Le paradoxe de l\'État chez Emmanuel Lévinas

July 24, 2017 | Autor: Gilles Hanus | Categoría: Political Philosophy, Hegel, Émmanuel Lévinas, Max Stirner, Jewish Messianism
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Gilles Hanus

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LE PARADOXE DE L’ÉTAT 42

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CHEZ EMMANUEL LÉVINAS Cet article interroge le rapport complexe de Lévinas à l’État, à partir de deux articles parus dans les années 1950 : « Liberté et commandement » et « Le Moi et la totalité ». Il souligne la façon dont Lévinas reconnaît la nécessité d’une politique rationnelle, dont l’État constitue la forme par excellence, et la réserve dont il fait preuve simultanément à l’égard de la transformation de l’État en puissance impersonnelle s’imposant aux hommes, au point de croiser parfois les thèses de l’anarchisme politique. Le paradoxe culmine dans la distinction ultérieure de l’État de César, lieu de l’idolâtrie politique, et de l’État de David qui semble viser un au-delà de l’État.

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This article examines the complex relationship between Levinas and the State, based on two articles that were published in the 1950s: “Liberty and Commandment” and “The Ego and Totality.” The author underlines the way Levinas acknowledges the necessity of rational politics, epitomized par excellence by the State, while at the same time expressing reservation regarding the transformation of the State into an impersonal power that enforces itself on man – a reservation that even intersects, at times, with political anarchism. This paradox culminates in the distinction, expressed later, between Caesar’s State, representing political idolatry, and David’s State which seems to aim beyond the State.

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La pensée de Lévinas n’est pas de prime abord une pensée politique. Le titre « Politique après ! » semble bien avoir eu valeur de programme à une époque où la pensée philosophique comme la vision du monde la plus répandue étaient politiques. Ce titre − « Politique après ! » − constituerait la réponse tranquillement ironique de Lévinas au « Tout est politique » qui présida par exemple à la création des Temps Modernes par Sartre et quelques autres. Il n’est donc pas anodin qu’il parût en 1979 dans Les Temps Modernes, justement à l’époque où Benny Lévy, sorti du tout-politique, en avait intégré le comité de rédaction. Sollicité par la revue, l’article avait pour but de recueillir la réaction de Lévinas à la visite de Sadate à Jérusalem en novembre 1977. Il fait indubitablement écho (notamment dans ses conclusions) à un texte publié par « Pierre Victor » (c’est-àdire Benny Lévy) dans la même revue en 1978 sous le titre « Ce jour-là ». Il est extrêmement tentant de penser que c’est Benny Lévy qui sollicita alors Lévinas. La dimension politique n’est pas absente de l’œuvre de Lévinas ; elle y reste cependant réservée. Timidité de l’immigré ? prudence bourgeoise ? ou volonté du penseur de dire quelque chose de fondamental en prenant ses distances avec l’hystérie politique de son époque ? Reléguer la politique au second plan ne revient pas à en nier l’existence ni l’importance, mais peut-être à tenter de la remettre à sa place. Cette situation particulière du politique dans les textes de Lévinas fait son intérêt, qui témoigne de sa volonté de développer une pensée à l’écart des engagements fleurissant alors chez tant de ses contemporains. Ses textes fourmillent cependant d’analyses et de formules suggestives et stimulantes relativement au politique et, plus particulièrement encore, à l’État. La formule « l’État de César », qui a inspiré notre thème de travail annuel, apparaît par exemple dans un texte qui, au regard de l’œuvre de Lévinas, possède un statut particulier. Chacun sait que Lévinas a publié ses textes de philosophie d’une part et de l’autre ses textes « juifs », dont les plus connus sont les « lectures talmudiques ». « L’État de César et l’État de David » figure dans un recueil de « lectures talmudiques » sans toutefois être le commentaire d’un passage talmudique. Il s’inscrit dans un ensemble intitulé « Sionismes », regroupé à la fin de L’audelà du verset et dans lequel il côtoie « Politique, après ! » Il n’est

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évidemment pas anodin que Lévinas ait tenu à regrouper les textes qui interrogent le politique autour du fait de l’existence de l’État d’Israël. […] l’État de César, malgré sa participation à l’essence pure de l’État, est aussi le lieu de la corruption par excellence et, peut-être, l’ultime refuge de l’idolâtrie.1

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Cette phrase appelle une élucidation : quel sens convient-il de donner à l’expression « l’État de César » et comment comprendre l’inversion de l’État en idolâtrie ? La réflexion développée en 195354, époque à laquelle le vocabulaire philosophique de Lévinas était encore en cours d’élaboration, dans deux articles parus dans la célèbre Revue de métaphysique et de morale2 délimitent l’espace de mon interrogation et en dessinent l’horizon. Il ne sera donc pas question ici du thème de l’État dans les grands ouvrages de Lévinas, de sa réflexion sur autrui et le tiers, sur l’illéité et la tertialité, ni des variantes ou inflexions de celle-ci de Totalité et Infini à Autrement qu’être − non que cela soit dénué d’intérêt, mais d’autres ont déjà fait ce travail qu’il est donc inutile de refaire3. Pour ma part, je proposerai une lecture de ces deux articles avant de revenir finalement à « L’État de César et l’État de David » et à la manière dont Lévinas s’efforce d’y penser un au-delà de l’État.

45 1. Emmanuel Lévinas, « L’État de César et l’État de David », L’au-delà du verset, Paris, Minuit, 1982, p. 216. 2. Leur titre est respectivement « Liberté et commandement » et « Le Moi et la totalité ». Le premier est aujourd’hui lisible dans un recueil qui a pris son nom (Liberté et commandement [1994], rééd. Paris, Le livre de poche, 1999), le second dans Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre [1991], rééd. Paris, Le livre de poche, 1993. p. 23-48. 3. Je pense notamment à Benny Lévy et plus particulièrement à Visage continu. La pensée du retour chez Emmanuel Lévinas (Lagrasse, Verdier, 1998) d’une part, et d’autre part à la dernière séance du séminaire consacré à l’Alcibiade de Platon, qui éclaire ce dernier à l’aide de la distinction lévinassienne entre tertialité et illéité (voir Benny Lévy, L’Alcibiade. Introduction à la lecture de Platon, Lagrasse, Verdier, 2013, p. 437-474).

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Lévinas interroge la rationalité politique du point de vue de ce qui en constitue la racine métaphysique. Une telle interrogation le pousse à prendre ses marques et ses distances vis-à-vis d’une certaine tradition de la philosophie politique. Il le fait de façon très ramassée et tout à fait remarquable dans « Liberté et commandement ». L’article commence par examiner la contradiction apparente entre les deux notions qui en constituent le titre. « Commander, c’est agir sur une volonté. »4 Or la volonté, fondamentalement libre, « se refuse précisément à subir une action »5. C’est là la caractéristique de la liberté, qui semble donc s’opposer de toute sa force au commandement. Pour dépasser cette contradiction, les Grecs (Lévinas pense avant tout à Platon et à un passage du livre I de la République) ont pensé le commandement véritable non plus comme action imposée de l’extérieur à une volonté, mais comme anticipation d’une volonté s’ignorant encore elle-même. Ainsi celui qui exerce un commandement véritable est-il, selon Platon, celui qui n’a d’autre souci que le bien de ceux qu’il commande et se trouve de ce fait au service de leur liberté. Son commandement, extérieur, implique la connaissance de la nature la plus intime de celui qu’il commande. Il exprime extérieurement ce qui se trame dans l’intériorité encore muette. Pour le dire dans les termes de René Lévy6, la volonté d’ordre du politique (entendre : de l’homme politique) authentique donne forme au désir d’ordre de la multitude et au fond en constitue la vérité, inaperçue par la multitude. […] aucun homme, quel qu’il soit, en aucune fonction de direction, dans la mesure où il exerce cette direction, ne considère son intérêt propre, ni ne le prescrit, mais bien ce qui est utile à celui qu’il dirige et par rapport auquel il est l’expert en

4. E. Lévinas, Liberté et commandement, op. cit., p. 33. 5. Ibid., p. 34. 6. Voir infra, René Lévy, « L’État, ambivalence du pouvoir. Rousseau », p. 66.

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son art, et c’est en tenant compte de lui et en considérant ce qui est son intérêt et son bien qu’il dit ce qu’il propose et fait tout ce qu’il fait.7

L’accord du commandement et de la liberté, nécessaire à la vie collective des hommes, nécessaire du moins à une vie collective qui n’équivaille pas à la pure et simple domination des faibles par les forts, ne peut se réaliser hors de l’espace de la Raison. La politique ne saurait être que rationnelle et la rationalité, en tant qu’elle ouvre un espace commun d’intellection, que politique. Hélas, la raison ne s’impose pas sans heurts. Si elle se trouve en tout homme, au moins potentiellement, elle y côtoie toujours l’animalité qui y réside également. Autrement dit : en nous, la raison est constamment menacée par des forces qui lui sont contraires. Elle nous est certes commune, mais ne parvient pas à faire l’objet d’un réel partage parce qu’elle ne se trouve pas en nous sans partage. Ne soupçonnons cependant aucun dualisme :

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La pensée libre n’est pas simplement conscience d’une tyrannie s’exerçant sur notre animalité ; elle n’est pas simple spectatrice de cette pauvre animalité agitée par la peur et l’amour ; la raison ne reconnaît pas simplement l’animalité en nous, elle en est comme infectée par le dedans. [Il n’est pas juste de croire que l’homme serait un mixte de rationalité et d’animalité au sens où ces deux tendances coexisteraient en lui en restant ce qu’elles sont par ailleurs. Leur co-présence doit s’entendre aussi comme leur contamination réciproque.] La menace du tyran n’est pas simplement connue par la raison, elle émeut la raison, si paradoxaux que puissent paraître ces termes : une raison émue. [L’émotion relève du sentiment, pas de la raison. Mais il faut, pour penser le politique et son ombre toujours menaçante, la tyrannie, voir plus loin que cette opposi-

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7. Platon, République, 342 e. (trad. Georges Leroux, Paris, GarnierFlammarion, 2002).

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tion, car la raison elle-même en arrive, émue, à adhérer à l’ordre tyrannique qui par essence en est la négation.] Le despotisme des sens constitue la source de la tyrannie.8

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La résistance du désir à la volonté se trouve à l’origine de la tyrannie. Ce qui est vrai à l’échelle de l’individu − ou de l’âme, pour parler comme les Grecs − ne l’est pas moins au niveau collectif, celui de la Cité. Celle-ci exprime en effet en grandes lettres ce que l’âme manifeste en petites lettres, selon le dire de Socrate. La Cité, bien qu’elle constitue, en un sens, l’accomplissement de la vie politique, est constamment menacée par la tyrannie, véritable obsession platonicienne, qui en constitue l’ombre portée. Car dans la Cité comme dans l’âme, la raison est affectée par le despotisme des désirs multiples et changeants de la foule bariolée, de ce que Platon appelle le « gros animal ». La liberté, toujours bordée par son autre, risque ainsi à tout instant la déchéance – et cette déchéance devient de ce fait l’une des préoccupations majeures de Platon. Loin donc que la Cité puisse s’installer dans le confort et la certitude de sa propre existence, elle est essentiellement en question dans son être pour le penseur platonicien. Dès lors, la raison se doit de parer, autant que faire se peut, à sa propre fragilité. Elle ne le peut qu’en s’instituant.

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Ce qui reste cependant libre, c’est le pouvoir de prévoir sa propre déchéance et de se prémunir contre elle. La liberté consiste à instituer hors de soi un ordre de raison ; à confier le raisonnable à l’écrit, à recourir à une institution. La liberté, dans sa crainte de la tyrannie, aboutit à l’institution, à un engagement de la liberté au nom de la liberté, à un État.9

Dans la loi écrite, la raison s’extériorise et, ce faisant, se met à l’abri, s’isole, au sens chimique du terme. Ainsi l’écriture constitue-t-elle pour la raison, comme l’institution pour la liberté, un écrin, un enclos protecteur. La loi écrite est indissociable de l’État, parce que, érigeant la raison en norme, elle rend possible son partage par tous. En ce sens, l’État constitue la forme la plus accomplie de la 8. E. Lévinas, Liberté et commandement, op. cit., p. 36. 9. Ibid., p. 38-39.

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rationalité politique : mettant la raison à l’abri des sens, il fonde la paix entre les hommes et soustrait les relations interindividuelles à la violence naturelle. Il constitue dès lors le plus sûr des remparts contre la tyrannie, entendue comme absence de loi, c’est-à-dire absence de raison. La liberté, comme obéissance à la loi, tient certainement à l’universalité de la maxime, mais aussi à l’incorruptibilité de l’existence extérieure de la loi, et elle se trouve ainsi à l’abri de la déchéance subjective, à l’abri du sentiment. L’œuvre suprême de la liberté consiste à garantir la liberté. Elle ne peut être garantie que par la constitution d’un monde où les épreuves de la tyrannie lui seront épargnées.10

Rabbi Hanina, assistant du grand-prêtre avait coutume de dire : « Priez pour la paix de l’Empire car n’était la crainte qu’il inspire, l’homme dévorerait son prochain vivant. »11

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L’État constitue donc la solution que la philosophie apporte au problème de la liberté et de l’articulation des libertés, de Platon à Hegel au moins (de l’Ionie à Iéna, pour paraphraser Franz Rosenzweig). Telle est son essence positive : rendre la coexistence des hommes possible. Les Pirkei Avot [Maximes des Pères], cités à plusieurs reprises par Lévinas, semblent dire la même chose, qui rapportent ce propos de rabbi Hanina exhortant à prier pour la paix de l’Empire sans lequel les hommes s’entredévoreraient :

49 En ce sens, il faut rendre grâce à l’État. Mais cette reconnaissance de sa positivité n’implique pas une admiration sans réserve, car ce dernier menace toujours de se transformer en autre chose, de se renverser. La rationalité des lois peut prendre la forme d’une raison impersonnelle s’imposant désormais à ceux qui les avaient pourtant voulues (c’est une des figures de l’inversion caractéristique de l’État de César). L’État n’est peut-être pas seulement ce lieu de la préser10. Ibid., p. 39. 11. Maxime des Pères, III, 2.

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vation de la raison car celle-ci, désormais séparée de l’animalité, risque d’y subir une véritable altération. Elle que chacun trouvait en lui s’impose désormais comme une loi extérieure dénuée de toute autre raison que celle de l’État. Si, selon Platon, l’extériorité du chef authentique parlait le langage de l’intériorité dont il apercevait la volonté par-delà le désir, celle de la loi se donne maintenant comme une langue étrangère qui ne serait parlée par personne… mais n’en prétendrait pas moins valoir pour tous. Sitôt qu’il a reconnu la valeur de l’État, Lévinas en dévoile donc les limites, reprenant implicitement à son compte la critique que développait Max Stirner au xixe siècle :

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Tout État est une tyrannie, que ce soit la tyrannie d’un ou de plusieurs, ou, comme cela se passe dans une république, que tous soient seigneurs, c’est-à-dire que l’un soit le tyran de l’autre. Tel est notamment le cas quand la loi que nous donnent chaque jour nos législateurs, quand la loi, expression de la volonté nationale, devient ensuite loi pour l’individu, à laquelle il doit obéissance, envers laquelle il a le devoir d’obéissance. En supposant même que tout individu pris isolément dans le peuple eût exprimé la même volonté et que par suite la loi fût l’expression parfaite de « la volonté générale » [Stirner vise ici Rousseau], la chose resterait au même point. Ne serais-je pas, aujourd’hui et plus tard, lié à ma volonté d’hier ? Ma volonté dans ce cas serait cristallisée. Stabilité maudite ! […] Je suis […] dans l’État, au meilleur des cas – je pourrais aussi bien dire au pire – un valet de moimême.12

L’institution : ma volonté passée hypostasiée, changée en loi et se retournant contre moi. Sans partager l’individualisme délirant de Stirner, selon qui la parole ne saurait engager celui qui parle sous peine de l’emprisonner et de rendre caduque sa superbe liberté, sans adhérer à son anarchisme philosophique foncier, Lévinas refuse de sacrifier le sujet au collectif. 12. Max Stirner, L’Unique et sa propriété, trad. fr. H. Lasvignes, Paris, Éditions de la Table ronde, 2000, p. 210-211.

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Il constate le renversement vécu de la loi en une raison impersonnelle s’imposant de l’extérieur à ceux-là mêmes qui l’avaient pourtant intérieurement souhaitée. Cette aliénation de la raison, cette corruption justifie ce que l’on peut appeler son anarchisme métaphysique. Car l’État s’instituant, incarnant la raison, risque d’en figer le caractère vivant, de devenir bureaucratie, pouvoir souverain oublieux de sa propre essence ; il risque de devenir Empire, c’est-àdire ici idole de l’État comme condition de la coexistence pacifique des hommes. L’Empire : la condition se rêvant principe. Au lieu du partage de la raison, l’ordre établi. Ordre salutaire, certes, mais dont la raison est progressivement remplacée par une rationalité de la domination. L’ordre fait oublier la raison. L’amour de l’ordre politique accompagne la perte de la raison – d’une raison qui soit partageable. C’est un des sens de l’idolâtrie de l’État, de la statolâtrie : l’amour de l’ordre tenant lieu de raison partagée ; le règne universel de l’ordre imposé par l’Empire singeant l’universalité de la raison. Lévinas met en garde contre cette substitution :

Comme souvent, le programme est alléchant qui n’est pas toujours mené à bien. Hegel affirmait la parfaite rationalité de l’État : L’État, comme réalité en acte de la volonté substantielle, réalité qu’elle reçoit dans la conscience de soi universalisée, est le rationnel en soi et pour soi : cette unité substantielle est un but propre absolu, immobile, dans lequel la liberté obtient

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N’y a-t-il d’autre universalité que celle de l’État et de liberté autre qu’objective ? Réflexions difficiles, car elles doivent mener plus loin qu’on ne le croit. Bien au-delà de Marx et de Hegel. Elles amènent peut-être à mettre en question les bases les plus profondes de la métaphysique occidentale.13

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13. E. Lévinas, « Principes et visages », Les imprévus de l’histoire, Saint-Clémentde-Rivière, Fata Morgana, 1994, p. 169.

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sa valeur suprême, et ainsi ce but final a un droit souverain vis-à-vis des individus, dont le plus haut devoir est d’être membres de l’État.14

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Cherchant à penser la totalité étatique, Hegel formule exactement ce à quoi Lévinas cherche à échapper. L’État est le Tout. Il n’a d’autre fin que lui-même. Mettant la raison à l’écart, « en soi », c’est-à-dire à l’abri en sa pureté, il devient son propre but. Là réside l’idolâtrie, dans la tyrannie de la raison impersonnelle se refermant sur ellemême. Dans le même paragraphe, Hegel distingue, contre le libéralisme qui à ses yeux les confond, la « société civile » de l’État. Il s’agit pour lui de sauver la stabilité de l’État. Car la société civile est l’ensemble des hommes, la pluralité dont les intérêts qui la composent rendent impossible la permanence. Multiples, les désirs de la société ne cessent de fluctuer, de se contredire, comme livrés au hasard. Autrement dit, la société est une réalité molle, plastique car dénuée de forme et prête de ce fait à se couler dans la première venue, prête à les revêtir toutes – raison pour laquelle l’interrogation sur la forme qu’il faut lui donner est tout sauf anodine. Il en va du sens même de l’être-ensemble. La société est un matériau informe qu’il convient d’informer. C’est le rôle de l’État, structurant, unifiant, rigidifiant la société civile en lui imposant une forme rationnelle. L’État-totalité vient remédier à l’insoutenable fragilité de l’être social. Si le libéralisme – disons John Locke – rabattait l’État sur la société (l’État est l’instrument à l’aide duquel les hommes, agents rationnels, cherchent à garantir la satisfaction de leurs intérêts particuliers), l’absolutisme de Hegel procède en sens inverse : hors l’État, point de rationalité efficace mais seulement une moralité subjective. Ce qui manque ici à Hegel, c’est la prise en compte de la société comme telle, non en un sens passif (la pluralité des hommes donnée en fait), mais en un sens actif, performatif : celui de la « socialité », que Lévinas n’entend pas réduire à la satisfaction des intérêts particuliers.

14. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du Droit, trad. fr. A. Kaan, Paris, Gallimard, 1940, § 258, p. 270.

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Il ne s’agit pas pour autant de dénoncer l’État comme une simple idole, comme le fit d’une certaine façon Marx, prolongeant la critique du libéralisme politique et de son usage de la raison réduite à la rationalité calculatrice. Car l’État, pour Marx également, relève de l’idolâtrie, quoiqu’en un autre sens que pour Lévinas. L’idéologie, exprimant les rapports de production réels et leur permettant simultanément de se perpétuer, opère comme l’idole : du réel, elle exprime quelque chose qu’elle fige et que les hommes vénèrent ensuite comme le réel lui-même. L’idole étatique a ses prêtres et ses fidèles. Les prêtres profitent du culte, les fidèles l’alimentent et en pâtissent tout en croyant y trouver un réconfort. L’aspect grandiose du culte vise à masquer la vacuité de l’idole. Dans la langue inimitable de Marx : Le pouvoir d’État moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise.15

Par suite du perfectionnement rapide de tous les instruments de production et grâce à l’amélioration incessante des communications, la bourgeoisie précipite dans la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bas prix de ses marchandises est la grosse artillerie avec laquelle elle démolit les murailles de Chine et obtient la capitulation des barbares les plus opiniâtrement xénophobes. Elle contraint toutes les nations, sous peine de courir à leur perte, à adopter le mode de production bourgeois ; elle les contraint d’importer chez

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L’État se donne mensongèrement comme universel. Ou plutôt : il situe idéologiquement son universalité ailleurs que là où elle s’exerce vraiment. Car s’il défend les intérêts de la seule classe bourgeoise tout en prétendant défendre les droits de l’homme, l’État bourgeois impose son idéologie à l’échelle mondiale :

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15. Karl Marx, Manifeste communiste, trad. fr. M. Rubel, dans Philosophie, rééd. Paris, Gallimard, Folio-essais, 1996, p. 401.

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elles ce qui s’appelle la civilisation, autrement dit : elle en fait des nations de bourgeois. En un mot, elle crée un monde à son image.16

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Il convient donc de détruire l’idole afin de libérer la part de vérité qu’elle contient et étouffe, d’abolir l’État en tant qu’appareil idéologique – telle est la tâche de la révolution. Ce qui manque cependant à Marx, aux yeux de Lévinas, est la prise en compte du caractère positif de l’État. Lévinas n’adhère pas sans réserve à la solution philosophique du problème politique ni ne reconnaît l’État comme forme séminale de la vie commune. Il ne souscrit pas non plus sans distance à la critique marxiste, bien qu’il développe lui aussi une certaine critique de la bourgeoisie. Il n’est ni libéral (bien qu’attentif au « sujet »), ni absolutiste (bien que sensible aux bienfaits de l’existence sous l’autorité de l’État), ni abolitionniste (quoiqu’il vise un au-delà de l’État). Ces trois attitudes dépendent de la position « philosophique » du problème de l’État, que Lévinas s’est efforcé de renouveler, par exemple dans l’article intitulé « Le Moi et la Totalité ».

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- II Lévinas part de la condition paradoxale de l’homme, pris entre « une position dans la totalité et […] une réserve à son égard ou séparation »17. Position dans la totalité en tant qu’il vit, consomme les nourritures terrestres et jouit ; séparation en tant qu’il pense et ne se contente pas de vivre. Installé dans l’intériorité du monde dont il vit et qu’il ne saurait de ce fait considérer comme extérieur à lui, baignant, comme le dira Totalité et Infini, dans l’élémental, le moi, sitôt qu’il pense, entre cependant en relation avec une extériorité qu’il ne saurait assumer. Si l’homme s’inscrit par sa vie dans la totalité, l’extériorité à laquelle le confronte sa propre pensée fait exploser cette totalité, la troue. Cette situation d’entre deux de l’homme − dans le tout et étranger au tout −, Lévinas l’appelle alors « innocence » (notion qu’il ne reprendra pas sous cette forme dans 16. Ibid., p. 404. 17. E. Lévinas, « Le Moi et la Totalité », art. cit., p. 25.

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ses textes ultérieurs). Celle-ci n’a rien de naturel (car la nature serait plutôt l’absorption dans le tout) mais relève du « miracle ». Elle n’est cependant pas « surnaturelle ». C’est que le miracle ne signifie pas tant la dérogation aux lois de la nature (comme le pensait Spinoza) que le fait inouï qu’une extériorité non assumée – c’est-à-dire, en réalité, l’infini – se donne à la conscience, au moi, en la (le) débordant sans cependant la (le) détruire (comme dans la troisième méditation de Descartes telle que la lit Lévinas). En ce sens, la condition humaine est miraculeuse, qui consiste à entrer en relation avec la totalité dans laquelle l’homme s’insère et baigne, à la voir se manifester comme visage et non plus comme élément. Le miracle réside dans le fait de ne plus se voir comme un fragment du tout, mais simultanément comme extérieur au tout par ce rapport à l’infini et cependant en rapport avec lui. Étranger au monde. « Au monde » n’indique pas seulement ici ce à quoi on est étranger, mais aussi le lieu de cette étrangeté : étranger au monde résidant dans le monde. Bien que son vocabulaire fluctue par moments, Lévinas, dans l’article dont nous parlons, cherche à distinguer « totalité » et « société » (ou, comme le diront les textes à venir, « socialité »). La totalité « ne peut se constituer que par l’injustice »18, car elle ne peut être réalisée qu’à détruire l’innocence de l’homme, pour l’embrasser dans le champ de la raison impersonnelle. L’injustice : réduire la raison de l’homme à sa participation à une raison impersonnelle, faire de cette dernière l’élément de son existence sociale. La justice consisterait dès lors à empêcher la totalisation, à percer la totalité, comme le visage perce sa forme. Pour autant, elle ne saurait équivaloir à un retour à la dispersion moléculaire – Lévinas n’est pas Kierkegaard, jouant l’individu unique contre la structure et le système. Le moi ne saurait être juste seul. Détruire la totalité, c’est interdire la participation, c’est extraire la relation inter-humaine de la mentalité primitive19 – telle est l’œuvre de la justice – mais ce n’est pas renoncer à cette relation. Appelons « société » la totalité détotalisée rendue possible par la justice. Il s’agit d’un collectif d’un type particulier, échappant aux catégories mathématiques comme aux métaphores inspirées de la physique. En effet, on ne saurait le

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18. Ibid., p. 38. 19. Voir E. Lévinas, « Lévy-Bruhl et la philosophie contemporaine », Entre nous, op. cit., p. 49-63.

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penser ni sur le mode de la fusion, ni sur celui de l’addition ou de l’agrégation habituellement mobilisés pour penser l’être-collectif. La « société » résulte d’une addition impuissante à faire nombre – disons « addition in-nombrante » (où le préfixe « in- » indique l’étrangeté de l’opération) :

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La totalité où se situe un être pensant n’est pas une addition pure et simple d’êtres, mais l’addition d’êtres qui ne font pas nombre les uns avec les autres. C’est toute l’originalité de la société.20

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La société : un ensemble d’êtres qui, additionnés, ne font pourtant pas nombre, ne se fondent pas en un, cet un fût-il multiple. Des êtres dont l’unité ne prend pas la forme d’un corps car ces êtres ne fusionnent pas en un tout ; des êtres qui font société tout en restant étrangers : voilà ce que Lévinas s’efforce de penser dans ses textes des années 1953-54. Il suit à cette époque deux pistes pour développer sa pensée : celle de l’activité économique et celle de la parole, d’une raison d’avant la raison qui rendrait possible le partage de la raison et la préserverait de sa transformation en raison impersonnelle – empêchant le commandement de virer en loi. Si la société ne fait pas nombre, c’est que les termes qu’elle met en relation ne sont ni identiques ni interchangeables. Cette nonidentité est exprimée par le visage. Dans « Le Moi et la Totalité », ce terme n’est pas encore réservé au visage d’autrui. L’innocence de l’homme lui manifeste en effet le monde comme visage et non plus comme milieu élémental. Deux pistes, donc : d’une part, l’économie, « élément où une volonté peut avoir une prise sur une autre sans la détruire comme volonté » et où « […] s’opère la totalisation d’êtres absolument singuliers dont il n’y a point concepts et qui, de par leur singularité même, se refusent à l’addition. »21 Êtres sans concepts, parce qu’ils ne sont pas des espèces d’un genre commun mais des uniques, nécessairement étrangers les uns aux autres. En ce sens, l’économie (dont la forme aliénée ne nous est que trop connue) réalise la société car elle institue 20. E. Lévinas, « Le Moi et la Totalité », art. cit., p. 26. 21. Ibid., p. 47.

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Au début de la République, tout à fait au début, avant que cela ne commence, on dit : seriez-vous de force à convaincre des gens qui ne veulent pas entendre ? Et, cependant, il y a comme une nécessité de persuasion en faveur d’un discours cohérent. Et c’est peut-être cette persuasion, cette raison avant la raison, qui rend humains le discours cohérent, la raison impersonnelle. Avant de se placer au sein d’une raison imper-

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un rapport entre des êtres se maintenant cependant dans leur séparation. L’agent de ce rapport, du commerce entre uniques, c’est l’argent, dont Lévinas affirme vouloir souligner la dignité métaphysique, en-deçà ou par-delà la critique, toujours réitérée, d’Aristote à Marx, de la recherche du profit. Ces développements sur l’économie annoncent déjà la deuxième section de Totalité et Infini, intitulée « Intériorité et économie ». Mais l’économie, si importante soit-elle, n’a pas sa fin en elle-même. Elle rend certes possible un certain commerce des hommes les uns avec les autres mais n’est pas exempte d’une forme de tyrannie. La deuxième piste se dessine dès 1948 dans une conférence donnée au Collège philosophique de Jean Wahl : « […] au fond de toutes les relations sociales se trouve celle qui rattache maîtres et élèves – l’enseignement. L’essence du langage est enseignement. »22 Notons d’abord que ce qui se donne habituellement comme relation pédagogique, liée donc à l’acquisition du savoir, est d’emblée considéré par Lévinas comme fondement de la socialité. Celle-ci ne repose pas, comme c’est le cas chez Aristote par exemple, sur un sentiment naturel, la philia, qui pousserait les hommes à vivre ensemble, mais sur un enseignement constituant l’essence du langage. Cette piste est reprise dans les deux articles dont j’ai parlé. L’objection « anarchiste » de Lévinas souligne le fait que l’obéissance à la raison impersonnelle n’a rien d’évident, que le partage de la raison qu’elle rend possible implique une autre condition plus essentielle encore : que déjà les individus soient, sinon doués de raison, du moins susceptibles de raison.

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22. E. Lévinas, Œuvres complètes, II, Paris, Grasset/IMEC, 2009, p. 85.

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sonnelle, ne faut-il pas que les libertés puissent s’entendre librement sans que cette entente soit, d’ores et déjà, présente au sein de cette raison ?23

Si l’État est bien la condition de la liberté, Lévinas pointe la nécessité d’une condition de cette condition. Il cherche à penser l’en-deçà de la solution philosophique au problème politique.

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C’est cette situation, condition du commandement même de l’État, lequel est à son tour condition de la liberté, que nous voudrions décrire maintenant.24

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Les individus ne sauraient entrer dans le jeu rationnel qu’à être pré-disposés à la raison – c’est d’ailleurs le rôle que joue la philia chez Aristote. Il faut préciser encore le dispositif lévinassien : cette raison d’avant la raison, l’enseignement, donc, relation langagière par excellence, rendrait possible la société juste, c’est-à-dire empêcherait l’innocence de se fondre dans la totalité. Ainsi, l’enseignement réaliserait une socialité tout autre que celle de la totalisation. Dans Totalité et Infini, Lévinas, pour l’exprimer, risquera le terme de religion. Dans l’un des passages les plus spéculatifs de cet ouvrage, celui dans lequel il parle d’une « existence sabbatique », il décrit la relation instaurée par le Désir métaphysique, la relation, donc, entre (si l’on peut dire) l’homme et l’infini, ou Dieu : L’Infini se produit en renonçant à l’envahissement d’une totalité dans une contraction laissant une place à l’être séparé. Ainsi, se dessinent des relations qui se fraient une voie en dehors de l’être. Un infini qui ne se ferme pas circulairement sur lui-même, mais qui se retire de l’étendue ontologique pour laisser une place à un être séparé, existe divinement. Il inaugure au-dessus [on notera que c’est ici au-dessus et plus au fond] de la totalité une société. Les rapports qui s’établissent entre l’être séparé et l’Infini, rachètent ce qu’il y

23. E. Lévinas, Liberté et commandement, op. cit., p. 42. 24. Ibid., p. 43.

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avait de diminution dans la contraction créatrice de l’Infini. L’homme rachète la création. La société avec Dieu n’est pas une addition à Dieu, ni un évanouissement de l’intervalle qui sépare Dieu de la créature. Par opposition à la totalisation, nous l’avons appelée religion.25

La religion ne doit être ici entendue ni comme institution, ni comme ensemble de croyances partagées, ni comme système dogmatique, mais en un sens actif, sollicitant la grammaire française. De même que la totalisation est l’acte qui, d’une multitude éparse, fait un tout, de même la religion (je laisse de côté l’aspect le plus métaphysique pour m’en tenir au problème de l’être ensemble pensé par Lévinas sur le modèle du Désir métaphysique) est l’acte par lequel les uniques entrent en relation sans se totaliser – la société n’implique aucune communion mais un enseignement, lequel fait signe vers une socialité authentique au-dessus de la totalité.

- III -

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Si tout énoncé philosophique repose sur des expériences pré-philosophiques, comme Lévinas le laisse souvent entendre à propos de sa propre pensée, on peut se demander ce qui motive les formulations du « Moi et la Totalité ». On trouverait certainement des éléments de réponse dans les textes de captivité rassemblés dans le premier volume des Œuvres complètes. Lévinas y décrit la captivité comme l’occasion pour les prisonniers (Lévinas parle du camp de prisonniers, du stalag, pas du camp d’extermination) d’éprouver une forme inattendue de liberté :

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Si paradoxal que cela puisse paraître, ils ont connu dans la close étendue des camps une amplitude de vie plus large et, sous l’œil des sentinelles, une liberté insoupçonnée. Ils n’ont pas été des bourgeois […].

25. E. Lévinas, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, rééd. Paris, Le livre de poche, 1990, p. 107 (le passage entre crochets est de moi).

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Le bourgeois est un homme installé. Il ne peut se soustraire au sérieux de sa vie […].

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Le prisonnier […] n’a jamais pris au sérieux le cadre étroit de sa vie. Pendant cinq ans, malgré son installation, il était sur le point de partir. Les réalités les plus solides qui l’entouraient portaient le cachet du provisoire.26

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Le prisonnier, autrement dit, était ramené à sa fondamentale étrangeté. Le décor effondré contraignait à une irrémissible extériorité. Celle-ci pouvait bien entendu plonger l’homme dans le désespoir et la solitude extrême de la déréliction et de l’abandon, mais Lévinas témoigne d’autre chose. Il souligne « la situation exceptionnelle faite au groupe » dans le camp de prisonniers27 et met l’accent sur cette « condition collective » ramenant l’individu « aux émotions fondamentales de l’existence »28. Ce que dessine donc l’expérience de la captivité, c’est l’étrange figure d’une société d’étrangers, qui n’est pas sans lien avec les formulations théoriques que nous venons de résumer : à l’échelle politique, le bourgeois est l’homme de la raison impersonnelle. Le monde bourgeois présente certes les contours nets et précis d’un partage de la raison, mais s’impose en réalité comme négation de l’innocence. Contre celle-ci, il convient de rappeler au sujet son étrangeté, sans sombrer dans l’individualisme de la jouissance égoïste, de la vie comme jouissance, dimension fondamentale de la vie humaine – tel pourrait être le rôle de l’enseignement dont parlait Lévinas. Ainsi, de même que tout énoncé philosophique renvoie à des expériences pré-philosophiques, la position du problème de l’État par Lévinas procède-t-elle d’une expérience pré-politique, si l’on peut dire. Cela n’est pas propre à Lévinas. Il en va rigoureusement de même chez Sartre, dont les analyses du groupe en fusion trouvent leur matrice pré-philosophique dans l’expérience de la libération

26. E. Lévinas, Œuvres complètes, I, Paris, Grasset/IMEC, 2009, p. 201-202. 27. Ibid., p. 205. 28. Idem.

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de Paris – les articles que celui-ci écrivit alors pour Combat en témoignent de façon éclatante, qui anticipent les descriptions de la Critique de la raison dialectique.

- IV -

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Les attendus lévinassiens (reconnaissance de la valeur de l’État mais indication d’une condition à cette valeur, à l’horizon d’un dépassement de l’État) ne permettent pas de récuser la prétention de l’État-totalité à constituer l’ultime solution au problème de l’êtreensemble. Car l’État tel que l’ont pensé les philosophes n’est évidemment pas étranger à la justice économique qu’il organise. Il n’est pas non plus, du moins dans sa version contractualiste, sans rapport avec la parole. Chez Hobbes comme chez Rousseau, malgré toutes les différences existant entre ces deux auteurs, l’État se fonde sur un pacte, c’est-à-dire sur une parole échangée. Peu importe la forme du pacte ici, de soumission chez Hobbes, d’association chez Rousseau : dans les deux cas, la parole ne renvoie pas à un enseignement, elle est fondatrice. Proférée une fois pour toutes au commencement, figée, elle suffit à garantir la légitimité de l’État. Mais c’est précisément l’actualité de cette parole concordante que le sujet, confronté à la loi s’opposant à sa volonté, peine à retrouver. La parole énonçant le pacte est ancienne, nécessairement antérieure à l’existence sociale, quand l’enseignement garantit l’incessant renouvellement de la parole. À cette différence près − elle est de taille ! −, l’État est la totalité dont les apparences sont les plus proches de ce que Lévinas cherche à penser sous le nom de « société » (à ces apparences, Lévinas se laissera d’ailleurs parfois prendre, glorifiant l’État libéral comme un État se reprenant sans cesse, constamment vigilant à ne pas se figer en bureaucratie). D’où la nécessité d’examiner cette ressemblance pour y débusquer la différence. La parole contractuelle, passée, toujours antérieure à l’État dont elle constitue le fondement, accomplit quelque chose ; elle scelle à la façon d’un mythe le consentement des hommes à la vie collective sous la tutelle de l’État. La parole de l’enseignement, pour sa part, n’a pas atteint son achèvement. In-finie en ce sens, elle ouvre et

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maintient ouverte dans la société une dimension d’avenir pur, lui interdisant de se croire ultime. La différence entre totalité et société résiderait dans cette orientation messianique de la seconde. L’État de César voit juste dans sa volonté d’accord, dans la paix qu’il procure et garantit aux hommes, mais sa vue reste trop courte : il ne parvient pas à voir au-delà de soi. Son souci majeur est d’intégrer, de faire participer tous ses membres à la totalité, de gommer progressivement toute étrangeté. Raison pour laquelle il est le lieu de la corruption par excellence. Dans « L’État de César et l’État de David », Lévinas mentionne trois textes de la tradition (deux passages bibliques – Deutéronome 17, 14-20 et I Samuel 8 − et un texte talmudique : Traité Sanhedrin 20b) relatifs à ce que l’on pourrait appeler l’État – ils parlent en réalité de la royauté ou de l’établissement d’un roi sur Israël. À lire les deux passages bibliques, ce qui paraît évident pour les autres peuples semble ne pas aller sans difficulté pour Israël ; l’idée qu’Israël, une fois installé sur la terre que Dieu lui a donnée en héritage, en vienne à réclamer, à désirer une normalisation politique, un roi à l’instar de tous les peuples, ne va pas de soi. Le Deutéronome anticipe ce moment et énonce un certain nombre de restrictions s’appliquant au roi et de prescriptions présidant à ses actes ; il devra notamment lire tous les jours la Torah, l’enseignement : L’État conforme à sa propre essence n’est possible que pénétré de parole divine ; le prince est éduqué dans ce savoir ; ce savoir est repris par chacun pour son compte ; la tradition est renouvellement.29

Dans I Samuel 8, cette demande est assimilée à un rejet de Dieu de la part des Juifs. Enfin, compliquant la chose comme à l’accoutumée, le Talmud renverse la lecture immédiate et enseigne que ce que les versets de Samuel formulaient comme une mise en garde adressée au peuple d’Israël concernant les maux qu’il aurait à endurer d’un monarque constitue en réalité un certain nombre de prérogatives du roi.

29. E. Lévinas, « L’État de César et l’État de David », art. cit., p. 212.

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La Torah – l’enseignement – semble consentir à la demande « populaire » d’un roi sans y assentir pleinement. L’État y apparaît comme une concession, une « abdication provisoire » de l’absolu, ne procédant d’aucun « opportunisme douteux »30 mais bien plutôt d’une attention à ce qui se joue d’essentiel dans le temps et son cours. L’État n’est pas « le rationnel en soi et pour soi », il n’est pas l’absolu, mais n’est pas non plus exempt par nature de tout rapport avec lui. Sous sa forme la plus accomplie (que Lévinas appelle « l’État de David », par opposition avec celui de César), il peut être l’instrument d’une articulation de l’absolu et du relatif, de l’éternel et de l’actuel. Il est donc double : Le roi David guerroie et gouverne le jour ; la nuit où les hommes se reposent, il s’adonne à la Loi : vie double pour refaire l’unité de la vie. L’action politique des jours qui passent commence dans un minuit éternel, elle remonte à un nocturne contact de l’Absolu.31

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Ainsi l’État de David désigne-t-il cet État s’efforçant de ne pas recouvrir sa dimension messianique – car le messie n’échappe pas à l’ordre du politique mais établit, à en croire Maïmonide que cite ici longuement Lévinas, un ordre politique pacifique, propice à l’étude. Tout État n’est pas « État de César ». L’hypothétique État de David représente une forme plus accomplie de l’essence de l’État et c’est du point de vue de cette forme que Lévinas réfléchit au sionisme ou, du moins, sous ce nom, à l’existence d’Israël sous la forme d’un État politique. Reste qu’il existe aussi un au-delà du messianisme, visé par les Prophètes, et donc un au-delà de l’État :

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C’est le monde futur [qu’aucun œil n’a jamais vu mais pour lequel les Prophètes prophétisèrent] qui est le vrai terme de l’eschatologie. Il comporte des possibilités qui ne se structurent pas selon un schéma politique.32 30. Ibid., p. 211. 31. Ibid., p. 213. 32. Ibid., p. 218 (le passage entre crochets est de moi).

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Si la vérité de l’État s’accomplit dans l’État de David, malgré la puissance et les succès incomparablement plus grands de l’État de César, celui-ci n’a pourtant pas sa fin en lui-même. Elle se trouve en réalité au-delà de l’État, comme l’enseigne la prophétie. Mais « l’au-delà de l’État est une ère que le judaïsme sut entrevoir, sans admettre, à l’âge des États, un État soustrait à la loi, sans penser que l’État n’était pas un chemin nécessaire, même pour aller au-delà de l’État. Le prophétisme ne fut peut-être que cet antimachiavélisme anticipé dans le refus de l’anarchie. »33 Quels que soient les scansions et les événements de l’histoire universelle, c’est la volonté de ne pas oublier cet au-delà qui explique, me semble-t-il, la mise au second plan de la politique par Lévinas.

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33. Ibid., p. 209.

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Gilles Hanus, directeur des Cahiers d’Études Lévinassiennes, enseigne la philosophie dans le secondaire. Il a récemment publié Benny Lévy, l’éclat de la pensée (Lagrasse, Verdier, 2013) et Penser à deux ? Sartre et Benny Lévy face à face (Lausanne, L’Âge d’homme, 2013).

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