Le gaz, le sexe, la langue, la patrie. Le voyage théâtral de Nicoleta Esinencu

July 7, 2017 | Autor: Iulia Popovici | Categoría: Performing Arts, Theatre Studies, Playwriting, Women Playwrights
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Descripción

Le gaz, le sexe, la langue, la patrie. Le voyage théâtral de Nicoleta
Esinencu
Iulia Popovici

Nicoleta Esinencu écrit sur un monde « exotique », au bord de l'Europe, un
pays qui n'existe pas, le plus souvent ni pour ses propres citoyens.
Poétique et cuisante, la dramaturgie de Nicoleta Esinencu est la
dramaturgie d'un amour déçu – l'écrivaine a eu besoin de presque dix
années et d'un long périple à travers l'Europe occidentale pour revenir à
la maison.

Iulia Popovici - Première question, classique : comment t'as commencé à
écrire pour le théâtre ?

Nicoleta Esinencu - D'habitude les écrivains ont de belles histoires sur
comment ont-ils commencé à écrire pour le théâtre et à quel point ils
étaient amoureux de théâtre, etc. Mon histoire est beaucoup plus banale et
elle est caractéristique pour la société où j'ai grandi. J'étais un enfant
à problèmes et mes parents ne savaient pas qu'est-ce que je pouvais faire
dans la vie. J'avais fait une année de Droit économique dans un Collège
d'Informatique et j'ai réalisé que ce n'était pas là quelque chose que
j'arriverai à comprendre. Mon père avait un « piston » à la Faculté d'Art,
cette année-là on y avait crée une section de Dramaturgie et il m'a demandé
si je voulais m'y inscrire. Et c'est comme ça que j'ai commencé à écrire.
J'aime raconter cette histoire parce qu'elle explique très bien comment
arrivent les choses dans une société comme la société moldave. J'ai
commencé à faire de la dramaturgie parce que j'ai eu un « piston ». Que je
sois devenue par la suite écrivaine, ça c'est autre chose.



« T'as 10 ans/Tu sais démonter une Kalachnikov en 3 minutes/et la remettre
après en place//T'as 10 ans/Et tu sais mettre un masque anti gaz en 0,01
secondes/Et tu sais que... »

Antidote, texte commissionné par Goethe Institut dans le cadre d'un projet
européen « After the Fall », qui marquait les 20 ans depuis la chute du Mur
de Berlin, n'a pas été le premier texte que Nicoleta Esinencu a mis toute
seule en scène (en décembre 2008). Mais il a été le premier qui a été joué
plusieurs fois (Tzaptzarap, à Jassy, en Roumanie, Zuckerfrei (Sans sucre) à
Stuttgart, etc. ont été joués occasionnellement dans le cadre des projets
ponctuels) et le premier qui a été crée en République de Moldavie. Antidote
a été joué à Chisinau dans une galerie d'art (ce qui dit beaucoup sur
l'absence d'espaces de spectacle alternatifs, à cette date, dans la
capitale de Moldavie), étant « produit » par METT (Mobile European Trailer
Theatre), un groupe informel crée autour de Nicoleta Esinencu, des acteurs
et des artistes visuels moldaves avec lesquels Esinencu travaillait à cette
période. Une pratique assez courante pour les auteurs dramatiques
contemporains, la mise en scène de ses propres textes fait partie chez
Nicoleta Esinencu d'une révolte conceptuelle programmée.

Iulia Popovici : Comment es-tu arrivée à mettre en scène tes propres
textes ?

Nicoleta Esinencu : Je n'ai jamais voulu faire de la mise en scène et même
maintenant je ne crois pas que j'en fais. J'ai toujours fait les choses
ensemble avec les acteurs et les artistes visuels. Pour moi, tout est parti
naturellement, d'une nécessité de parler, d'un manque de quelque chose de
neuf à Chisinau, d'un état d'esprit « contre » tout ce qui est ici le
théâtre et de la conviction que le théâtre ne pourra plus être ainsi au XXI
siècle. Je ne pense jamais à comment je vais faire un texte sur scène, pour
moi c'est beaucoup plus important ce que je veux dire. Et quand je le fais,
c'est toujours ça qui est le plus important. Je ne cherche jamais des
caractères et des visions de mise en scène, je cherche des problèmes, c'est
tout.

Pour moi la dramaturgie signifie une série de questions que je me pose à
moi-même, que les acteurs se posent aussi, et que, peut-être le public va
se les poser à son tour. Des questions, pas des réponses. Pour moi, les
questions viennent tout d'abord de la nécessite de parler, elles sont la
réaction immédiate, critique ou à l'encontre d'un problème de société. Une
réaction à la politique d'aujourd'hui, au système et au Pouvoir, à la
guerre et au gaz, à la manière dont nous savons être émigrants et aussi
nationalistes en même temps. Peut-être, au contact du public naîtra un
débat et alors apparaîtront aussi des réponses.

Ecrite pendant la période de la « crise du gaz » en 2008, lorsque l'arrêt
de l'alimentation en gaz russe à travers l'Ukraine a gelé l'Est de l'Europe
et une partie de l'Occident, Antidote exploitait, par la métaphore
multifonctionnelle du gaz (masque à gaz, gaz lacrymogène, etc.) une
continuité dans l'éternel remodelage des relations entre l'Etat et le
citoyen, entre le système et l'homme qui lui est soumis. Derrière le thème
de l'intoxication (au gaz et informationnelle), la performance de Nicoleta
Esinencu développait dans sa construction deux sous-thèmes : les nouvelles
agrégations du concept de surveillance, d'un côté, et de l'autre, la
manipulation du corps individuel et du corps social. Métaphoriquement
parlant, le terrorisme d'Etat dans sa version postsoviétique.

Iulia Popovici : A quel degré tu te sens radicale ?

Nicoleta Esinencu : Quand je compare mes textes avec le discours du Premier
Ministre moldave en 2009, Zinaida Grecianyi, quand elle dit « Si vous
sortez dans la rue pour protester, on faira usage d'armes », il me semble
que je ne suis pas aussi radicale que les Premiers Ministres de certains
pays. Je trouve normal que le ton se radicalise avec le temps, dans le
contexte de la société et de la politique qui m'entoure et qui dicte
directement ma vie. Souvent, la presse moldave évite d'écrire sur mes
spectacles – mais je ne fais pas ce que je fais pour que la presse en
écrive. Ceci n'est vraiment pas mon affaire, c'est leur affaire. Je fais ce
que je fais partout où quelqu'un lit ou veut entendre une parole de moi.

I.P. – Qu'est-ce qui a changé dans la manière dont tu considères la
dramaturgie et dans ta manière d'écrire depuis Fuck you Eu.ro.pa ! à Chère
Moldavie, peut- on s'embrasser juste un peu ?

N.E. – Beaucoup de choses. Même entre Le septième kafana, ma première
pièce, écrite avec Dumitru Crudu et Mihai Fusu, et Fuck you...il y a eu un
changement radical, après la résidence à Stuttgart, qui a représenté mon
premier séjour plus long hors de la Moldavie et la possibilité de voir la
Moldavie de l'extérieur, de vivre dans une société qui m'était complètement
inconnue. Ce moment a eu un impact fort sur moi et c'est ainsi que j'ai
décidé d'écrire Fuck you Eu.ro.pa !, en changeant totalement ma manière de
faire et de regarder le théâtre. Le reste a été un processus de
murissement, parce que être rebelle c'est une chose, être conscient et
essayer d'aller plus loin en est une autre. Je donnerais comme exemple le
spectacle Clear History, qui pour moi est une tentative de comprendre ce
qui se passe, de s'assumer une histoire, de passer outre les erreurs du
passé, de parler des tabous d'une société. Entre Fuck you Eu.ro.pa ! et
Chère Moldavie...je vois un murissement « positif », une attitude beaucoup
plus assumée, mais où l'esprit rebelle ne disparaît pas quand même.

I.P. – Un passage, donc, d'un théâtre d'une révolte personnelle vers un
théâtre d'une responsabilité sociale.

N.E. – Mais un théâtre qui reste révolté.

« Mais tu sais que les Ukrainiens sont deux fois plus nombreux que les
Russes dans ce pays/Voilà d'où vient le vrai problème. /Des « Haholes »[1],
seulement personne ne le sait./Avec les Russes c'est une autre affaire/
Nous devons montrer aux Russes qu'ils sont /Alcooliques/ Taulards/
Impuissants/ Sauvages/ Débiles/ Et finalement les Russes disparaîtront/ Ils
vont partir. »

Malgré le fait que tous ses textes utilisaient des techniques de
documentation, manipulant artistiquement des informations des media, des
leitmotivs sociaux, des matériaux d'archive, etc., radical.md (en juin
2008, joué à Hebbel am Ufer, Berlin, dans le cadre du programme « Moldova
camping ») a été le premier texte intégral verbatim : tout ce que les trois
acteurs disaient sur scène étaient issu des conversations réelles sur des
forums internet avec des tendances nationaliste-xénophobe (la pièce de
début de Nicoleta Esinencu, sur le trafic des femmes, coécrite avec D.
Crudu et M. Fusu, Le septième kafana, quoique basée sur des interviews,
supposait une réécriture des histoires initiales). Mais la stratégie du
montage évitait avec intelligence la convention facile du chat en faveur de
son équivalent convivial : trois copains qui piqueniquent dans la nature,
qui font un barbecue et qui parlent en se filmant en même temps. Ils se
filment en s'entraînant dans une sorte de compétition xénophobe à propos de
ce qu'ils sont et de ce que sont les autres, de nourriture et de langue. Ce
n'est pas un hasard : la nourriture comme forme concrète et directe de
matérialisation de l'affiliation idéologique et identitaire, et la langue
comme terrain de dispute politique et affirmation/contestation de
« l'impérialisme vocal » (Patsy Rodenburg), sur scène comme dans al vie
réelle, sont deux des thèmes récurrents dans la création de Nicoleta
Esinencu.

Les renvois à des pratiques culinaires étaient utilisés dans radical.md
comme un ping-pong permanent entre assumer (chachlik/brochettes), concéder
(kebab) et repousser (fast-food, Coca Cola), une forme d'agrégation dans le
palpable (ou gustatif...) d'un cannibalisme identitaire. Pour activer ce
cannibalisme national (iste), Esinencu mettait en mouvement la fonction
performative de la langue : radical.md a été la première pièce de l'auteur
écrite et jouée en « moldave », une « langue de la rue » ostracisée sur
scène comme étant impure par rapport aux aspirations identitaires,
roumaines, du mainstream intellectuel de Chisinau. radical.md explorait le
jeu des accents (entre le moldave et le roumain) dans ce qui semblait être
un ballet de la fierté nationale et la frustration historique, la
fascination de la pénétration sexuelle (par viol ou librement consentie)
devenant une métaphore du métissage non accepté d'une langue orpheline.



Récemment, Chère Moldavie, peut-on s'embrasser juste un peu ?, texte où
Nicoleta Esinencu se sentait déjà à l'aise dans l'alternance de toutes les
variantes linguistiques de la vie quotidienne moldave, du russe au roumain,
allait supposer la préparation sur scène d'une sorte de plat local
spécifique et définitoire pour l'identité sociale des « personnages » - le
bortsch rouge (à la betterave).

I.P. – Y a-t-il une différence, maintenant, dans la manière dont tes textes
et tes spectacles, avec une thématique locale assumée, sont perçus à
l'étranger ?

N.E. – En ce qui concerne le public, je ne fais pas de différence entre
ceux qui voient mes spectacles à Chisinau et ceux qui les voient à
l'étranger, je ne trouve pas que je parle des choses que les étrangers ne
pourraient pas comprendre. Je ferrai une différence entre les spectateurs
et les lecteurs de spécialité – en Moldavie on n'a pas trop eu part des
discussions aussi approfondies que celles de l'étranger. Car les
discussions sont importantes pour n'importe quel artiste.

I.P. –Te revendiques-tu d'une certaine esthétique, te considères-tu
appartenir à certaines directions du théâtre européen ? Peux-tu donner un
nom au genre de théâtre que tu pratiques ?

N.E. – Je ne me suis jamais posé la question, je n'aime pas regarder les
choses de ce point de vue, pour moi ce qui a toujours compté c'était
pourquoi j'écris, pourquoi je suis préoccupée aujourd'hui par ce thème,
pourquoi et pour qui je parle aujourd'hui de ce problème – jamais le niveau
esthétique ou les généalogies artistiques. Tant que le Théâtre
Laverie/Spalatorie existe, je suis intéressée de parler au public de
Chisinau, ce qu'il y a cinq ans me semblait impossible. Peut-être c'était
une frustration, mais je me souviens avec précision que je passais beaucoup
plus de temps à l'étranger et que j'étais déjà résignée, je croyais ce
qu'on me disait, dans l'Occident, que les écrivains de l'Est sont plus
connus à l'étranger que dans leurs pays et que l'Occident allait me faire
rentrer à la maison. Je croyais que je ne pouvais faire rien de concret
pour ça – jusqu'au moment quand j'ai réalisé que rien ne se passera tant
que moi-même je ne fais pas pour que les choses arrivent.

« et tu cours voir maman/et tu te mets à lui raconter/qu'aujourd'hui le
flic de quartier/a mis sa langue dans ta bouche/et sa main dans ta
culotte/quand il t'a surprise à voler des cerises/et maman te colle une
gifle/et quand je vais t'en foutre encore une ça va te/décrocher la
mâchoire/te dit elle/voler des cerises ?/où a-t-on vu une chose pareille
?/quoi, nous n'avons pas de cerises à la maison ? »


Aux élections législatives tenues en Moldavie au printemps de l'année 2009,
le Parti communiste a remporté une victoire extrêmement contestée, qui a
conduit au début du mois d'avril à des amples manifestations à Chisinau.
Elles avaient atteindre l'apogée le 7 avril, avec des moments très
violents, l'incendie et le saccage du bâtiment du Parlement, des
interventions massives de la Police, des arrestations en masse et des
avertissements menaçants du Premier Ministre communiste Zinaida Grecianyi
à l'encontre de possibles manifestations ultérieures. Mais le 7 avril a
signifié la fin de la gouvernance communiste : on a refait les élections et
le scrutin a été remporté par l'ample Alliance pour l'Europe (de droite).

Le printemps 2009 et le nouveau contexte politique, avec ses espoirs de
changement, ont signifié aussi le retour de Nicoleta Esinencu à Chisinau :
pour commencer, elle a refait Mères sans chatte (performance crée
initialement en 2007 pour l'exposition l'Europe en devenir au Centre
Culturel Suisse de Paris) un mono-spectacle sur les supposées pressions
identitaires de la condition féminine en Moldavie.

Iulia Popovici : Comment et pourquoi as-tu choisi de refaire Mères sans
chatte ?

Nicoleta Esinencu : J'ai voulu le faire à Chisinau, je ne pouvais pas faire
abstraction de la situation et du contexte d'après le 7 avril. Pour moi
c'est une nécessité de parler de ce qui est arrivé ou, mieux, de comprendre
ce qui s'est passé. Ce fut nécessaire pour moi et en égale mesure pour
Doriana (l'actrice qui a joué le monologue Mères sans chatte). On
pourrait dire qu'on a réorienté le texte, il y a avait déjà un moment
depuis qu'on l'avait joué à Paris) et je ne pouvais pas ne pas parler des
événements qui ont eu lieu dans les commissariats de police, de ce qui se
passe d'ailleurs tout le temps (pas seulement après le 7 avril) dans les
commissariats de police. Je parle dans ce contexte des filles maltraitées
par la police, avant et après le 7 avril, parce que d'une certaine manière
les méthodes sont les mêmes.

Il y a quelques années j'ai assisté à une scène de terreur dans un
commissariat : une fille en état d'arrestation a voulu profiter de notre
présence pour s'en sortir, et alors elle a recours à quelques gestes
désespérés. Elle a commencé à s'arracher les vêtements et à crier : « Vous
voulez me violez, alors violez-moi, violez-moi ici, pour qu'ils voient ce
que vous aviez fait jusqu'à maintenant dans ce bureau-là ».

D'après les informations qui circulent, après les manifestations du 7 avril
2009 à Chisinau, les filles ont été violées et obligées à faire des
génuflexions devant les policiers. Après le spectacle avec Mères sans
chatte, j'ai lu une info sur un camp de vacances où des adolescentes qui
n'on pas été « gentilles », ont été sorties dans la cour par les éducateurs
à trois heures du matin et obligées à faire des génuflexions. S'agit-il
d'une nouvelle méthode d'éducation ?



« On peut sortir dans la rue une centaine de milliers d'hommes/Mettre le
feu au Parlement devant eux/Et de surcroît les faire croire que ce sont eux
qui ont mis le feu/Et de surcroit les rendre heureux parce qu'ils sont mis
le feu ».

Le premier texte écrit et mis en scène par Nicoleta Esinencu en exclusivité
pour Chisinau, Footage, a eu comme thème toujours les événements du 7 avril
2009 – les changements politique en République de Moldavie ont généré des
effets collatéraux sur le plan théâtral : l'apparition d'un espace
performatif alternatif, le Club 513. Sur scène, trois acteurs et trois
postes de télévision : sur les écrans, impassible, se déroulait le
programme live de la Télévision publique moldave. Les acteurs jouaient
presque « blanc », sans aucune nuance, parce qu'au fait, ils ne jouaient
pas ; ils communiquaient, ils étaient un relais informationnel, connecté
aux regards et aux cerveaux des spectateurs, transmettant une onde de choc
qui réactivait la mémoire et la conscience. Footage n'était pas un
spectacle sur ce qu'on savait qu'il était arrivé le 7 avril (incendie du
Parlement, abus de la Police, discours enflammés des gouvernants) mais sur
la production de mythes héroïques et révolutionnaires. Un jeu de
contrefaçons qui commençait innocemment, avec la retouche des revues glossy
et se terminait avec la retouche de l'identité sociale (où les méchants
sont méchants, les bons sont bons, les bons gagnent toujours, le sang est
du sang et la neige, obligatoirement, blanche). La préoccupation constante
de Nicoleta Esinencu pour l'imaginaire collectif, devenait en Footage une
déconstruction du pouvoir manipulateur de l'image, en s'attaquant ainsi, à
la mythologie en train de naître de la fondation d'un nouveau monde moldave
avec le 7 avril.

Avec ce faux monologue poétique (construit selon les formules spécifiques
de Nicoleta Esinencu, où les voix s'agglutinent, une boîte de résonnance de
la rue, incluant de fragments de « manuel de fabrication », des formules
d'accumulation et de répétition), la dramaturge questionne ainsi
l'existence factice, l'illusion de la révolution participative qui ne
change pratiquement rien - car la révolution commence alors quand il n'y a
personne autour pour filmer ou prendre des photos.

Tout comme Mères sans chatte, Footage a été joué dans un bar – mais cette
initiative (de jouer du théâtre dans un tel espace), inspirée par un projet
similaire à Bucarest, et lancée en Moldavie par le metteur en scène Mihai
Fusu (co-auteur du Septième kafana) a eu une vie très courte. Ça a été
pourtant une expérience qui a rendu possible pour Nicoleta Esinencu et les
artistes avec lesquels elle travaille, d'assumer l'idée d'avoir sa propre
scène et du retour à la maison.

Iulia Popovici : Comment est né le Théâtre Laverie/Spalatorie ?

Nicoleta Esinencu : En 2009, Mihai Fusu a initié dans un bar à Chisinau un
projet intitulé « Lundi à 513 », où on jouait des spectacles, chaque lundi,
dans un bar appelé « 513 ». Le public a bien réagi, mais le projet s'est
arrêté parce que le propriétaire du bar a décidé de demander un loyer. Nous
avons voulu continuer, nous nous sommes assis autour d'une table, cinq
personnes ; et nous avons réfléchi à ce que nous voulions faire ici, où
Oleg (celui qui a le bar Gin Do& Contrebass) nous avait offert un espace.
Nous avons décidé de l'appeler Théâtre Laverie/Spalatorie parce qu'il est
au sous-sol d'une laverie (et maintenant, pendant les répétitions on entend
le bruit des centrifugeuses). Nous avons lancé l'espace le 29 novembre
2010, mais c'était une idée qu'on avait depuis un certain temps, parce
qu'on avait besoin d'un espace pour nous sentir bien et surtout libres.
Pendant ce temps nous avons réussi à inviter Iouri Andruhovic (un écrivain
ukrainien très important) qui a donné ici un concert avec un groupe de
Pologne, Karbido. Nous avons amené pour une performance Mircea Nicolae avec
l'aide de l'Institut Culturel Roumain, nous avons crée de nouveaux
spectacles, en plus de ceux que nous avions déjà, Bogdan Georgescu, metteur
en scène et dramaturge roumain, qui a crée ROGVAIV, le premier spectacle en
Moldavie sur la discrimination des homosexuels, Woitiek Ziemilski, qui a
fait Fiction, une performance sur l'évanescence de l'Etat nation et les
obsessions identitaires des Moldaves. Dès le début, nous avons voulu créer
un espace bilingue, parce que dans ce pays il n'y a pas de théâtres
bilingues. Nous avons voulu rassembler les gens, indifféremment de leur
langue maternelle.

Certaines de nos actions devaient rester ponctuelles. Pour la Saint
Valentin, qui tombait un lundi, on a fait une action qu'on a nommée Le sexe
raconté à des grandes personnes. Le contexte était le suivant : on avait
publié récemment un livre en Moldavie qui s'intitulait Le Sexe raconté aux
petits, et ça n'a pas pris longtemps pour que l'Eglise orthodoxe proteste
contre cet ouvrage. Et notre Premier Ministre, Vlad Filat, a regardé le
livre pendant une séance du gouvernement, a demandé de quoi il s'agissait
et il a dit de le remettre immédiat en vente. Le lendemain, les conseillers
ont dit qu'il y a eu un malentendu, que ce n'est pas ça ce qu'il a voulu
dire. Ainsi nous avons présenté Le sexe raconté à des grandes personnes,
où on faisait des lectures de Charles Bukovski et d'Allan Ginsberg, c'est-à-
dire une littérature très érotique et une poésie homosexuelle. Finalement,
nous avons gardé Le sexe... dans le répertoire du théâtre.

I.P. – Quel est le milieu artistique où vous agissez a Chisinau ?

N.E. – Il est difficile de parler d'un contexte artistique articulé à
Chisinau. Il y a K:SAK, Le Centre Soros pour l'Art Contemporain, qui,
malheureusement, n'attire pas beaucoup de public, et d'autres centres, très
petits, d'art visuel, généralement peu connus par un public plus large. Il
y a encore toutes sortes d'unions de création, hérités de l'Union
Soviétique, qui, en principe, ne nous intéressent pas trop. Il ne se passe
pas grande chose à Chisinau, c'est pour cela que ça a été très important
pour nous d'essayer de lancer et de garder cet espace, pour un public
normal, pas seulement pour des gens de théâtre. Pour nous, il est chaque
fois important ce que nous jouons aujourd'hui – nous essayons de répondre
au moment présent, aux thèmes de société et à ce qui se passe autour de
nous. Nous faisons un théâtre de réaction immédiate –cependant, nous
essayons souvent non pas de commenter les sujets du jour, mais de lancer
des débats. Nous invitons des spectacles, des performances, des gens qui
peuvent changer des perspectives.

I.P. – En tant qu'artiste, tu te sens en conflit avec ta position de
producteur des créations d'autres artistes?

N.E. – Je ne sais pas très bien ce que signifie être producteur. Je suis
arrivée à faire un million de choses par jour, en commençant par connecter
des câbles et passer le balai, et terminant par écrire des textes. Peut-
être parmi ce million de choses il y a aussi ce job de producteur,
seulement je ne suis pas intéressée par ce que je fais moi, ce qui
m'intéresse c'est que les choses fonctionnent bien.

I.P. – Tout ce qui se passe au Théâtre Laverie/Spalatorie, qu'il soit fait
par toi ou par d'autres artistes fait partie d'un programme-concept
d'action sociale et artistique par l'art.

N.E. – Oui, parce que nous sommes intéressés d'inviter des artistes ou des
spectacles qui nous ont marqués dans le contexte dans lequel nous vivons et
travaillons, spectacles qu'on désire partager avec le public.

« tant de fortune avaient les Youpins à Dumbraveni, car ils étaient riches
les Youpins, pas comme nous, ils avaient des magasins, ils avaient des
biens ;/ ils ont été évacués, amenés et les maisons sont restées vides, et
les nôtres, les pauvres traînaient par là...allons y, allons y.. ; ils ont
pris des chaises, des tables, allons y, prenons-en, quoi prendre
encore.../et ils les ont amenés chez un type, Foca Baraghina, à la mairie
et ils ont tout donner pour de la boisson, la chaise, la table/ c'était la
guerre...on leur a donné à boire et ils ont bu ».

En 2012 Nicoleta Esinencu a écrit et monté Clear History, un spectacle
documentaire qui apportait pour la première fois devant le public de
Chisinau le problème de l'Holocauste en Bessarabie (l'actuelle République
de Moldavie), territoire roumain à cette date. Joué en roumain et en russe
et faisant appel à une documentation complexe, Clear History marque un
changement dans l'écriture de Nicoleta Esinencu, par une certaine
neutralisation de la subjectivité auctoriale et par le renoncement au
substrat poétique en faveur d'une ligne politique très ferme – car elle
attaque le sujet de la contribution roumaine à l'extermination des Juifs,
dans les conditions où elle est un tabou et en Roumanie, et d'autant plus,
en Moldavie. En 2013, Esinencu a collaboré avec Jessica Glause à son
premier spectacle joué par des non-acteurs, Chère Moldavie, peut-on
s'embrasser juste un peu ?, centré sur la discrimination des homosexuels et
les pressions sociales qu'ils subissent. Comme d'habitude chez Nicoleta
Esinencu, l'origine du projet trouve ses racines dans l'actualité politique
moldave – les réactions publiques à l'encontre d'une loi condamnant la
discrimination sexuelle, qui a fait sortir il y a deux ans dans la rue, une
alliance des nationalistes et des religieux orthodoxes, et qui a conduit au
retrait de la loi.

Iulia Popovici : Comment êtes-vous arrivés, dans Chère Moldavie...à
travailler avec ceux que Rimini Protokoll appelle «des experts de la
vie » ?

Nicoleta Esinencu : Nous sommes partis inversement– nous avons décidé dès
le début que nous allons travailler avec des non-acteurs, avec des
personnes réelles. Nous avons un nouveau projet au Théâtre Laverie qui
s'appelle Komunalka, où nous aurons des personnes réelles (je n'aime pas le
terme d'acteurs non professionnels – quoique les acteurs sont, finalement,
des personnes réelles). Il y a un projet similaire à Dresde, « La Scène des
citoyens » où sont impliqués les habitants de la ville, mais nous
souhaitons nous concentrer sur des communautés différentes, provoquer les
communautés à parler de leurs communautés. Nous avons invité Jessica
Glause, une metteure en scène d'Allemagne qui a fait un spectacle sur des
punks, et après de longues discussions, nous avons opté sur ce thème :
parler de la, communauté gay, parce que c'est important, parce que ces
gens vivent toute une vie cachés, dans la peur et l'anonymat (et justement,
à cause de ça, on s'est rendu compte qu'il était difficile de les
convaincre de monter sur scène).

La documentation a été un long processus, avec des dizaines d'interviews,
la recherche des gens disposés à nous parler. Gender Doc nous a aidé avec
des contacts, malgré le fait qu'ils étaient sceptiques qu'on pouvait
convaincre les gens de monter sur scène. Dans le spectacle il y a un acteur
(qui joue les histoires de plusieurs homosexuels), les autres sont des
« personnes réelles », les parents d'un gay, un gay plus âgé, qui a 70 ans,
une lesbienne et un garçon de 18 ans, fils d'une mère lesbienne.

Iulia Popovici : Et comment a regardé le public de Chisinau le spectacle ?

Nicoleta Esinencu : Les réactions de spectateurs ont été diverses. Le
public réagit OK, d'abord à leurs histoires, parce qu'ils sont très
sincères et d'une certaine manière maladroits, « vrais ». Il y a aussi des
gens qui m'ont dit qu'ils ont trouvé le spectacle vulgaire. J'essaye de
comprendre pourquoi : ce sont des histoires racontées telles quelles, et
tous les spectateurs ne sont pas prêts à entendre des choses pareilles, à
propos des relations sexuelles, par exemple, le langage est parfois
agressif (mais c'est leur langage, c'est la manière dont ils parlent dans
la vie réelle), surtout celui du vieux –Eugen – qui souvent a, ce que
certains appelleraient « un comportement de pute ». On ne peut pas le
transformer en un gentleman, ce n'est pas lui, ce n'est pas ça son charme.

I.P. – Tu crois qu'un jour la Moldavie pourra tellement changer, au point
que tu puisses perdre la motivation politique de faire du théâtre ?

N.E. – Non. Vraiment, je ne le crois pas. Mais même si elle changerait,
j'aurais des raisons de faire du théâtre, car je ne dois pas me limiter à
la Moldavie – au de-là de nos frontières il y a un vaste monde, plein de
sujets. Mais tout simplement je ne crois pas en ce pays, je ne vois la
moindre possibilité de changement en Moldavie.

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[1] Nom péjoratif pour les Ukrainiens.
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