La tolérance zéro en France. Succès d’un slogan, illusion d’un transfert

July 1, 2017 | Autor: Jacques de Maillard | Categoría: Police, Policy Transfer, Zero Tolerance Policy, Public Policy
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LA TOLÉRANCE ZÉRO EN FRANCE Succès d'un slogan, illusion d'un transfert Jacques de Maillard et Tanguy Le Goff Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | Revue française de science politique 2009/4 - Vol. 59 pages 655 à 679

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Pour citer cet article :

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------de Maillard Jacques et Le Goff Tanguy, « La tolérance zéro en France » Succès d'un slogan, illusion d'un transfert, Revue française de science politique, 2009/4 Vol. 59, p. 655-679. DOI : 10.3917/rfsp.594.0655

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ISSN 0035-2950

LA TOLÉRANCE ZÉRO EN FRANCE Succès d’un slogan, illusion d’un transfert JACQUES DE MAILLARD ET TANGUY LE GOFF

’il est un domaine où, au cours des dernières années, les élites politiques françaises ont cherché à l’étranger de nouvelles recettes d’action publique, c’est bien celui de la lutte contre l’insécurité. Nombreux sont les emprunts, les références mobilisées par les acteurs politiques français pour définir, dans leurs discours, « la » politique qu’il conviendrait de mener pour lutter contre la délinquance. L’emprunt à des programmes et des idées venant de l’étranger s’est posé à de nombreuses reprises : le plaider coupable instauré en 2002 n’est-il pas une importation du plea bargaining américain ? L’adoption du bracelet électronique et la définition de ses modalités de mise en œuvre n’ont-elles pas été précédées de fréquents voyages au cours desquels parlementaires et membres du ministère de la Justice ont observé les pratiques existantes ailleurs 1 ? Les peines planchers pour les multirécidivistes adoptées par la nouvelle majorité en 2007 ne sont-elles pas la directe application des politiques américaines imposant des sanctions sévères et rigides aux délinquants les plus dangereux ? On le voit, la référence aux pays anglo-saxons, et notamment aux États-Unis, apparaît ici essentielle. Si bien qu’en matière de politiques de sécurité et en matière criminelle, s’est posée de façon récurrente la question de l’importation du modèle américain. Assistet-on en France, comme dans d’autres pays occidentaux, à une américanisation des politiques publiques ? Sur cette question, on trouve dans la littérature internationale deux ensembles de travaux aux conclusions opposées. Les premiers, à la suite des travaux de D. Garland 2 et de N. Christie 3, soulignent la transformation des sociétés occidentales et la généralisation d’une nouvelle forme de contrôle sur les populations. La guerre contre la drogue, l’incarcération massive, la montée d’une industrie pénale, l’introduction de couvre-feux pour les mineurs représentent autant d’exemples de cette diffusion d’un nouveau punitivisme, dont les États-Unis auraient représenté une préfiguration. C’est la position retenue par exemple par L. Wacquant qui qualifie les politiques européennes de « fac-similé » des politiques américaines 4. Cette circulation de slogans et recettes d’action publique entre États nations par le biais d’organisations professionnelles, de conférences, de colloques conduirait, en France comme dans le reste de l’Europe, à l’importation d’un modèle punitif américain ; modèle à partir duquel se construirait un État pénal qui se

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1. Sur ce point, voir Jean-Charles Froment, Martine Kaluszynski (dir.), Justice et technologies. Surveillances électroniques en Europe, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2006 (CERDAP). 2. David Garland, The Culture of Control : Crime and Social Order in Contemporary Society, Oxford, Oxford University Press, 2001. 3. Nils Christie, L’industrie de la punition. Prison et politique pénale en Occident, Paris, Autrement, 2003. 4. Loïc Wacquant, Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Marseille, Agone, 2004, p. 269 et suiv. Et encore, nous dit-il, « un fac-similé de mauvaise qualité, parce que même aux États-Unis, ces vieilles recettes sécuritaires, notamment la tolérance zéro, sont abandonnées parce que jugées inefficaces et offensantes pour une partie de la population » (p. 286).

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Revue française de science politique, vol. 59, n 4, août 2009, p. 655-679. © 2009 Presses de Sciences Po.

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substituerait à l’État social. Quels sont les mécanismes à l’œuvre, selon L. Wacquant ? Les politiques sécuritaires « made in USA » auraient connu une diffusion mondiale au travers de trois dispositifs : les expériences américaines sont mises en forme par des think tanks néoconservateurs ; elles sont diffusées par des médias complaisants et des organisations équivalentes des think tanks américains ; elles sont légitimées scientifiquement par des universitaires qui cautionnent l’adoption de méthodes et théories américaines. Une seconde série de travaux présente un ensemble de conclusions contraires. Les recettes américaines ne sont que rarement véritablement transférées, importées clef en main. Les facteurs politiques, les cultures politiques nationales, les prismes institutionnels transforment radicalement la nature des politiques transférées 1. Tout en reconnaissant les similarités entre certains développements que connaissent le Royaume-Uni et les ÉtatsUnis, et l’adoption par les Britanniques de mesures initialement forgées aux États-Unis, T. Jones et T. Newburn mettent en évidence les écarts et les usages différents de ces réformes, qu’il s’agisse de la privatisation des prisons, des célèbres lois « three strikes and you’re out » ou du traitement de la délinquance sexuelle 2. Les stratégies politiques poursuivies, le rôle des professionnels dans l’application des lois, l’existence de règles de nomination spécifiques (qui impliquent une plus ou moins grande politisation), le poids des cultures légales constituent des facteurs permettant d’expliquer les écarts. Si certaines expériences américaines peuvent connaître un succès politique (être reprises dans les médias, valorisées dans le discours politique), elles ne sont pas pour autant traduites dans les politiques pénales ou policières. Les experts et universitaires, s’ils peuvent jouer le rôle de passeur, sont loin de se transformer en chantres des politiques américaines et n’ont qu’une influence limitée dans la fabrication concrète des dispositifs. C’est principalement à ce deuxième ensemble de travaux que notre article souhaite contribuer. Dans cette perspective, nous nous appuierons sur un exemple particulier, amplement cité par les travaux défendant la thèse d’une possible américanisation des politiques de sécurité française : l’usage de la référence à la tolérance zéro new-yorkaise dans le débat français relatif aux politiques de sécurité. L’omniprésence de la référence à la tolérance zéro dans le débat public pourrait laisser penser que celle-ci constituerait une référence incontournable dans les politiques françaises. La réussite de cette recette américaine dans les discours politiques se traduit-elle dans les politiques et les pratiques des acteurs ? Comment les expériences américaines sont-elles prises en considération dans l’élaboration de doctrines et d’instruments des acteurs administratifs et politiques ? Quelles significations les acteurs donnent-ils à la tolérance zéro ? Ces questions sont au cœur de cette analyse qui, en s’intéressant aux processus de transfert des politiques pénales et de sécurité entre les États-Unis et la France, cherche à dégager des formes d’appropriation mais aussi d’instrumentalisation de « l’étranger » comme catégorie de discours politiques et recette d’action publique.

1. Tim Newburn, Richard Sparks (eds), Criminal Justice and Political Cultures. National and International Dimensions of Crime Control, Cullompton, Willan Publishing, 2004 (voir la présentation dans Jacques de Maillard, « Insécurité, globalisation et transferts de politiques publiques », Revue française de science politique, 56 (4), août 2006, p. 737-743) ; James Q. Whitman, Harsh Justice : Capital Punishment and the Widening Divide between America and Europe, New York, Oxford, 2003 ; Michael Tonry, « Symbol, Substance and Severity in Western Penal Policies », Punishment and Society, 3 (4), 2001, p. 517-536. 2. Trevor Jones, Tim Newburn, « “Three Strikes and You’re Out”. Exploring Symbol and Substance in American and British Crime Control Policy », British Journal of Criminology, 46 (5), 2006, p. 781-802 ; Policy Transfer and Criminal Justice. Exploring US Influence over British Crime Control Policy, Maidenhead, Open University Press, 2007.

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Jacques de Maillard, Tanguy Le Goff

La tolérance zéro en France Nous nous attacherons d’abord à saisir comment les expériences anglo-saxonnes ont été mobilisées par les acteurs politiques, à la suite de leur diffusion médiatique et experte, afin d’adopter et de légitimer un changement dans le type de politiques de sécurité à mener. Nous mettrons ensuite en évidence l’écart important entre la circulation de slogans et la circulation réelle des programmes, des doctrines et des outils d’action publique que révèle le faible nombre d’expériences concrètes réellement inspirées de la tolérance zéro. Enfin, nous soulignerons les déplacements, les glissements et les réappropriations dont la tolérance zéro a fait l’objet.

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Le succès de la tolérance zéro auprès d’une partie des élus, en particulier des maires, est indissociable d’un travail de construction et de diffusion par une série d’acteurs du modèle policier new-yorkais du Quality of life qui a été fortement médiatisé au travers du slogan tolérance zéro. C’est d’ailleurs ce slogan que les élus retiennent du modèle policier new-yorkais, que nombre d’entre eux partent découvrir et qu’ils instrumentalisent dans le cadre des compétitions politiques locales ou nationales.

LE « MIRACLE NEW-YORKAIS » : CONSTRUCTION ET DIFFUSION D’UNE RÉUSSITE POLICIÈRE DANS L’ESPACE PUBLIC FRANÇAIS

Les premiers acteurs de l’exportation outre-Atlantique de la tolérance zéro sont le chef du New York Police Departement (NYPD), W. Bratton, et le maire républicain de New York, R. Giuliani, qui a défendu avec ardeur cette stratégie policière dans sa ville. Méthodes, résultats et marketing d’une stratégie policière Précisons tout d’abord ce qu’est le modèle new-yorkais de la tolérance zéro. Il s’agit d’une stratégie policière développée par le chef du NYPD, W. Bratton, à partir de 1994, qui repose sur plusieurs principes et méthodes d’action. Le premier principe, qualifié de tolérance zéro, est le développement d’une politique visant à restaurer la loi et la sécurité en donnant une réponse systématique à tous les faits pénaux, aussi mineurs soient-ils, mettant en question l’ordre public. Cette idée de tolérance zéro s’inspire de « la théorie des vitres cassées » de deux universitaires américains, J. Wilson et G. Kelling 1, qu’ils présentent dans un article intitulé « Broken windows », publié en 1982. Leur thèse est la suivante : tous les comportements incivils et délictueux mais aussi tous les signes physiques de dégradations détériorant la qualité de l’espace urbain doivent être rapidement réparés afin d’éviter que ne s’installe un sentiment d’abandon de cet espace qui conduirait à une spirale du déclin urbain. Le lien entre cette théorie initiale et la politique de la tolérance zéro mise en œuvre est cependant un sujet de débats. Si la politique de la tolérance zéro new-yorkaise se prévaut de la théorie de Wilson et Kelling, elle tendrait néanmoins à en dénaturer le sens originel. Certains, à l’instar du sociologue F. Ocqueteau,

1. James Q. Wilson, George L. Kelling, « Broken Windows. The Police and Neighborhood Safety », The Atlantic Monthly, mars 1982 (dont on trouve une traduction dans Les Cahiers de la sécurité intérieure, 15, 1994, p. 163-180, avec une présentation de Dominique Monjardet).

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LA TOLÉRANCE ZÉRO : LE SUCCÈS D’UN SLOGAN

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estiment que la référence à cette théorie serait bien plus motivée par un souci de « justifier rétrospectivement la réussite d’une politique policière de fermeté qu’une volonté de mettre en pratique la doctrine de Wilson et Kelling » 1. Quoi qu’il en soit, la tolérance zéro ne constitue qu’une des dimensions de ce qui fait le modèle policier du maire de New York. Sa mise en place a accompagné une réorganisation en profondeur de l’appareil policier qui se traduit d’une triple manière : changement des deux tiers des cadres policiers, augmentation sensible des effectifs (on en compte 40 000 en 2000, alors qu’ils n’étaient que 27 000 agents en 1990) et intégration au sein du NYPD, dans le but de créer une seule entité, de deux corps de police (la police du métro et la police des logements d’habitat social). La réorganisation du NYPD s’est doublée de la mise en œuvre d’un nouveau mode de management de la police (Reengineering) reposant sur une gestion par objectifs, une plus grande décentralisation et responsabilisation du commandement opérationnel. Ce management est indissociable de l’implantation d’un programme d’analyse informatique de la délinquance Compstat (computer statistics), qui vise à disposer en temps réel des principaux indicateurs de la délinquance. Sur la base de ce recueil territorial des statistiques des différents commissariats, l’objectif est d’identifier les « hot spots » (points chauds) pour favoriser le ciblage de l’action des forces de police et assigner aux responsables de la police, dans chaque precinct, des objectifs quantifiés. La mise en œuvre de l’ensemble de ces mesures et principes aurait, selon les promoteurs de cette stratégie policière, permis une baisse sensible de la délinquance à New York, de 57 % sur la période 1993-2000 2. Il est difficile de déterminer exactement l’impact de cette stratégie policière sur la diminution de la criminalité de cette ville au regard d’autres variables (démographique, économique, criminologique – changement au niveau de la consommation des drogues, etc. 3). Ceci n’a pas empêché W. Bratton de s’appuyer sur la baisse de la courbe de la criminalité pour assurer la promotion de sa méthode policière agressive, dont il estime qu’elle « marcherait dans n’importe quelle

1. Frédéric Ocqueteau, « Avant-propos », dans Frédéric Ocqueteau (dir.), Community Policing et Zero Tolerance à New York et Chicago. En finir avec les mythes, Paris, La Documentation française, 2003, p. 8. Voir également Ralph B. Taylor, « Incivilities Reduction Policing, Zero Tolerance, and the Retreat from Coproduction : Weak Foundations and Strong Pressures », dans David Weisburd, Anthony Braga (eds), Police Innovations. Contrasting Perspectives, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 98-114. 2. La baisse est particulièrement significative en matière d’homicides, dont le nombre a été presque divisé par trois (on en comptait 671 en 2000, au lieu de 1927 en 1993). Elle l’est aussi pour les vols avec violence (– 62 % : 32 240 faits enregistrés en 2000, au lieu de 98 200 faits enregistrés en 1993) ou encore les cambriolages (– 62,10 % : 38 255 faits enregistrés en 2000, au lieu de 100 936 en 1993). Pour plus de détails sur les données statistiques de la criminalité à New York de 1993 à 2000 et sur la genèse de la tolérance zéro à New York, se référer à l’article très précis de François Dieu, « La police et le miracle new-yorkais. Éléments sur les réformes du NYPD (1993-2001) », dans F. Ocqueteau (dir.), Community Policing..., op. cit., p. 37-80. Voir aussi Eli B. Silverman, NYPD Battles Crimes. Innovative Strategies in Policing, Boston, Northeastern University Press, 1999. 3. Sur les débats académiques aux États-Unis relatifs aux causes de la baisse de la criminalité, voir John E. Eck, Edward R. Maguire, « Have Changes in Policing Reduced Violent Crime ? An Assessment of the Evidence », dans Alfred Blumstein, Joel Wallman (eds), The Crime Drop in America, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 207-265, dont p. 224-228, Bruce D. Johnson, Andrew Golub, Eloise Dunlap, « The Rise and Decline of Hard Drugs, Drugs Markets, and Violence in Inner-City New York », dans ibid., p. 164-206 ; Andrew Karmen, New York Murder Mistery : The True Story behind the Crime Crash of the 1990’s, New York, New York University Press, 2001.

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Jacques de Maillard, Tanguy Le Goff

La tolérance zéro en France

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Une diffusion favorisée par les grands quotidiens nationaux En France, sur la période 1998-2004 qui correspond à une très forte production d’articles consacrés aux questions d’insécurité par la presse nationale française, les médias font un large écho aux résultats obtenus par la politique de la tolérance zéro new-yorkaise. Ceci ressort très clairement d’une recherche que nous avons réalisée sur l’ensemble des articles consacrés, dans les grands quotidiens nationaux, à la tolérance zéro sur cette période, en utilisant la base de données Europresse.com (cf. infra). Tout d’abord, nous avons recherché le nombre d’articles évoquant les méthodes du NYPD et son évolution sur cette période de 8 années, marquée par deux moments importants de la vie politique locale et nationale : les élections municipales de 2001 et l’élection présidentielle de 2002, où l’insécurité a occupé une place centrale dans les débats politiques. Une requête fondée sur un double critère « tolérance zéro » et « New York » met en évidence une augmentation certaine du nombre d’articles à la fin des années 1990, suivie d’une baisse depuis 2002. Le nombre élevé d’articles consacrés à la tolérance zéro à New York, dans les années 2001 et 2002, est symptomatique de la place occupée par les questions de sécurité dans l’espace politique et médiatique lors de ces périodes électorales. Si l’on procède à une analyse plus détaillée par quotidien, il apparaît que ceux qui mobilisent le plus cette référence sont Le Monde (30 articles sur la période considérée) et Le Figaro (28), avec des points de vue contrastés. Ensuite, nous avons étudié la manière dont les grands quotidiens nationaux rendent compte de cette stratégie policière en analysant l’ensemble des articles et en les classant en trois catégories : « neutres », « positifs », « critiques ». 1. William Bratton, Peter Knobler, Turnaround : How America’s Top Cop Reversed the Crime Epidemic, New York, Random House, 1998, p. 309. 2. « Finally, We’re Winning the War against Crime. Here’s Why », Time Magazine, 15 janvier 1996. 3. Seule l’expérience new-yorkaise fait l’objet d’une importante couverture médiatique, alors qu’au même moment, d’autres villes américaines, avec des méthodes distinctes inspirées du community policing, obtiennent des résultats similaires sur la baisse de la délinquance : Chicago, Seattle, San Diego ou Boston. Sur l’activité entrepreneuriale de Bratton et Giuliani pour exporter le « miracle new-yorkais », voir T. Jones, T. Newburn, Policy Transfer and Criminal Justice..., op. cit., p. 120-127.

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ville du monde » 1. Il s’est d’ailleurs employé à l’exporter par un intense travail de marketing via des livres, des colloques, des interventions dans des médias internationaux. Dès janvier 1996, soit deux ans après sa prise de fonction, il fait ainsi la une du Time Magazine 2. Une politique de communication et un triomphalisme jugés excessifs, semblet-il, par le maire de New York, puisqu’il le remplace quelques mois plus tard par un cadre de la police plus discret et plus contrôlable : H. Safir. Pourtant, R. Giuliani s’empresse lui aussi, au terme de son mandat, d’exporter son savoir-faire à l’étranger. En 2002, il crée sa propre entreprise de sécurité et met son expérience au service du maire de Mexico, qui le charge, avec 15 membres de son ancienne équipe du NYPD, de réaliser un diagnostic de sécurité dans sa ville et de réorganiser sa police en y développant les méthodes new-yorkaises. C’est bien là le signe de la réussite de la politique de marketing 3 autour du modèle new-yorkais développée par les deux hommes qui ont su véhiculer, auprès des médias internationaux, l’idée que leur stratégie policière avait eu un impact positif sur la décroissance de la délinquance.

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Source : base de données Europresse.com, qui répertorie les articles des journaux suivants : La Croix, La Tribune, Le Monde, Libération, Le Figaro, Les Échos, Le Parisien, L’Humanité, L’Express, Le Point, Le Nouvel Observateur, Le Monde diplomatique, L’Expansion.

Une première catégorie d’articles adopte une position « neutre » (n = 39). Cette catégorie se subdivise en deux. Il s’agit, d’abord, des articles qui se contentent de décrire, souvent très sommairement, ce à quoi correspond le modèle policier new-yorkais ou évoquent les expériences étrangères qui s’en sont inspirées (n = 28). Le deuxième type d’articles adopte une approche partagée sur les mérites et les effets négatifs de cette politique policière (n = 11). Une seconde catégorie d’articles (n = 33) se caractérise par la description positive du modèle new-yorkais, vantant ses résultats supposés, ainsi que le volontarisme et le pragmatisme des autorités new-yorkaises face à la délinquance. Dans certains, il est même fortement conseillé aux autorités publiques françaises de s’en inspirer. C’est dans cette perspective que se place la majorité des articles et surtout des éditoriaux du journal Le Figaro, qui, dès 1997, par un article intitulé « New York à la baguette » 1, s’est engagé dans une campagne promotionnelle du modèle new-yorkais en ouvrant largement ses espaces d’expression (tribunes, entretiens) aux experts (A. Bauer) ou acteurs politiques le défendant (l’ancien magistrat et député RPR de la Haute-Vienne, A. Marsaud 2 ; l’adjoint au maire de Paris chargé des questions de sécurité de 1989 à 2001, Ph. Goujon 3 ; l’adjoint au maire d’Orléans délégué à la sécurité et à la prévention de la délinquance de 2001 à 2008, F. Montillot 4). À titre d’illustration, on peut citer cet extrait d’un article du journaliste R. Girard qui, au lendemain de la 1. 2. 3. 4.

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« New York à la baguette », Le Figaro, 10 décembre 1997. « Pour une police placée sous l’autorité des maires », Le Figaro, 15 mai 2000. « Pour une police de qualité de la vie », Le Figaro, 24 août 1999. « Sécurité : les élus locaux ont aussi leur mot à dire », Le Figaro, 14 mars 2000.

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Jacques de Maillard, Tanguy Le Goff

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publication par le ministère de l’Intérieur des chiffres de la délinquance de l’année 2001, estime « qu’il est urgent d’importer en France le principe de la tolérance zéro qui, appliqué à New York par le maire Giuliani, a considérablement fait baisser petite et grande délinquance » 1. Le premier trait caractéristique de cette catégorie d’articles est qu’ils ne tendent à retenir du modèle policier new-yorkais que la stratégie « payante », sur la baisse des courbes de criminalité, « d’une police omniprésente et musclée, c’est-à-dire active » 2, sans évoquer les autres causes susceptibles d’expliquer cette baisse. Le second trait dominant de ces articles tient à l’utilisation de la référence au modèle new-yorkais pour étayer une vigoureuse critique des orientations policières du gouvernement de gauche ; et plus largement, de sa politique « mystificatrice », « angélique » et « laxiste » en matière de lutte contre une insécurité qui, « telle une gangrène, s’est répandue partout en France, dans les banlieues, dans le centre des villes, dans les campagnes » 3. Se faisant l’écho d’une étude conduite par deux consultants en sûreté urbaine, A. Bauer et S. Quéré, affirmant que « la France est désormais plus criminogène que les États-Unis », un journaliste du Figaro suggère ainsi de prendre exemple sur le volet répressif du modèle new-yorkais plutôt que sur la pratique du community policing 4 dont se serait inspirée la police de proximité mise en place par J.-P. Chevènement en 1998 : « À New York, où l’on pratique la tolérance zéro contre les délinquants, les chiffres définitifs pour 2000 aboutissent à des résultats auxquels on n’ose même plus rêver à Paris [...]. La France, elle, n’a retenu de l’exemple américain que le concept de police de proximité » 5. Bref, écrit un journaliste du Figaro, il faut mettre fin à « la trop longue passivité des pouvoirs publics » 6 et inscrire la France dans le mouvement européen qui fait prévaloir la répression sur la prévention. On le voit par ces références au modèle new-yorkais, les journalistes et éditorialistes du journal Le Figaro et, plus tardivement, La Croix, au nom d’une approche « réaliste » visant à s’inspirer des « bonnes recettes utilisées à l’étranger » 7, des recettes « payantes », disqualifient la politique conduite par le gouvernement Jospin. Une troisième catégorie d’articles (n = 33) pose un regard plus critique sur le modèle new-yorkais, contestant ses supposés bénéfices, faisant état de ses conséquences négatives et en critiquant les principes sous-jacents. Si l’impact sur la diminution de la délinquance n’est pas systématiquement discuté, celle-ci n’est pas simplement imputée à la politique de réponse systématique à tout acte de délinquance. S’appuyant sur le scepticisme de criminologues 8, des articles présentent les autres facteurs possibles de décroissance de la criminalité, tels que la prospérité économique, le déclin du crack à l’origine de nombreux meurtres et agressions. Mise en doute de l’efficacité de cette politique, mais aussi critique d’une stratégie policière agressive qui s’accompagne « de la multiplication des bavures et d’accusations de discrimination raciale portées contre la police. Les 1. « L’urgence de la tolérance zéro », Le Figaro, 29 janvier 2002. 2. « New York à la baguette », art. cité. 3. « L’urgence de la tolérance zéro », art. cité. 4. Le community policing désigne une stratégie policière fondée sur l’établissement de liens entre police et population. Le community policing, malgré des définitions très différentes, repose sur l’idée générale que l’activité de la police doit s’appuyer sur la relation constante avec la population, une décentralisation de l’organisation policière et un déplacement des missions de la police vers la prévention et la résolution de problèmes (Wesley Skogan, « The Promise of Community Policing », in D. Weisburd, A. Braga (eds), Police Innovation..., op. cit., p. 27-43). 5. Le Figaro, 18 juin 2001. 6. « Dossier élections : les enjeux de 2002. Sécurité : la trop longue passivité des pouvoirs publics », Le Figaro, 18 mars 2002. 7. « Insécurité, les bonnes recettes utilisées à l’étranger : États-Unis, la “tolérance zéro” réussit à New York », La Croix, 7 juin 2002. 8. Cf. note 3, p. 658.

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La tolérance zéro en France

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communautés noires et les latinos se plaignent de harcèlement permanent. Le délit de faciès est une réalité dans les rues du Bronx, du Queens et de certains quartiers de Brooklyn » 1. Ici, le journaliste du Monde n’invite donc pas à réclamer son application « urgente », mais bien au contraire souligne les risques qu’il y aurait à s’en inspirer. C’est une position que l’on retrouve régulièrement dans les pages « Rebonds » du journal Libération où des chercheurs 2 et des magistrats 3 prennent position contre la volonté d’importer le modèle new-yorkais. Ainsi, les journalistes des grands quotidiens nationaux par leur référence régulière à la tolérance zéro, présentée tantôt comme une réussite, tantôt comme l’incarnation des dérives possibles, participent à placer cette recette d’action publique comme un point de référence du débat politique relatif à l’insécurité sur lequel les acteurs politiques vont devoir prendre position. Ils ne sont toutefois pas les seuls. La forte visibilité dans le débat public et politique de la tolérance zéro, à la fin des années 1990, tient également aux multiples références faites au modèle new-yorkais par deux catégories d’acteurs : les experts en sécurité et les professionnels de la police. Précisons que ces acteurs interviennent aussi dans le champ des médias mais, pour des raisons analytiques, nous avons fait le choix de les traiter séparément. Une diffusion experte À partir de 1997, période où la gauche gouvernementale fait de l’insécurité l’une de ses priorités d’action, les prises de position d’experts en sécurité visant à éclairer le débat public sur cette question, en proposant des idées ou en évoquant des recettes qui marcheraient, se multiplient. Précisons que le terme d’experts est ici entendu dans un sens large : cette catégorie renvoie aux acteurs qui sont dans une position où, au nom de la détention d’un savoir, ils effectuent des recommandations en direction des autorités politiques. Elle recouvre donc des figures diversifiées allant du professionnel du monde policier au consultant en sécurité. Ces prises de position prennent la forme de tribunes ou d’entretiens dans les quotidiens nationaux, de livres, de participation à des colloques où, de manière récurrente, il est fait référence à la tolérance zéro new-yorkaise, soit pour en vanter les mérites et inciter les acteurs politiques à s’en inspirer, soit pour s’en démarquer. Parmi les nouveaux experts en sécurité, dont le nombre et l’influence se sont sensiblement renforcés avec le développement d’un marché de l’expertise en sécurité au milieu des années 1990 4, une figure, par sa présence dans les médias et ses nombreux ouvrages, émerge : celle d’Alain Bauer 5. Il est l’auteur de tribunes dans les quotidiens nationaux et d’ouvrages dans lesquels il développe une vision alarmiste de l’insécurité

1. « Insécurité urbaine. La déplorable spécificité française », Le Monde, 2 février 1999. 2. Hugues Lagrange, « L’impasse sécuritaire de la gauche française », Libération, 6 décembre 2001. 3. Gilles Sainati, « Ordre social, désordre judiciaire », Libération, 12 avril 2000. 4. Sur l’influence des experts en sécurité auprès des maires, voir Tanguy Le Goff, Jean-Paul Buffat, « Quand les maires s’en remettent aux experts. Une analyse des liens entre les cabinets de conseil en sécurité et les maires », Les Cahiers de la sécurité intérieure, 50, 2002, p. 150-169. 5. Ancien conseiller de M. Rocard, après un passage dans une entreprise américaine spécialisée dans l’intégration de systèmes informatiques (SACI) travaillant principalement avec la NASA, A. Bauer crée en 1994 une entreprise de sûreté urbaine – AB associates. Il est depuis 2002 président du conseil d’orientation de l’Observatoire national de la délinquance, OND, créé par le ministre de l’Intérieur.

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Jacques de Maillard, Tanguy Le Goff

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en France, qui se dégraderait, et où il propose de suivre d’autres « modèles et exemples étrangers », notamment celui de New York. Dans un ouvrage intitulé Violences et insécurité urbaines, co-écrit avec un journaliste, X. Raufer 1, les deux auteurs considèrent ainsi que « l’exception française » ne pourrait se permettre d’ignorer une telle réussite qui fait figure de modèle. Les deux auteurs prennent toutefois la précaution de préciser qu’il « ne s’agit pas simplement de décalquer le travail policier et judiciaire new-yorkais » (p. 60). Expert reconnu par les médias, bénéficiant de tribunes régulières et d’un rôle influent de conseiller auprès des ministres de l’Intérieur, de droite comme de gauche, et de nombreux maires via notamment l’Association des maires de France, A. Bauer participe indiscutablement par son multipositionnement à la construction et la diffusion d’une représentation positive du modèle new-yorkais de la tolérance zéro. Ce modèle est également valorisé par un think tank libéral, à la tête duquel se trouve l’ancien patron d’AXA, Claude Bébéar : l’Institut Montaigne. Celui-ci, à la veille de la campagne présidentielle de 2002, se prononce, dans un rapport intitulé Management public et tolérance zéro, en faveur de l’instauration en France du modèle new-yorkais. En préface, le président de l’Institut Montaigne expose sans ambages la visée de cette réflexion sur le management public : « Améliorer la qualité des services publics mais aussi réduire la part des prélèvements obligatoires en substituant à une logique de dépenses une logique de résultats » 2. Pour parvenir à cet objectif, la principale solution préconisée dans le rapport est de s’inspirer du modèle new-yorkais en faisant « de la tolérance zéro le principe fondateur de la doctrine d’emploi des forces de l’ordre : à tout délit constaté doit correspondre une réponse répressive ». Présentant, chiffres à l’appui, la tolérance zéro appliquée par le NYPD comme une « expérience d’une très grande efficacité dans la lutte contre la délinquance », il fustige les réticences des pouvoirs publics à l’appliquer en France. Et il recommande aux autorités publiques « de mettre en place un véritable contrôle de gestion des forces de l’ordre, mesurant le temps de travail effectif, sa répartition entre les missions et les résultats obtenus. Responsabiliser les cadres et les agents en fonction des résultats » 3. On retrouve là des principes et idées-forces du modèle newyorkais : une culture du résultat où chaque chef de circonscription doit avoir des objectifs chiffrés, une plus grande responsabilisation des agents et une meilleure répartition des moyens par fusion ou redéploiement des services de police. Dans l’orientation des politiques nationales de sécurité, une seconde catégorie d’acteurs joue traditionnellement en France un rôle clé : les syndicats de police. C’est tout particulièrement vrai au milieu des années 1990 où le syndicat des commissaires et hauts fonctionnaires de la police nationale (SCHFPN) participe activement aux débats sur l’insécurité 4, notamment par la publication de nombreux articles dans la presse nationale et des ouvrages sur le thème 5. Son positionnement par rapport au modèle new-yorkais

1. Alain Bauer, Xavier Raufer, Violences et insécurité urbaines, Paris PUF, 1998 (Que-sais-je ?). 2. Institut Montaigne, Management public et tolérance zéro, novembre 2001, p. 3. 3. Institut Montaigne, ibid., p. 5. 4. Dans la préface d’un des ouvrages du commissaire Bousquet (membre du SCHFPN), André-Michel Ventre, secrétaire général du SCHFPN, estime ainsi que le temps de la « discrétion forcée » des policiers est révolu et que son syndicat doit « contribuer au travail de réflexion sur les grands problèmes de notre société en étant le véhicule des analyses et des expertises opérées par certains de ses membres (Richard Bousquet, Insécurité : nouveaux enjeux, Paris, L’Harmattan, 1999). Cf. Laurent Mucchielli, « L’expertise policière des violences urbaines », Informations sociales, 92, 2001, p. 14-23. 5. Parmi les ouvrages de membres du SCHFPN, citons Richard Bousquet, Insécurité : nou-

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La tolérance zéro en France

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s’avère donc particulièrement intéressant. Or, aussi bien dans ces ouvrages que dans la revue des commissaires – La tribune des commissaires –, la tolérance zéro n’est que très rarement évoquée et, quand elle l’est, ce n’est que succinctement et de surcroît bien souvent pour s’en démarquer. À titre d’illustration, dans la critique de la police de proximité qu’il formule dans son ouvrage L’insécurité en France 1, O. Foll (ancien directeur de la police judiciaire parisienne), consacre trois lignes à la tolérance zéro new-yorkaise qu’il présente comme une recette permettant de lutter contre le « laxisme » en concluant sur l’idée que « cet exemple mérite réflexion pour voir dans quelle mesure il pourrait être adapté dans notre pays ». En revanche, dans les solutions pratiques qu’il préconise à la fin de son ouvrage, il n’y est nullement fait référence. La même discrétion est de mise dans l’ouvrage que co-écrit un inspecteur général de la police nationale, L. Rudolph, avec Ch. Soullez (futur chef de département à l’Observatoire national de la délinquance) dans leur ouvrage, Insécurité : la vérité 2. La posture rétive des hauts fonctionnaires de police au modèle new-yorkais s’explique en grande partie par la crainte de se voir imposer un modèle de fonctionnement de la police nationale, police du quotidien, où les commissaires se trouveraient sous la responsabilité directe d’un maire auquel ils devraient, comme sous la Troisième République, rendre des comptes. De manière significative, dans une tribune publiée dans le journal Le Monde intitulée « Sécurité : se garder des pseudomiracles », le secrétaire général du SCHFPN prend ses distances avec le modèle newyorkais. Il défend en effet l’idée que la forte criminalité qu’a connue New York dans les années 1980 tiendrait aux difficultés financières de cette ville qui ont eu pour conséquence une diminution des effectifs du New York Police Departement ayant « profondément affecté son potentiel. En revanche, ce sont aussi des fonds fédéraux qui ont permis les recrutements nécessaires dès 1990 et, par conséquent, le redressement spectaculaire qui impressionne nos élites » 3. Au regard des dérives supposées d’une « municipalisation » de la police, le modèle de New York « doit, estime-il, inviter à la plus grande prudence les maires qui rêvent de gérer, y compris au plan budgétaire, la sécurité de leur commune » 4. Ces multiples interventions dans l’espace public faisant référence à la tolérance zéro témoignent – dans une période où la gauche s’empare du thème de l’insécurité, où elle cherche des solutions, des recettes nouvelles – d’une effervescence du débat quant aux réponses à privilégier pour y remédier.

DÉCOUVERTE ET USAGES D’UN SLOGAN PAR LES ACTEURS POLITIQUES

S’il est difficile de mesurer leur impact auprès des élites politiques françaises, les nombreuses références au modèle new-yorkais ont, en tous les cas, suscité l’intérêt de nombre d’élus (de droite comme de gauche) qui, à partir de 1998, vont se rendre en « pèlerinage » à New York pour voir dans quelle mesure il serait possible de s’inspirer

veaux risques. Les quartiers de tous les dangers, Paris, L’Harmattan, 1998 ; Insécurité : nouveaux enjeux. op. cit. ; Luc Rudolph, Christophe Soullez, Insécurité : la vérité, Paris, Lattès, 2002. 1. Olivier Foll, L’insécurité en France. Un grand flic accuse, Paris, Flammarion, 2002. 2. L. Rudolph, C. Soullez, ibid. 3. André-Michel Ventre, « Sécurité : se garder des pseudo-miracles », Le Monde, 16 mars 2001. 4. A.-M. Ventre, ibid. Cf. infra sur les mises à distance expertes.

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Jacques de Maillard, Tanguy Le Goff

La tolérance zéro en France des méthodes et des outils appliqués dans cette ville. Et certains vont rapidement mesurer les usages qu’ils peuvent en faire, notamment dans le cadre des compétitions électorales.

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Durant l’été 1998, une mission de l’Association des maires de France (AMF) à laquelle participe le maire UDF d’Amiens, G. de Robien, et le maire PS de Mulhouse, J.-M. Bockel, part à la découverte du NYPD. Elle est chargée de définir la position de l’association sur le rôle des maires en matière de sécurité. Les deux élus assistent à une revue de l’état-major policier et accompagnent une patrouille de police, dans le quartier de Harlem notamment, où la police, expliquent-ils à leur retour, « fait le ménage bloc par bloc » 2. En septembre 1999, Ch. Estrosi (député RPR et secrétaire national à l’animation de ce parti politique), à son tour, part découvrir la police new-yorkaise, dont il explique la réussite par les méthodes de travail : « spécialisation, disponibilité, efficacité : voilà le tryptique de la réussite méthodologique ». Tout juste élu maire de Lyon, après une campagne où la sécurité a constitué l’une des priorités de son programme électoral, le socialiste G. Collomb rencontre, à l’occasion de l’Assemblée mondiale des villes, son homologue R. Giuliani pour parler des problèmes de sécurité. Il en revient avec deux convictions : d’une part, une réponse efficace à la délinquance passe par une politique de réponse systématique à tout acte de délinquance – « quand un cambrioleur casse un carreau, il doit être remplacé aussitôt sinon vous en aurez un deuxième et le sentiment d’insécurité débutera » – d’autre part, il est nécessaire de coordonner les forces de sécurité sur une ville sur le modèle de la « Task force du NYPD » 3. Bien d’autres élus, notamment ceux qui se sont spécialisés au sein de leur parti sur les questions de sécurité, ont également fait le voyage à New York. À droite, c’est le cas de l’adjoint chargé des questions de sécurité d’Orléans, F. Montillot, mais aussi du futur maire de Toulouse, Ph. Douste-Blazy. En octobre 1999, celui-ci déclare à un journaliste du Figaro : « J’ai décidé cet été de me rendre à New York afin d’étudier les remèdes et les raisons de ce qui est présenté partout dans le monde comme une réussite exemplaire. Il y a six ans, j’ai vécu plusieurs mois à New York où j’avais rejoint une équipe de chercheurs. Le contraste entre la situation d’hier et celle d’aujourd’hui est saisissant : il n’y a plus de zones de non-droit, Harlem n’est plus le territoire de ces bandes rivales qui entretenaient un véritable climat de guerre civile » 4. À gauche, Julien Dray (député de l’Essonne chargé des questions de sécurité au sein du PS), dans le cadre de la rédaction d’un ouvrage où il dresse le constat des problèmes d’insécurité en France et des réponses à y apporter, se rend aussi à New York, en juillet 1998. Le succès du slogan « tolérance zéro » conduit les élus à faire du policy tourism à New York, il est aussi l’objet de plusieurs usages politiques ; trois peuvent être distingués. 1. Nous empruntons l’expression à David Dixon et Lisa Maher (« Containment, Quality of Life and Crime Reduction : Policy Transfers in the Policing of a Heroin Market », dans T. Newburn, R. Sparks (eds), Criminal Justice and Political Cultures..., op. cit., p. 234-266, dont p. 259) qui rappellent fort justement que le transfert du modèle new-yorkais résulte également de l’attractivité de la ville, particulièrement propice à l’organisation de voyages d’étude. 2. « Deux députés français à l’école de la police new-yorkaise », Le Monde, 26 avril 2001. 3. « À Lyon, Gérard Collomb veut reconquérir la place des Terreaux », Le Figaro, 21 juin 2001. 4. Le Figaro, 2 octobre 1999.

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Le policy tourism 1 des élus

Jacques de Maillard, Tanguy Le Goff

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Le premier usage est la mobilisation de la référence à la tolérance zéro dans le cadre d’une stratégie de conquête électorale ou de démarcation politique au sein de son propre camp. Elle a ainsi été agitée par des candidats comme « la » solution aux problèmes de sécurité de la ville dans laquelle ils se sont présentés, particulièrement dans les grandes villes – Paris, Lyon, Marseille. L’instrumentalisation de ce slogan est principalement le fait d’élus de droite jouant sur un registre punitif (plus de sanctions à l’égard des mineurs, mise sous tutelle des allocations familiales) et cherchant à se construire une image de candidat volontariste, ferme et efficace dans la lutte contre l’insécurité, autant de qualités jugées positives qui seraient attachées à cette stratégie policière étrangère. Dans cette perspective, l’usage de la tolérance zéro se double d’une critique du modèle policier français, jugé inadapté à la résolution de problèmes parce que trop centralisé, alors que le traitement de la délinquance devrait être effectué à partir du local, à partir des maires. La critique s’accompagne d’ailleurs d’un plaidoyer en faveur d’une plus grande responsabilité des maires et d’un accroissement de leurs pouvoirs de police, à l’instar de leur homologue new-yorkais. Significative à cet égard est la position défendue à Lyon par Ch. Millon face au candidat officiel de la droite, M. Mercier. Il se dit convaincu que « le pouvoir gouvernemental n’est plus à même de gérer cette question » et « propose que le maire de Lyon et les maires d’arrondissement exercent pleinement leurs fonctions d’officier de police judiciaire » 1. De même, à Paris, dans le cadre de la lutte interne qui oppose les différents candidats RPR, J. Toubon se dit partisan « d’un transfert des pouvoirs de police au maire » afin de parvenir, comme à New York, à une « tolérance zéro pour l’incivisme et la délinquance » 2. La tolérance zéro est également mobilisée dans une stratégie de repositionnement au sein de son propre camp politique. On peut classer dans cette catégorie les prises de position des « atlantistes » qui prônent, au sein du RPR, une ligne résolument libérale. À la tête de Démocratie libérale, A. Madelin, dès 1998, s’est posé en fervent défenseur du modèle new-yorkais 3. Avec une position un peu plus nuancée, N. Sarkozy a joué sur le même registre. Dans un passage de son livre Libre, publié en 2001, il vante les résultats obtenus à New York : « D’autres démocraties que la nôtre, confrontées aux mêmes problèmes, ont obtenu des résultats. L’exemple new-yorkais est le plus connu. Il a même fini par être banalisé. Qui aurait pu imaginer il y a seulement dix années que le métro de New York deviendrait l’un des plus sûrs au monde ? » Au regard de « ce modèle de réussite », il défend l’idée que « le responsable [de la sécurité] ne peut être que le maire, démocratiquement élu et ayant la charge de la bonne marche quotidienne de la cité. Qui contesterait que la sécurité ne fait pas partie de cette bonne marche ? » 4. Le second usage de la référence à la tolérance zéro est le fait d’élus dans le cadre d’une critique « experte » de la politique gouvernementale. Ces élus ont pour particularité de détenir un savoir spécialisé acquis dans leur activité professionnelle (magistrat, policier, avocat, consultant en sécurité). Et c’est précisément au nom de ce savoir, de leur statut professionnel, qu’ils interviennent dans le débat public. Plusieurs figures de droite peuvent ici être évoquées – celles des juges G. Fenech et A. Marsaud, ou du consultant

1. Le Monde, 6 mars 2001. 2. « Toubon joue le Paris gagnant », Le Figaro, 30 juin 1998. 3. « Le président de DL s’efforce de tirer le libéralisme vers la modernité », Le Figaro, 19 octobre 1998. 4. Nicolas Sarkozy, Libre, Paris, Robert Laffont, 2001, p. 196 et p. 253-259.

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Les usages politiques de la tolérance zéro

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en sécurité, F. Montillot. Ce sont ces élus qui formulent les plus fervents plaidoyers en faveur de la tolérance zéro. La tribune de G. Fenech dans Le Figaro du 5 novembre 2005, où il reprend mot à mot l’introduction de son ouvrage Tolérance zéro. En finir avec la criminalité 1, est significative de l’approche « punitive » défendue par certains de ces « élus experts » : « Appliquée aux violences urbaines, la tolérance zéro ne signifie pas l’éradication de toute forme de criminalité. La tolérance zéro est une nouvelle approche du crime et de la violence. [...] La tolérance zéro veut aussi marquer une rupture avec trente ans de tolérance sans bornes qui nous ont conduits à une impasse. [...] Finie, donc, l’école de l’excuse, de la déresponsabilisation et de l’angélisme face à la criminalité. [...] En France, le miracle new-yorkais est aussi possible » 2. Ici, la tolérance zéro est donc utilisée pour défendre une ligne de discours sur la lutte contre l’insécurité très dure, mais assez éloignée du modèle new-yorkais, puisqu’elle est entendue avant tout comme une réponse judiciaire et non policière. Sous couvert de nouveauté, voire de « modernité », par opposition aux recettes des politiques préventives taxées de « laxisme » et considérées comme désuètes, il s’agit de défendre une politique classique de renforcement des mesures répressives. Il s’agit aussi de redéfinir clairement les frontières partisanes en renvoyant la gauche à son « angélisme ». Le troisième usage est la mobilisation de la référence à la tolérance zéro par des élus de gauche visant à afficher leur décomplexion sur un thème traditionnellement considéré comme étant le monopole de la droite. On trouve principalement, parmi ces élus, ceux qui sont classés à l’aile « droite » du parti socialiste, de tendance libérale, qui ne cachent pas leur admiration pour la « troisième voie » de Tony Blair : J.-M. Bockel et G. Collomb sont les deux principaux élus de gauche qui ont ainsi mobilisés la tolérance zéro. Quel qu’en soit l’usage, il est frappant de constater que le recours à la tolérance zéro s’inscrit systématiquement dans le cadre d’une critique des vieilles recettes d’action publique, de leur usure. Surtout, par ses succès sur la chute de la délinquance et la fermeté qu’elle incarne, la mobilisation de la tolérance zéro permet d’afficher à la fois un fort volontarisme politique (ne pas avoir peur) et une approche dite pragmatique renvoyant « au bon sens » (on s’appuie sur ce qui marche ailleurs).

LA TOLÉRANCE ZÉRO DANS LES PRATIQUES DES ACTEURS ET DES PROGRAMMES DE SÉCURITÉ Au-delà des usages de ce slogan dans les batailles électorales, il convient de saisir comment la tolérance zéro influence les politiques françaises de sécurité. Il s’agit donc de s’intéresser aux effets pratiques de ces discours, à leur traduction dans des mesures, des outils et des instruments d’action publique aussi bien à l’échelle nationale que locale. Qu’est-ce qui est transféré ? Quel est le degré du transfert ? Quels sont les effets de ces transferts ? Deux précisions tirées de la littérature sur les transferts de politiques publiques sont ici nécessaires. Il est d’abord essentiel de réfléchir sur la nature de ce qui est transféré 3. Une politique publique est constituée d’un ensemble assez disparate d’éléments 1. Georges Fenech, Tolérance zéro. En finir avec la criminalité et les violences urbaines, Paris, Grasset, 2001. 2. « Tolérance zéro. En finir avec la criminalité », Le Figaro, 5 novembre 2005. 3. David Dolowitz, David Marsh, « Learning from Abroad : The Role of Policy Transfer in Contemporary Policy-Making », Governance, 13, 2000, p. 5-24.

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La tolérance zéro en France

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(symboles, doctrines, instruments de politiques) qui constituent des facettes différentes de la réalité. La circulation des mots, des symboles, ne signifie pas nécessairement le transfert des programmes et des instruments. Des pratiques peuvent être importées sans qu’y soit fait référence dans le discours politique, parce qu’elles risqueraient par exemple de ne pas apparaître légitimes politiquement. À l’inverse, des programmes peuvent être annoncés à grand renfort de déclarations tonitruantes sans véritablement entrer dans des programmes d’action 1. Ensuite, plutôt que de présumer un mimétisme ou un transfert total – ou symétriquement, une imperméabilité des modèles nationaux –, il paraît plus judicieux de distinguer entre plusieurs degrés de transfert : la copie (un programme est tout simplement transféré), l’émulation (les idées derrière une politique particulière sont adoptées ailleurs), la mixture (où différents programmes sont mélangés), l’inspiration (les idées d’un programme particulier sont utilisées mais le programme final diffère significativement) 2. On verra ainsi que, si le modèle new-yorkais inspire un certain nombre de réformes, sa mise en œuvre est, au mieux, partielle. L’usage du slogan « tolérance zéro » masque en effet des pratiques qui, en raison notamment du contexte institutionnel français (pouvoirs limités des polices municipales), de la culture préventive française bien ancrée ou des résistances quant à une trop grande managérialisation de l’action policière, apparaissent comme sensiblement différentes des politiques new-yorkaises.

LA TOLÉRANCE ZÉRO DANS LA POLICE NATIONALE : DES INSPIRATIONS LOINTAINES

Les ministres successifs depuis la fin des années 1990 ont à plusieurs reprises fait référence à la tolérance zéro, souvent d’ailleurs de façon positive. C’est le cas notamment de deux d’entre eux, J.-P. Chevènement et N. Sarkozy (cf. supra). Tous les deux ont même organisé des voyages d’étude à New York afin de s’inspirer de ce qui se faisait dans la capitale new-yorkaise. Temps 1 : la mission Chevènement Le ministre de l’Intérieur J.-P. Chevènement envoie une mission de cinq membres, dirigée par un conseiller du ministre, le commissaire J.-P. Havrin, à New York pendant une douzaine de jours au début de l’année 1998. À une époque où le ministère de l’Intérieur est en train de renouveler la doctrine d’emploi des forces de sécurité publique 3, l’expérience new-yorkaise constitue en effet un vivier potentiel pour les policiers français. La mission rendra deux types de rapports, l’un retraçant l’expérience new-yorkaise, l’autre effectuant des préconisations. Or, la mise à distance apparaît particulièrement nette. D’abord, les policiers français soulignent que le droit américain autorise à la police des pratiques que ne permet pas le droit français (notamment la possibilité de tendre des pièges aux délinquants). Surtout, les préconisations inspirées du cas new-yorkais sont 1. Cette deuxième possibilité ne doit cependant pas conduire à nier l’existence d’un transfert. Au contraire, il faut souligner l’importance de la dimension discursive dans les logiques de transfert, à la suite de Patrick Hassenteufel (« De la comparaison internationale à la comparaison transnationale. Les déplacements de la construction d’objets comparatifs en matière de politiques publiques », Revue française de science politique, 55 (1), février 2005, p. 113-132, dont p. 125-130). 2. D. Dolowitz, D. Marsh, « Learning from Abroad... », art. cité, p. 13. 3. Voir le récit bien informé qu’en fait Sebastian Roché (Police de proximité, Paris, Seuil, 2005).

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très éloignées de ce que l’on pouvait a priori attendre de la tolérance zéro. La mission retient en effet, selon le compte rendu qui en a été donné dans Le Monde 1, les recommandations suivantes : créer dans des sites pilotes des associations qui serviraient de contacts avec les forces de police ; responsabiliser les policiers par secteur afin de créer une obligation de résultats ; réaliser un sondage au sein de la police et de la population pour savoir ce que les gens attendent de la police. Sur ces trois propositions, seule la seconde renvoie directement à la politique de tolérance zéro, et encore, dans ses aspects les moins répressifs (et les moins spécifiques, puisqu’il s’agit ici de modèles de police assez répandus dans les pays anglo-saxons). Les deux autres ne renvoient pas à la tolérance zéro, elles désignent plutôt des mesures de rapprochement entre police et population (et témoignent en même temps à nouveau de la complexité de la politique new-yorkaise, qu’il ne faut pas réduire à une simple politique de sanction accrue). Autrement dit, en partant de New York, la mission retient d’abord et avant tout l’idée de community policing ! Par la suite, d’ailleurs, la réforme de la police de proximité s’éloignera quelque peu de cette orientation de tolérance zéro, pour s’apparenter plutôt au community policing anglo-saxon 2. Si l’on reprend les catégories de transfert avancées plus haut, il s’agit ici d’une inspiration (les idées sont reprises très librement) dans la mesure où les « passeurs » empruntent des pratiques de la police new-yorkaise qui sont assez éloignées du cœur de la tolérance zéro. Temps 2 : Sarkozy et la culture du résultat La nouvelle politique conduite par le ministre de l’Intérieur, à partir de 2002, semble correspondre plus fortement à la politique de tolérance zéro. On sait que N. Sarkozy n’avait pas caché dans le passé l’appréciation positive qu’il avait des politiques new-yorkaises (cf. supra). En outre, rapidement après son arrivée au ministère de l’Intérieur, en juillet 2002, N. Sarkozy fait le voyage à New York et annonce une série de mesures, notamment autour de « la culture du résultat », qui peuvent s’apparenter à la politique de tolérance zéro. Deux registres différents vont être en fait mobilisés par le ministre de l’Intérieur. Le premier consiste en une pénalisation accentuée d’un certain nombre de comportements (en particulier les rassemblements gênants dans les halls d’immeuble) et en une réorientation de l’action des forces de police vers la police judiciaire et l’interpellation des délinquants. Cette réorientation, qui traduit une conception principalement répressive de l’usage des forces de police, s’apparente à certains aspects du modèle new-yorkais, notamment dans la tentative de réoccuper les espaces publics. Mais il faut se garder d’y voir une forme d’emprunt, autre que lointain, aux méthodes new-yorkaises : il y a ici un retour à des pratiques classiques de la police nationale autour de ses standards d’action traditionnels 3.

1. « Une mission du ministère de l’Intérieur s’est rendue aux États-Unis du 26 janvier au 6 février », Le Monde, 16 février 1998. 2. Même si les logiques de transfert sont ici aussi loin d’être évidentes. Sebastian Roché (Police de proximité, op. cit.) note plus une affinité entre les modèles de community policing et la police de proximité à la française. Par ailleurs, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur au début de la réforme, ne cache pas une certaine hostilité à l’égard de la « police communautaire » anglo-saxonne qu’il soupçonne de trahir les idéaux républicains (S. Roché, ibid., p. 46-47). 3. Nicolas Sarkozy fait en effet appel aux responsables traditionnels de la police nationale dans sa réorientation (notamment les responsables ayant déjà officié lors du passage de Charles Pasqua au ministère de l’Intérieur), sans que l’on trouve trace d’une quelconque inspiration des méthodes retenues par William Bratton (voir entretien avec Dominique Monjardet, « La crise de l’institution policière ou comment y faire face ? », Mouvements, 44, mars-avril 2006, p. 67-77).

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La tolérance zéro en France

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Le second registre mobilisé par le nouveau ministre de l’Intérieur repose sur la tentative d’imposer une « culture du résultat » au sein de la police française. Cette politique se traduit notamment par la mise en place de tableaux de bord mensualisés avec convocation des préfets ayant les meilleurs ou les plus mauvais résultats, par l’instauration de primes au mérite pour les policiers, ainsi que par la diffusion d’instruments (tels que la main courante informatisée) permettant d’avoir un meilleur suivi de l’activité des forces de police. Au sein de cet ensemble de mesures, l’une d’elles, la convocation des préfets en fonction des évolutions de la délinquance dans leur département, n’est pas sans rappeler la pratique de la police new-yorkaise. C’est d’ailleurs de la sorte qu’elle sera présentée par N. Sarkozy 1. Toutefois, ici encore, l’empreinte des modes opératoires nationaux demeure essentielle. Les réunions de la police new-yorkaise sont hebdomadaires, impliquant un travail précis sur les zones de délinquance (avec un logiciel, Compstat) et un examen des stratégies d’action conduites, réunions au cours desquelles les responsables des différents precincts sont interrogés très minutieusement et systématiquement par les dirigeants du NYPD. Les réunions organisées par le ministre de l’Intérieur prennent, par contraste, un tour plus symbolique qu’opérationnel. Les réunions sont mensuelles, présidées par le ministre et se déroulent au niveau national, ce qui rend impossible une vraie réflexion opérationnelle, et ne sont convoqués que les préfets ayant les meilleurs ou les plus mauvais chiffres. Autrement dit, là où le système new-yorkais est tourné vers les dimensions opérationnelle et professionnelle et le traitement localisé des problèmes, son appropriation française est caractérisée par l’affichage symbolique, l’implication du politique et la remontée au niveau national. Par ailleurs, quand les réunions new-yorkaises ont induit des rétrogradations ou promotions, voire des licenciements, la politique française est loin de comporter de telles conséquences en terme de gestion des carrières des fonctionnaires. Ces réunions seront en outre abandonnées au bout de quelques mois. De ce point de vue, la réorientation de la politique policière dans un sens « law and order » par le nouveau ministre de l’Intérieur à partir de 2002 ne s’inspire que vaguement des méthodes new-yorkaises. Le tournant répressif se conçoit plutôt comme un retour aux méthodes traditionnellement valorisées par une partie de la profession policière française. La « culture du résultat » est très largement intégrée aux pratiques professionnelles et politiques dominantes, ou plutôt réactivée à cette occasion. On notera, enfin, un autre point dont les effets ne sont pas négligeables : le ministre de l’Intérieur s’annonce très rapidement comme un futur candidat à l’élection présidentielle, cette stratégie politique rendant particulièrement peu souhaitable la multiplication des bavures 2. Or, on le sait, l’un des défauts fréquemment pointés de la politique new-yorkaise a été justement l’existence d’une plus grande violence des forces policières 3.

LA « TOLÉRANCE ZÉRO » DANS LES POLITIQUES LOCALES : DES EMPRUNTS PARCELLAIRES

Voyons maintenant ce qu’il en est dans les politiques locales. Ici, la difficulté méthodologique est importante, dans la mesure où nous n’avons que peu d’informations sur 1. « La police “au résultat” commence aujourd’hui », Le Figaro, 11 octobre 2002. 2. Voir, sur ce point, Fabien Jobard, « Sociologie politique de la racaille. Les formes de passage au politique des “jeunes bien connus des services de police” », dans Hugues Lagrange, Marco Oberti (dir.), Émeutes urbaines et protestations. Une singularité française, Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 59-79, dont p. 71-73. 3. Judith Greene, « Zero Tolerance : A Case Study of Police Policies and Practices in New York City », Crime and Delinquency, 45 (2), 1999, p. 171-187.

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les politiques locales conduites en matière de police. Nonobstant cette précaution, il semble que le nombre d’expériences locales où la tolérance zéro a constitué une véritable référence dans la conduite des politiques de sécurité soit particulièrement réduit. Dans les travaux existants aujourd’hui sur les politiques locales de sécurité, nous n’avons pas trouvé trace de maires revendiquant l’usage de la tolérance zéro et/ou de pratiques de police municipale s’y référant explicitement 1. Aux Mureaux, par exemple, dont le maire avait adopté un style politique mêlant punitivité et un certain populisme, il n’est pas question de référence à la tolérance zéro, voire même de changement des pratiques de la police municipale dans un sens plus punitif ou managérial 2. Significativement, parmi les maires s’étant déclarés favorables à la tolérance zéro, aucun d’eux n’a modifié les pratiques de sa police municipale dans un sens conforme aux orientations de celle-là. Particulièrement symptomatiques sont, sur ce point, les exemples des villes de Mulhouse ou d’Amiens. De retour de New York, les maires de ces deux villes n’ont pas transformé la doctrine de leur police municipale dans un sens conforme aux prescriptions du modèle new-yorkais 3. Pour la ville de Lyon, dont le maire s’est également déclaré favorable à cette politique, la mairie a redéployé ses effectifs de police municipale et a conduit, en lien avec la police nationale, une politique de surveillance des espaces publics (notamment autour des gares ferroviaires ou dans le centre-ville) et d’implication accrue dans la lutte contre la petite délinquance, sans que l’on puisse parler pour autant d’application de la tolérance zéro 4. Les emprunts les plus importants ont été opérés dans l’usage des instruments technologiques, et en particulier les logiciels de cartographie de la délinquance et de mesure des résultats. Certaines villes se sont dotées de logiciels permettant de localiser assez précisément les actes de délinquance au sein de la commune (à l’instar de Quimper, Aulnay-sous-Bois ou Roubaix 5). Si les élus locaux de droite laissaient paraître une plus grande réceptivité vis-à-vis du « miracle new-yorkais », on ne trouve pas pour autant de logique partisane affirmée dans la conduite des politiques locales. Mais c’est sans doute le cas de la préfecture de police de Paris qui présente l’exemple le plus poussé de tentative d’importation du Compstat new-yorkais 6. Avec la réforme de la police urbaine de proximité, ont été mis en place des Bureaux de coordination opérationnel (BCO) où se trouve centralisée l’information en matière de procès-verbaux, plaintes, comptes rendus d’activité des brigades et des îlotiers dans les différents arrondissements. Ces bureaux sont chargés de traiter et analyser l’information. À partir de 2001, le nouveau préfet de police de Paris commence à mettre en place des réunions hebdomadaires par secteur où sont examinés systématiquement les problèmes de 1. Voir Jérôme Ferret, Christian Mouhanna (dir.), Peurs sur les villes, Paris, PUF, 2005 ; Tanguy Le Goff, Les maires : nouveaux patrons de la sécurité ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008 ; Jacques de Maillard, « Les politiques de sécurité. Réorientations politiques et différenciations locales », Sciences de la société, 65, mai 2005, p. 105-122. 2. Jacques de Maillard, « Sans angélisme. De la lutte contre l’insécurité dans une commune de banlieue parisienne », dans J. Ferret, C. Mouhanna (dir.), Peurs sur les villes, ibid., p. 45-61. 3. Pour Amiens, voir Tanguy Le Goff, « Un maire patron de la sécurité locale », dans J. Ferret, C. Mouhanna (dir.), Peurs sur les villes, ibid., p. 23-43. 4. Séverine Germain, « Les politiques locales de sécurité en France et en Italie. Une comparaison des villes de Lyon, Grenoble, Bologne et Modène », thèse pour le doctorat en science politique, Grenoble, Institut d’études politiques, 2008, p. 477-485. 5. « À Roubaix, une carte pas très tendre », Libération, 26 septembre 2002. 6. Emmanuel Didier, Des statistiques pour un nouveau management de la police, Rapport ACI « Sécurité routière et société », 2005 ; Dominique Monjardet, Christian Mouhanna, Réinventer la police urbaine : Paris-Montréal, rapport CAFI-PUCA, 2005.

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La tolérance zéro en France

Jacques de Maillard, Tanguy Le Goff

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DE LA RÉAPPROPRIATION À L’AUTONOMISATION DE LA TOLÉRANCE ZÉRO Les deux parties précédentes témoignent d’un contraste entre les rhétoriques déployées autour de la tolérance zéro new-yorkaise et son usage dans les politiques nationales et locales. Il ne faut cependant pas s’arrêter à ce seul constat d’un écart entre discours et pratique, symbole et substance. En regardant plus attentivement les discours mobilisés et les recettes d’action publique proposées, on observe toute une série de déplacements et de réappropriations autour de la tolérance zéro. Ces déplacements s’expriment de différentes manières. D’abord, des acteurs font référence à la tolérance zéro pour s’en démarquer, soit en insistant sur les difficultés du transfert, soit en arguant de son caractère non souhaitable, soit en se réappropriant cette notion dans leur univers de référence. De façon plus radicale s’est diffusé un usage généralisé de la figure de la tolérance zéro détachée de la référence à la politique new-yorkaise.

LA TOLÉRANCE ZÉRO NEW-YORKAISE, ENTRE INSPIRATION ET REJET

Cette mise à distance de la tolérance zéro s’est en fait assez rapidement exprimée dans les champs politiques autant qu’experts. Elle s’opère de deux façons différentes : chez les experts, il s’agit d’un déplacement (ils remplacent la référence à la tolérance zéro par d’autres modèles, souvent puisés au sein même des expériences américaines), tandis que pour les acteurs politiques, il s’agit d’un glissement plus ou moins conscient (la tolérance zéro est progressivement traduite dans un autre univers de sens, passant de la politique policière à la politique judiciaire). Rejets et déplacements : les mises à distance expertes Il ne faudrait pas penser que les experts ont joué un simple rôle de diffuseur du modèle new-yorkais. Au contraire, il apparaît que, même parmi ceux qui en sont a 1. Cité dans D. Monjardet, C. Mouhanna, Réinventer..., ibid., p. 89.

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délinquance et, une fois par mois, les chefs d’arrondissement doivent présenter les principaux résultats de leur territoire (évolution de la délinquance, taux de résolution, activité contraventionnelle des services de police, etc.). Ces réunions obligent les commissaires à se défendre très sérieusement en cas de mauvais résultats. L’un des participants commente : « Ces réunions, ça dure trois heures, il y a une ambiance assez “ examen”. On ne joue pas sa tête mais le commissaire qui rapporte de mauvais résultats trois fois sans développer une stratégie est “mal assis”. [...] Ce suivi pèse sur le fonctionnement local. Le regard du préfet est assez pointu, précis, assez inquisitorial » 1. Autrement dit, il semble que les pratiques de tolérance zéro aient contribué à inspirer des municipalités ou des services locaux de l’État souhaitant redéployer leurs effectifs, faire un usage de moyens technologiques pour contrôler l’espace public et mettre en place des mesures plus répressives en matière d’occupation de l’espace public. Cependant, même dans ces cas, l’expérience new-yorkaise joue un rôle bien limité : elle stimule des idées plus qu’elle ne façonne des recettes.

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priori les promoteurs, une série de précautions a pu être exprimée. En fait, la plupart des études et rapports considèrent, avec des inflexions différentes, que la politique de tolérance zéro n’est ni directement applicable, ni nécessairement souhaitable en France. Les missions, rapports et ouvrages portant sur le cas new-yorkais sont rarement catégoriques. Deux exemples peuvent en être donnés. Dans L’Amérique, la violence et le crime, A. Bauer et E. Pérez consacrent un chapitre entier à ce qu’ils appellent (tout en le mettant entre guillemets), « Le miracle de New York » 1, détaillant amplement les stratégies mobilisées par la police new-yorkaise, mais ils ne terminent par aucune recommandation spécifique. Ils relatent la redéfinition des objectifs et les outils utilisés par le NYPD sans s’en faire les promoteurs explicites. S’ils affirment (ce qui constitue d’ailleurs un jugement controversé au sein de la littérature scientifique) que, « dans la lutte contre la criminalité, le succès enregistré à New York semble avant tout dû à l’activité de la police » (p. 8), ils rendent compte également de ce qu’ils appellent les dysfonctionnements, les tensions avec les minorités qu’une telle politique a provoqué (p. 40-42). De façon plus directe encore, le rapport sur les violences urbaines réalisé par les deux universitaires S. Body-Gendrot et N. Le Guennec 2, commandé par le ministre de l’Intérieur J.-P. Chevènement, reste sceptique quant aux leçons à retenir des politiques new-yorkaises (et des pratiques anglosaxonnes de façon plus générale). Si les auteurs soulignent les succès new-yorkais (l’utilisation réussie de la technologie et la responsabilisation des policiers notamment), elles relativisent la performance au regard des évolutions connues dans d’autres villes et, surtout, soulignent les risques politiques associés à de telles méthodes policières : « Les pratiques de la police new-yorkaise accompagnées d’un discours triomphaliste se paient d’un prix très élevé pour les jeunes issus des minorités » (p. 123) 3. Dans une large partie des travaux français, c’est en fait une dissociation qui est opérée entre deux inspirations américaines : l’une est celle de la théorie de la vitre brisée, qui consiste à tenter d’enrayer une spirale de la dégradation dans les quartiers en mobilisant les communautés de voisinage 4, l’autre est celle de la politique de tolérance zéro telle qu’elle a été conduite à New York par W. Bratton et R. Giuliani. S. Roché, dans un ouvrage paru en 2002 au titre en forme d’interrogation (Tolérance zéro ?), met en évidence les dangers associés à de telles politiques et parle à leur propos d’imbécillité pénale : « Pour améliorer les choses, il suffit de répondre à tout » 5. Reprenant les propos de G. Kelling 6 – l’un des auteurs de la théorie de la vitre cassée et inspirateur initial de la politique new-yorkaise –, S. Roché parle de la tolérance zéro comme de l’enfant illégitime de la vitre cassée 7. Dans un autre ouvrage qui fait une large place aux expériences

1. Alain Bauer, Émile Pérez, L’Amérique, la violence et le crime, Paris, PUF, 2000, p. 8-42. 2. Sophie Body-Gendrot, Nicole Le Guennec, Mission sur les violences urbaines, Paris, La Documentation française, 1998. 3. Les auteurs soulignent également les risques politiques d’une telle politique de répression en France, où les médias continuent de relayer la résistance de certains intellectuels contre les dérives répressives, tandis qu’aux États-Unis, « la compassion sociale a trouvé ses limites » (S. Body-Gendrot, N. Le Guennec, ibid., p. 136). 4. Il s’agit de l’article de J. Q. Wilson, G. Kelling, « Broken Windows.. », art. cité. 5. Sebastian Roché, Tolérance zéro ? Incivilités et insécurité, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 150. 6. George Kelling, « Fixing Broken Windows, an Interview », Law Enforcement News, 22 (511-512), mai 1999, p. 8-14. 7. S. Roché, Tolérance zéro ?..., op. cit., p. 145.

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La tolérance zéro en France

Jacques de Maillard, Tanguy Le Goff américaines 1, plusieurs auteurs font un constat similaire : autant la vitre cassée suggère une politique de remobilisation collective contre l’insécurité, autant la tolérance zéro ne constitue une politique ni souhaitable, ni applicable en France. Le positionnement des experts traduit donc à la fois un rejet et un déplacement. Rejet, certes nuancé, dans la mesure où nulle part la politique new-yorkaise est perçue comme adaptable (à la fois parce que ce n’est pas possible et parce que ce n’est pas souhaitable) ; elle peut tout au plus constituer une source d’inspiration en matière de responsabilisation professionnelle ou d’adoption d’une stratégie politique. Déplacement, dans la mesure où ces experts ouvrent souvent la focale pour faire circuler d’autres expériences américaines qui prennent leur source ailleurs. Ce sont notamment les références à la vitre cassée ou au community policing promus ailleurs aux États-Unis qui retiennent l’attention.

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Parmi les acteurs politiques, les références faites à la tolérance zéro par des acteurs politiques locaux essentiellement, ne s’installent pas véritablement au niveau national. Si certains partis, comme Démocratie libérale, y font référence au cours de l’année 1998 (cf. supra), la plupart des responsables s’en détacheront. Significatifs à ce propos sont les positionnements adoptés par le gouvernement de gauche plurielle et par le candidat RPR à l’élection présidentielle. On sait que J. Chirac a utilisé la sécurité au cours de sa campagne présidentielle de 2002 pour fragiliser son principal concurrent, L. Jospin. On aurait pu considérer que la tolérance zéro allait constituer dans cette perspective un slogan mobilisable politiquement. Or, si J. Chirac évoque à plusieurs reprises la tolérance zéro dans ses premiers discours de campagne, c’est pour s’en démarquer rapidement. Sa déclaration du 14 juillet est significative : « Il est donc indispensable que l’on retienne le principe que toute agression, tout délit doit être sanctionné au premier délit. C’est ce qu’on appelle la tolérance zéro. Naturellement, je ne fais pas référence à la façon dont le maire de New York a traité ses affaires. Ce n’est pas notre culture. Mais je dis que nous avons, en France, une technique judiciaire qui existe – la réparation – et qui n’est pas utilisée » 2. En fait, le chef de l’État, qui s’apprête à devenir candidat à l’élection présidentielle, prend bien soin de se démarquer de cette référence américaine, de façon certes quelque peu elliptique, et lui substituera un autre slogan : l’impunité zéro. Cette mise à distance pointe la volonté de ne pas s’en tenir à une simple dimension répressive, dans la mesure où est – vaguement – fait référence à un outil sous-utilisé, la réparation, qui semble figurer ici comme une alternative à la seule répression. Surtout, l’attention est portée sur l’action judiciaire (punir les auteurs interpellés) plutôt que policière. Par la suite, même si la campagne présidentielle sera conduite sur la thématique de la sécurité, la référence à la tolérance zéro – et plus largement tout programme précis en matière policière – disparaît du répertoire du président de la République.

1. F. Ocqueteau (dir.), Community Policing..., op. cit. Voir notamment l’article d’Anne Wyvekens (« Community policing façon Chicago, ou du bon usage de l’exemple américain », dans ibid., p. 109-134) qui promeut le community policing chicagoan plutôt que la tolérance zéro new-yorkaise. Sur le community policing à Chicago, voir Wesley Skogan, Police and Community in Chicago. A Tale of Three Cities, Oxford, Oxford University Press, 2006. 2. Déclaration du 14 juillet 2001, rapportée dans Le Monde, 17 juillet 2001.

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Rejets et glissements : les esquives politiques

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Quand il arrive au pouvoir en 1997, le parti socialiste fait son aggiornamento en matière de sécurité 1. Malgré cela, les références à la tolérance zéro new-yorkaise vont se faire plutôt prudentes. Après un certain malaise, les responsables gouvernementaux vont assez clairement marquer une distance par rapport à l’expérience new-yorkaise. Deux déclarations en sont particulièrement symptomatiques. Interrogé dans Le Figaro sur sa position par rapport à la tolérance zéro pratiquée à New York, J.-P. Chevènement commence par reconnaître les effets de cette politique en matière de baisse des taux d’homicide, pour immédiatement préciser que le niveau des homicides en France est sans commune mesure par rapport à la situation américaine. Il insiste ensuite sur les différences entre France et États-Unis : « Nous ne sommes pas dans le même type de société et nous ne devons pas nous en rapprocher. La citoyenneté est le socle de la sûreté » 2. Quand le journaliste le réinterroge sur la tolérance zéro, le ministre de l’Intérieur déplace le débat sur le terrain judiciaire en indiquant que tout acte délictueux devait trouver une réponse judiciaire, même si cette réponse n’était pas nécessairement la prison. Dans Le Monde du 6 septembre 2001, la ministre de la Justice, M. Lebranchu, indiquait que le gouvernement ne voulait « pas reproduire le modèle américain de la “tolérance zéro” », tout en plaidant pour « une réponse pénale à toute infraction à la loi. Ce qui veut dire qu’aucun délit ne doit rester impuni » 3, dans une formulation étonnamment proche de celle utilisée quelques semaines plus tôt par J. Chirac. Le déplacement du débat ainsi opéré plus ou moins consciemment par les acteurs politiques, président et gouvernement, est intéressant : la tolérance zéro est ici entendue au sens de réponse judiciaire à tous les délits, notamment ceux conçus par les mineurs. Or, la tolérance zéro new-yorkaise ne porte pas principalement sur cette question : il s’agit d’une doctrine d’emploi des forces de police non spécifiquement centrée sur les mineurs, plutôt que d’une redéfinition de la réponse judiciaire principalement concernée par la délinquance juvénile. De façon progressive, les acteurs politiques intériorisent la référence à la tolérance zéro pour en faire autre chose que celle représentée dans le cas new-yorkais ; de ce fait, ils préparent le terrain à l’autonomisation de la référence à la tolérance zéro (cf. infra). Autrement dit, la tolérance zéro devient une référence vague à un modèle qui est censé marcher 4, mais faisant l’objet de traductions constantes en fonction des objectifs que s’assignent les acteurs mobilisant cette référence. De ce fait, la tolérance zéro perd toute consistance. Ainsi que le remarquaient Jones et Newburn pour le Royaume-Uni, si la tolérance zéro se déplace, c’est en changeant de sens en fonction des contextes 5.

1. Voir notamment les actes du colloque de Villepinte, Des villes sûres pour des citoyens libres, Paris, La Documentation française, 1997. 2. « Jean-Pierre Chevènement : “ma conception de la société” », Le Figaro, 6 juillet 1999. 3. « Mme Lebranchu et M. Vaillant veulent remobiliser la gauche sur la sécurité », Le Monde, 6 septembre 2001. 4. Voir, à ce propos, les remarques de Fabien Desage et Jérôme Godard, « Désenchantement idéologique et réenchantement mythique des politiques locales. Retour critique sur le rôle des idées dans l’action publique », Revue française de science politique, 55 (4), août 2005, p. 633-661, dont p. 655-660. 5. Trevor Jones, Tim Newburn, « The Convergence of US and UK Crime Control Policy : Exploring Substance and Process », dans T. Newburn, R. Sparks (eds), Criminal Justice and Political Cultures..., op. cit., p. 123-151, dont p. 133. Maurice Punch, à partir de l’exemple néerlandais, considère que la tolérance zéro est une notion vague utilisée par les acteurs politiques et policiers selon quatre significations différentes : des sanctions renforcées dans la délinquance de rue, la lutte contre les désordres mineurs en référence à la théorie de la vitre cassée, Compstat et la gestion managériale des effectifs, et une police qui s’affirme plus (Maurice Punch, Zero Tolerance Policing, Bristol, The Policy Press, 2007, p. 33-35).

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La tolérance zéro en France

Jacques de Maillard, Tanguy Le Goff

La tolérance zéro a progressivement été mobilisée de manière déconnectée de la politique new-yorkaise pour simplement désigner la fermeté de l’action à mener face à un problème social : tolérance zéro face au tabagisme, contre les risques de santé, contre les propos racistes, pour les missiles nord-coréens, pour le cannabis, voire même contre les dérapages de N. Sarkozy ! Cet usage de la figure de la tolérance zéro fait l’objet d’une forme de traduction qui la coupe de son socle new-yorkais. C’est une référence particulièrement utilisée par des acteurs politiques souhaitant afficher leur volontarisme. Par exemple, en tant que ministre de l’Intérieur, N. Sarkozy parle de tolérance zéro pendant les émeutes de novembre 2005 (après 4 jours d’émeutes) 1. Plus généralement, il use de cette référence de façon récurrente : contre les attaques d’extrême droite, les infractions routières, les attaques antisémites, la tolérance double zéro pour les crimes racistes, etc. Les occurrences dans la presse de la référence à la tolérance zéro traduisent bien cette autonomisation par rapport à la politique new-yorkaise. En utilisant la base de données Europresse.com, nous avons fait compléter notre première recherche (croisant « tolérance zéro » et « New York ») par une seconde avec le seul critère « tolérance zéro ». Dans le deuxième cas, on obtient une augmentation quasi continue de l’utilisation de ce terme : 30 documents en 1998 ; 372 documents en 2001 ; 568 documents pour 2003 (avant une baisse en 2004). En croisant « tolérance zéro » et « New York », on obtenait une augmentation certaine à la fin des années 1990, suivie d’une baisse depuis 2002.

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L’AUTONOMISATION D’UN SLOGAN

La tolérance zéro en France Au final, au regard des rhétoriques politiques mobilisées, il apparaît que le rapport à la tolérance zéro est nettement plus ambivalent que ne le suggèrent les théorisations au fondement empirique pour le moins incertain sur le « fac-similé » européen : d’abord, on est loin d’avoir une fascination de l’ensemble des acteurs politiques et des experts visà-vis de cette politique ; ensuite, la plupart de ceux qui y font référence n’ont que faiblement construit la notion, ce qui se traduit notamment par une très forte réappropriation de cette référence dans le débat politique français ; enfin, la référence à la tolérance zéro liée à la politique new-yorkaise est très circonscrite dans le temps (entre 1999 et 2001), par la suite, cette référence, si elle se généralise, s’autonomise par rapport à la source new-yorkaise.

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Que nous montrent en définitive les usages de la tolérance zéro dans le débat politique, ainsi que dans les politiques policières en France ? Trois leçons peuvent en être tirées. D’abord, l’usage en définitive très circonscrit de la tolérance zéro dans les politiques policières vient rappeler l’importance des prismes politiques, cognitifs et institutionnels. Politiques, dans la mesure où les contextes de compétition électorale diffèrent fortement. Au début des années 1990, la police new-yorkaise est confrontée à un profond déficit de légitimité qui affecte le pouvoir politique et qui sera à l’origine d’une campagne particulièrement énergique du challenger républicain, R. Giuliani, sur la thématique des désordres urbains. En France, afficher trop explicitement une politique de tolérance zéro, c’est risquer d’être perçu comme étroitement répressif. La référence à l’exemple new-yorkais doit rester prudente. N. Sarkozy, par exemple, s’est employé à de nombreuses reprises à qualifier sa politique d’« équilibrée » et a très fortement limité les références à la politique new-yorkaise dans ses différentes déclarations publiques à partir de 2002. Prismes cognitifs, ensuite, dans la mesure où la très large majorité des experts qui se sont intéressés à la tolérance zéro ont en fait plutôt marqué leur réticence à l’égard d’une telle politique. Les pratiques de tolérance zéro demeurent notamment perçues avec une certaine suspicion par les élites policières françaises. Cette orientation autour d’une managérialisation des forces de police, de l’évaluation systématique, avec des conséquences professionnelles directes en cas de mauvais résultats, est éloignée des pratiques en vigueur au sein des forces de police nationale. Prismes institutionnels enfin, dans la mesure où la distribution des compétences entre les différentes forces de police rend illusoire la possibilité de rendre les maires responsables de ces forces, ce qui constitue tout de même l’un des ressorts essentiels des politiques new-yorkaises. Cette étude attire également l’attention sur le décalage qui peut exister en matière de transfert des politiques (et donc d’usage de l’étranger) entre symbole et substance. Ainsi que l’ont relevé Jones et Newburn pour le Royaume Uni 1 ou Punch pour les Pays-Bas 2, la circulation des slogans ne signifie pas la circulation des pratiques. Ce dont témoigne l’usage de la tolérance zéro, c’est la dissociation partielle entre le registre symbolique, où sont valorisés les slogans, les symboles efficaces politiquement, et le registre substantiel, c’est-à-dire ce qui relève des programmes d’action et des politiques policières. Sur le registre symbolique, la tolérance zéro évoque à la fois le volontarisme et l’efficacité politique, qui sont d’ailleurs, dans les différents extraits, deux registres fréquemment attribués aux valeurs américaines. En revanche, la tolérance zéro ne dépasse 1. T. Jones, T. Newburn, Policy Transfer and Criminal Justice..., op. cit., p. 142. 2. M. Punch, Zero Tolerance Policing, op. cit.

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que rarement le cadre du slogan. De façon significative, c’est un discours surtout utilisé par les acteurs politiques quand ils sont dans l’opposition. Ceci ne signifie pas pour autant que les mots et symboles ne soient pas importants 1. Les mises en forme discursives sont au contraire significatives socialement dans la mesure où elles cristallisent les univers de références, les connaissances, voire les imaginaires des acteurs politiques et professionnels. Ici, l’usage omniprésent de la tolérance zéro traduit à la fois une crispation de la société française à la fin des années 1990 en matière de sécurité et la nécessité de trouver des réponses rassurantes, qui marquent le volontarisme des acteurs politiques. À la gauche de l’échiquier politique, un tel usage manifeste une décomplexion à l’égard de la référence à la répression. Il témoigne également en creux d’une usure des recettes d’action publique jusque-là mobilisées en France : la référence à la tolérance zéro traduit une volonté de regarder ailleurs, à un moment où l’on a le sentiment que les politiques françaises ne marchent plus. Les usages de la référence new-yorkaise invitent à retenir une troisième leçon : même lorsqu’on en reste à l’usage discursif, on note le rapport au total très distancié utilisé dans la référence à l’étranger. D’abord, les acteurs politiques de droite comme de gauche prennent assez souvent leurs distances par rapport à cette politique. Ses promoteurs zélés ne sont pas si nombreux. Elle est bien plus utilisée comme un exemple « à méditer » (souvent sans plus de précision) qu’à adopter. En outre, même si la politique policière de New York est bien souvent construite comme un modèle à suivre (ou tout au moins dont on devrait s’inspirer), elle est aussi, comme en miroir, pour ses plus fervents opposants, érigée comme l’incarnation par excellence des dérives d’un modèle américain qui tendrait à se constituer en État pénal. Surtout, la tolérance zéro est mal connue, autant par ses contempteurs que par ses thuriféraires. Les expériences de tolérance zéro servent comme d’un mythe mobilisateur diversement approprié plutôt que de technique de gouvernement de l’insécurité. L’omniprésente référence à la tolérance zéro offre même quelque chose de paradoxal : ceux qui ont été les principaux promoteurs du miracle new-yorkais (Giuliani, Bratton, Kelling) ont en définitive pris très rapidement leurs distances avec la formule même de tolérance zéro, qu’ils jugeaient inappropriée (la police ne peut pas tout faire) et véhiculant un sens trop répressif à l’action policière. Clôturons d’ailleurs avec ce commentaire ironique de G. Kelling : « Je n’ai jamais utilisé [la notion de tolérance zéro], Bratton l’a utilisée une fois en référence à la corruption. Giuliani l’a utilisée avec parcimonie et s’est finalement concentré sur le terme “qualité de la vie”... Mais je pense que la tolérance zéro a pris de la valeur parce que c’était apprécié par la gauche et la droite. Je pense que la gauche l’aimait parce que cela dépeignait le fanatisme... et je pense que la droite l’aimait parce que cela dépeignait le fait d’être dur » 2.

Jacques de Maillard est professeur de science politique à l’Université de Rouen, chercheur au Centre d’étude des systèmes juridiques, et chercheur associé à PACTEPolitique-Organisations. Il a publié récemment : (avec Anne-Cécile Douillet) « Le magistrat, le maire et la sécurité publique : action publique partenariale et dynamiques

1. Ces remarques ne sont pas sans nous rappeler les leçons d’Edelman sur « les mots qui réussissent et les politiques qui échouent » (cf. Jacob Murray Edelman, Political Language. Words that Succeed and Policies that Fail, New York, Academic Press, 1977). 2. Cité dans T. Jones, T. Newburn, Policy Transfer and Criminal Justice. op. cit., p. 141.

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Jacques de Maillard, Tanguy Le Goff

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professionnelles », Revue française de sociologie, 49 (4), 2008, p. 793-818 ; et « Activating Civil Society : Differentiated Citizen Involvement in France and the United Kingdom », dans Bruno Jobert, Beate Kohler-Koch (eds), Changing Images of Civil Society. From Protest to Governance, Londres, Routledge, 2008, p. 133-150. Il a codirigé : (avec Andy Smith) « Union européenne et sécurité intérieure : institutionnalisation et fragmentation », Politique européenne, 23, 2007 ; et (avec Anne Wyvekens) « L’Europe de la sécurité intérieure », Problèmes politiques et sociaux, 945, février 2008. Il travaille sur les questions de gouvernance de la sécurité publique, réformes des polices et européanisation de la sécurité intérieure (). Tanguy Le Goff est docteur en science politique, chercheur associé au Centre de recherches sur l’action politique en Europe. Il a notamment publié : Les maires, nouveaux patrons de la sécurité ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008 ; « L’insécurité saisie par les maires. Un enjeu de politiques municipales », Revue française de science politique, 55 (3), juin 2005, p. 415-444. Il participe actuellement à une recherche, financée par l’ANR, portant sur les modes de production entre acteurs publics et privés des gated communities en Île-de-France. Ses recherches portent sur la sociologie des acteurs et des politiques publiques de sécurité ().

RÉSUMÉ/ABSTRACT LA TOLÉRANCE ZÉRO EN FRANCE. SUCCÈS D’UN SLOGAN, ILLUSION D’UN TRANSFERT

Cet article étudie la question du transfert des recettes d’action publique américaines en s’intéressant à l’influence sur les politiques de sécurité françaises d’une stratégie policière newyorkaise : la tolérance zéro. Il montre, à partir d’une analyse détaillée des principaux quotidiens nationaux, son indéniable succès dans les cercles médiatiques, experts et politiques, qui la mobilisent comme un slogan en la détournant progressivement de son acception originelle. En revanche, il met en évidence l’absence de transfert de cette recette dans les politiques de sécurité françaises, aussi bien locales que nationales, du fait de règles institutionnelles et de cultures professionnelles trop différenciées. L’exemple de la tolérance zéro est ainsi une belle illustration du décalage qui peut exister en matière de transfert de politiques entre symbole et substance.

ZERO TOLERANCE IN FRANCE : SUCCESS OF A SLOGAN, ILLUSION OF A TRANSFER

This article analyzes transfers of U.S. public policies, focusing specifically on the influence of the New York Police Department’s “zero tolerance policing” strategy on French crime control policies. An in-depth analysis of major French national newspapers shows undeniable support for this transfer in the media and in political and expert circles, which have taken it up as a slogan while gradually shifting its original meaning. In actual French crime control policies, however, both at local and national level, this supposed transfer turns out to be illusory, owing to insurmountable disparities between the institutional and professional codes and cultures of the two nations. Zero tolerance is, then, a good illustration of the gap between symbol and substance that may obtain in the transfer of public policies.

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La tolérance zéro en France

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