La barque silencieuse

September 14, 2017 | Autor: Daniel Pisters | Categoría: Literature
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Descripción

Pascal Quignard naît le 23 avril 1948 à Verneuil-sur-Avre, dans l'Eure, dans une famille de grammairiens et d’organistes. Il grandit au Havre. Auteur incroyablement prolifique, il nourrit une véritable passion pour la musique, et joue de divers instruments. La barque silencieuse est le VI tome de Dernier Royaume. Le premier tome de Dernier Royaume, Les Ombres errantes, a reçu le prix Goncourt en 2002. Violoncelliste, il fonde le Festival d'opéra et de théâtre baroque de Versailles et écrit le scénario du film Tous les matins du monde.

L’origine du mot « corbillard » désigne un coche d’eau transportant les nourrissons : les corbeillats transportaient les bébés de Paris à Corbeil. Est-ce un hasard si ce qui transportait la vie par la voie des eaux finit par donner son nom au funèbre attelage qui transporte les morts, par les rues menant de la maison du défunt au cimetière? Proximité de la vie et de la mort. Pire, c’est comme si la mort était larvée dans les petits corps entravés, ceux des nourrissons vagissant qui, atteignant le rivage de la vie en corbeillard, seraient, plus tard, reconduit vers celui du néant en corbillard. Les fils conducteurs s’entrecroisent et semblent parfois se rompre dans cette suite de récits brefs, d’évocations historiques diverses mais qui semblent toutefois se rencontrer comme les débris disparates happés par un tourbillon au cours de quelque naufrage intellectuel maîtrisé. Ils n’ont parfois en commun que d’être entraînés par la même rotation organisatrice, celle de ce vortex invisible, et ce n’est peut-être pas un hasard si un des premiers (nombreux) chapitres évoque un diable de poussière : « On appelle diable de poussière une petite tornade minuscule, haute comme deux ou trois hommes superposés, qui soulève la poussière ou la paille des champs au mois d'août. Le diable arrive au moment des orages. Colonne jaune qui s'avance en errant. Forme lumineuse, granuleuse, qui devance la foudre et annonce les éclairs. La forme tourbillonne à vive allure au-dessus des sillons dont elle prélève la terre, ou sur la grève de la rive dont elle arrache le sable, ou le long du sentier dont elle ramasse les fragments de paille et les fleurs de chardon, et elle s'effondre le plus souvent dans les branchages d'un bois. Ou encore elle s’écrase sur la surface de l’eau.» Le paradoxe est que, parmi les nombreuses métaphores aquatiques qui émaillent ce livre, la seule figure du tourbillon, métaphore liquide par excellence, soit représentée par une petite tornade d’air sec qui se désagrège au contact de l’eau ou s’effondre dans les branchages d’un bois. Ce diable de poussière disparait du texte aussi inopinément qu’il y surgit. S’ensuit une longue digression sur de petites hématites, autrement nommées « gemmes utérines » que les femmes dans l’antiquité portaient jusqu’à l’accouchement et qui une fois plongées dans l’eau redevenaient rouge comme du sang qui coule. Au chapitre suivant, il est question de La cité de Dieu, œuvre de Saint Augustin, dans laquelle « une image de ville indestructible et éternelle » s’oppose « au souvenir de la Ville impériale (Rome) ruinée, noircie, fumante. » Puis curieusement, le chapitre se termine sur un rappel des hématites : « La gemme rouge une fois soumise aux rayons du soleil s’obscurcit aussitôt. » Et il y a surtout comme un ultime écho au diable de poussière : « La relation que nous entretenons depuis la naissance à l’abandon, à l’eau, à l’absence, au perdu, au besoin, à l’ombre, à la solitude, n’est que ravivée à l’occasion des morts qui ne cessent de s’effondrer le long du chemin de notre vie ». Certains mots clignotent dans le réseau complexe du texte. Ainsi du verbe « s’effondrer » qui désigne d’abord la fin du diable de poussière dans les branchages d’un bois, puis celle des morts « qui s’effondrent le long du chemin de notre vie ». Le diable de poussière ressurgit. L’homme est un tourbillon qui s’effondre dans la mort, et ces effondrements successifs parsèment le chemin de notre vie. La dimension humaine du diable de poussière est peut-être déjà même dénotée par celle de la tornade « minuscule, haute comme deux ou trois hommes superposés ». Chez un écrivain tel que Pascal Quignard, deux occurrences du même verbe qui se suivent dans un intervalle de quelques

pages ne viennent pas par hasard. Elles ont des chances de se rapporter au même sujet, ou, respectivement, à une métaphore et à son objet : ainsi du verbe « s’effondrer » qui se rapporte au diable de poussière et aux morts qui surviennent sur le chemin de notre vie. « Qu’est-ce que l’enfer ? » se demandait un certain Massillon (pour moi comme sans doute pour vous, inconnu au bataillon). Il est surprenant de voir à quel point l’auteur qui prône l’athéisme et le suicide comme deux formes de liberté semble fasciné par les descriptions et spéculations les plus variées se rapportant à l’enfer, qui est une forme d’enfermement se situant aux antipodes de toute liberté (morale, intellectuelle). Cette interrogation est reprise dans le chapitre suivant, mais vu le nombre et la diversité thématique de ces chapitres, je renoncerai à les évoquer dans l’ordre. La même fascination apparait beaucoup plus loin dans le chapitre consacré à La barque aux flammes noires : « Seules ces flammes « noires », invisibles dans la nuit des vivants puisqu’elles se confondent à l’obscurité stellaire, jettent une lueur dans l’obscurité infernale. » L’écrivain, le poète seront toujours fascinés par l’antinomie, par l’oxymore et celui de « flamme noire » est presque équivalent à celui de « lumière noire ». L’imagination des poètes et des théologiens ne manqua pas d’y avoir recours pour décrire des supplices impossibles : ainsi de ces flammes privées de leur seul aspect positif, presque réconfortant, qui serait au moins celui d’éclairer. On retrouve une autre évocation de la noirceur, sur un mode presque ironique, dans le chapitre concernant La Valliote, « la plus belle femme du monde baroque ». « A la fin de sa carrière, son époux, l’abbé d’Armentières l’épousa (…) Quand elle mourut, il en était si fou qu’il garda le crâne de son épouse. Il le fit décharner et peindre en noir ». N’est-ce pas à la fois cruel et ironique que de priver le crâne d’un défunt de sa blancheur pour lui donner l’aspect même des ténèbres de la mort ? Autre histoire de crâne au chapitre suivant, « Le crâne d’Anne » : « La mode à la cour de France consista à avoir un crâne auprès de soi. Quand la plainte intime tarissait, ou quand les morsures des remords faisaient défaut, on le contemplait (…) Caresser un crâne valait une prière aux yeux de Dieu (…) La reine Marie Leszczynska avait demandé qu’on mît sur son écritoire le crâne de Ninon de Lenclos. Le marquis d’Argenson, Commissaire des guerres, rapporte qu’elle le tapotait de temps à autre en disant : - Alors ma belle mignonne ! » Le chapitre intitulé « Madame de Lafayette » nous apprend qu’alors que l’on craignit que la mort n’emportât cette dernière, Madame de Sévigné rétorqua : « Sa maladie aura enfin un nom. ». Lorsque Madame de La Fayette mourut, Madame de Sévigné écrivit : « Elle avait une tristesse mortelle. » De la peine du dam (celle des damnés) dans un improbable au-delà à la mélancolie terrestre, l’auteur répertorie toutes les formes de désarrois qui dénotent une dissonance par rapport à la vie. Examinant un vieux dessin du XVIIème siècle, intitulé étude pour les rives de l’achéron, il ne manque pas de souligner une autre forme d’antinomie : « Dans les ramures des arbres tout en haut de brusques trouées, exécutées à la craie blanche, des rayons de soleil éblouissent (…) elles viennent du monde des vivants ». Ainsi les aperçus d’un ciel de vie inaccessible rend, par un effet de contraste, encore plus cruelle la plongée ténébreuse dans le royaume des morts. Un chapitre est consacré à La bouche de bossuet : « La bouche est grande ouverte, la langue desséchée, les yeux complètements détruits. Leur poussière s’est mêlée aux débris des paupières et remplit les cavités orbituaires. Le dessin de Monsieur Maillot renforce cette impression effrayante en montrant la bouche, autrefois si éloquente, qui dans la mort s’ouvre immensément vers l’au-delà. »

Dans un chapitre pourtant remarquable sur le suicide, l’auteur assène comme une vérité ce qui sonne faux : « Nul ne peut se plaindre de la vie : elle ne retient personne », car la vie nous retient au contraire par mille liens, et il faut vaincre mille difficultés pour trancher chacun d’eux. Dans un autre chapitre, l’auteur nous prodigue encore quelques joyaux issus de ses trésors d’érudition : « on appelle superstitieux (superstitiosi) les hommes qui immolent des victimes pour que leurs enfants leur survivent (superstites). » Mais mon attention fut surtout attirée par ce passage qui entre en résonnance avec l’horrible creux de la bouche de Bossuet, avec les vides orbituaires empoussiérés par les paupières et les globes oculaires désagrégés : « La mort emporte avec elle le regard aimé plongeant le survivant dans l’absence de regard. L’absence du regard qui était porté sur lui est comme une nuit pour celui qui en est privé. A cette nuit l’ombre du mort se mêle, écrase le moi, l’amaigrit, le ronge. C’est ainsi que progressivement l’assombri devient la proie du regard qui manque au cours d’un avalement de plus en plus angoissant et obscur. C’est ainsi que le perdu dévore le superstes (le survivant), l’entraînant avec lui chez les umbrae (chez les ombres). » Mort et dévoration : « La mort est l’affamée au fond de nous. Elle réclame, ouvrant la gueule aoristique qui la figure depuis les grands fauves fascinants, en amont de l’anthropomorphose, en amont de la représentation de l’enfer. » La figure du tourbillon revient subrepticement par un saut dans l’astrophysique par lequel certains sympathisant des auteurs des Impostures intellectuelles pourraient se sentir titillés (je rappelle qu’Alan Sokal et Jean Bricmont critiquèrent âprement et non sans raison, l’abus fait par les littéraires de concepts scientifiques à des fins purement métaphoriques souvent fort éloignées de la signification réelle de ces concepts) : « Une possibilité d’engloutissement erre dans la matière. On appelle strangelets les agrégats nouveau-nés capables d’avaler des noyaux atomiques plus anciens. Certaines planètes sont ainsi digérées par des variétés plus instables de la matière qui abonde dans l’espace. » Dans un chapitre précédent, Extase et enstase, la figure du tourbillon qui s’annonçait dans la version aride du diable de poussière, revient par une autre métaphore, encore empruntée à l’astrophysique : « Les physiciens disent des trous noirs qu’à force de se concentrer dans le ciel nocturne, il leur arrive d’enrouler, dans la substance ténébreuse, l’espace qu’ils épanchent dans le temps. Les physiciens décrivent alors sans qu’ils s’en rendent compte la rotation propre aux dépressions nerveuses qui n’est que l’impossible rétrogradation des enfants pour revenir, de la femme qu’ils affrontent en parlant, à la mère qui les portait sans qu’il leur fût possible de parler. ». Bouches béant dans la mort, dévoration, trous noirs, diable de poussière, rencontre des contraires, coïncidence de la vie et de la mort, antinomie, rotation propre aux dépressions nerveuses… C’est sur cette axe autour duquel semble s’amorcer une rotation tourbillonnaire que j’ai tenté de suivre un fil conducteur dans ce roman dont les chapitres sont autant de fragments souvent conçus sur le mode aphoristique, mais s’agençant cependant comme un tout cohérent. Daniel Pisters

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