La barque silencieuse

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Descripción

La Barque silencieuse. Dernier royaume VI La Barque silencieuse est le sixième volume de Dernier royaume. À ce jour, c’est le seul tome qui n’est pas paru aux éditions Grasset dans la « Collection littéraire » dirigée par Martine Saada. C’est aussi la première fois depuis le lancement de cet ensemble qu’un tome paraît séparément : en 2002, Les Ombres

errantes (I) paraissent accompagnées de Sur le Jadis (II) et de Abîmes (III) ; en 2005, ce sont Les Paradisiaques (IV) et Sordidissimes (V) qui sont publiés conjointement. Cette singularité éditoriale recoupe, consciemment ou non, la forte unité thématique d’un livre qui, de façon plus systématique que dans les précédents tomes, semble rigoureusement nouée autour du motif unique de la mort. En effet, bien que de façon discrète et au travers de filtres qui lui sont propres (le conte, l’étymologie, la mise en avant des périodes antiques ou classiques), Pascal Quignard reprend ici une interrogation critique héritée de la modernité théorique, pour laquelle la question de la mort a été particulièrement vive : que l’on songe à Emmanuel Lévinas ou à ses proches contemporains comme Maurice Blanchot ou Georges Bataille, tous habités par la question de l’anéantissement, dans sa positivité comme dans sa négativité ; que l’on pense encore au Roland Barthes de La Chambre claire, théorisant la photographie comme la mort à l’œuvre , ou au Jacques Derrida de Chaque fois unique, la fin du monde, questionnant l’aporie énonciative du deuil. Le retour à une pareille question marque donc, en sourdine, la volonté de reprendre la spéculation de ses aînés depuis le cœur d’une époque qui, à l’inverse, déconsidère la question de la mort en conjurant sa négativité par le silence : époque de la conservation effrénée de la vie, de l’affirmation héroïque du sujet et du corps triomphant, de la criminalisation morale du suicide, de la religion et des communautarismes comme quête de sens pour affronter l’après-mort. À ce titre, Pascal Quignard propose dans La Barque silencieuse une réflexion éminemment politique sur la mort : il revendique, au rebours des injonctions de son temps, un droit à la mort porteur d’une positivité inédite et d’une émancipation radicale. Tout part d’un objet concret, la « barque », qui tient à la fois du motif thématique et de l’allégorie. En effet, c’est bien en elle et à travers ses différents avatars – du « corbeillat » voguant sur la Seine à « l’aliscaphe » glissant dans la baie de Naples, c’est-à-dire du premier au dernier chapitre – que se recoupe la thèse jamais dessaisie du livre : la vie est une unique rive où tout nouveau-né aborde, ce qui engage chaque homme à traverser l’existence comme naufragé d’un monde antérieur qui fait le fond de ses jours. Pour l’auteur, c’est bien parce qu’il y eut un abandon originaire – celui du corps hôte, du contenant maternel premier – que « l’abandon est le fond de la tête » (p. 28). Partant, la naissance est déjà en son

principe expérience de la mort, de l’exil, de la perte et de l’abandon. C’est en ce point très précis que Pascal Quignard va inscrire sa vision toute singulière du temps et, conséquemment, de la mort. Opposé à la fois à Augustin et à Saint Paul qui voient en elle une ultériorité à venir (Paradis ou Enfer), Quignard la place dans une immédiateté toujours en acte depuis l’instant même de la naissance : « unique expérience dont la métamorphose se détach[e] sur le fond de la mort » (p. 28). L’attaque de l’ouvrage ne fait alors que condenser, par l’intermédiaire d’une rêverie étymologique sur le mot « corbillard », cet argument central que nous ne comprendrons que dans l’avancée de notre lecture. Dans cet incipit, en effet, se conjoignent le motif essentiel du livre (la barque) et la contemporanéité que veut penser l’auteur entre la naissance (le « corbeillat » comme coche d’eau pour les nouveaux-nés en partance chez leurs nourrices) et la mort (le « corbillard » comme ultime carosse conduisant à la dernière demeure). À l’occasion d’un tremblement lexical et étymologique (corbeillat/corbillard) l’auteur nous donne donc à lire une allégorie très ramassée de la destinée humaine, où vie et mort se superposent dans un même instant source. À partir de ce chapitre programmatique, Pascal Quignard inaugure une large réflexion sur la mort qui va progresser de façon exemplaire sur le modèle de la variation musicale. À la constance du thème, l’on doit rapporter l’omniprésence du registre funèbre qui ne cesse de se déployer d’un chapitre l’autre, ou d’un fragment l’autre, selon des angles topiques : c’est la litanie des vanités (la mode du « crâne » en France au XVIIe) ; la succession des catabases et des représentations des Enfers, récrites ou inventées (celles de Jésus, de Dante, d’Orphée, d’Énée, de Tirésias, de Lucien, etc.) ; les récits de morts célèbres (Mazarin, Bossuet, Henriette d’Angleterre, le grand Condé) ; les contes rapportant les amours ou des rivalités funestes (Heidebic de Hell et la Comtesse de Hornoc, Bernon et Marcellin, Vernatus et Hiero, le prince Nakahira et la fille du gouverneur de la province d’Ise) ; les anecdotes macabres issues du folklore provincial (la danse du regret, la fête de la Chandeleur, l’origine des chrysanthèmes en France, les rituels normands pour le service funéraire, etc.) ; l’appréhension saisonnière de la mort enfin, avec de multiples digressions sur l’hiver et sur le principe métamorphique à l’œuvre dans la nature. Cette tenue thématique est assurée par la répétition obstinée du motif de la barque qui fonctionne ici comme une formule rythmique proche de l’ostinato. Cette barque a évidemment toujours partie liée avec la barque infernale, avec celle que pilote le nocher des âmes errantes, en route vers le séjour des morts. « Barque silencieuse », on l’a vu, présente dès le chapitre inaugural sous la forme du coche d’eau appelé « corbeillat », et qui va appeler dans son sillage tous les avatars possibles du genre : c’est le corbeillat ramenant l’enfant mort de Louise Brulé (chapitre II) ; c’est la péniche éventrée du quai de la fausse rivière (chapitre III) ; c’est la petite barque des enfants Mallarmé à Sens, déjà lourde de la disparation à venir de la petite Maria, sœur du poète

(chapitre IV) ; c’est l’analogie faite entre le corps qui s’abandonne au néant et la barque qui se désamarre dans la nuit (chapitre V) ; c’est Haydn composant ses Nocturnes pour le roi de Naples quand tout à coup il est interrompu par Salomon qui l’invite à prendre le bateau pour Londres (chapitre VI), etc. Et ainsi de suite, chaque chapitre semblant devoir inscrire le motif de la barque comme un chiffre secret jusqu’à son ultime actualisation intitulée « La barque de Charon », laquelle paraît alors fonctionner comme le pôle aimantant tous les fragments du livre. Mais si le thème de la mort est soutenu par l’ ostinato de la barque, il est surtout au principe de cinq grandes variations qui successivement donnent à entendre le propos et la thèse de l’auteur. C’est là véritablement, dans l’onde de ces cinq cercles concentriques, que Pascal Quignard défend à contre-contrant des thèses par trop rassurantes de son époque un droit à la mort paradoxalement porteur de la plus radicale des émancipations. Il plaide d'abord pour le droit à la mort de l’idée de la destinée, en congédiant la vision téléologique de l’existence humaine et en refusant de concevoir la mort comme un monde ontologique séparé du vivant. Cette mort du destin individuel entraîne une série de chapitres consacrés à recueillir tous les états où la notion d’individu s’absente au profit d’une expérience de désaisissement : épreuve de l’aparlance, enfouissement de la conscience individuelle dans les livres, petite-mort de la jouissane sexuelle, etc. À chaque fois, Quignard revendique alors un droit à la mort du sujet – individuel et social – à partir duquel le corps puisse se reconnecter à quelque état plus originaire. Cette mort du sujet appelle dans un troisième moment une réévaluation du terme de « sui-cide » et une défense farouche du droit à la mort que l’on se donne. À la morale dominante, à la famille, au diktat sociétal et à l’interdit religieux, il faut opposer la possibilité de choisir l’instant de sa mort et le considérer comme l’ultime ligne où luit encore une irréductible liberté. De là naît le quatrième cercle spéculatif qui aborde la question de la liberté dans ses aspects les plus radicaux : l’ensauvagement, l’autarcie, la marginalisation ou encore l’insularité. Pour Quignard, la dédomestication du sujet se gagne par un droit à la mort du contrat social et de l’impératif collectif ; et cette vie gagnée dans l’angle mort de tous les communautarismes ouvre selon lui à la « vie vive » (p. 163). Le signifiant-maître de l’existence aliénée étant étymologiquement la vie religieuse (la vie « reliée » selon la scolastique médiévale), le droit à la mort de Dieu devient logiquement le point d’aboutissement théorique du livre.

La Barque silencieuse, dans son dernier mouvement, propose alors une défense radicale de l’athéisme, d’autant plus nécessaire aux yeux de l’auteur qu’il ouvre à une possibilité humaine extrême, faite d’une libération mentale qui verse aussi à la plus profonde vulnérabilité. Car une fois désolidarisé des croyances du groupe, l’athée se marginalise et préfère la capacité de ne croire en rien au consentement halluciné à l’intrigue communautaire. Aussi, est-ce là le point de renversement que veut indiquer Pascal Quignard et

qui fait de cette ultime mort – la mort de Dieu – la condition même d’une véritable renaissance : celui qui ne croit plus, qui ne parle plus la langue imposée par le groupe et qui s’est émancipé de toutes ses fictions, tend à refaire l’épreuve de l’abandon originaire et à percevoir le monde dans la violence de sa lumière neuve. C’est bien à cette conviction finale que nous conduit le dernier chapitre du livre. L’auteur – ou un narrateur en première personne – nous décrit en effet une ultime catabase, mais une catabase hic et nunc, dans la baie de Naples, sur les versants du Vésuve, par un chemin de lave qui conduit précisément les touristes à la Valle dell’Inferno. Au faîte de ce chemin de mort, par delà le fleuve de l’Oubli, c’est la seule lumière blanche de l’aube qui foudroie le spectacteur, nouvel infans devant le spectacle éruptif du monde, et dont « l’extraordinaire beauté » (p. 238) n’appelle que le plus immanent des consentements.

Mathieu MESSAGER

Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Gallimard, 1980 ; Maurice Blanchot, « La littérature et le droit à la mort », in La

part du feu, Paris, Gallimard, 1949 ; Jacques Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde , Paris, Galilée, 2003 ; Emmanuel Levinas, Dieu, la Mort et le Temps, Paris, Grasset, 1993 ; Pascal Quignard, La Barque silencieuse, Dernier royaume VI, Paris, Seuil, 2009 .

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