Les fresques baroques contemporaines
Descripción
Publié In Cahiers Européens de l’Imaginaire, n. 7, mars 2015, pp. 172-‐175, Paris, CNRS éditions (version de l’auteur) Les fresques urbaines contemporaines Pina Lalli Professeur à l’Université de Bologne Si l’on considère l’aspect de rupture et d’ostentation vivace que la peinture baroque a représenté par rapport à l’équilibre et aux harmonies de la Renaissance, nous pourrions regarder les « fresques » murales et les graffitis des grandes villes d’aujourd’hui comme l’une des expressions baroques de notre communication quotidienne. Elles seraient des pratiques « interstitielles », selon la définition de Brighenti et Reghellin (2007), voire un point de jonction entre les discours de l’art, de la politique, du marché et des autres sous-‐cultures. Ce qui aide à répondre à une question triviale -‐ les graffeurs sont-‐ils des artistes, des rebelles, ou bien des vandales – par une interprétation dépassant le « labelling » des modèles fonctionnalistes qui sollicitent des frontières entre normalité et déviance. Pourtant, le débat public repose souvent sur cette question, tout en soulignant l’exigence de règles et de sanctions efficaces faisant la différence entre ce qui serait « de l’art » et ce qui ne serait qu’une « tâche » qui abime les murs, les portes, les trains, bref les surfaces de séparation entre public et privé. L’une des premières tentatives de stigmatiser ces pratiques par une sanction explicite remonte aux années 1960: à New York une amende de 25 dollars était prévue pour ceux qui écrivaient sur les murs ou les trains du métro. Mais quelques années plus tard, en 1973, une galerie d’art toujours à New York organise une exposition de graffitis sur toile, et ainsi en scène une « réduction esthétique » des instances subversives des « murales ». La vague de graffitis et des tags -‐ née tout au début dans les ghettos de la métropole newyorkaise contre le gris de la banlieue – trouve un écho dans les médias, ce qui peut même entrainer pour certains graffeurs une opportunité imprévue de célébrité. En tout cas le flux paraît ininterrompu et à la fois multidimensionnel: à l’envie de laisser sa propre empreinte alternative s’accompagne le gout du risque, de l’aventure et de la transgression. Il y a aussi l’envie de s’imposer par des signes forts, agressifs, violents ; ainsi que l’envie de marquer différemment le rite d’être-‐ensemble, par exemple quand on part en bande en « expédition », jusqu’à risquer sa vie pour atteindre des lieux improbables. D’un coté donc nous voyons à l’œuvre des instances actives de rupture, de l’autre coté on commence à comprendre que certains impératifs de communication s’imposent sur la scène de la vie sociale. Cette exigence d’images se superposant aux espaces urbains institutionnels est aussi l’indice d’une communication faite de flux, qui n’a pas forcément d’interlocuteurs et qui s’impose aux spectateurs anonymes bien qu’elle ne s’adresse parfois qu’à des initiés. Ce sont des tribus parfois éphémères et nomades (Maffesoli 1997) qui s’échangent des messages et à la fois proposent d’autres fragments d’identité. Le pseudonyme, par exemple, rassurant sur la responsabilité juridique, permet aussi de revendiquer une présence « sacrée » -‐ valable pour les initiés -‐ qui surmonte le profane du nom bureaucratique partagé par tous. Jean Baudrillard (1976) propose des distinctions entre les graffitis « politiques », qui sont des signes « pleins », où le mur n’est qu’un support et le langage un medium traditionnel, et les « intuitions révolutionnaires » des signes utilisant violemment les parcours urbains à travers un usage subversif du langage conventionnel. Il en reste qu’aujourd’hui une sorte de graphomanie se répand partout dans les villes, allant des tags noir aux couleurs les plus vives, en passant par l’argenté ou le doré, jusqu’aux dessins de formes multiples. A cela se rajoutent les fresques murales commandées par tel ou tel représentant institutionnel qui se veut éclairé.
Publié In Cahiers Européens de l’Imaginaire, n. 7, mars 2015, pp. 172-‐175, Paris, CNRS éditions (version de l’auteur) Certes, les graffitis « sauvages » peuvent représenter une menace pour l’ordre conventionnel de nos surfaces ; mais ils peuvent aussi apporter une lumière nouvelle à la routine quotidienne : aux ponts gris, aux wagons qui nous amènent au « boulot » le matin, aux HLM, à la monotonie de l’immeuble d’à coté. On pourrait dire que c’est une ambivalence là aussi interstitielle: des superpositions violentes quand on les regarde du point de vue de l’ordre voire de la propriété institutionnelle du regard public ; des signes baroques de nouveaux impératifs de socialité et de communication, quand on considère l’affichage d’identités multiples, voulant contaminer par « souillure » et purifier « par créativité » les frontières obsolètes des espaces urbains contemporains. Pourtant, cette instance de sociabilité paraît se fonder plus sur l’individu que sur le groupe, comme si finalement elle ne trouvait son expression que dans la violence de la transgression, c’est-‐à-‐dire dans la revendication d’une liberté individuelle à tout prix. De ce point de vue, le graffiti est aussi le produit d’une volonté narcissique d’exprimer quelque chose à quelqu’un, même s’il s’agit de n’importe qui et de n’importe quoi. C’est le coté « autoréférentiel » d’une marque existentielle juvénile qui prétend le droit d’utiliser ce moyen de révolte contre l’« hétéro-‐directivité» imposée par la tradition des pères. Signes interstitiels de conflit avec les institutions, comme simulation d’un jeu entre les parties plutôt qu’un acte de véritable révolte. C’est le gout de faire quelque chose avec autrui, tant pour s’aventurer dans la transgression que pour suivre des modes plus ou moins éphémères bien que porteuses d’implications durables. Même les tatouages, par exemples, peuvent être considérés comme des graffitis marqués sur la surface de son propre corps, pour l’habiller à travers des conventions autres. L’ambivalence du coté narcissiste ne renverse pas totalement l’instance socialitaire (Maffesoli 1988): les murales constituent une sorte de quasi-‐interaction à distance (Thompson 1995) avec des interlocuteurs qui ne partagent pas une coprésence physique avec le producteur lors de la réalisation, mais à qui on impose la vision du produit quand ils se promènent dans les rues. Contre l’atomisme des solitudes individuelles et des silences publics, ces fresques affichées sur les surfaces contraignent la porte privée, le mur de l’immeuble et la signalisation routière à dire autre chose publiquement, d’une façon impudente et ostentatoire. Il faudrait noter que les sanctions aboutissent souvent à confirmer la dimension de défi qui accompagne l’action du graffeur. Les normes voulant réduire les dommages (par exemple celles réglant l’usage de solvants pour les peintures) bien qu’utiles ne résolvent pas définitivement le problème : les techniques de dessin et de mélange de couleur se multiplient pour berner ces normes. Cela dit, la porosité typique des vielles briques pourrait quand même garder une trace de ce jeu signalétique entre la grandeur de l’histoire collective et la puissance de la volonté d’expression narcissique du présent. L’enjeu c’est donc, comme toujours, le leurre lancé par l’imaginaire socialement construit : des city walls aux interdictions les plus strictes, en passant par les centaines de degrés possibles de régulation de ces pratiques interstitielles, la bataille de légitimation d’un coté et de l’autre cherche à imposer une bonne définition pour justifier l’acte. De plus, maintenant le baroque de ces fresques contemporaines se déplace aussi vers d’autres surfaces et même sur d’autres supports: le tag digital, le tag sonore, et pourquoi pas, le virus du hacker informatique. Il s’agit là de nouvelles combinaisons voulant à tout prix raconter des histoires fortes ou bien, tout simplement, interférer à l’intérieur d’un ordre donné et routinier. Les graffitis et les tags -‐ comme dit ci-‐dessus -‐ ont un trait social important: l’existence d’un groupe qui se réunit et se rencontre grâce à cette forme bizarre de communication urbaine. C’est pourquoi les ancêtres des graffitis ne sont pas tant les dessins des grottes de Lascaux que les « tags » des premiers chrétiens dessinant des poissons dans les catacombes ; en effet si les premiers étaient des formes primaires dans l’histoire de l’écriture, ayant pour but de
Publié In Cahiers Européens de l’Imaginaire, n. 7, mars 2015, pp. 172-‐175, Paris, CNRS éditions (version de l’auteur) décrire des situations de vie, les signes cachés des seconds partagent l’exigence d’une reconnaissance secrète et à la fois novatrice et révolutionnaire par rapport à l’époque. Dans la culture métropolitaine d’aujourd’hui différents groupes se rencontrent dans l’action même de communiquer, quand ils mettent en jeu leur « signature » sur des murs ou des wagons ; c’est comme s’ils confiaient aux rues et aux rails la tache de représenter le flux des mille contacts, échanges et relations possibles dans la virtualité technique de la quasi-‐ interaction contemporaine. Tout en renonçant aux formes bureaucratiques de la communication usuelle, leur message va au-‐delà des murs d’une ville et fait irruption ailleurs, sur d’autres murs et d’autres villes, où d’autres initiés pourront échanger et relancer. Ainsi, leur message rituel et nomade va représenter à la fois des tâches de couleur, des affirmations violentes et imposées, une rupture affichée par rapport à l’équilibre neo-‐libéral des marchés de l’art et une nouvelle forme de communication. C’est-‐à-‐dire l’une des possibilités d’expression par laquelle on essaye de gouverner la multiplicité irréductible de la vie urbaine contemporaine. Toujours pour faire face -‐ au moins pour un instant -‐ au flux ininterrompu et trop souvent incohérent des informations qui nous traverse. Références bibliographiques Baudrillard J. (1976), La valeur d’échange symbolique et la mort, Gallimard, Paris. Brighenti A.M., M. Reghellin (2007), Writing. Etnografia di una pratica interstiziale , « Polis », XXI (3), pp. 369-‐398, Il Mulino, Bologna. Maffesoli M. (1988), Le temps des tribus, Méridiens-‐Klinsieck, Paris. Maffesoli M. (1997), Du nomadisme, Le Livre de Poche, Paris. Thompson J. B. (1995), The mass media and modernity, Polity Press, Cambridge.
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