La “gjitonia” perdue: le cas de Cerzeto

June 12, 2017 | Autor: Eleonora Guadagno | Categoría: Climate Change, Risk and Vulnerability, Democracy, Resettlement
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Descripción

42 Cette terminologie endogène au groupe des migrants demandeurs d’asile hébergés nous encourage à privilégier l’appellation de « camp », initialement issue du champ du militantisme (Migreurop, 2012 ; Agier, 2014). 43 Règlement sur l’hébergement des demandeurs d’asile, des azilanti, des étrangers sous protection subsidiaire et des étrangers sous protection temporaire (Pravilnik o smještaju tražitelja azila, azilanata, stranaca pod supsidijarnom zaštitom i stranaca pod privremenom zaštitom), ministère de l’Intérieur, Zagreb, 26 mars 2008. 44 Une définition opérationnelle des processus d’appropriations territoriales consiste à décliner le territoire selon plusieurs actes fondamentaux : le contrôle politique, l’exploitation (des ressources), la socialisation, l’habitation (Brunet et alii, 2001). 45 Selon la directive « Accueil » de 2013, les demandeurs d’asile devraient avoir accès au marché du travail « dans un délai maximal de neuf mois » (article 15). Cette disposition n’a été traduite dans la législation nationale croate qu’à l’été 2015. 46 Cette enquête par entretiens semi-directifs s’est déroulée aux mois de mai et juin 2015 sur un échantillon de 23 résidents et de 9 commerçants du quartier Dugave à Zagreb.

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Afin de comprendre les rapports que l’homme entretient avec le territoire, nous devons considérer dans quelle mesure il modifie son espace, mais aussi comment cet espace transformé reproduit des « faits sociaux » (Durkheim, 1900). Dans ce sens, la communauté scientifique internationale parle de plus en plus du phénomène de la mobilité humaine et de réinstallations de populations liées aux catastrophes environnementales. Mais quelles sont les conséquences de ces déplacements forcés sur les communautés concernées ? Comment est gérée institutionnellement cette mobilité dans l’espace ? Quels types de pertes sont provoqués par ces réinstallations ? Dans quelle mesure le nouvel habitat modifie le mode de vie et l’organisation d’une communauté, son capital symbolique, son « genre de vie » et son rapport à l’espace ? Pour analyser l’influence de la modification des structures urbaines sur la Gemeinschaft (Tönnies, 1887), notamment le sentiment d’appartenance et l’organisation d’une communauté, nous présenterons le cas de la communauté arbëreshë, une enclave albanaise habitant le village de Cerzeto (en Calabre, Italie méridionale) depuis le xve siècle, réinstallée dans un nouvel habitat à la suite d’un glissement de terrain survenu en 2005. à partir de l’analyse de la gjitonia (« communauté de voisinage »), la structure urbanistique traditionnelle des villages albanais en Italie du Sud, et de sa perte à la suite de la réinstallation, nous analyserons 45

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Le village de Cerzeto, dont le nom signifie littéralement « forêt de chêne », compte presque mille trois cents personnes constituant une des nombreuses colonies historiques albanaises en Italie méridionale. L’architecture avec laquelle a été bâti Cerzeto comporte donc des maisons historiques, une église, une belle place au milieu du village et quelques maisons et bâtiments construits pendant les années 1970 et 1980, concentrés dans une partie plus récente établie par le Programma di fabbricazione de 198447. La structure de l’habitat de Cerzeto reflète ses origines albanaises. Il est crucial, aux fins de notre analyse, pour mettre en lien les formes d’habitat et la mobilité des communautés concernées par des phénomènes de déplacement forcé, de comprendre ce qu’est la gjitonia, et comment cette structure s’insère dans l’urbanisme du village. Ce terme, ayant des origines grecques, désigne une unité d’habitation constituée par un groupe d’habitations disposées radialement sur un espace commun, sheshi (square) sur lequel s’ouvrent tous les accès des maisons, qui peuvent se faire par des escaliers ou bien sur le même niveau. Les habitations et le square peuvent être considérés comme un unicuum, un seul domaine, ou, mieux, une seule structure. Les groupes de gjitonia, même s’ils sont disposés de façon irrégulière, créent une trame urbaine qui s’insère harmonieusement dans le territoire. De plus, ces microstructures, complètement méconnues dans l’habitat traditionnel italien, semblent très bien s’adapter à l’orographie du territoire calabraise : en effet le square, le sheshi apparaît généralement comme un plan incliné qui rend possible l’écoulement des eaux. La petite maison, la grande cheminée, les volets aux motifs floraux donnent une connotation authentique à des villages où

l’on peut retrouver des costumes et les usages de la tradition albanaise implantée depuis six siècles en Italie méridionale, qui sont les signes d’un monde et d’une culture qui ont une identité autonome et propre. La présence des arberëshë en Italie s’inscrit dans le patrimoine des cultures minoritaires (la législation italienne prévoit leur tutelle à travers la loi n° 482/1999), qui permet la coexistence de langues, coutumes et traditions différentes, à l’intérieur d’un seul contexte national. Cela vaut aussi pour la trame urbaine, qui enrichit le tissu architectural italien. Cerzeto, comme d’autres centres, nonobstant les modifications qui se sont opérées pendant les siècles, maintient ces structures typiques, qui racontent l’exil de l’Albanie du Moyen Âge : ces habitations sont le témoignage du temps retrouvé et d’une identité forte et stable dans cette architecture que nous pourrions définir comme « émotive ». Ces structures, plus que d’autres, semblent affirmer que « l’architecture est l’art du temps et de la mémoire » (Natalini, 1984), parce qu’elles reflètent une identité très liée au territoire physique et à l’ancrage avec la tradition albanaise, qui est de fait minoritaire en Italie. La gjitonia doit être considérée comme l’élément central constitutif d’une communauté arbërshe : compris entre quatre habitations, cet élément semble être le centre crucial des rapports et des relations humaines et anthropologiques. En effet, cette organisation de l’espace résidentiel devient aussi une « attitude » mentale et comportementale : les habitants de l’unité d’habitation sont alors unis par un sentiment très fort de « voisinage » qui se reflète dans la structure de ces unités, leurs maisons étant ouvertes dans un espace commun, créant une ouverture de la sphère du privé vers l’espace extérieur, tout en conservant un fort lien identitaire (Giura, 1970). Il y a un ancien proverbe arbëreshë qui dit : « Gjitonje më se gjiri », ce qui signifie « Tu es plus proche de tes voisins que de ta famille » ; de fait, ces maisons n’ont pas eu de planification étatique, mais sont plutôt issues d’une urbanisation établie au fur et à mesure de l’arrivée des personnes et des familles en provenance de l’Albanie.

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dans quelle mesure la dégradation environnementale, la mobilité forcée et les nouvelles formes d’habitat ont affecté les structures sociales, les rapports économiques dans cette communauté. Questionner l’habitat traditionnel

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La réinstallation à la suite d’un glissement de terrain

du paysage avait souligné l’importance de le restaurer en raison de sa valeur artistique dans l’héritage national, dans l’objectif de préserver les spécificités du patrimoine de l’habitat de la minorité albanaise48.

Le glissement de terrain du 11 mars 2005 n’a pas occasionné de blessés ou de morts (Ietto, 2010). Pour autant, il a détruit une partie du quartier de Cavallerizzo, la plus ancienne partie de Cerzeto, qui accueille une population d’origine albanaise. Selon les documents et les données fournis par la mairie et la protection civile nationale, trente-deux bâtiments ont été très gravement endommagés par le glissement de terrain, surtout sur l’axe routier de Via degli Emigranti (construit essentiellement grâce aux dons des émigrés), soixante et un ont eu un dommage moyen, trente et un mineur et cent quatre-vingt-trois aucun. De plus, la route provinciale qui raccorde Cerzeto à l’autoroute A3 a été détruite, tout comme une partie de l’aqueduc Abatemarco qui va de Cerzeto à la ville de Cosenza. L’intervention d’urgence liée à l’événement a été entièrement organisée et prise en charge par la protection civile nationale, tout comme la mobilité à court, moyen et long termes des habitants du village. Le choix du département a été de délocaliser de manière forcée ce quartier, considéré comme ayant un patrimoine d’habitations non récupérables. Sans aucune étude sur les coûts d’une éventuelle réhabilitation de l’ancien site, la protection civile a décidé la reconstruction du quartier dans le nouveau site de Pianette (un plateau qui se trouve à 5 kilomètres), en déplaçant non seulement les personnes concernées par le glissement (c’est-à-dire les propriétaires des habitations endommagées, soit 10 % du total), mais aussi tout le quartier (environ six cents personnes). Cela fut décidé et mis en place sans concertation avec la communauté locale, en interdisant l’accès au quartier. Les phases successives, allant de la conclusion du projet préliminaire en 2006, à l’appel d’offres avec une procédure extraordinaire au début des travaux en 2007, se basent sur des ordonnances de décrets d’urgence et sur des dérogations aux lois en vigueur. Presque 70 millions d’euros ont été utilisés pour bâtir le nouveau site cependant que rien n’était fait pour sécuriser l’ancien, en dépit du fait que la direction pour les biens archéologiques et

Mise à part les motivations et les intérêts économiques et politiques de cet exemple italien, délocaliser une ville, un village ou un quartier comporte toujours des risques et des coûts sociaux. Ces risques sont liés à la dégradation des structures physiques de l’espace publique, des relations immatérielles et des rapports de voisinage. Si, comme le disait Barthes (1973), la ville est un discours qui est véritablement un langage, Cerzeto a subi une coupure d’abord à cause d’un événement naturel, puis en raison d’une décision politique. La délocalisation du quartier est le résultat d’une expérimentation politique et sociale qui naît de l’urgence de résoudre un problème ponctuel (le désastre naturel) et la décision politique de déplacement, qui s’est transformée en la déstructuration d’une communauté. La reconstruction est finie mais les individus ont beaucoup souffert de ce déracinement, causé par un sentiment de perte et entraînant un effet de désorientation quant à leur mode de vie et leur culture, qui leur procure le sentiment à la fois intime et collectif de se sentir comme des « étrangers chez eux ». Dans ce sens, il apparaît que les personnes ayant des activités économiques ont subi d’importants dommages matériels, parce qu’ils ont dû composer avec des pertes professionnelles importantes et maintenir leur activité pendant les six années de reconstruction. En effet, les gjitonie de Cavallerizzo, ces structures de tradition albanaise ne sont plus là. Les médias locaux ont souligné à plusieurs reprises le manque de structure d’habitat traditionnel dans le nouveau hameau : un article souligne qu’à cause de la perte des maisons traditionnelles, toutes les relations intracommunautaires seront exposées à des risques49. La forme du

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Une « nouvelle ville » pour une « nouvelle vie » ?

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nouveau village est une fleur : cinq pétales correspondant à cinq contrées, qui accueillent ou abritent 42 000 mètres carrés de résidence (Spalla, 2009), dans lesquels s’insèrent des bâtiments de deux ou trois étages (répartis en vingt-trois blocs, comprenant deux cent soixante-quatre demeures). Ce nouveau quartier a été bâti selon une architecture très standardisée si l’on observe les façades donnant sur les ruelles et sur les squares, selon un projet qui ne reflète pas les besoins spécifiques de cette communauté : le nouveau site en effet est dépourvu d’école, de bureau de poste, de centres d’agrégation d’église et d’infrastructures pour les jeunes. Ces éléments, nécessaires à chaque groupe humain pour favoriser la socialisation entre les personnes qui se fait aussi à travers l’espace où ils habitent, sont encore plus importants pour une communauté ayant subi une délocalisation forcée. Figure 1 Le nouveau site à Pianette

Crédit : Eleonora Guadagno, 2013.

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Ce qui a été oublié dans la délocalisation de Cavallerizzo, c’est de « regarder » l’organisation de l’espace et l’urbanisme de l’ancien village pour essayer de « comprendre » la structure sociale de ceux qui y vivaient, et de traduire l’identité à la base de la communalisation, dans sa forme inclusive des modes d’habiter dans un lieu. En effet, le nouveau projet ne prend pas en compte ces relations matérielles et immatérielles, il n’y a aucun transfert d’éléments significatifs et symboliques de l’ancien village et de ses rapports de voisinage. Cette opération, qui visait à « reconstruire » l’ancien quartier à Pianette, n’a pas réussi à rebâtir l’identité traditionnelle et à « transférer » la mémoire collective dans le nouveau lieu. Les gjitonies, qui étaient les orbites gravitationnelles d’échanges et de relations entre les habitants du village, ont cédé la place à des immeubles sans âme, à des structures de béton avec peu d’activités commerciales, administratives, culturelles et sportives, sans aménités (ni jardins, ni vergers) (photo 1). Outre des pertes matérielles très importantes, les habitants relocalisés continuent de subir les pertes immatérielles – liées à la mémoire – ou bien liées au manque de l’habitat, de sa dimension identitaire et de la structure de l’architecture comme signe tangible de l’identité collective dans un espace. Ce manque signifie une perte de mémoire, de l’intimité domestique et du sentiment d’appartenance à une communauté. Cette délocalisation a donc provoqué une privation totale ou partielle de l’espace d’origine vu comme un bien commun : le manque de repères matériels (maisons, lieux d’agrégation) devient le creuset de pertes émotionnelles et des rôles sociaux, très importants dans des structures sociales traditionnelles. Cela s’explique du fait qu’une maison dans une gijtonia n’est pas seulement une habitation comme une autre, c’est le lieu de l’expression du milieu socio-économique d’une famille élargie, qui structure et définit les relations de voisinage, tissées et agies à l’intérieur de tout le village. En raison de la perte d’identité, le village devient strictement lié à ses caractéristiques qui lui donnent une forme négative. Un pays sans mémoire, sans cohésion, sans esprit de 51

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voisinage, sans maisons, sans espoir, sans vie, sans futur, en somme un pays défini par ses attributs négatifs : c’est ainsi que le village est défini par un article du journal local50, qui illustre comment un lieu plein d’histoire et de mémoire est devenu un espace sans caractéristiques particulières, qui témoigne des pertes culturelles provoquées par cette réinstallation forcée. Le sens de ces lieux semble être complètement perdu à cause d’une délocalisation non souhaitée et d’une reconstruction imposée ailleurs. La seule « chose » qui semble perdurer est un fort sentiment de nostalgie, mot qui, comme son étymologie grecque le suggère (nóstos, le « retour chez soi » et algos, « peine »), traduit la souffrance exilique de ceux qui ne peuvent rentrer dans leur vieux quartier d’existence.

irréversible la confiance de la communauté dans les institutions et la volonté de prendre part au processus décisionnels. De l’autre, le manque de socialisation spatiale et la perte de repères ont changé à jamais le rapport avec le territoire et aux lieux vécus.

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Cavallerizzo di Cerzeto (Cosenza) di Marzo 2005 », Geologia dell’ambiente, vol. 3, 2010, p. 9-13. Natalini Adolfo, Figure di pietra, Rizzoli, Milan, 1984, 125 p. Spalla Annalaura, « Fare un paese, istruzioni per l’uso », Urbanistica Dossier, 114-115, 2009, p. 34-35. Tönnies Ferdinand, Community and Society, 1887, trad. Charles Loomis, Dover Publications, New York, 2002.

Ce déplacement semble avoir creusé et redouble les clivages sociaux déjà présents dans cette communauté albanaise, provoquant une forte désintégration de l’identité sociale et des rapports spatiaux qui l’organisaient. L’espace où cette communauté vit désormais n’est plus le même, tandis que l’attachement à un lieu imaginaire rend la réalité moins attractive, en générant des sentiments d’aliénation émotive. Le nouveau village ne représente pas les besoins de cette communauté de mémoire et de destin. Cela s’explique par le fait que le plan a été conçu sans la participation des associations locales, ni de ses habitants, sans aucune prise en considération des risques et des coûts sociaux, économiques et environnementaux de la réinstallation. À la suite de ce déplacement, l’auto-perception de la population, par rapport aux institutions et aux acteurs locaux, a changé. Leur accès à la démocratie décisionnelle et aux droits à la citoyenneté a été renié, dénié et bouleversé, tout comme leur représentation liée au territoire, à l’espace, aux risques et aux catastrophes. En effet, d’une part le manque de lieux physiques d’agrégation limite l’échange et la participation politique, alors même que le sentiment de trahison des représentants locaux modifie de façon

Bibliographie

Barthes Roland, Le Plaisir du texte, Seuil, Paris, 1973, 108 p. Durkheim Émile, « La sociologia e il suo domino scientifico », Rivista italiana di sociologia, vol. 4, 1900, p. 127-148.

Giura Vincenzo, Note sugli albanesi d’Italia nel Mezzogiorno, Società italiana di demografia storica, Udine, 1970, 200 p.

Ietto Fabio, « Dati storici e dubbi sull’indotto della frana di

Notes 47 Le « programme de fabrication » est un instrument de réglementation utilisé dans la planification urbaine. Il a été introduit par la loi nationale de planification n ° 1 150 de 1942. 48 La cour administrative régionale à travers les décrets n° 03293/2010 et n° 06764/2008 accusait la protection civile nationale d’avoir réalisé le site de Pianette contre l’évaluation de l’impact environnemental. De plus, la cour considérait que le prix de la reconstruction était beaucoup plus élevé que ne l’aurait été le prix de la restauration de l’ancien site. 49 « Dans les nouvelles résidences, il n’y aura pas de gjitonie », Il Quotidiano, 12 septembre 2009. 50 « Cavallerizzo : qu’est-ce que cela signifie d’être un pays sans », Il Quotidiano, 19 août 2010.

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