\"Identités transmigrantes : Sergio Kokis and P.K. Page\"

Share Embed


Descripción

Chapitre 9 Identités transmigrantes : Sergio Kokis et P. K. Page Adina Balint-Babos

Introduction Notre monde contemporain connaît de grands déplacements de populations. Qu’il s’agisse d’exilés politiques, de réfugiés, d’immigrants ou de personnes qui ont choisi de quitter leur pays pour tenter l’aventure d’un ailleurs et d’une vie meilleure, nous assistons à de vastes mouvements de migration, à des expériences de transculturalité qui ont pour base « la culture de la relation comme impact de l’autre sur soi et de soi sur l’autre1 », selon Patrick Imbert dans Le transculturel et les littératures des Amériques. Il y aurait encore un autre cas de figure : ceux qui, établis quelque part, par les hasards de la naissance ou de l’histoire, font des va-et-vient entre un lieu d’origine réel ou imaginaire et un nouveau lieu d’habitation, nouvelles diasporas nomades, des sejourners ou des outsiders. Et on n’oublie pas non plus ceux qui incarnent la seconde ou la troisième génération, fils ou fille, petit-fils ou petite-fille d’immigrés – parmi lesquels on compte des écrivains. Il est connu que la situation de l’écrivain migrant varie en fonction de son histoire personnelle, de l’histoire du pays qu’il quitte, de celle du pays où il s’installe et de la particularité du champ littéraire dans lequel il s’inscrit, au sens où Pierre Bourdieu l’entend : « Le champ littéraire est 1.

Patrick Imbert, « Le texte littéraire et la transculturalité », dans Le transculturel et les littératures des Amériques, Ottawa, Chaire de recherche de l’Université d’Ottawa : Canada : enjeux sociaux et culturels dans une société du savoir, 2012, p. 28. 177

178

Envisager les rencontres transculturelles Brésil-Canada

un champ de forces agissant sur tous ceux qui y entrent, et de manière différentielle selon la position qu’ils y occupent […], en même temps qu’un champ de luttes de concurrence qui tendent à conserver ou à transformer ce champ de forces2. » Un champ littéraire est donc un ensemble institutionnel complexe constitué d’écrivains et de tout ce qui organise la visibilité ou l’invisibilité d’un texte, d’une œuvre, d’un auteur. L’écrivain de la migration, tout comme l’immigrant, doit trouver les moyens de se forger de nouvelles identités, de se constituer ses propres réseaux et de pénétrer ceux qui existent et qui comptent. Comment s’y prendre ? Imbert nous met en garde : « Déménager nécessite de se conduire différemment et d’apprendre d’autres normes (migration et possibilité de discrimination) pour tenter de créer des rapports de confiance3 », ou encore « [ê]tre multilingue, polyculturel et savoir capitaliser connaissances et savoir-faire sont des atouts importants4 ». Sous cet angle, l’écrivain québécois d’origine brésilienne Sergio Kokis – qui quitte Rio de Janeiro en 1966, après avoir terminé ses études de philosophie – inscrit le Brésil dans la nouvelle cartographie de la littérature migrante québécoise, avec Le pavillon des miroirs (1994). Ce roman se structure en deux temps : le passé et le présent, le premier à Rio, le second à Montréal. Les éléments autobiographiques mêlés à la fiction brouillent l’espace romanesque. Ni pacte autobiographique ni pacte fictionnel5, mais plutôt un texte hybride qui engendre un personnage bien réel : Kokis lui-même, à la fois romancier et peintre, qui tisse son œuvre dans l’entre-deux des cultures brésilienne et canadienne et nous convie à une réflexion sur les sens de la transculturalité. Dans un autre registre, celui du journal de voyage, dans Brazilian Journal (1987)6, la poétesse et peintre canadienne anglophone Patricia Kathleen (P. K) Page met en scène deux mondes qui se rencontrent violemment : l’exotisme des tropiques et l’univers canadien contrôlé, qui incarne, pour l’auteure, le Nord. Entre janvier 1957 et août 1959, Page réside à Rio de Janeiro avec son mari, Arthur Irwin, ambassadeur du Canada – période durant laquelle elle tient régulièrement un journal 2. 3. 4. 5. 6.

Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 89, septembre 1991, p. 3-46. Patrick Imbert, « Le texte littéraire et la transculturalité », art. cit., p. 36. Ibid., p. 41. Voir : Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975. P. K. Page, Brazilian Journal, Toronto, Lester & Orpen Dennys Limited, 1987.

9 • Identités transmigrantes : Sergio Kokis et P. K. Page

179

qu’elle ne publie que trente ans plus tard, en 1987, sous le titre Brazilian Journal. Dans la préface, elle prévient : More than thirty years have passed since the events described took place. The official residence that we lived in and loved has been torn down. Our last contact with Brazilian friends has ended. In the interim, language has changed ; Brazil has changed ; I have changed. But for me – then – this is the way it was. Victoria, B. C., 19877.

Très vite, on s’aperçoit qu’il est question de déplacements temporels, d’espaces qui changent, de rencontres qui existaient et qui n’existent plus, lorsque les identités et les personnes se transforment, se métamorphosent, disparaissent. C’est à l’analyse des représentations des identités transculturelles dans Le pavillon des miroirs et dans Brazilian Journal que la présente étude s’attachera. Il s’agit en effet de voir comment une nouvelle identité peut advenir à la rencontre de l’autre sans qu’il y ait répétition complète des dualismes : de souche-venu d’ailleurs, local-étranger, riche-pauvre, intérieur-extérieur, inclusion-exclusion8. Il sera nécessaire, dans un premier temps, de penser au lien que les narrateurs et les personnages – les voix qui parlent dans les textes – entretiennent avec les deux cultures, canadienne et brésilienne, puisqu’un parallèle s’établit tout au long du Pavillon des miroirs et du Brazilian Journal entre le territoire du Nord et les tropiques, parallèle que Page et Kokis exploitent et tentent de rejouer à la faveur d’une nouvelle culture de l’entre-deux, réceptive à l’altérité et favorable à l’inclusion. Les comparaisons qui se font alors entre les langues, les gens, les coutumes et les paysages mènent à résister aux dualités réductrices. C’est, d’une part, par l’investissement dans un projet de création basé sur la rencontre et, d’autre part, dans la possibilité de dire et d’écrire son vécu positif, mais aussi ses humiliations, que l’histoire du narrateur de Kokis et les expériences brésiliennes de P. K. Page ne sont pas simplement inscrites dans des récits. La culture, la grande Culture, peut se transformer aussi par des savoirs nouveaux, transculturels9, et 7. 8. 9.

Ibid., p. 1. Voir : Patrick Imbert, Theories of Inclusion and Exclusion in Knowledge-Based Societies : Canada and the Americas, Ottawa, Chaire de recherche de l’Université d’Ottawa : Canada : enjeux sociaux et culturels dans une société du savoir, 2008. Voir : Brigitte Fontille et Patrick Imbert (dir.), Trans-multi-interdisciplinarité, trans-multi-interculturalité, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012.

180

Envisager les rencontres transculturelles Brésil-Canada

ceux qui racontent peuvent s’approprier leurs passé, présent et avenir. Il est alors possible de se distancer du penchant au dualisme qui s’est trop souvent présenté comme la puissance du colonialisme et des Étatsnations10. 1.

Saisir la culture brésilienne

S’il est une thèse que le roman Le pavillon de miroirs de Sergio Kokis démontre avec passion, c’est que la culture personnelle, ancrée dans la grande Culture d’un pays, se développe toujours au croisement de la remémoration, de l’imaginaire et des expériences vécues. En effet, les aléas de la culture contemporaine du Brésil des années 1950 pourraient être décryptés à partir d’une lecture de l’enfance du narrateur du roman, et qui témoigne, dans sa chair et sa mémoire, du temps passé et présent d’un pays. Bien qu’il ait été publié en 1995, Le pavillon des miroirs nous conduit à réfléchir sur des thèmes saisissants et en quelque sorte atemporels de l’imaginaire brésilien, qui sont dépeints ici dans une lumière peu favorable : le carnaval superbe et sordide, des femmes noires grotesques qui participent à des cérémonies de macumba, des enfants abandonnés qui mendient, volent ou se prostituent, des putes, des cadavres qui pourrissent éparpillés dans les rues. L’excès, l’abjection, la déformation des perceptions constituent ce qu’on pourrait appeler un constructo11 qui puise dans une représentation du pays véhiculée par les médias nord-américains que l’écrivain tend à renforcer. La critique québécoise semble accueillir cette image du pays créée par le débordement 10.

11.

Afin de dépasser la logique territoriale qui définirait l’identité en fonction d’une appartenance à un territoire étatico-national et le dualisme entre ceux qui sont de souche et ceux qui sont venus d’ailleurs, Patrick Imbert explicite la notion de « jeu à somme non nulle » par des textes littéraires (Dany Laferrière, Yan Martel, par exemple) et souligne que « le jeu à somme nulle et le jeu à somme non nulle ne sont pas antithétiques » (« La croyance que la vie est un jeu à somme nulle et sa remise en question dans les Amériques contemporaines », p. 173). Imbert souligne : « Si l’on veut l’Amérique, on s’engage, sans pour autant oublier ce que l’on a vécu, dans un échange de perspectives avec les autres et dans un contexte organisé avant tout selon la logique de la vie comme jeu à somme non nulle, donc en fonction des rôles et d’images de soi qui sont mis en œuvre dans un monde libéral et démocratique où les rapports de pouvoir peuvent changer » (ibid., p. 172). Voir aussi Patrick Imbert, Les Amériques transculturelles. Les stéréotypes du jeu à somme nulle, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013. Francine Bordeleau, « Sergio Kokis, le carnaval des mots », Lettres québécoises, n° 80, hiver 1995, p. 10.

9 • Identités transmigrantes : Sergio Kokis et P. K. Page

181

verbal de Kokis : le Brésil, un pays de contrastes ; l’excès, une caractéristique de la culture brésilienne, par exemple. À ce sujet, la lecture de Francine Bordeleau est probante : Le Brésil recréé par le peintre exilé, c’est l’exubérance, la luxuriance, l’abjection. Cet excès qui semble caractériser la culture brésilienne, une culture de contrastes où cohabitent splendeur et misère extrême, catholicisme et cultes animistes, conservatisme et érotisme exacerbé, est magnifiquement rendu par la prose de Kokis. Les images sont puissantes, l’écriture brûlante, et certains passages, paroxystiques, atteignent une sorte de fureur. Kokis n’est pas un tiède12.

Ce n’est donc pas une histoire singulière, ni le simple récit d’une vie, que Sergio Kokis écrit. Le paratexte auctorial tient d’emblée à montrer comment le déroulement des existences présentées (celle des parents, des tantes, des putes, de Camélias, de l’homme chanson, etc.) s’insère dans l’histoire du Brésil, et que les récits de vie ne peuvent être lus que parallèlement à une interprétation des tribulations qu’a connues le pays. C’est en 1977 que Sergio Kokis obtient la nationalité canadienne, après un long périple qui débute en 1966, deux ans après l’installation de la dictature militaire au Brésil. Ayant participé à des mouvements politiques clandestins engagés alors contre le pouvoir dictatorial, Kokis réussit à quitter clandestinement Rio pour la France, après avoir obtenu une licence de philosophie. Une bourse d’études octroyée par le gouvernement français lui permettra de préparer une maîtrise de psychologie à Strasbourg avant d’immigrer au Canada. Après son doctorat en psychologie, Kokis enseigne à l’Université du Québec à Montréal, d’où il démissionne l’année suivante, préférant travailler à mi-temps dans un service de psychologie clinique d’un hôpital pour pouvoir se consacrer à l’art plastique. En 1997, il quitte son travail de psychologue pour se consacrer davantage à la littérature. Le dispositif narratif mis en place par Kokis dans Le pavillon des miroirs va, lui aussi, dans le sens d’une volonté de livrer au lecteur sa propre histoire et des moments de l’histoire brésilienne. À un récit central et fragmenté sur l’enfance du narrateur, dont l’incipit révèle : « Je suis encore petit » (p. 13) pour faire ensuite mention d’éléments d’où on reconnaît le Brésil : « le soleil frappe » (p. 13), « la fête de saint Antoine » (p. 15), « le couvent du Largo da Carioca », s’intercale des récits auxiliaires, eux aussi fragmentés, où le Brésil est encore le lieu principal des événe12.

Ibid.

182

Envisager les rencontres transculturelles Brésil-Canada

ments. S’il s’agit de retracer l’histoire du pays dans les années 1950, cette histoire s’imbrique avec des réflexions sur l’immigration du narrateur adulte, nouvellement arrivé au Canada. Toujours dans les années 1950, en 1957, la peintre et poétesse canadienne P. K. Page arrive au Brésil. Dans son journal de voyage, Brazilian Journal, elle livre ses perceptions de ce nouveau pays en tant que voyageuse étrangère, dans une forme narrative que la critique appelle du visual art13. Si Kokis nous plonge dans des récits réalistes au sens traditionnel du terme, où il y a des personnages et de l’action, chez Page – au-delà de répertorier la vie quotidienne –, on note un penchant à la sensorialité, une attention sensible aux couleurs, aux parfums, aux insectes et aux paysages, ce qui donne à l’auteure une impression aiguë de dépaysement. Afin de saisir les nuances poétiques du texte de Page, arrêtons-nous un instant sur les significations de la notion théorique de ekphrasis. Dès 1958, dans son livre The Sister Arts : The Tradition of Literary Pictorialism and English Poetry from Dryden to Gray, Jean H. Hagstrum définit l’ekphrasis dans ces termes : I use the noun « ecphrasis » and the adjective « echphrastic » […] to refer to that special quality of giving voice and language to the otherwise mute art object […]. My usage is etymologically sound since the Greek noun and adjective come from ekphrazein which means « to speak out », « to tell in full14 ».

Néanmoins, il convient de noter que les définitions plus récentes de l’ekphrasis font moins référence au pouvoir du poème à donner voix à des objets insignifiants pour se concentrer d’emblée sur la possibilité de représenter l’irreprésentable. En 1992, Murray Krieger, dans Ekphrasis : The Illusion of the Natural Sign, souligne : Ekphrastic ambition gives to the language of art the extraordinary assignment of seeking to represent the literally unrepresentable. Yet every tendency in the verbal sequence to freeze itself into a shape – or can we use « form » or « pattern » or some other metaphor borrowed from the 13. 14.

Cynthia Messenger, « But How Do You Write a Chagall ? Ekphrasis and the Brazilian Poetry of P. K. Page and Elizabeth Bishop », Canadian Literature, nos 142-143, automne-hiver 1994, p. 102. Jean H. Hagstrum, The Sister Arts : The Tradition of Literary Pictorialism and English Poetry from Dryden to Gray, Chicago, University of Chicago Press, 1958, p. 18.

9 • Identités transmigrantes : Sergio Kokis et P. K. Page

183

spatial art – is inevitably accompanied by a counter-tendency for that sequence to free itself from the limited enclosure of the frozen, sensible image into an unbounded temporal flow15.

Quant à P. K. Page, dès le début du Brazilian Journal, elle « voit » le Brésil avec les yeux d’une artiste postmoderne. Dans ses prises de notes, elle juxtapose des observations subjectives sur la chaleur, la nature, les oiseaux, l’exubérance des couleurs, et des observations objectives sur les conditions sociales du pays et les rencontres politiques auxquelles elle participe comme femme d’ambassadeur : February 3, 1957 How could I have imagined so surrealist and seductive a world ? One does not like the heat, yet its constancy, its all-surroundingness, is as fascinating as the smell of musk. Every moment is slow, as if under warm greenish water. […] It is hard to get anything done. It is hard to focus. A thought is barely born before it melts, and in its place so lovely a void one could hardly have guessed emptiness so attractive. […] It is from the favelas that the sambas come, according to our host of the other evening – a small Brazilian of Italian origin16.

En juin 1957, se voyant incapable d’écrire de la poésie – « It was as if she could not write poems because she no longer heard English spoken around her17 » –, Page commence à dessiner et à peindre. Plus tard, elle se souviendra : « The pen that had written was now, most surprinsingly, drawing18. » Dans Brazilian Journal, l’auteure note ses débuts dans la peinture comme un passe-temps : « I wish I knew how to describe the vegetation, or indeed how to paint » (p. 15). Dans un premier temps, Page dessine et peint exactement ce qu’elle voit : des paysages, des fleurs qui décorent la maison, des objets et des meubles, des oiseaux. « I paint 15.

Murray Krieger, Ekphrasis : The Illusion of the Natural Sign. Baltimore : Johns Hopkins UP, 1992, p. 9-10.

16. 17.

P. K. Page, Brazilian Journal, op. cit., p. 9-10. Sandra Djwa, Journey with no Maps. A Life of P. K. Page, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2012, p. 163. P. K. Page, « Questions and Images », dans Filled Pen, p. 36, cité dans Sandra Djwa, Journey with no Maps, op. cit., p. 164.

18.

184

Envisager les rencontres transculturelles Brésil-Canada

like a fool, without direction, knowledge, or control » (p. 123). Mais son regard reçoit le Brésil à travers toute une série de peintres modernes qu’elle croise et qui ont une influence sur son imaginaire. Sandra Djwa, sa biographe, affirme avec justesse : She [P. K. Page] was also seeing a great deal of visual art in her formal capacity as the Canadian ambassador’s wife. She and Arthur visited many Brazilian museums, galleries, and art exhibitions in their first year in the country, particularly the Museu de Arte Moderna, where Pat encountered the art of Brazilian painters Candido Pontinari, Lasar Segall, and Maria da Silva19.

La légitimité que donne la forme narrative du journal de voyage ainsi que les effets de vérité événementielle que procure l’insertion des toponymes et des noms propres dans le récit de Kokis projettent la diégèse, dans les deux cas, vers un certain type de récit historique et confèrent aux textes une valeur de témoignage. Il ne s’agira donc pas pour P. K. Page, en visite au Brésil, et pour Kokis, qui a définitivement quitté le pays, de livrer des histoires anodines, divertissantes ou encore édifiantes et grotesques. Ainsi, le lecteur est porté à lire les deux textes – autant celui qui est référentiel que celui qui est fictionnel – comme des représentations historiques et culturelles. P. K. Page nous donne une image métaphorique et poétique du Brésil, filtrée par la sensibilité enthousiaste d’une femme artiste qui visite ce pays pour la première fois. Pour sa part, Le pavillon des miroirs se présente comme capable de représenter un morceau de l’histoire du Brésil dans les années 1950 à travers un narrateur qu’on suit depuis sa tendre enfance jusqu’à la vingtaine. Et si ce narrateur raconte sa vie, c’est qu’il est impossible de comprendre le Brésil sans raconter ce qui s’est inscrit dans son corps et sa mémoire, comme si l’histoire ne pouvait échapper au parallélisme qui se fait vite entre la prise de possession du territoire et celle du corps et de l’identité. 3.

L’étranger, les langues étrangères et leurs pouvoirs chez Kokis

C’est comparé à un « être de nulle part20 » qu’est décrit pour la première fois l’étranger dans Le pavillon des miroirs. En effet, le narrateur 19. 20.

Sandra Djwa, Journey with no Maps, op. cit., p. 164. Serio Kokis, Le Pavillon des miroirs, op. cit., p. 48.

9 • Identités transmigrantes : Sergio Kokis et P. K. Page

185

de Kokis est toujours en train de se mettre en rapport avec « les autres », comme s’il subissait un dédoublement. Voici l’adulte qui parle de l’exil et de sa condition d’étranger à Montréal : Je me revois à la sortie de l’aéroport, m’étonnant de la taille énorme des automobiles, de l’apparence moderne de cette grande ville où je pouvais enfin me perdre, passer inaperçu. […] L’exil m’a alors permis de découvrir que je ne souffrais pas comme les autres, qu’au contraire j’avais toujours été étranger, partout. Possédant le mimétisme spontané des êtres de nulle part, j’enfilais la carapace protectrice derrière laquelle je pouvais regarder à loisir et collectionner mes visions21.

Cette symbiose de l’étranger avec un être sans identité définie et définitive se poursuit plus loin au fil du roman dans l’aveu que le narrateur fait sur la langue étrangère, qui devient soudain la somme des toutes les langues « mêlées » ; langue qui sert de soutien au ludique propre à la création22 : Maintenant je pense toujours dans une langue étrangère. Parce qu’avec le temps elles se sont toutes mêlées. Ça devient une sorte de traduction, parfois fiction ou tricherie. Souvent le mot juste ne me vient pas à l’esprit, ou il me vient dans une autre langue. Les phrases surtout exigent sans cesse un remaniement à haute voix, pour voir si c’est bien comme ça qu’on dit23.

Ce rapport aux autres et à des formes d’altérité (la langue, la peinture, le Canada, par exemple) qui font figure de rencontres transformatrices, est présent tout au long du roman. Par ailleurs, dans ses travaux sur le multiculturalisme et le transculturalisme, Patrick Imbert souligne l’importance de la rencontre et son pouvoir à modifier des paradigmes déjà établis : […] ce qui importe dans les récits multi ou transculturel, c’est justement l’impact de la rencontre, cet instant plein, complet, mais dans sa dimension positive, celle de la reconnaissance, de la compréhension de l’autre et de soi vis-à-vis de l’autre. Cette reconnaissance qui peut être simple compréhension ou qui peut aller jusqu’au coup de foudre comme acte 21. 22. 23.

Ibid. Une situation différente du rapport à la langue étrangère, le portugais, chez P. K. Page, comme on va le voir plus loin dans cet article, dans la partie intitulée « La venue au langage et à la peinture de P. K. Page ». Ibid., p. 277.

186

Envisager les rencontres transculturelles Brésil-Canada

immédiat de saisie qu’on peut totalement transformer sa vie et celle de l’autre, est la base de la modification du paradigme intérieur-extérieur travaillé par un mais qui déplace les implications étranger-extérieur citoyen-intérieur24.

En fait, si le narrateur fait des rencontres au long du récit, il s’agit toujours de situations où la rencontre mène à des apprentissages : « Les cadavres et la souffrance d’autrefois qui m’ont tant blessé autrefois me servent désormais de déguisement. Je crois que les étrangers font tous la même chose, […] pour colmater leur surface trop frêle » (p. 304) ; ou encore : « C’est ainsi que j’ai connu ce nouveau pays, comme un terrain de jeux, où mes mensonges n’étaient pas visibles. J’avais tout le loisir d’observer les gens d’ici » (300). Dans cette perspective, nous pouvons parler avec Imbert d’un « roman de l’apprentissage de la rencontre25 », où rencontrer l’autre sous diverses formes n’est pas seulement le signe d’un croisement anodin de ce qui se présente sur le chemin du narrateur au Brésil et puis au Canada. Il y a, dans la capacité de l’homme à s’ouvrir à la rencontre, un réel pouvoir de se transformer en profondeur, de réfléchir à son identité et à son être au monde. Ces métamorphoses et cette fluidité de la psyché permettent au narrateur adulte de Kokis, désormais immigré au Canada, de ne pas souffrir dans sa condition d’étranger, mais de l’embrasser presque pleinement, étant capable d’apprécier la liberté de sa situation : L’étranger a ainsi beau jeu, naturellement, et il s’adapte à merveille, puisque faute d’identité les gens d’ici recherchent la variété. Il fait sa place, il s’intègre, tout en restant un étranger, pour toujours. En fait l’étranger n’est pas assez bête pour refuser cette belle identité qu’on lui offre, avec le droit en plus aux écarts de conduite et à toute la sympathie à cause de son passé de souffrances26.

L’accueil favorable de la condition de l’étranger, souvent vue comme un motif de nostalgie et de tiraillement douloureux, se constitue dans Le Pavillon des miroirs en force. Il y a un renversement qui permet d’opérer une transformation des signes, ce qui fait que la faiblesse – ici l’exclusion 24.

25. 26.

Patrick Imbert, « Multiculturalisme, violence fondatrice et récit : Girard, Greimas et Kymlicka », dans Rencontres multiculturelles : imprévus et coïncidences, Ottawa, Chaire de recherche de l’Université d’Ottawa : Canada : enjeux sociaux et culturels dans une société du savoir, 2013, p. 29. Ibid., p. 32. Sergio Kokis, Le Pavillon des miroirs, op. cit., p. 302.

9 • Identités transmigrantes : Sergio Kokis et P. K. Page

187

que risquerait l’étranger – devient un pouvoir relatif, porteur de promesse de création. C’est la même logique qui sera mise de l’avant dans le travail de peintre du narrateur, où la remémoration n’éveille pas les souffrances du passé, mais sert de moteur au processus créatif : Même si le thème du tableau semble distinct de ce que j’ai vécu, il me révèle encore des choses, ravive des souvenirs et me transporte vers le passé. J’y reconnais les visages de mon enfance, le maquillage des femmes, le rictus des morts, la couleur et la lumière des situations précises. Il m’a fallu créer de toutes pièces cet énorme réseau d’ombres et de taches d’encre pour dégager enfin les décombres d’une mémoire jusqu’alors ensevelie27.

Pourtant, dès le début du roman, le passé assaille le narrateur. Contre lui, il lui faut se défendre. Et comment « s’en défendre » mieux que par un projet de création ? En effet, en 2004, dans l’essai L’amour du lointain, Kokis retourne sur son passé pour faire le point sur son parcours d’exilé, d’artiste et d’écrivain, et s’adresse à des lecteurs qui sont préoccupés par « la démarche ou par la phénoménologie de la construction d’une identité » (p. 13) : Je reprends donc ici la même entreprise entamée avec Le Pavillon des miroirs, sans prétentions littéraires cette fois et avec un souci davantage archéologique. Oui, réellement archéologique, car je suis convaincu que la mémoire d’un homme est aussi palpable que n’importe quel objet de la nature. Il s’agit d’un objet plus subtil, sans doute, fuyant et mouvant à la fois, envahi de significations personnelles, de beaucoup d’exclusions et de choix qui frôlent la fabulation. Sa complexité même exige une approche et une fréquentation semblables à celles d’une œuvre d’art. Tout comme l’artiste, celui qui se souvient prend ou abandonne des choses réelles pour en faire son œuvre, et il le charge ainsi de ses significations propres. […] Je pourrais me demander, par exemple, pourquoi seuls quelques-uns de mes cauchemars deviennent tableaux, tandis que beaucoup d’autres s’envolent à chaque réveil ou sont simplement oubliés28.

Au fond, cette réflexion d’ordre épistémologique, concernant la mémoire dans le processus de construction identitaire et de récits autobiographiques, corrobore l’idée que la mémoire opère selon des voies comparables à la création littéraire. Or cette « lutte » pour saisir la mémoire du passé dans un acte de création et la mettre ainsi à distance, le narrateur du Pavillon des miroirs la perdra. C’est dire que, même s’il réfléchit peu 27. 28.

Sergio Kokis, Le Pavillon des miroirs, op. cit., p. 87. Sergio Kokis, L’amour du lointain, Montréal, Lévesque éditeur, 2012, p. 35.

188

Envisager les rencontres transculturelles Brésil-Canada

à peu à sa vie et tente de la comprendre comme si c’était un cheminement créatif, à la fin du roman, le passé vient néanmoins le hanter, lui rappeler que l’identité est « un tissu de souvenirs » (p. 367) : « Je me rends compte que c’est ma propre image que je regarde, sous toutes ces métamorphoses. Elles forment un tissu de souvenirs que j’appelle identité. La vie n’est d’ailleurs que la succession de morts, de moments qui se figent en forme de cicatrice » (p. 367). Le passé en ce sens n’est pas effaçable. Il faut le réactualiser pour le transformer. Et cette réitération qui permettra le changement est l’enjeu de tout le roman. Après tout, comment le narrateur – enfant curieux, adolescent errant, adulte pensif – peut-il se sentir libre de se forger une identité qui soit ouverte au multiple et à la réitération positive de la mémoire du passé ? Comment ne pas laisser l’histoire d’un lieu de naissance figer la créativité alors qu’elle a déjà laissé des cicatrices à même le corps ? 4. La venue au langage et à la peinture de P. K. Page L’importance de la représentation artistique du Brésil est ici à souligner, et la venue à la peinture de P. K. Page, alors qu’elle a du mal à renouer avec les mots pour écrire des poèmes, n’est point à négliger. Si la poétesse éprouve un sentiment de dépaysement à son arrivée au Brésil, c’est, entre autres, parce qu’elle ne connaît pas le portugais. Même si elle commence très tôt à prendre des leçons, son progrès est lent et malaisé. Elle n’hésite pas à avouer qu’elle se voit limitée dans ses désirs de s’exprimer, presque soumise au babillage d’un bébé : How crippled one is by the lack of language ! Not only do I talk a kind of baby talk, with an appalling accent, but things I actually say are often quite different from what I mean to say. This confuses the household no end29.

Avec le temps, Page apprendra des mots et des expressions en portugais, mais elle ne maîtrisera pas la langue pour mener une conversation cursive. Pourtant, l’effet des mots appris reste fort dans sa mémoire : en 2005, quasiment cinq décennies après son retour du Brésil, elle publie un élégant livre de poèmes pour la jeunesse, A Brazilian Alphabet for the Younger Reader, magistralement illustré avec des gravures du xixe siècle, représentant des paysages et des animaux. Dans la préface, elle s’adresse aux jeunes lecteurs brésiliens, en avouant : 29.

P. K. Page, Brazilian Journal, op. cit., 17 mars 1957, p. 26-27.

9 • Identités transmigrantes : Sergio Kokis et P. K. Page

189

When I was in Brazil and struggling to learn your language, I fell under the spell of your country – the greenness of the light falling through the palms, the sun and the sea – and under your spell, although you were not born yet, but I may have known your grandparents, and perhaps your parents when they were children. We may even have eaten feijoada together – your grandparents and I – or vatapà or delicious doces30.

Peu après, en 2009, toujours sous l’emprise des souvenirs brésiliens, P. K. Page publie un autre livre pour enfants, Uirapurú : Based on a Brazilian Legend31, illustré avec panache par Kristi Bridgeman. C’est une histoire qu’on peut lire également comme une fable pour adultes qui résume plusieurs versions de la légende populaire brésilienne de l’oiseau uirapurú32. Le lecteur devine désormais la fascination de P. K. Page pour le Brésil. Pourtant l’immersion dans l’univers exotique des tropiques ne se fera pas d’emblée par des mots et de la poésie, mais par la venue au dessin et à la peinture. Plusieurs fois, dans Brazilian Journal, Page reconnaît qu’elle peint parce que les mots ne lui viennent plus : « June 28, 1958 – And still, I write nothing. Am too absorbed in painting when I have a free moment (p. 160) » ; « July 12, 1958 – Have painted a kind of triptych. […] I know what paper I like for gouache. The triptych looks a bit like an illustration of an Icelandic saga – brilliant colour, and me as model, in three different poses » (p. 164). Une question surgit ici en filigrane : P. K. Page est-elle en train d’œuvrer à une nouvelle position de création ? De se forger une identité neuve qui la rapproche des Brésiliens et de leur monde ? 30. 31. 32.

P. K. Page, A Brazilian Alphabet for the Younger Reader, Erin, Ontario, The Porcupine’s Quill, 2005, p. 7. Voir : Sandra Djwa, Journey with no Maps, op. cit., p. 310. La légende d’Uirapurú est brièvement évoquée sur la quatrième de couverture du livre : « Deep in the forests of Brazil lives the Uirapurú, a bird renowned in legend for having the most beautiful and the strangest song in all the world. Those who hear the Uirapurú’s song can never forget it. Many go in search of the bird an many never return. In her version of the legend, P. K. Page tells the story of a group of mischievous boys who set off into the forest to catch the bird with nets and bows and arrows. During their adventures they meet an old man with a flute who has spent his life trying to mimic the Uirapurú’s song and a maiden of the moon surrounded by all the creatures of the night. In her tale of mystery and transformation, P. K. Page creates a story as beautiful and as haunting as the song of the bird about which she writes. » Il convient d’ajouter ici que le livre Uirapurú : Based on a Brazilian Legend fut finaliste pour le Prix littéraire du Gouverneur général du Canada 2010, dans la section littérature jeunesse.

190

Envisager les rencontres transculturelles Brésil-Canada

Dans un chapitre de Visions capitales (2013), intitulé « Du dessin, ou la vitesse de la pensée », Julia Kristeva parle de la complicité de l’artiste et de celui qui regarde, les deux pris dans une démarche de « traversée de frontières géographiques, langagières et affectives33 » : Nulle distance entre la pensée et la main. Nul tâtonnement : l’esprit de l’artiste, identifié au geste, taille l’étendue, découpe ombres et lumières, et, sur l’extériorité plane d’un support, tel le papier, fait surgir le volume d’une intention, d’un jugement, d’un goût. Opérant avec des moyens ténus – traits et vides –, le dessin associe non seulement la contemplation à l’action, mais aussi et surtout le dessinateur à celui qui regarde, dans la certitude fulgurante qu’ensemble ils créent le visible34.

Cette possibilité de créer le monde par la peinture et d’établir des liens avec ceux qui regardent – ici, les Brésiliens, les Canadiens et les autres qui visitent la résidence de l’artiste – montre une brèche féconde, une ouverture, dans l’identité de poétesse de P. K. Page. Sous l’angle de la transculturalité envisagée par Patrick Imbert comme lieu de rencontre et « rapport dialogique en action35 », ou encore du point de vue du multiculturalisme de Will Kymlicka, qui insiste sur l’importance du lien entre « an individual’s sense of self and the respect given to the cultural group to which the individual belongs36 », il est possible de concevoir la venue à la peinture de P. K. Page comme un déplacement de son identité artistique vers des perspectives transculturelles, de dialogues entre les pratiques de la création, les imaginaires et la réception de l’œuvre. Dans la perspective d’une lecture comparatiste de P. K. Page et Sergio Kokis, tous deux écrivains et peintres dont les imaginaires sont nourris par le Brésil, tout en explorant à la fois l’entre-deux Brésil-Canada, il est intéressant de noter la place privilégiée qu’occupe l’investissement dans un projet artistique, ici le dessein et la peinture. Très jeune, le narrateur du Pavillon des miroirs affirme déjà : 33. 34. 35.

36.

Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, Folio essais, 1991, p. 17. Julia Kristeva, Visions capitales, Paris, La Martinière, 2013, p. 36. Dans « Le texte littéraire et la transculturalité », art. cit., Patrick Imbert souligne que : « [L]a transculturalité implique une promesse de mieux vivre, un acte de langage performatif qui mène à créer des relations moins conflictuelles plus attentives, plus à l’écoute. Parler de transculturalité, c’est négocier un rapport dialogique en action » (p. 29-30). Will Kymlicka, Multicultural Citizenship : A Liberal Theory of Minority Rights, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 56.

9 • Identités transmigrantes : Sergio Kokis et P. K. Page

191

Dès que les couleurs arrivent à mes yeux dans le coin sombre de l’atelier, le passé se met à danser dans mon esprit. Comme lorsque je fermais les yeux dans mon lit, au retour des promenades. Parmi ces espaces glacés qui m’entourent, il m’est d’autant plus facile de m’abandonner à ces voyages imaginaires. Maintenant que je sais dompter les images en leur donnant une forme plastique, je peux davantage en tirer profit37.

La peinture donc, doublée d’autoréflexivité par rapport à la démarche de création – autant chez Kokis que chez P. K. Page –, permet de penser à l’avènement d’une nouvelle position de l’identité de l’artiste, ouverte vers des temporalités sans fin et des espaces infinis. On le constate chez le narrateur du Pavillon des miroirs : Mes tableaux rappelaient étrangement les inventions de mon père et, comme lui, je m’entête à les faire […]. Quant à moi, dès le début, l’idée d’exil me fascinait ; mon jeu était celui de l’étranger. J’avais toujours rêvé de partir ; mes personnages imaginaires débordaient sans cesse la situation actuelle vers des virtualités que je croyais ouvertes38.

Quant à P. K. Page, la peinture fera son chemin et aboutira à un changement positif dans les pratiques de création de l’artiste. En effet, on finit par assister à une réappropriation des mots et à la reprise de l’écriture des poèmes, ce qui s’accomplit grâce à l’acte de peindre : « June 21, 1959 – One part of me doesn’t exist when I don’t make notes. So far about two weeks that part of me has been missing » (p. 236), avoue l’auteure. Autrement dit, en passant par la peinture et les expériences d’altérité au Brésil, Page retrouve la poésie39. Se construit alors entre la poésie et l’art plastique une lignée artistique, qui n’est pas basée simplement sur la démarche de création. Il s’agit plutôt d’un lien fondé sur le renouvellement de l’identité et l’ouverture au voyage intérieur et extérieur comme rencontre avec soi et avec l’autre. Après tout, le séjour au Brésil aura certes nourri cette pensée sur la singularité de la vie qui se fait création, que P. K. Page articule admira37. 38. 39.

Sergio Kokis, Le Pavillon des miroirs, op. cit., p. 47. Sergio Kokis, Le Pavillon des miroirs, op. cit., p. 107. Dans son article « How Do You Write a Chagall ? », art cit., Cynthia Messenger explique : « Page complains often in Brazilian Journal of an inability to write, speculating that this has happened because she is living in Portuguese. But she did write a few poems (now in the National Archives of Canada) that until their appearance in this essay remained unpublished. These poems are crucial for the insight they provide into Page’s sense of the relationship between visual and verbal art in her work. The first is titled “Could I Write a Poem Now ?” » (p. 112).

192

Envisager les rencontres transculturelles Brésil-Canada

blement dans un texte de 1970 – citation que Sandra Djwa met en exergue de sa biographie Journey with no Maps : I am traveller. I have a destination but no maps. Others perhaps reached that destination already, still others are on their way. But none has had to go from here before – nor will again. One’s route is one’s own. One’s journey unique. What I will find at the end I can barely guess. What lies on the way is unknown40.

Conclusion : La possibilité de l’identité transculturelle À la fin du Pavillon des miroirs, Sergio Kokis pose une question saisissante qui pourrait bel et bien s’appliquer à la démarche des arts plastiques et de la littérature : Puis qu’est-ce que l’art, sinon la recherche du temps perdu, du non-vécu, de ce qui ne fut jamais présent ? Je ferme ainsi les yeux à ce qui m’entoure pour me sentir vivant. J’enfile mon masque du passé et je reviens à mes images dans l’atelier fermé41.

Ce ne sont pas là que les jeux des mots et de l’imaginaire : « la recherche du temps perdu », « le non-vécu », « me sentir vivant », mais, en filigrane, une interrogation sur la particularité des artistes et des écrivains de la migration et du voyage – des auteurs polyvalents qui pratiquent aussi le dessin et la peinture, comme c’est le cas de Kokis et P. K. Page dans leurs rencontres avec le Brésil et le Canada. Au Québec, des critiques littéraires se sont récemment posé ces questions. Dans un article de mai 201442, Régine Robin reconnaît la difficulté de cerner les traits particuliers de l’écrivain migrant qui feraient de lui la figure emblématique de tout écrivain. Prenant l’exemple d’un écrivain juif à Montréal, Robin souligne : « Impossible définition donc, mais un travail du Juif imaginaire, de l’inscription dans l’œuvre d’un héritage culturel perdu ou à demi perdu, d’une nostalgie, d’un fantasme, d’une condition séculaire, d’une altérité interne, de l’autre en soi ou de 40. 41. 42.

P. K. Page, « Traveller, Conjuror, Journeyman » (1970), cité en exergue à Sandra Djwa, Journey with no Maps, op. cit. Sergio Kokis, Le Pavillon des miroirs, op. cit., p. 366. Régine Robin, « Écrire français avec un accent », Fabula-LhT, n° 12, « La langue française n’est pas la langue française », mai 2014, URL : http ://www. fabula. org/lht/12/robin. html, page consultée le 17 novembre 2014.

9 • Identités transmigrantes : Sergio Kokis et P. K. Page

193

soi en un autre43. » Cette digression mène à affirmer que ces mêmes difficultés s’appliquent à l’écrivain migrant quand il s’agit de l’inscrire dans le champ littéraire, tel qu’envisagé par Pierre Bourdieu. Robin poursuit :

Le problème me paraît du même ordre dès qu’on interroge la spécificité des écrivains de la migration. On ne peut pas leur trouver des traits pertinents qui les isoleraient des autres écrivains, des autres écritures. Ils ont bien en commun de venir d’ailleurs, d’obliger les autres écrivains à s’interroger sur le partage de la mémoire, de la culture44.

Face à ces dilemmes, la lecture comparatiste de Sergio Kokis et de P. K. Page pourrait nous permettre d’esquisser quelques pistes de réflexion. Nous dirions d’abord que leurs écritures qui inscrivent l’entre-deux cultures – brésilienne et canadienne – sont d’abord des écritures hybrides et dialogiques au sens que Bakhtine45 donne à ces termes. Qu’est-ce qu’un texte hybride, s’interroge Sherry Simon :

Il s’agit d’un texte qui interroge les imaginaires de l’appartenance, en faisant état de dissonances et d’interférences de diverses sortes […]. Le texte hybride est donc un texte qui manifeste […] un dénuement déterritorialisant, des interférences linguistiques ou culturelles, une certaine ouverture ou faiblesse sur le plan de la maîtrise linguistique ou du tissu de références. Ces effets esthétiques sont le résultat de la situation de frontière que vit l’écrivain, qui par sa prise de conscience de la multiplicité choisit de créer un texte créolisé, selon l’expression d’Édouard Glissant, c’est-à-dire un texte où la confrontation des éléments disparates produit du nouveau, de l’imprévisible46.

Écritures transculturelles et transnationales, les textes et les représentations artistiques de Kokis et de P. K. Page – saisis entre le Brésil et le Canada – opèrent le passage de l’identité assignée à celle de la traversée. Ces écrits mettent en scène des identités de parcours, d’itinéraires, non fixées, flottantes, sans être totalement dans l’éclatement ; écritures du déplacement, du passage. « Cette position déracinée m’est très familière » (p. 278), affirme le narrateur du Pavillon des miroirs ; ou encore, dans 43. 44. 45. 46.

Ibid. Ibid. Voir : Mikhaïl M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978. Sherry Simon, « Hybridités culturelles, hybridités textuelles », dans Récit et connaissance, François Laplantine et collab. (dir.), Lyon, Presses de l’Université de Lyon, 1998, p. 233-234.

194

Envisager les rencontres transculturelles Brésil-Canada

Brazilian Journal, P. K. Page éprouve un certain tiraillement et de la nostalgie à la fin du séjour au Brésil : Already it is part of a past which will blur more and more, until it is as pale as the aquamarines and topazes and beryls mined from Brazilian soil. Already the very special quality that was « Brazil » for us exists only in our memories and no words can recreate, for us or for anyone else, what was golden, perfect, complete47.

Ainsi, les textes de Kokis et de P. K. Page jalonnent des itinéraires, des souvenirs d’enfance et de voyage, des nostalgies du pays qu’on a quitté (P. K. Page) ou de la mise à distance par rapport au passé (Kokis), des errances et des rencontres transformatrices. Le Pavillon des miroirs n’inscrit pas uniquement le passé et la perte, mais aussi des espoirs de recommencement et de nouveaux départs, avec des tensions entre les désappropriations, les appropriations culturelles, les emprunts et autres distorsions. C’est un roman de la déterritorialisation, comme dirait Deleuze, du rhizome plutôt que de la racine, du multiple, du pli et de la co-présence aux expériences d’ici et de là-bas, vécues et à venir. Après tout, n’est-ce pas là un atout des écritures et des identités de l’entre-deux ? À un autre niveau, on peut dire que, si le premier roman de Sergio Kokis, LePpavillon des miroirs, et Brazilian Journal de P. K. Page établissent une lignée qui brise les dualismes des comparaisons sommaires entre le Brésil et le Canada, afin de privilégier la pensée dialogique et l’ouverture à l’altérité, ces filiations émancipatrices donnent dans la remémoration à la fois d’histoires personnelles et de la grande histoire. L’histoire et la culture ainsi réitérées et transformées dans des projets de création permettent de penser à des mondes transculturels, presque légendaires, où des échanges entre expériences et savoirs sont possibles et se font librement. Cela rejoint alors l’idée de Patrick Imbert dans Rencontres multiculturelles : idée d’un « niveau ternaire transculturel, brouillant les oppositions intérieur/extérieur leur faisant réorganiser leur conception de la temporalité en fonction d’instant à l’impact fort48 » – ce qui résume adroitement la visée du nouvel imaginaire des écrivains et artistes de l’entre-deux Kokis et P. K. Page. Finalement, ces écritures hybrides sont des écritures traversant les limites : limites entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’autobiographie et 47. 48.

P. K. Page, Brazilian Journal, op. cit., p. 241. Patrick Imbert, « Multiculturalisme, violence fondatrice et récit », art. cit., p. 38.

9 • Identités transmigrantes : Sergio Kokis et P. K. Page

195

la fiction, l’autofiction et la méta-fiction, le texte et l’image ; limites entre le témoignage et le documentaire, l’actualité des années 1950 et le présent ; des écritures qui confèrent une nouvelle dimension aux dialogues inter et transculturels Brésil-Canada. C’est du moins le pari de cette lecture de Sergio Kokis et P. K. Page, qui tente de penser la pluralisation du monde qui est le nôtre. Bibliographie Bordeleau, Francine, « Sergio Kokis, le carnaval des mots », Lettres québécoises, n° 80, hiver 1995, p. 10. Bourdieu, Pierre, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 89, septembre 1991, p. 3-46. Djwa, Sandra, Journey with no Maps. A Life of P. K. Page, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2012. Fontille, Brigitte, et Patrick Imbert (dir.), Trans-multi-interdisciplinarité, transmulti-interculturalité, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012. Hagstrum, Jean, The Sister Arts : The Tradition of Literary Pictorialism and English Poetry from Dryden to Gray, Chicago, University of Chicago Press, 1958. Imbert, Patrick, « La croyance que la vie est un jeu à somme nulle et sa remise en question dans les Amériques contemporaines », dans Les mondes des Amériques et les Amériques du monde, sous la dir. d’Amaryll Chanady, George Handley et Patrick Imbert, New York, Legas, 2006, p. 165-178. , « Le texte littéraire et la transculturalité », dans Le transculturel et les littératures des Amériques, sous la dir. de Patrick Imbert, Ottawa, Chaire de recherche de l’Université d’Ottawa : Canada : enjeux sociaux et culturels dans une société du savoir, 2012, p. 15-56. , « Multiculturalisme, violence fondatrice et récit : Girard, Greimas et Kymlicka », dans Rencontres multiculturelles : imprévus et coïncidences, sous la dir. de Patrick Imbert, Ottawa, Chaire de recherche de l’Université d’Ottawa : Canada : enjeux sociaux et culturels dans une société du savoir, 2013, p. 15-45. , Les Amériques transculturelles. Les stéréotypes du jeu à somme nulle, Québec, Presses de l’Université Laval, 2013. Imbert, Patrick (dir.), Theories of Inclusion and Exclusion in Knowledge-Based Societies : Canada and the Americas, Ottawa, Chaire de recherche de l’Université d’Ottawa : Canada : enjeux sociaux et culturels dans une société du savoir, 2008.

196

Envisager les rencontres transculturelles Brésil-Canada

Kokis, Sergio, L’amour du lointain, Montréal, Lévesque éditeur, 2012. , Le Pavillon des miroirs, Montréal, XYZ Éditeur, 1994. Krieger, Murray, Ekphrasis : The Illusion of the Natural Sign. Baltimore : Johns Hopkins UP, 1992. Kristeva, Julia, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, Folio essais, 1991. , Visions capitales, Paris, La Martinière, 2013. Kymlicka, Will, Multicultural Citizenship : A Liberal Theory of Minority Rights, Oxford, Oxford University Press, 1995. Lejeune, Philippe, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975. Messenger, Cynthia, « But How Do You Write a Chagall ? Ekphrasis and the Brazilian Poetry of P. K. Page and Elizabeth Bishop », Canadian Literature, nos 142-143, automne-hiver 1994, p. 102-117. Page, P. K., A Brazilian Alphabet for the Younger Reader, Erin, Ontario, The Porcupine’s Quill, 2005. , Brazilian Journal, Toronto, Lester & Orpen Dennys Limited, 1987.

, Uirapurú : Based on a Brazilian Legend, illustré par Kristi Bridgeman, Fernie, B. C., Oolichan Books, 2010.

Robin, Régine, « Écrire français avec un accent », Fabula-LhT, n° 12, « La langue française n’est pas la langue française », mai 2014, URL : http ://www. fabula. org/lht/12/robin. html, page consultée le 17 novembre 2014. Simon, Sherry, « Hybridités culturelles, hybridités textuelles », dans Récit et connaissance, sous la dir. de François Laplantine et collab., Lyon, Presses de l’Université de Lyon, 1998.

Lihat lebih banyak...

Comentarios

Copyright © 2017 DATOSPDF Inc.