politique ; il touchera par la suite à l'ascèse.
Il peint, toujours dans le sillage de ses frères, et de leurs amis, Kupka, Gleizes, Léger, Metzinger. A Puteaux, ces cubistes dissidents discutent nombre d'or, géométrie non-Euclidienne, espace à quatre dimensions. Le soir, on joue aux petits chevaux sur un circuit maison. Marcel se bricole une écurie : ses yeux brillent lorsqu'arrive son tour de lancer les dés.

Peindre, sculpter, personne n'imagine encore qu'il puisse y avoir d'autres façons de faire de l'art. Duchamp spéculera beaucoup plus tard sur vertus de l'infra mince ; mais, même s'il n'a pas encore les mots pour le dire, il s'affranchit déjà de la tutelle de ses aînés, par infra mince, et dérive subrepticement vers d'autres bords. Il écoute discourir Apollinaire. Il rencontre Francis Picabia. De ce fumeur d'opium, jouisseur torturé, il dira : « Il était plus intelligent que la plupart de mes contemporains. […] Il avait des ouvertures sur un monde que je ne connaissais pas du tout. » Il lit Laforgue, Jarry. Il est épaté par les Impressions d'Afrique de Raymond Roussel et déclare que, pour un artiste, s'il faut subir une influence, autant qu'elle soit littéraire. Les titres de ses œuvres s'en ressentent. Yvonne et Magdeleine déchiquetées (1911), confiera-t-il, marque l'introduction de l'humour dans ses tableaux.
La bande de Puteaux trouve sa voie dans les avant-gardes ordinaires, et Marcel semble marcher dans leurs pas. Il expose avec eux, aux Indépendants, au Salon d'automne. Il s'en est si bien écarté néanmoins que tout le monde tombe des nues lorsqu'il déballe son Nu descendant l'escalier n˚2, en mars 1912. Moulin à café, sa première « machine », avait déjà fait tiquer la bande. On le savait farceur, mais tout de même. Cette fois, le comité des cubistes lui enjoint de retirer cette toile qui ne ressemble à rien. Un nu n'est pas censé descendre un escalier. Un nu, ça pose, ça ne s'exhibe pas en mouvement comme devant l'appareil chronophotographique de Marey.
Le refus lui a « un peu tourné les sangs... » En juin, il part « comme un jeune homme » pour Bâle, Munich, Vienne, Prague, Berlin. « L'occasion de ma libération complète », dira-t-il. Et à l'automne, il file dans le Jura avec Picabia et Apollinaire. Et la décision s'impose, l'hiver venu : « Plus de peinture, cherche du travail ! » Un oncle de Picabia lui trouve une place de bibliothécaire à Sainte-Geneviève. Il y macère deux ans.
En vérité, il n'en a pas terminé avec les pinceaux. Il a beau déclarer à Brancusi, lorsqu'ils visitent ensemble le Salon de la locomotion aérienne du Grand Palais : « C'est fini la peinture. Qui ferait mieux que cette hélice ? », il lui faut d'abord démonter le système et énoncer le comment et le pourquoi de sa défection.
A Sainte-Geneviève, en blouse grise, il écume les rayonnages pour son propre compte. On ne sait pas trop ce qu'il a vu dans les musées allemands et autrichiens, ni les réflexions qu'il en a tirées, mais il se plonge soudain dans des traités de perspective, sujet pourtant caduc, comme s'il faisait retour aux origines de la peinture européenne.
Puis les événements se bousculent. Exposé à l'Armory Show, en 1913, le Nu descendant l'escalier scandalise suffisamment New York (« Explosion dans une briqueterie ! », titre un critique) pour lui valoir une gloire instantanée. Pendant ce temps, il achète des objets au BHV, une patère, un porte-bouteilles, qu'il dresse dans son atelier telles des sculptures (ready-made, l'expression et le concept apparaîtront plus tard). Et la guerre éclate, il s'embarque pour Manhattan, tandis que le mouvement Dada, dont il deviendra le porte-parole à New York, naît à Zurich…

En matière d'art, on fait, et l'on y réfléchit après coup, pour les autres. Marcel Duchamp ne fut guère prolixe en explications. A l'entendre, durant ces cruciales premières années américaines il se préoccupa surtout de profiter de la vie : les girls, les cocktails. A écouter ses interviews postérieures (et pourquoi ne pas le croire ?), la révolution qu'il opéra alors eut la forme d'un jeu solitaire et secret. L'idée de La Vierge, laquelle se métamorphosera en Mariée, lui trottait dans la tête depuis son escapade outre-Rhin. Il gribouillait des notes, à réunir dans un album (la Boîte de 1914) « comme le catalogue de St-Etienne. » Et derrière se profilait une œuvre qui condensât le passé, ses désirs, et qui ne fût plus un tableau.
Le tableau, comme genre majeur de l'art européen, fut inventé, en même temps que la perspective, au tout début du xve siècle. Il dérivait de l'icône, du retable. Il représentait parfois un portrait ; mais c'était le plus souvent une Annonciation, une Sainte-Famille, la visite des Rois-Mages : rien n'était plus représenté alors que la geste de l'Enfant. A la Renaissance, s'il était sorti du sacré, l'art commençait seulement à s'émanciper du religieux.
Sous une forme inédite, grandiose et parodique, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923), que l'on appelle aussi Le Grand Verre, se réfère et emprunte à tout ça. Le Saint-Esprit, l'incarnation du Verbe, la grâce, l'ange Gabriel : la mariée est dévêtue par des uniformes gonflés au gaz du logos, tandis qu'un tir de canon, déclenché par une machinerie aussi complexe que le dogme de l'Immaculée Conception, perce l'hymen de la Vierge. La perspective se déploie en « broyeuse de chocolat » et « tableaux d'oculistes ». L'œuvre se dresse sur des montants comme un retable, et c'est un retable (un « retard », dira Duchamp) non plus en bois, mais en verre ; et, avec ses plombs, c'est aussi un vitrail gothique revisité, comme il en voyait dans sa jeunesse, à la cathédrale de Rouen.
La Mariée, peut-on dire, bouclait la boucle. En repassant sur les pas des anciens maîtres, Duchamp les effaçait. Le Gothique, Van Eyck ou Alberti, la peinture européenne n'avait pas de certificat de naissance bien précis ; il la dota d'un acte de décès en règle. Oubliez les couleurs à l'huile, les vapeurs de térébenthine, oubliez la toile vernie et son cadre ! Pourquoi s'attarder sur ces vieilleries ? C'est sur la trame de cette esthétique, que l'Europe vient de se suicider dans les tranchées…
L'ultime vrai tableau de Duchamp, commande de sa mécène Miss Dreier, s'intitulait Tu m'… (1918). Il était temps de mettre des moustaches à La Joconde. Plus jamais il ne toucherait un pinceau. Bientôt il se demanderait plutôt, en prophète : « Peut-on faire une œuvre qui ne soit pas d'art ? » Une nouvelle gestation l'attendait. Le Grand Verre fermait les portes du passé. Etant donnés, 1) la chute d'eau, 2) le gaz d'éclairage (1948-1968) ouvrirait, après l'horreur de la Deuxième Guerre mondiale, celles du xxie siècle.


Serge Bramly


Eventuel encadré :
« Chaque matin, un peintre qui se réveille a besoin, en dehors de son petit-déjeuner, d'un peu d'odeur de térébenthine. Et il va à son atelier parce qu'il a besoin de cette odeur de térébenthine. Si ce n'est pas de la térébenthine, c'est de l'huile, mais c'est olfactif, nettement. C'est le besoin de recommencer la journée. C'est-à-dire une forme de grand plaisir seul, onanique presque, vous comprenez. Ce n'est pas du tout à réprimer, mais c'est un peu ce qui se passe. C'est ce côté presque fonctionnaire de l'artiste qui travaille pour lui tous les jours au lieu de travailler pour le gouvernement, comprenez vous…? »
Marcel Duchamp. Entretiens avec Georges Charbonnier, 1960.
















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