Los olvidados ou la déconstruction de quelques clichés fondateurs du cinéma mexicain classique

July 9, 2017 | Autor: J. Amiot-Guillouet | Categoría: Luis Buñuel
Share Embed


Descripción

LOS OLVIDADOS OU LA DECONSTRUCTION DE QUELQUES CLICHES FONDATEURS DU CINEMA MEXICAIN CLASSIQUE

La sortie du film de Luis Buñuel Los olvidados sur les écrans mexicains en 1950 marque l’entrée tonitruante du cinéaste d’origine espagnole dans l’industrie du cinéma mexicain. S’il ne s’agit pas de son premier film réalisé au Mexique, Los olvidados constitue un indéniable point de rupture dans la filmographie de Buñuel, et dans le cadre générique cohérent et structuré que constitue le cinéma mexicain dit de « l’âge d’or », que les historiens situent approximativement du début des années 1940 au milieu des années 1950. Si les premières réalisations mexicaines de Buñuel – Gran casino en 1946 puis El gran calavera en 1949 – s’inscrivent de plein droit dans les genres populaires du cinéma national que Buñuel assimile avec plus ou moins de réussite esthétique et commerciale, Los olvidados représente au contraire un virage radical par rapport à ces modèles. Ainsi, le tournage du film s’est accompagné d’un certain nombre de précautions, sans doute imputables à l’influence du producteur Oscar Dancigers qui, s’il a incité Buñuel à se pencher sur les problèmes liés à la jeunesse marginale du Mexique contemporain, n’en a pas moins perçu les polémiques que le film risquait d’engendrer. Ainsi, malgré une représentation à certains égards complaisante de l’État mexicain, et un prologue rappelant que l’objet du film n’est nullement de stigmatiser le pays mais au contraire d’assumer un point de vue universel sur la question de la pauvreté qui touche toutes les grandes villes du monde moderne, la sortie du film sur les écrans n’a pas manqué de susciter les passions au Mexique. Nombre de critiques y ont perçu un discours qui dénigrait le pays, ce qui semblait d’autant plus grave qu’il émanait d’un étranger fraîchement naturalisé, et donc rapidement accusé par certains d’une intolérable ingratitude envers sa terre d’accueil. L’intense polémique suscitée par le film se comprend bien entendu dans le contexte social et politique du Mexique de l’époque : il s’agit d’un pays qui connaît de profonds bouleversements sur le plan économique et social, fruits d’une politique volontariste d’investissement dans la production industrielle, dont le corollaire est une émigration massive de paysans vers des villes en plein essor. Cette réalité fait l’objet de discours officiels qui vantent l’entrée du Mexique dans une « modernité » incarnée dans des paysages urbains en pleine mutation. Les aspects plus problématiques de cette période, et en particulier l’entassement de populations fraîchement arrivées de la campagne dans des quartiers insalubres, sont au contraire les grands absents desdits discours. Or, l’un des relais de cette vision de la réalité nationale est le cinéma mexicain, qui joue un rôle essentiel dans la représentation mais aussi la création de l’imaginaire national de l’époque. C’est donc sur la rupture que constitue Los olvidados par rapport à la mise en scène cinématographique de la réalité nationale que je reviendrai ici, en caractérisant tout d’abord la façon dont le cinéma classique mexicain a mis en place des formes originales, pour montrer ensuite à travers quelques exemples précis comment le film de Buñuel en prend le contrepied. Cela permettra de souligner que la bataille de Los olvidados doit peut-être moins à une rupture

thématique dans ce continuum cinématographique, qu’à la radicalité d’un point de vue mettant en scène une société qui reste régie par des principes archaïques. Cinéma et imaginaire national au Mexique Il n’est pas question de revenir ici en détail sur l’histoire du cinéma mexicain, mais plutôt d’en mettre au jour quelques aspects structurels susceptibles d’éclairer la relation particulière qu’entretient le cinéma avec l’imaginaire national au Mexique. Soulignons tout d’abord le fait que l’État mexicain a rapidement compris tout l’intérêt qu’il pouvait trouver à soutenir un secteur de la création et de la diffusion culturelle susceptible d’atteindre un vaste public, et surtout, un public populaire qui était encore largement caractérisé par son illettrisme. Ainsi, il existe un lien historique fort entre le cinéma mexicain et l’État, qui a des conséquences notables sur l’économie du premier, mais aussi sur ses contenus et son esthétique. Dans cette perspective, la mise en place d’un authentique système de studios, inspiré du modèle hollywoodien, se comprend à la lumière de circonstances historiques particulières qui en ont facilité l’éclosion. Deux étapes sont à cet égard essentielles : tout d’abord, l’avènement du cinéma parlant, au début des années 1930, qui a eu pour conséquence un recul de la diffusion du cinéma hollywoodien sur les écrans latino-américains en général, et mexicains en particulier, dans la mesure où il s’est trouvé confronté à un épineux problème linguistique. Les films dits hispanos tournés à Hollywood, n’ont pas su trouver leur public, car le mélange des accents des acteurs les rendaient totalement inacceptables pour le public hispanique. Par ailleurs, la deuxième conséquence de l’avènement du cinéma parlant a été, au Mexique comme ailleurs, la possibilité d’inclure dans les films de la musique en abondance, en exploitant le rendement commercial des rythmes et chansons du répertoire populaire. Ces éléments contribuent sans aucun doute à expliquer le succès fondateur du film de Fernando de Fuentes Allá en el rancho grande, qui a été capable, en 1936, d’atteindre un très large public, bien au-delà des frontières nationales, ce qui était une première1. La deuxième étape clé dans la mise en place d’un imaginaire cinématographique cohérent se situe autour de la seconde guerre mondiale, période au cours de laquelle le vide laissé par la brutale diminution des exportations de films nord-américains vers le Mexique est mis à profit par les professionnels du cinéma mexicain pour gagner des parts de marché auprès de leur propre public. Il n’est donc pas fortuit que cette période d’accroissement de la production cinématographique nationale coïncide avec « l’âge d’or » du cinéma mexicain. L’État de son côté a essayé de soutenir matériellement et de protéger cette activité qui, selon Emilio García Riera, représente le sixième secteur industriel du pays dans la première moitié des années 1940. Les                                                                                                                         1

L’historien du cinéma mexicain Emilio GARCIA RIERA évoque à ce propos « Los beneficios del rancho », c’est-à-dire le rôle qu’a joué ce film dans la mise en place du système de studios d’une part, et d’une esthétique spécifique d’autre part. Voir Breve historia del cine mexicano. Primer siglo, 1897-1997, Mexico, Mapa, 1998, p. 102 et suivantes.

initiatives pour soutenir la production du cinéma national se multiplient donc à cette période, associant des mesures obligeant les exploitants de salles à diffuser un certain nombre de films mexicains (1941), ou encore la création d’une Banque Cinématographique (1942), adossée à la Banque Nationale mexicaine. L’activité cinématographique se trouve par ailleurs encadrée par un puissant syndicat. Toutefois, l’influence de l’État dans le secteur cinématographique doit être nuancée, car le cinéma reste l’apanage d’un secteur privé dont les productions homogènes en termes de forme et de contenu doivent sans doute bien davantage à la volonté des producteurs d’exploiter jusqu’à l’usure les genres populaires qu’à de quelconques directives émanant de l’État. Et lorsque le président de la République Miguel Alemán lui-même prend la peine d’adresser en mai 1951 – juste après la reconnaissance de Los olvidados par le prestigieux festival de Cannes – un message aux professionnels du cinéma mexicain, les enjoignant de réaliser des films susceptibles de correspondre à « la haute idée que les étrangers se font de notre pays »2, il est déjà trop tard : ce rappel à l’ordre suffit en lui-même à dire l’impossibilité pour l’État d’encadrer véritablement l’activité cinématographique. Malgré tout, le cinéma mexicain a été capable de produire d’authentiques genres autochtones, très appréciés de leur public, et fondés sur la mise en œuvre d’une image valorisante de la nation, comme l’écrit Eduardo de la Vega Alfaro : « Le vieux rêve des cinéastes mexicains était atteint : imposer au monde une image filmique de notre nation et de notre histoire qui puisse justifier un orgueil légitime3 ». Le rôle du cinéma dans la mise en place et la diffusion d’un imaginaire national flatteur ne saurait être plus clairement exprimé que par cette réunion de la communauté nationale – la première personne du singulier, assumée jusque par le critique lui-même – autour de sa propre image, qui doit susciter l’approbation du monde entier. Cette situation, exceptionnelle dans le panorama du cinéma hispanique, s’explique en grande partie par l’émergence du système de studios précédemment décrite : à partir du moment où le pays se dote des structures industrielles à même de lui permettre de réitérer des succès commerciaux, le cinéma mexicain s’engage résolument dans la voie de ce cinéma de genre dont Rick Altman4 a bien montré à quel point son esthétique est redevable d’une logique de production. Ainsi, le cinéma mexicain invente une mise en scène de certains aspects de la réalité et de l’histoire nationales, qui débouche sur la construction d’un imaginaire cinématographique local, à prédominance rurale d’abord – c’est le règne de la comedia ranchera dans la deuxième moitié des années 1930 – puis urbaine à partir des années 1940, le glissement d’un environnement à l’autre suivant les infléchissements des structures sociales. Si l’esthétique des films produits est en grande partie redevable du glamour                                                                                                                         2

Cité par MILLÁN AGUDO, Francisco J. dans « Miserias que engendran monstruos. Los olvidados: contexto sociocultural, génesis del filme e influencias posteriores ». Carmen Peña Ardid et Victor Lahuerta Guillén (eds.), Buñuel 1950. Los olvidados, guión y documentos, Teruel, Instituto de estudios turolenses, 2007, p. 41. Je traduis. 3 DE LA VEGA ALFARO, Eduardo, « Origines, développement et crise du cinéma parlant », dans Paulo Antonio Paranaguá (dir.), Le Cinéma mexicain, Paris, Centre Georges Pompidou, 1992, p. 107. 4 ALTMAN, Rick, Los géneros cinematográficos, Barcelone, Paidós, 2000, 332 p.

hollywoodien – il suffit pour s’en convaincre d’observer le soin porté aux maquillages, costumes et décors, mais aussi à l’éclairage, pour les meilleurs des films réalisés à l’époque – il n’en reste pas moins que les désignations génériques couramment utilisées pour rendre compte des différentes catégories auxquelles appartiennent les films produits au Mexique font apparaître leur singularité, d’ailleurs intraduisible. Que l’on songe à la comedia ranchera déjà citée, ou encore au cine de rumberas, et autres cine de añoranza porfiriana, cine de arrabal/de vecindad, etc. Le tout sous le signe du mélodrame, dont la rège d’or formelle est, selon Carlos Monsiváis, « l’absence de limites », et qui permet, dans une société laïque, de faire perdurer comme légitimes les valeurs traditionnelles5. C’est à partir de quelques exemples de genres en vogue dans le cinéma mexicain du milieu du XXe siècle que la singularité de l’œuvre de Buñuel pourra se dégager. Los olvidados comme rupture générique et esthétique : quelques exemples La question de savoir si Buñuel a consciemment et volontairement cherché, dans Los olvidados, à aller à l’encontre du cinéma en vigueur à l’époque au Mexique fait l’objet d’un débat, dans lequel différents chercheurs assument des positions contradictoires. Ainsi, pour Franciso J. Millán Agudo, dans son texte déjà cité sur Los olvidados, les intentions de Buñuel sont claires, et il évoque à plusieurs reprises un cinéma qui « subvertit » intentionnellement les règles du cinéma mexicain commercial6. Pour Nancy Berthier, au contraire, les analystes de Buñuel ont tendance à exagérer cette dimension subversive, omettant ainsi de prendre en compte le « dialogue ludique » que Buñuel entretient avec le cinéma commercial en général, et avec le mélodrame en particulier7. Il n’est bien entendu pas question ici de prétendre trancher un si épineux débat, c’est pourquoi la comparaison entre quelques genres clés du cinéma mexicain classique et certains aspects de Los olvidados qui en portent la marque sera envisagée davantage du point de vue de la réception que de l’intentionnalité de l’œuvre ou de son auteur. Ainsi, il ne s’agit pas de savoir si Buñuel a consciemment cherché ou non à subvertir le cinéma mexicain commercial de l’intérieur, mais de comprendre pourquoi son film a déclenché une intense polémique, précisément parce qu’il remettait en question certains clichés emblématiques de l’imaginaire national construit par le cinéma au Mexique. En                                                                                                                         5

MONSIVÁIS, Carlos, « Se sufre, pero se aprende (el melodrama y las reglas de la falta de límites), dans Carlos Monsiváis et Carlos Bonfil, A través del espejo. El cine mexicano y su público, Mexico, Ediciones el milagro/Imcine, 1994, p. 99-224. 6 « La genèse de Los olvidados est sans ambiguïté quant à l’intention qu’avait Buñuel de transgresser les conventions cinématographiques en vogue à l’époque, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il se soit arrimé à un quelconque type de courant critique organisé », Francisco J. Millán Agudo, op. cit., p. 22. Je traduis. 7 « Buñuel n’adopte pas une attitude militante contre le mélodrame – ou plus généralement contre le cinéma commercial –, il engage plutôt un dialogue ludique avec ce dernier qui lui permet d’y intégrer ses préoccupations propres », Nancy BERTHIER, « La transnacionalidad en el cine de Buñuel », dans Eduardo de la Vega Alfaro et Alberto Elena (eds.), Abismos de pasión : una historia de las relaciones cinematográficas hispano-mexicanas, Cuadernos de la Filmoteca española, Madrid, n°13, 2009, p. 154. Je traduis.

ce sens, la perspective adoptée par Ernesto R. Acevedo-Muñoz, qui voit dans les films tournés au Mexique par Buñuel autant de « symptômes » de la crise qui guettait le cinéma national8 me semble féconde, et c’est ainsi que je me propose d’envisager ces quelques pistes de comparaison entre Los olvidados et les genres du cinéma national qu’il remet en question. Le premier genre du cinéma national auquel il convient de faire référence est le cine de vecindad, qui trouve son meilleur exemple dans la trilogie tournée par Ismael Rodríguez : Nosotros los pobres et Ustedes los ricos (1948), puis Pepe el toro (1953). Les deux premiers films ont connu un succès public considérable, et ils coïncident avec les premières années de présence de Buñuel sur le sol mexicain. S’il reste à prouver que Buñuel les a vus, il n’est pas douteux que le producteur de ses premiers films tournés au Mexique les connaît, d’autant que Buñuel réalise en 1949 – soit un an après les deux premiers opus de la trilogie, et un an avant Los olvidados – le film El gran calavera, dont l’esthétique et la thématique s’inscrivent dans le droit fil de ce cine de vecindad mis au goût du jour par Rodríguez. La comparaison a déjà été proposée, pour montrer à quel point Los olvidados rompt délibérément avec le modèle générique mis en place par la trilogie. C’est le point de vue que soutient Francisco J. Millán Agudo9, qui décrit tout d’abord les similitudes que l’on peut observer entre Nosotros los pobres et Los olvidados notamment dans la mise en scène de zones sociales marginales, l’importance accordée à la famille et aux péripéties malheureuses, pour mieux souligner ensuite l’opposition qu’il estime irréductible entre « le sentimentalisme du mélodrame » d’une part et la « cruauté de la pauvreté » d’autre part. Ces analyses ne manquent pas de fondement, mais il convient d’y ajouter la part d’imaginaire traditionnel, voire archaïque, que les deux films ont en partage. Comme l’indique Julia Tuñón, « l’imaginaire lié à la réalité économique, à la vie politique et à la société que l’on peut observer dans ces films peut être considéré comme un dérivé de la mentalité d’Ancien Régime10 ». Le titre de son article, « la modernité au service de la tradition dans la trilogie d’Ismael Rodríguez » indique clairement la contradiction à l’œuvre dans Nosotros los pobres, qui apparaît comme un film produisant un discours de réaffirmation des valeurs traditionnelles, prônant une société où chacun doit rester à sa place, tout en s’articulant à la question de l’entrée du Mexique dans une modernité qui brille par son absence (elle est à tout le moins anecdotique du coté des pauvres, réduite à des objets comme le téléphone accessible depuis la cantina, mais nullement incluse dans la modernisation tant vantée par les élites politiques du temps). De ce point de vue, ce qui permet de différencier les films de Rodríguez de celui de Buñuel est davantage lié au point de vue que les deux cinéastes portent sur la réalité sociale qu’ils prétendent porter à l’écran. Ainsi, les avertissements au                                                                                                                         8

ACEVEDO MUÑOZ, Ernesto R., Buñuel and Mexico. The crisis of national cinema, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 2003, 202 p. 9 MILLÁN, Francisco J., Las huellas de Buñuel. Influencias en el cine latinoamericano, Teruel, Instituto de estudios turolenses, 2004, 256 p. Il en synthétise les conclusions dans son article déjà cité sur Los olvidados. 10 TUÑÓN, Julia, « Cine y cultura. La modernidad el servicio de la tradición en la trilogía de Ismael Rodríguez », dans Alejandro de la Torre Hernández, Rebeca Monroy Nasr et Julia Tuñón, De la mofa a la educación sentimental, Mexico, Inha, 2010, p. 109. Je traduis.

spectateur s’avèrent particulièrement éclairants, dans la mesure où celui de Rodríguez est une authentique ode à l’héroïsme incarné par les pauvres, tandis que celui de Buñuel est le froid constat d’une réalité sociale universelle, qui ne pourra être transformée que grâce à une action politique volontariste. On y apprécie d’ailleurs la concession rhétorique faite au pouvoir et à la volonté politique d’en finir avec la question de la pauvreté. Le deuxième élément essentiel de l’imaginaire national avec lequel Los olvidados prend ses distances est le mélodrame maternel, qui est d’ailleurs un des ingrédients du cine de vecindad précédemment évoqué. J’ai eu ailleurs l’occasion de décrire par quels procédés Buñuel rompt avec cette tradition fondatrice du cinéma mexicain11, je n’en reprendrai donc que les grandes lignes. Le mélodrame maternel est un genre fondamental du cinéma mexicain, tant et si bien qu’il irradie jusqu’à des films qui ne lui correspondent pas à proprement parler. Depuis Madre querida, un immense succès populaire réalisé par Juan Orol en 1935, c’est une certaine image de la mère mexicaine qui a été construite et véhiculée par le cinéma, et que le film de Buñuel met littéralement en pièces : dans le mélodrame maternel et ses épigones, la mère devient un authentique archétype, en grande partie redevable de l’imaginaire catholique, dans lequel la mère n’est que souffrance et abnégation envers sa progéniture, résignation et humilité face aux revers de fortune qui ne manquent pas de s’abattre sur elle. Sa sexualité est un tabou majeur que le cinéma mexicain élude avec soin. Autant d’éléments que Los olvidados remet vigoureusement en question, à travers le personnage de la mère de Pedro qui n’éprouve aucune compassion envers un fils dont on apprend qu’elle ne l’a nullement désiré, et qu’elle repousse à plusieurs reprises tout au long du film, pour finalement se raviser (peut-être une concession aux attentes du public mexicain ?), mais trop tard. Enfin, il me semble qu’un dernier genre du cinéma mexicain mérite d’être mentionné, auquel il est pourtant rarement fait référence lorsque l’on commente les rapports de Los olvidados avec les grands genres du cinéma mexicain : le cine de añoranza porfiriana, qui regroupe un ensemble de films réalisés dans la première moitié des années 1940 avec des titres comme En tiempos de don Porfirio (Juan Bustillo Oro, 1939), ou Yo bailé con don Porfirio (Gilberto Martínez Solares, 1942). Dans ces films à costumes, situés dans le Mexique prérévolutionnaire, le monde associé au Porfiriat est celui de la bonne société mexicaine, la tonalité des films est plutôt enjouée, leurs récits sont fondés sur des intrigues sentimentales dont la résolution est prévisible. Le tout s’accompagne de force chansons populaires et/ou romantiques. L’image ainsi donnée de l’ère porfirienne se trouve, comme la désignation générique ne l’indique pas, totalement dépolitisée, les rares apparitions de « don Porfirio » étant totalement anecdotiques et nullement remises en perspective sur le plan historique ou politique. La nostalgie est donc celle d’une société aisée, urbaine dans le double sens de son ancrage spatial, mais aussi de ses bonnes manières.                                                                                                                         11

AMIOT, Julie, « Citation et détournement du mélodrame mexicain classique : une trajectoire cinématographique entre Madre querida (Juan Orol, 1935) et Los olvidados (Luis Buñuel, 1950) », dans Les séminaires du GRIMIA. Citation et détournement, Lyon, GRIMH/GRIMIA/Université Lumière Lyon2, 2002, p. 187-198.

Or, dans Los olvidados, l’aveugle don Carmelo est le personnage qui fait écho à l’univers de ces films mais en inversant littéralement le code policé de leur représentation : il ne cesse de proclamer son regret d’une période dont il vante les vertus ouvertement réactionnaires, alors qu’il apparaît lui-même comme un homme particulièrement répugnant, tant sur le plan physique que moral. Si la référence est plus indirecte par rapport à ce dernier genre, il ne me semble pas moins pertinent et représentatif de l’infléchissement du film de Buñuel vers la représentation de l’envers du décor d’un imaginaire cinématographique mexicain qu’il foule largement aux pieds, donnant à voir une tout autre image de la communauté nationale qui n’a plus de tel que le nom. La mise au jour sans fard d’un Mexique archaïque Le titre du film donne évidemment une précieuse clé de lecture de son contenu, permettant de relativiser les éléments qui suggèrent les efforts de l’État mexicain pour combattre la pauvreté, que ce soit dans la mise en scène des employés du tribunal pour mineurs, ou encore dans la séquence de la ferme-école. En effet, malgré l’insertion dans le récit de ces éléments qui visent à mettre en scène la présence de l’État, les personnages restent bien de bout en bout les « oubliés » d’une société incapable d’offrir des perspectives d’épanouissement social et affectif à ses populations marginales. Les enfants, dès la séquence d’ouverture, apparaissent livrés à eux-mêmes dans un espace urbain en friche, on ne les voit jamais aller à l’école alors même que les investissements dans le système éducatif sont censés être un acquis majeur de la Révolution mexicaine. Pour ces petits exclus de la modernité, l’injonction sociale est celle d’une mise au travail précoce pour contribuer aux nécessités d’une famille aux nombreux enfants, comme le montrent des personnages comme Julián, qui travaille sur un chantier de construction, ou Pedro, qui trouve un emploi dans une coutellerie, puis se fait exploiter par un patron de manège sans scrupules alors que sa propre mère, lasse de son oisiveté, l’a mis dehors. Dans un tel contexte, la séquence de la ferme-école apparaît comme un remède qui intervient trop tard : à défaut d’être allé à l’école tout court, c’est dans le cadre d’un système correctionnel et répressif que Pedro entre dans cette institution, dirigée par un homme dont la conception de la pauvreté et de la délinquance est comme trop belle pour être vraie, puisqu’il n’hésite pas à affirmer « qu’on est toujours meilleur avec l’estomac bien rempli […]. Je me disais que si plutôt que les enfants, on pouvait enfermer pour toujours la misère… ». La parenthèse idéalisée de la ferme-école est d’ailleurs clairement montrée comme telle, au moment où Pedro, qui vient d’être affecté à la « section avicole », lance un œuf en direction de la caméra, c’est-à-dire à la face du spectateur : la violence du geste, très rare dans les conventions cinématographiques de l’époque, est là pour rappeler au spectateur qu’il est inutile de se laisser bercer dans l’illusion de rédemption que représente cette séquence. La fiction et ses facilités pour le spectateur se démasquent ainsi elles-mêmes, soulignant du même coup l’échec prévisible de ce système de réinsertion, qui apparaît finalement davantage comme une concession faite au public mexicain que comme une représentation crédible et encourageante de la

volonté politique nécessaire pour éradiquer la misère à laquelle le prologue du film faisait référence. Mais là où le film va encore plus loin dans la mise en scène d’une société fondée sur des modes de fonctionnement archaïques, c’est dans la mise en scène des pulsions violentes qui animent les personnages, reprenant la dichotomie traditionnelle en Amérique latine qui permet d’opposer civilisation et barbarie. On l’observe notamment dans la mise en scène des rapports sociaux et familiaux de ces populations marginales qui, au lieu d’apparaître comme des structures réconfortantes, ne font que redoubler la solitude et le désarroi de chacun des membres d’une communauté qui n’apparaît nullement soudée par des liens de solidarité. En ce sens, Los olvidados prend encore une fois le contrepied de Nosotros los pobres, puisque dans le film de Rodríguez, les personnages pauvres sont les dépositaires de valeurs humaines que le film tend à célébrer : ardeur au travail, générosité, courage etc. Chez Buñuel, tous ces éléments ont au contraire disparu, et les parents ne soutiennent pas leurs enfants, bien au contraire : le père de Julián est un alcoolique notoire, dont la représentation est bien plus pathétique qu’amusante ; le père d’Ojitos n’hésite pas à abandonner son fils, le laissant sans ressources et obligé de se débrouiller par lui-même dans une grande ville dont il ne maîtrise pas les codes ; le grandpère de Meche préfère jeter le cadavre de Pedro qu’il a retrouvé dans sa grange aux ordures, pour ne pas s’attirer d’ennuis ; quant à la mère de Pedro, elle n’est que reproches et invectives contre son fils. Autrement dit, Buñuel repousse les limites jusque là acceptées dans la représentation stéréotypée de la pauvreté à l’écran, puisque les difficultés sociales ne se trouvent plus compensées par des valeurs morales sublimées, bien au contraire : la représentation proposée par Buñuel est sombre, à l’image du décor sur lequel s’imprime le générique qui ouvre le film. Il ne s’agit plus de mettre en scène cette société d’Ancien Régime dont parlait Julia Tuñón à propos de la trilogie d’Ismael Rodríguez, mais de porter à l’écran un microcosme dans lequel la lutte pour la survie quotidienne fait office de système de valeurs, justifiant toutes les brutalités et mesquineries. Finalement, c’est sans doute dans le jeu des pulsions à l’œuvre dans les différents personnages du film que l’on perçoit le mieux la façon dont Buñuel, fidèle à ses principes surréalistes laissant une large place à l’expression de l’inconscient et de la libido humaine dans ses œuvres, choisit de mettre en scène une histoire dans laquelle cohabitent deux niveaux de lecture qui ne font pas bon ménage, et contribuent à expliquer le rejet qu’a suscité le film lors de sa sortie au Mexique. D’une part, le film élabore une image de la société mexicaine dont on a vu à quel point elle contraste avec ce que le cinéma national en avait montré jusqu’alors, laissant de côté toute forme de complaisance envers la représentation de la pauvreté. Les secteurs populaires tels que Buñuel les représente vivent dans une situation de marginalité littérale par rapport au reste du corps social, et ce en dépit des quelques concessions faites au rôle de l’État, dont on voit rapidement l’inefficacité. Les personnages de Buñuel sont donc comme prisonniers d’une société cloisonnée, sans perspectives, condamnés à rester les exclus de la modernisation du pays. Tout cela était en soi suffisant pour susciter de vives oppositions à une époque où

l’accent était bien plus volontiers mis sur tout ce qui pouvait permettre de mettre en évidence la modernité supposée du pays. Mais il se trouve que cet aspect du film se trouve comme redoublé et même amplifié par la façon dont Buñuel met en scène certains aspects de la vie psychique de ses personnages : la tentation pédophile incarnée par don Carmelo et ses relations avec la petite Meche ; la corruption de mineure lorsque Jaibo propose à Meche de lui « acheter » un baiser pour deux pesos, avant de la contraindre par la force, dans l’indifférence du frère de la petite qui refuse d’entendre ce qui se passe hors champ, malgré les interrogations d’Ojitos ; l’inceste enfin, construit à travers la relation érotique entre la mère de Pedro et Jaibo, qui a justement mis l’accent sur le fait qu’il ne connaissait pas sa propre mère, afin de mieux séduire celle de son ami. Les personnages apparaissent comme autant de champs de tensions entre des pulsions contradictoires, érotiques pour une part, mais aussi pulsions d’agression et de mort, motivant les nombreuses explosions de violence auxquelles on assiste tout au long du film, comme autant de signes de l’impuissance des personnages à satisfaire leurs désirs. Octavio Paz, dans son célèbre essai justement publié l’année de la sortie de Los olvidados, suggérait l’importance chez les Mexicains de la pratique de la fête, et surtout des excès auxquels elle donne lieu, comme une occasion de s’affranchir des règles habituelles qui structurent le corps social et son fonctionnement, permettant à chacun de ses membres de « retrouver la confusion et la liberté originelles12 ». Un retour aux sources dans lequel la vie et la mort finissent par se rejoindre dans une explosion de violence généralisée, et il n’est nullement fortuit que les développements de Paz sur le sens de la fête populaire au Mexique soient immédiatement suivis de ceux concernant la mort, qui apparaît comme le dernier prolongement de la vie de chacun. Paz voit dans la perte de sens de la mort l’un des signes de la modernité, renvoyant finalement chaque être humain à sa solitude ontologique. Buñuel ne montre pas autre chose, et la mort qui scelle le destin de ses personnages est d’autant plus désespérante que pour eux, la fête est finie depuis longtemps –a-t-elle d’ailleurs jamais commencé ? –, et le monde comme il va, en marge de leur réalité, reste inaccessible.

                                                                                                                        12

PAZ, Octavio, El laberinto de la soledad, Mexico, FCE, 1994, p. 57. Je traduis.

Lihat lebih banyak...

Comentarios

Copyright © 2017 DATOSPDF Inc.