enthousiasme, lyotard, deleuze

June 14, 2017 | Autor: Emine Sarikartal | Categoría: The Sublime, Jean-François Lyotard
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Descripción

L'enthousiasme, Lyotard, Deleuze

Depuis le début des années 2010, nous assistons à une nouvelle forme de
mobilité politique : les mouvements des indignés en Europe et aux Etats-
Unis en 2011, les événements qu'on a regroupés sous le nom de « printemps
arabe », qui ont commencé en 2010 en Tunisie et répandu dans plusieurs
pays, les manifestations populaires qui ont secoué la Turquie et la
Bulgarie en 2013, les protestations massives au Brésil en 2013, etc. Ces
mouvements sociaux ont tous un caractère inédit, quoiqu'ils prennent leur
source dans des contextes très divergents : à côté des formes habituelles
du militantisme, ils mobilisent des masses réputées « apolitiques »,
restées en marge de l'engagement et de l'action politiques. Ainsi, ces
mouvements politiques contemporains ont la particularité de rassembler les
couches sociales diverses et même antagonistes à l'occasion d'une
sensibilité politiquement partagée. Ce partage en appelle à une communauté,
mais celle-ci est une communauté en manque, une communauté des
dissemblables en attente de sa règle. A l'instar de ce contexte politique
propre à notre temps, essayons donc de mettre en parallèle la réflexion
philosophique avec ce qui convient d'appeler, plutôt qu'un engagement, un
enthousiasme politique.

Ainsi se concrétise déjà le sens que va prendre notre texte, par ce mot
d'enthousiasme cher à Kant. A partir du concept d'enthousiasme, nous allons
essayer d'abord de dégager les lignes principales de la lecture que fait
Lyotard de la philosophie kantienne, ensuite de mettre au jour les
conséquences (philosophiques et politiques) d'une telle lecture et enfin de
la mettre en rapport avec la pensée de Deleuze.


-1-
Nous savons que l'enthousiasme chez Kant est une modalité extrême du
sentiment sublime qui n'est pas le sentiment du sublime, ne connote pas un
sentiment éprouvé pour un objet que l'on pourrait qualifier de sublime,
mais décrit la qualité du sentiment lui-même, c'est-à-dire sert à nommer
l'état d'esprit de celui qui l'éprouve. Nous savons également que ce
sentiment se réfère à un état de libre jeu discordant entre la raison et
l'imagination à l'occasion d'un objet informe ou illimité et que ce jeu
discordant des facultés se traduit dans l'esprit par un sentiment de
déplaisir ou de peine. Or le sublime a une manière subreptice et paradoxale
de procéder : l'esprit y trouve un certain plaisir pris à son déplaisir,
telle une grâce obtenue de manière injuste, et ce va-et-vient ambigu entre
le plaisir et la peine fait preuve d'une finalité paradoxale pour lui[1].

L'enthousiasme historico-politique[2] est donc un cas extrême du sublime
qui se définit comme une joie pénible. Par la sorte d' « abstraction » ou
de « présentation négative » provoquée par l'impuissance de l'imagination à
présenter l'infini ou la totalité, et par la découverte d'une destination,
d'une Bestimmung supra-naturelle à l'occasion de cette impuissance même,
l'enthousiasme se révèle être une présentation indirecte de
l'imprésentable, paradoxale en soi. Cela dit, son caractère contradictoire
ne lui enlève pas son statut d'affect, de pathos, de sentiment aveugle. Au
contraire, l'imagination y déborde de ses limites, elle arpente les bords
de la démence pour ainsi dire et l'enthousiasme politique se fait sentir
comme un accès pathologique. En tant que tel, il témoigne d'une validité
non pas éthique mais seulement esthétique, car il s'enracine dans la
capacité pathologique de l'esprit, capacité dont nous essayerons de montrer
le caractère enfantin selon Lyotard.

-2-
L'enthousiasme a beau être un sentiment, il n'est pourtant pas un donné
intuitif.
Il se fait sentir non pas comme expérience (Erfahrung) mais comme évènement
(Ereignis ou Begebenheit). Pourquoi ? Parce que ce qui se livre dans
l'enthousiasme est seulement une anticipation, mais non pas un état de fait
relatif à un objet qui existe tel quel. C'est à partir de l'événement de la
Révolution Française que Kant explique ce qu'est l'enthousiasme comme mode
de sentiment sublime ; Lyotard à son tour essaie de rapprocher cet
événement du Mai 68. Or, tout comme dans le cas du sublime « dans la
nature », ce qui est sublime n'est pas l'objet naturel informe lui-même
mais l'état d'esprit de celui qui rencontre cet objet, de même, dans le cas
de la Révolution Française, ce n'est pas l'événement empirique de la
révolution, qui mérite d'être appelé sublime, mais le sentiment
d'enthousiasme que celui-ci éveille dans l'esprit de ceux qui en sont le
témoin. Le bouleversement révolutionnaire dans son aspect empirique relève
selon Kant d'une illusion politique issue de la confusion entre la
présentation directe du phénomène du gemeine Wesen, de l'être commun, et la
présentation analogique de l'Idée de la communauté républicaine, pour
reprendre les termes de Lyotard[3]. Quant à l'enthousiasme des spectateurs,
il consiste justement en un plaisir éprouvé à l'occasion de la violence que
fait subir la raison à l'imagination, une violence polarisée vers quelque
chose d'Idéal, qui n'a pas de correspondant dans l'intuition mais qui
permet quand-même d'affirmer la destination de l'espèce humaine vers le
Bien. Ainsi l'enthousiasme politique concerne l'intérêt pratique de la
raison et devient l'indice (et non pas la preuve) d'une causalité libre.
C'est pourquoi Kant le définit comme un événement, une Begebenheit, une
donne, une livraison de l'expérience dans l'expérience.

Qui plus est, cet évènement est un signe d'histoire qui détermine une prise
de position politique, une participation à la communauté idéale des hommes.
A cet égard, observe Lyotard, le sens de l'histoire « n'a pas lieu
seulement sur la scène historique, dans les hauts faits et les méfaits des
agents ou des acteurs qui s'y illustrent, mais aussi dans le sentiment des
spectateurs obscurs et lointains (la salle de l'histoire) qui les
regardent, les entendent, et qui distinguent dans le bruit et la fureur des
res gestae ce qui est juste et ce qui ne l'est pas. »[4] Or cette
observation nous incite à réviser les critiques bien connues adressées à
Kant au sujet de l'action politique et qui consistent à voir sa philosophie
comme un obstacle devant l'idée même de la révolution. Nous constatons que
la lecture lyotardienne de l'enthousiasme kantien dépasse largement les
limites qui lui sont assignées par une telle critique. Cette lecture permet
d'entrevoir une nouvelle position politique qui ne s'accorde certes pas
avec le primat de l'action traditionnellement admis par le marxisme
orthodoxe, tout en nous incitant à penser l'action sous un nouveau jour.

-3-
Si nous approfondissons un peu cette lecture lyotardienne, nous verrons
d'ailleurs qu'il ne s'agit pas du tout d'une inertie politique dans cet
enthousiasme qui, au contraire signale la formation d'une nouvelle
communauté. Si la Teilnehmung selon le désir qui se fait sentir dans
l'enthousiasme, se distingue d'une participation en acte à un état
empirique des choses, elle n'en appelle pas moins à un universalisme
immédiatement promis. « Si l'enthousiasme des spectateurs est une
Begebenheit probante pour la phrase selon laquelle l'humanité progresse
vers le mieux, dit Lyotard, c'est que, comme sentiment esthétiquement pur,
il requiert un sens commun, il en appelle à un 'consensus' qui n'est pas
plus que sensus indéterminé, mais de droit ; il est une anticipation
immédiate et singulière d'une république sentimentale. »[5]

Le sensus communis est donc un appel à la communauté, mais ceci est une
communauté en souffrance, qui n'a pas sa règle par avance ; une communauté
en attente d'être construite, à la recherche de sa règle. Dans ce sens,
cette communauté n'est pas déductible au sens propre, mais elle est à
établir « par le ressort de l'autre », par la méthode de la comparaison
(Vergleichung). En revanche, cela ne veut pas dire que le sensus communis
connote seulement une communauté anthropologique, bien au contraire, il
s'agit pour Lyotard de déceler son caractère transcendantal. En effet la
possibilité d'un sensus communis tient à la communicabilité même d'une
connaissance quelconque, car le sensus lui-même n'est rien d'autre qu'un
certain accord, une certaine proportion des facultés dont le rapport
exprime un jugement (théorique ou pratique). En tant que tel, le sensus
présente la propriété d'être à la fois heuristique et tautégorique, dit
Lyotard[6], c'est-à-dire d'une part il définit un certain état d'esprit à
l'occasion d'une représentation en même temps qu'il est lui-même le signal
de cet état, et de l'autre, grâce à cette première propriété heuristique,
il se donne comme le seul critère pour évaluer cet état d'esprit, qui n'est
autre que lui-même. Non seulement donc le sentiment est index sui, mais
encore il incarne la coïncidence de la loi avec l'objet qu'elle est censée
juger. Ainsi s'avère le caractère proprement paradoxale du sentiment, de
l'aisthesis chez Kant, qui n'est autre que l'activité même de la faculté de
juger : si la sensation est là à chaque fois qu'il y a connaissance et même
avant elle, alors il y a jugement avant tout jugement.

L'accord transcendantal des facultés dans le sensus communis doit être
déclaré d'une seule voix en tant qu'une Einstimmung ou une allgemeine
Stimmung. C'est pourquoi Lyotard le conçoit comme une euphonie qui annonce
une nécessité exemplaire (non apodictique) et une universalité subjective
(transcendantale), un « consentement à la fois enjoint et promis ». A
travers cette lecture, nous verrons que Lyotard va s'engager dans toute une
pensée de Stimme qui nous conduira vers une problématique de la naissance.
En effet, à l'endroit même où Deleuze pose le problème de la genèse dans la
philosophie kantienne[7], Lyotard semble adopter une terminologie à la fois
similaire et nuancée lorsqu'il évoque la naissance du sujet. Ce qui
arriverait à se faire entendre dans l'Einstimmung des facultés, c'est le
sujet à l'état naissant, qui « se voise 'avant' de se voir ou se
concevoir »[8] « Ce qui se voise dans le goût, c'est donc la division du
sujet en tant que, un instant, accordée, con-voquée, convoisée. »[9]

Or la problématique de la naissance, comme nous le savons, a également
constitué un enjeu majeur pour la pensée de Hannah Arendt, à laquelle
Lyotard a consacré un texte que l'on retrouve dans ses Lectures d'enfance
sous le titre de « Survivant »[10]. Il y est question d'une critique qui
s'appuie sur le caractère enfantin de la faculté de juger contre la
position arendtienne[11]. Cette critique se concentre d'abord sur
« l'énigmatique faculté de commencer » par laquelle Arendt entend une
capacité d'agir dont la faculté de juger kantienne serait le siège. Or pour
Lyotard, la force de la faculté de juger réfléchissante tient à ce qu'elle
est non pas une capacité d'action, mais une ouverture vers l'événement, une
passibilité pour le « il arrive ». La réflexion est analogique et non pas
réaliste comme semblerait le penser Arendt, elle est habitée par le
scrupule d'un comme si en lequel se connaît l'enfance de l'esprit. C'est
pourquoi la faculté de juger est une faculté enfantine qui serait le foyer
d'une naissance, celle de la subjectivité[12], et où se fait entendre la
voix d'une communauté seulement promise.

Cela dit, Arendt essaie de forger l'idée d'une action politique qui serait
du même coup une critique du totalitarisme. Ce faisant, elle souligne le
rôle de la société civile pour contourner la menace totalisante de l'Etat-
nation, en quoi elle semble rejoindre la position kantienne qui se dégage à
travers l'événement sublime. Or Lyotard, qui distingue l'action et
l'événement dans sa critique, manifeste une aversion contre l'action
politique, même sous sa forme « civile » que préconise Arendt.
L'autogestion de l'être-ensemble qui se propose comme un remède au
totalitarisme ne saurait constituer une alternative au système socio-
politique établi. Lyotard y voit tout au plus un reste de l'effort de
l'institutionnalisation, ne serait-ce que sous sa forme « minoritaire ».
Que nous propose-t-il donc ? N'y aurait-il aucune perspective de
transformation ? Faut-il comprendre que la position politique promue dans
la notion de l'enfance est en effet une non-politique qui consiste
simplement à récuser toute croyance en la formation d'une nouvelle
communauté, tout espoir pour fonder un nouveau monde ?


-4-
On pourrait chercher la réponse à ces questions dans la manière dont
Lyotard a abandonné l'activisme politique. Il disait en effet, à propos de
ses années d'engagement dans Socialisme ou Barbarie, qu'il se sentait
toujours sous la contrainte d'avoir besoin d'un prétexte, d'une bonne cause
pour écrire. Son premier grand livre qui suit son désengagement, Discours,
figure[13], porte la trace de cet état d'esprit. A le lire, il est aisé de
sentir que Lyotard est toujours soucieux de faire la critique de
l'idéologie, bien qu'il ne l'exprime jamais explicitement à de rares
exceptions près[14]. Il s'agit donc désormais pour lui de transporter son
engagement, ou plutôt son enthousiasme politique dans l'acte même de
l'écriture et de faire les premiers pas d'un passage d'une philosophie de
l'action vers la pensée de l'événement.

Or ceci est toute autre chose que de prôner une position apolitique ou
politiquement inerte qui prétend tout simplement qu'il n'y aurait aucune
transformation possible. Au contraire il faudrait y voir l'extension de la
politique dans toutes les sphères de la vie, dont l'écriture ou la pratique
artistique serait l'exemple par excellence tant dans sa dimension
productrice que réceptive comme le suggère P. Valéry. C'est à ce niveau
même de la réflexion que Lyotard, lorsqu'il évoque la poétique de P. Valéry
dans ses Lectures d'enfance[15], établit le lien d'une telle position avec
la philosophie de Kant et nous comprenons le sens de sa critique envers
Arendt. En effet, le temps de l'œuvre, celui où la phrase « ceci est de
l'art » arrive comme un événement non lié, en attente de sa règle, n'est
autre que le temps de la réflexion au sens kantien.

Le jugement critique, qui est au fond réflexif, comporte une exigence de
Darstellung, de présentation, qui est de dire « c'est le cas » à propos de
toute phrase qui prétend valider un objet quelconque. De cette façon, la
pensée critique échappe au souci de faire système, de proférer des phrases
légitimées qui seraient, dit Lyotard, comme « un organe dans un corps
organique ». Au contraire elle reste non déterminée comme un corps sans
organe, désordonnée suffisamment pour accueillir le cas non réglé,
exceptionnel ou hérétique. Et ce n'est pas par hasard si la poétique
valérienne propose le terme de la voix pour protéger l'œuvre de devenir
arbitraire. Lyotard y reconnaît la double Stimme kantienne qui déclare le
ceci comme le cas, l'événement du sentiment-jugement, et exige par là même
son partage comme la promesse d'une communauté affective à établir.


-5-
Mais quelle serait alors la place de Deleuze dans ce tableau ?
Même si, à la différence de Lyotard, Deleuze accentue le caractère
téléologique de la faculté de juger, il est possible de parler d'une
convergence entre les deux grâce au parallèle entre la problématique de la
genèse et celle de la naissance. En effet Deleuze déploie dans sa lecture
de la troisième Critique une pensée de genèse à travers la faculté de juger
où il s'agit d'affirmer qu'un accord transcendantal intrasubjectif permet
d'assurer le lien intersubjectif. Cette corrélation est le signe d'un état
de genèse de la subjectivité. Or ceci n'est qu'un état naissant, un état
antérieur à la connaissance, semblable à un jeu où le jugement
réfléchissant est considéré dans son indétermination, comme une Einstimmung
unbestimmt, une voix qui n'a pas de voix articulée.

Par ailleurs, ce détour par Kant chez les deux penseurs pourrait être
interprété comme l'indice d'un anti-hégélianisme partagé et prononcé,
d'autant plus que Deleuze, au début de la Différence et répétition[16],
définit la répétition comme différence sans concept et universalité du
singulier. Nous savons que cette prise de position contre Hegel finit par
se concrétiser au début des années 70 dans une attitude parallèle chez les
deux auteurs, attitude qu'on pourrait qualifier de politique, à travers une
pensée de désir, dont le lien à l'enfance devient évident par l'usage
critique qu'ils font de la psychanalyse.

Cela dit, force est-il de constater aussi que Deleuze et Lyotard n'en sont
pas moins divergents à l'égard de leurs positions respectives face à la
philosophie kantienne. Si chez Lyotard, on peut parler d'un investissement
relativement tardif de cette philosophie, vers le début des années 80, on
voit chez Deleuze un déplacement considérable par rapport à sa position
initiale. C'est dans Critique et clinique[17] qui date de 1993, dans le
texte intitulé « Pour en finir avec le jugement », que ce déplacement
devient le plus visible. La catégorie du jugement, y compris sous sa forme
kantienne avec le tribunal subjectif qu'elle instaure, devient l'objet
d'une critique sévère de la part de Deleuze. Or ce qu'il oppose au jugement
défini d'après Nietzsche comme « la conscience d'une dette envers la
divinité », c'est une justice où « la dette s'inscrit à même le corps ».
Nous voyons combien cette position est proche de celle de Lyotard qui,
malgré le parallèle qu'il voit entre le jugement et la justice, mobilise
une réflexion sur cette dernière à travers la notion de l'enfance conçue
comme « obédience à une dette qu'on peut appeler dette de vie, de temps ou
d'événement, dette d'être-là malgré tout »[18], dette de commencement,
dette au non-être.

C'est surtout à partir de cette notion d'enfance et de ses conséquences
philosophiques et politiques qu'on pourrait être tenté de rapprocher les
positions de Lyotard et de Deleuze. Ce rapprochement est d'ailleurs
affirmé par Deleuze dans un autre texte de Critique et clinique, « Bégaya-t-
il… ». Il y est question d'une réflexion sur la « minorisation de la
langue » à travers les « œuvres bégayantes » qui « tracent une limite
toujours repoussée de la langue » à laquelle Lyotard donnerait le nom
d'enfance. Le bégaiement de l'écriture génère une « parole embarrassée »
qui est le dépassement « de la parole vers la langue », ou celui de
« l'organisme vers un corps sans organe », lequel est défini dans Mille
plateaux[19] comme devenir ou « bloc d'enfance ».

Ce rapprochement ne devrait pas être limité au cadre d'une réflexion sur la
langue ou l'écriture en général. En effet, chez Deleuze comme chez Lyotard,
la pensée de l'enfance, de la minorité ou celle de devenir, implique des
conséquences philosophiques et politiques de poids. Dans l'Abécédaire,
Deleuze dit que « la gauche n'est jamais majoritaire en tant que gauche car
la majorité c'est un truc qui suppose un étalon » et que « être de gauche
c'est, ne pas cesser de devenir minoritaire ». Il parait que dans cette
pensée de minorité, se déploie une prise de position qui consiste à mettre
en cause les critères établis. Pour revenir à notre point de départ, nous
pouvons affirmer que cette position trouverait son expression chez Lyotard
à travers le caractère enfantin de l'enthousiasme. Ce dernier n'étant pas
une expérience, Erfahrung proprement dit, mais Ereignis ou Begebenheit
comme Kant le nomme, témoigne d'un événement qui surprend la pensée
impréparée, en l'incitant à la recherche de nouvelles règles. Comme nous
l'avons vu à partir de la critique de Lyotard contre Arendt, le jugement
réfléchissant, dont l'enthousiasme, exprime surtout une aversion pour
l'institutionnalisation des critères et permet d'entrevoir une expansion de
l'acte politique par le biais des pratiques diverses. Ainsi s'expliquent
aussi les conséquences politiques du bégaiement deleuzien. En effet, dans
le devenir-minoritaire de la langue, se retentit la voix « âpre d'une
enfance sans pitié », dont le « comme si » scrupule, « fait échec à toute
édification »[20].

Quant à l'enthousiasme enfantin tel qu'il est pensé par Lyotard, il semble
accompagner les réactions politiques propres à notre temps. A travers
l'exigence d'une société juste, nous assistons dans ces mouvements à la
naissance d'une forme d'événement inédite qui se caractérise par sa
capacité à accueillir le dissensus et le respect des diversités. De plus,
le refus de toute hiérarchie et la réticence contre l'institutionnalisation
implique dans ces mouvements une manière horizontale de l'organisation
sociale qui se traduit par une mise en commun de toute sorte de pratiques,
que ce soit intellectuel, politique ou artistique. Ceci étant dit, deux
questions restent ouvertes quant au rapprochement que nous envisageons ici
entre les positions lyotardienne et deleuzienne, celle de savoir comment
concilier l'attitude lyotardienne du 91 en faveur de la guerre d'Irak avec
cette pensée de l'enthousiasme, et celle de savoir où est passé
l'enthousiasme dans la pensée de Deleuze, qui semble y faire écho à travers
une réflexion sur la minorité et le devenir-enfant, mais reste buté sur une
philosophie du désir sans donner des perspectives sur une nouvelle
communauté.

Du reste, ces nouvelles formes de mobilité politique dans lesquelles nous
reconnaissons la trace d'un enthousiasme enfantin, pour innovantes qu'elles
soient, n'en sont pas moins fragilisées par leur caractère éphémère. Il
conviendrait donc de considérer une pensée de l'enfance ou de la minorité
non pas dans son opposition irréductible contre des positions majoritaires
ou institutionnalisées mais d'essayer de voir en quoi ces deux pôles sont
dans un rapport de différence constitutive : si d'un côté, une position
majoritaire prise en elle-même s'engagerait inévitablement dans la voie de
la réification, de l'autre, une position minoritaire isolée risquerait
toujours de tomber dans l'invisibilité sans pouvoir donner lieu à des
changements concrets. Une telle configuration théorico-pratique reste à
construire, notamment à l'instar de ceux qui, comme Kant, Deleuze et
Lyotard, ont pensé l'enthousiasme politique de leur époque.











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[1] Cf. Kant, La Critique de la faculté de juger, 1790.
[2] Cf. Kant, Le conflit des facultés, 1798.
[3] Lyotard, L'enthousiasme, la critique kantienne de l'histoire, Galilée,
1986.
[4] Ibid., p. 59.
[5] Ibid., p. 68.
[6] Cf. Lyotard, Leçons sur l'analytique du sublime, Galilée, 1991.
[7] Deleuze, La philosophie critique de Kant, PUF, 1963.
[8] Lyotard « Sensus communis, le sujet à l'état naissant » in Misère de la
philosophie, Galilée, 2000, p. 28.
[9] Ibid., p. 29.
[10] Cf. Lyotard, Lectures d'enfance, Galilée, 1991.
[11] Cette critique s'appuie principalement sur le fait que Arendt, dans la
lecture qu'elle fait de la troisième Critique, limite sa pensée avec
l'analyse du beau, sans la poursuivre avec celle du sublime, tandis que
Lyotard se concentre essentiellement sur l'analytique du sublime. Cette
tension nécessite certes une discussion détaillée qui dépasserait le cadre
de cet article.
[12] Sans oublier qu'à travers sa lecture de la troisième Critique de Kant,
Lyotard procède à une distinction entre sujet et subjectivité, ce qui
devrait faire l'objet d'un autre travail.
[13] Lyotard, Discours, figure, Kliencksieck, 1971.
[14] Cf. Ibid., p. 19 : « Ce livre-ci n'est lui-même qu'un détour pour
mener à cette critique [critique pratique de l'idéologie] et s'il nous a
fallu attendre longtemps que tombe notre propre résistance à l'écrire,
c'est assurément (entre autres) par crainte d'être séduit, détourné de
cette fin, médusé par le langage. »
[15] Cf. Lyotard « Désordre : Valéry », in Lectures d'enfance, op. cit., p.
109-126.
[16] Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968.
[17] Deleuze, Critique et clinique, Les Editions de Minuit, 1993.
[18] Cf. Lyotard, Lectures d'enfance, op. cit., p. 66.
[19] Cf. Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie, t. 2, Mille
plateaux, Les Editions de Minuit, 1980.
[20] Lyotard, Lectures d'enfance, op. cit., p. 67.
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