Décorative ou active ? L’ACTION POLITIQUE DE CARLOTA PEREIRA DE QUEIROZ (1933-1937)

September 7, 2017 | Autor: Mônica Raisa Schpun | Categoría: Gender Studies, Women's Studies, Women's History
Share Embed


Descripción

DECORATIVE OU ACTIVE ? L’ACTION POLITIQUE DE CARLOTA PEREIRA DE QUEIROZ (1933-1937)

Mônica Raisa SCHPUN

Ce texte traite de certains aspects de la carrière politique de Carlota Pereira de Queiroz (1892-1982). Elue pour une Assemblée Nationale Constituante, le 3 mai 1933, sur la “Chapa Única por São Paulo Unido !”, elle a été la seule femme à signer la Constitution de 1934, aux côtés de 252 Constituants masculins. A la fin de la Constituante, elle réussit à se faire réélire, le 14 octobre 1934, par le tout récemment créé Partido Constitucionalista –PC. Elle est ainsi la première femme député fédéral du pays1.

1

Je reprends ici, de façon un peu différente, les problématiques examinées dans “¿ Fronteras móviles o movedizas ? La acción política de Carlota Pereira de Queiroz (1933-1937)”. In : POTTHAST, B. et scarzanella, e. (dir.). Mujeres y naciones en América Latina : problemas de inclusión y exclusión, Iberoamericana/Vervuert, Madrid/Frankfurt am Main, 2001, p. 223-251. Il fait partie d’une recherche biographique plus large sur Carlota Pereira de Queiroz. Pour d’autres aspects de la recherche voir : “Carlota Pereira de Queiroz : entre representativa e singular”, Cuadernos de Historia Latinoamericana, Associação dos Historiadores LatinoAmericanistas Europeus (ahila), 4, 1997, p. 153-173 ; “Carlota Pereira de Queiroz : uma mulher na política”, Revista Brasileira de História - Biografia, biografias, 17, 33, ANPUH/Ed. Unijuí, 1997, p. 167-200 ; “Entre feminino e masculino : a identidade política de Carlota Pereira de Queiroz”, Cadernos Pagu, UNICAMP, 12, 1999, p. 331377 ; “Carlota Pereira de Queiroz et le féminisme : histoire d’une déception”, Cahiers du Brésil Contemporain, Paris, MSH/CRBC (EHESS), 38/39, 1999, p. 9-32 ; “Regionalistas e cosmopolistas : as amigas Olivia Guedes Penteado e Carlota Pereira de Queiroz”. In : Catálogo da exposição em homenagem a Olivia Guedes Penteado, São Paulo, Fundação Armando Alvares Penteado (faap), mars-avril 2002, p. 40-77 ; “De canhão a cartola : meandros de um itinerário emblemático (Carlota Pereira de Queiroz, 1892-1982)”. In : SCHPUN, M.R. (dir.). Masculinidades : múltiplas perspectivas para um objeto plural, São Paulo, Boitempo, sous presse. Voir encore : COSTA, A. de O., “Protagonistas ou coadjuvantes : Carlota e os estudos feministas”, Cadernos de Pesquisa, Fundação Carlos Chagas/Cortez, 96, février 1996, p. 66-70. Je

Cahiers du Brésil Contemporain, 2002, n° 47/48, p. 157-180

158

Mônica Raisa SCHPUN

Les événements en question sont chargés de signification historique et politique. Les élites paulistes, éloignées du pouvoir après 1930, voient dans les nouvelles élections une opportunité de retour. Après avoir lutté contre Getúlio Vargas en 1932, elles se lancent à la conquête des urnes et souhaitent avant tout laisser l’empreinte de leurs intérêts sur les pages de la nouvelle Constitution. Les résultats du vote confirment et élargissent cette signification historique et politique : en 1933, São Paulo sera le seul état de la fédération à vaincre les candidats du gouvernement, même si ceux-ci s’appuient sur la machine officielle pour promouvoir le nouveau Partido da Lavoura : sur 22 sièges réservés à la représentation pauliste, la Chapa Única en conquiert 171. Educatrice et médecin, Carlota Pereira de Queiroz s’est illustrée dans les réseaux féminins du bénévolat, à São Paulo, et dans la mobilisation des paulistes contre Vargas durant la Révolution de 32. Ce parcours lui a permis d’asseoir une solide réputation personnelle. De plus, elle appartient à une famille très connue des élites locales. Son origine sociale et ses réseaux de relations sont ainsi des atouts pour la construction de son identité publique et pour sa carrière, et se trouvent, en même temps, valorisés par celles-ci. Carlota ne trahit à aucun moment ses origines, élément déterminant de son identité. Si elle rompt de nombreuses barrières, traversant des frontières qui séparent le féminin du masculin, elle ne s’éloigne jamais de son groupe d’appartenance, ce groupe dont elle devient une représentante. Dans son action politique, elle laisse au second plan des préoccupations qui pourraient l’identifier, d’une façon ou d’une autre, comme féministe ou simplement comme porteuse d’un discours socialement perçu comme étant féminin par

remercie la FAPESP pour le financement accordé, entre août 1998 et juillet 2000. 1

Contre 3 du Partido Socialista Brasileiro, qui n’intègre pas la coalision de l’opposition, et 2 du Partido da Lavoura. La Chapa Única réunit les deux partis des élites locales – PRP et PD -, outre la Ligue Electorale Catholique (LEC), l’Association Commerciale et la Fédération des Volontaires, nouvelle force politique originaire de la Révolution de 32. En 1934, la représentation pauliste comptera 34 sièges, partagés entre le Partido Constitucionalista et le PRP : 22 représentants pour le premier, et 12 pour le second. La Chapa Única est alors déjà dissoute ; le Partido Constitucionalista réunit notamment les anciens membres du PD, d’où viennent d’ailleurs les proches de Carlota.

Décorative ou active ?

159

son ton ou ses plaidoyers. Peut-être a-t-elle sous-estimé la force de la misogynie existante et, qu’une fois élue, elle s’est laissée intimider par l’ambiance générale. En effet, en lisant ses discours, nous voyons comment elle a cherché à neutraliser au maximum toute trace de participation qui détonne, qui puisse renforcer la gêne évidente que provoque chez les hommes cette présence étrangère d’une femme dans les espaces masculins de la politique. Mais il est aussi possible que son action soit en accord avec ses idéaux les plus intimes et son regard le plus sincère sur la société dans laquelle elle vivait et sur les femmes. Il se peut, encore, que sa volonté de faire de la politique avec et comme les hommes, tant de fois énoncée, ait dépassé, en elle, une éventuelle “identité de genre”1. Car si elle en est arrivée à reconnaître l’existence d’une forme quelconque d’oppression sociale particulièrement focalisée sur les femmes, elle ne l’a jamais fait publiquement. Ses positions publiques seront toujours strictement alignées sur les intérêts des partis politiques qu’elle intègre. Tous ces aspects aident à expliquer l’intégration de Carlota Pereira de Queiroz au sein de la liste de la Chapa Única, et son élection. L’entrée d’une femme, et d’une seule, dans le champ jusqu’alors exclusivement masculin de la politique institutionnelle2 n’est pas une question anodine ni pour celle qui l’a vécu, ni pour l’historien. Il s’agit d’une problématique complexe, touchant à l’histoire culturelle du politique ; l’ayant examinée dans un texte 1

Ce que j’appelle ici “identité de genre”, tenant compte du contexte socio-historique en question, me semble avoir été bien défini par Eleni Varikas : “un ensemble significatif de traits qui marquent cette nouvelle perception des femmes : le sentiment d’appartenir à une catégorie aussi bien biologique que sociale et de partager avec le reste des femmes des destins et des intérêts communs ; le sentiment de malaise ou d’injustice face à la condition féminine ; l’aspiration à l’amélioration de cette condition” (“Subjectivité et identité de genre - l’univers de l’éducation féminine dans la Grèce du XIXe siècle”, Genèses, 6, déc. 1991, p. 29) 2

Les femmes accèdent au droit de vote et à l’égibilité lorsque Vargas publie le nouveau Code Electoral en février 1932. Cf. Octavio Kelly, Código Eleitoral Anotado, Decreto n° 21.076, de 24 de fevereiro de 1932, Ière partie, article 2 et Ve partie, article 121, Rio de Janeiro, Oficinas Gráficas Alba, de Moreira e Cardoso, 1932, p. 14-17 et 112-113 ; Constituição da República dos Estados Unidos do Brasil, Assembléia Nacional Constituinte, Rio de Janeiro, Imprensa Oficial, 1934, titre III (“da Declaração dos Direitos”), chapitre I (“dos Direitos Políticos”), articles 108 et 109.

160

Mônica Raisa SCHPUN

1

précédent , je n’y reviendrai pas ici. Ce qui m’intéresse maintenant, en revanche, concerne spécifiquement l’action politique de Carlota. Car elle a exercé de fait son mandat de Constituante, a été réélue en 1934 et seule l’instauration de l’Estado Novo, en 1937, a interrompu cette expérience2. En quoi exactement a consisté son action parlementaire ? Quels projets Carlota Pereira de Queiroz a-t-elle élaborés, défendus et proposés pendant ses deux mandats ? Quels ont été ses thèmes d’intérêt majeur et ses champs privilégiés d’intervention ? Quelles stratégies politiques a-t-elle adoptées ? Telles sont les questions auxquelles je compte répondre. L’élection d’une femme, pour la première fois, à une Assemblée Nationale Constituante et à la Chambre Fédérale entraîne des conséquences politiques et symboliques non négligeables. Et fait aussi de cette femme, Carlota Pereira de Queiroz, quelqu’un que l’on surveille, dont on se méfie, dont on se moque, le plus souvent de façon misogyne, toutes choses auxquelles les hommes qu’elle côtoie ne sont absolument pas soumis. Ainsi, si je me propose de répondre aux questions que je viens d’énoncer, c’est pour répondre aussi, dans le même temps, au stéréotype créé dès son élection, et jamais vraiment disparu depuis, sur son rôle plus décoratif que politique. Il s’agit d’un stéréotype peu élaboré, j’en conviens ; ce qui étonne, en revanche, c’est son efficacité et la facilité avec laquelle le reprennent des personnes venues des tendances les plus variées. Je le croise régulièrement, explicite ou sous-entendu, depuis le début de cette recherche et j’y vois aussi le poids d’une Histoire du féminisme écrite dans les années 1970 et peu revisitée. Je ne traiterai pas ici des origines, des ambiguïtés, de la persistance de cette image de Carlota Pereira de Queiroz, ni de ceux qui l’ont diffusée. Mais j’examinerai, aussi en détail que possible, son action politique effective.

1

“Carlota Pereira de Queiroz : uma mulher na política”, Revista Brasileira de História, op. cit. 2

Carlota continuera, pendant plusieurs années, à participer activement de la vie politique, occupant des postes de prestige au sein des partis auxquels elle adhère : d’abord le Partido Constitucionalista, et, plus tard, l’União Democrática Brasileira (UDB) et l’União Democrática Nacional (UDN), qu’elle a contribué à fonder. En 1945 et 1950, elle se présente encore comme candidate aux élections législatives, mais sans réussir à être élue. En 1958, la Convention nationale de l’udn indique son nom pour intégrer leur liste de candidats à la Chambre Fédérale, mais elle refuse.

Décorative ou active ?

161

Il s’agit donc, d’abord, de restituer l’action politique de Carlota, quels que soient les jugements de valeur qu’on puisse y porter ; mais aussi de souligner la particularité de son rôle et de l’espace social qui est le sien, du fait d’être femme, puisque même si, comme on l’a souvent dit ou imaginé, son intervention ne touche pas aux débats plus centraux (décidés entre hommes), son importance historique, d’une tout autre nature, demande une analyse détaillée, qui n’est pas toujours considérée nécessaire dans le cas de ses collègues masculins, sur lesquels on se pose moins de questions. Commençons donc par le premier moment de ce parcours, quand Carlota participe à l’élaboration de la Charte Constitutionnelle de 1934. La Constituante, comme du reste tout le processus de retour à l’état de droit, s’est déroulée sous un sévère contrôle du gouvernement central. Avant le début des travaux, le gouvernement a institué une commission chargée d’élaborer un avant-projet constitutionnel. Ainsi, chaque représentant élu reçoit, préalablement, un texte qui guidera les discussions, introduisant déjà les thèmes et les questions clé. De plus, le gouvernement intervient directement sur le déroulement même des débats : c’est lui en effet qui élabore le Règlement Interne de l’Assemblée1. Le travail des parlementaires consiste dès lors à discuter et amender l’avant-projet, à produire un texte substitutif, lui aussi discuté et amendé, avant de rédiger la version finale de la nouvelle Constitution. La représentation pauliste, qui compose le plus grand noyau d’opposition présent à l’Assemblée, se caractérise fondamentalement par une action homogène et articulée, avec des interventions attentives et bien informées. Il s’agit en outre d’une action avant tout conciliatrice, à la suite de la nomination du pauliste Armando de Salles Oliveira, extrêmement bien vu des élites politiques locales, au poste d’interventor à São Paulo le 16 août 1933. Les membres du groupe parlementaire agissent en coordination avec le nouvel interventor, qui occupe un espace politique d’importance aussi bien au niveau local que national. Ainsi, Armando de Salles exerce une influence

1

GOMES, A. M. de C. (dir.), Regionalismo e centralização política : partidos e Constituinte nos anos 30, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1980, p. 30.

162

Mônica Raisa SCHPUN

directe sur l’action des constituants paulistes qui ont avec lui un pacte de collaboration, mais aussi de modération1. Carlota Pereira de Queiroz est la rapporteuse de deux amendements à l’avant-projet constitutionnel, proposés par son groupe, et l’auteure d’un troisième, pour lequel elle compte sur le soutien des autres membres du groupe. Celui dont elle l’auteure (n° 785) se réfère à l’article n° 125 de l’avant-projet constitutionnel qui, traitant de l’Assistance Social, dit : “L’assistance aux pauvres est assurée par l’Union et par les Etats, selon la forme déterminée par la loi”. Carlota défend alors un élargissement du sens donné au terme “assistance”, augmentant, de la sorte, ses bénéficiaires : y sont inclus, parmi ceux qui doivent compter sur l’assistance de l’Etat, en dehors des “pauvres”, déjà mentionnés par l’avant-projet, les “mineurs abandonnés”, les “indigents dans l’incapacité de travailler” et les “familles nombreuses”. De plus, elle revendique une définition plus précise de l’action des pouvoirs publics, surtout quant aux formes de financement et quant à la division des responsabilités. Il s’agit, pour l’essentiel, de la création de “crédits spéciaux, au sein des budgets du District Fédéral, des Térritoires et des Municipalités, destinés à l’assistance aux mineurs abandonnés, jusqu’à l’âge de 12 ans, à l’aide aux familles nombreuses et aux indigents dans l’incapacité de travailler ; et dans les budgets des Etats et du District Fédéral pour les mineurs de 12 à 16 ans”2. La nouvelle Constitution ne prévoit pas un chapitre spécifique sur l’Assistance Sociale. Malgré tout, certains de ses articles reproduisent de façon assez précise la pensée de Carlota, qui aurait peut-être pu avoir une plus forte résonance si la Constitution de 1934 n’avait pas vu si rapidement sa fin, en 1937, avec l’avènement de l’Estado Novo… Ainsi, sous le Titre IV “ De l’Ordre Economique et Social ”, article 138, nous trouvons :

1 2

Idem, ibid., p. 299-300.

QUEIROZ, C. P. de, Discursos Pronunciados na Assembléia Nacional Constituinte de 1934, Rio de Janeiro, Oficinas Gráficas do “Jornal do Brasil”, 1934, p. 19.

Décorative ou active ?

163

“Il incombe à l’Union, aux Etats et aux Municipalités, dans les termes des lois respectives, de : a) assurer l’aide aux délaissés, en créant des services spécialisés et en animant les services sociaux, dont ils chercheront à coordonner l’orientation ; b) stimuler l’éducation eugénique ; c) aider la maternité et l’enfance ; d) secourir les familles nombreuses ; e) protéger la jeunesse contre toute exploitation, ainsi que contre l’abandon physique, moral et intellectuel ; f) adopter des mesures législatives et administratives visant à restreindre la mortalité et la morbidité infantiles, et d’hygiène sociale afin d’empêcher la propagation des maladies transmissibles ; g) prendre soin de l’hygiène mentale et stimuler la lutte contre les poisons sociaux”1. Les propositions de Carlota ne se présentaient pas exactement comme le texte définitivement approuvé, cité ci-dessus. Selon ses propositions initiales, les crédits spéciaux qu’elle défend auraient servi à couvrir les dépenses suivantes : “a) élever et éduquer les mineurs abandonnés et les orphelins indigents, jusqu’à l’âge de 12 ans ; b) aider les familles nombreuses nécessiteuses, ayant à leur charge trois enfants de moins de 12 ans ou plus ; c) aider à l’entretien d’indigents de tout sexe et âge dans l’incapacité de travailler. (…) assurer l’enseignement professionnel les orphelins de 12 à 16 ans”2.

1

Assembléia Nacional Constituinte, Constituição da República dos Estados Unidos do Brasil, op. cit., p. 45-46.

2

QUEIROZ, C. P. de, Discursos Pronunciados na Assembléia Nacional Constituinte de 1934, op. cit., p. 20.

164

Mônica Raisa SCHPUN

La préoccupation centrale de Carlota, exprimée tout au long de l’argumentation qu’elle développe pour défendre l’amendement, est centrée sur l’enfance : orphelins, mineurs abandonnés ou enfants de familles nombreuses. Il faut remarquer que toute l’aide financière de l’Etat aux “familles nécessiteuses” est, dans son texte, conditionnée par l’existance de “trois enfants de moins de 12 ans ou plus”. En dehors de cela, Carlota n’inclut dans son texte que la catégorie “indigents”. Dans le texte définitif ont été ajoutées deux autres catégories : la “maternité” e la “jeunesse”, respectivement dans les alinéas “c” et “e” (voir l’article n° 138). Il s’agit visiblement de revendications féministes. Bertha Lutz, présidente de la Fédération Brésilienne pour le Progrès Féminin (FBPF), avait été désignée par Vargas pour participer à la commission d’élaboration de l’avant-projet constitutionnel. Comme “représentante du mouvement féminin organisé”, Bertha a présenté ses “Suggestions” à la commission. Quelques-unes de ses propositions ont été incorporées au texte initial ; d’autres ont fini par être incorporées à la Constitution, après de nombreuses étapes et démarches ; d’autres encore, ont été complétement rejetées, gardant, au sein du discours des féministes, leur statut de revendication1. De fait, la protection de la maternité et de l’enfance constitue des thèmes centraux dans les idées défendues par les féministes de l’époque. Pour Carlota, en revanche, si la maternité est mentionnée, comme l’assistance à celle-ci, une claire priorité est donnée à l’enfance : “Parmi tous nos problèmes sociaux, il y en a un, pourtant, qui me semble essentiel, par les possibilités d’avenir qu’il donnerait à notre pays. C’est celui de l’assistance aux mineurs.

1

Si certains constituants ont pu soutenir ses propositions, la FBPF ne comptait aucun représentant direct dans l’Assemblée, puisque Bertha, qui s’était portée candidate, n’avait pas réussi à se faire élire en 1933 ; élue en 1934 suppléante du député Candido Pessoa, elle reprend son mandat après la mort de celui-ci, en 1936, mais la Constituante est alors finie et elle n’aura pas pris part à son élaboration.

Décorative ou active ?

165

Aidant et défendant la génération future, nous pourrions considérer comme transitoires plusieurs des problèmes d’assistance sociale qui nous inquiètent tant dans l’actualité”1. Les femmes enceintes, les parturientes et les mères ne sont pas les protagonistes exclusives ; leur rôle est d’abord conditionné par la présence – centrale - de leurs enfants. La protection de la maternité intègre les deux discours, mais dans celui de Carlota elle est inséparable et même subordonnée par rapport à celle qui occupe le centre de ses préoccupations : les conditions de vie des nouvelles générations (traduites notamment par l’accès à l’éducation et à la santé). Le deuxième amendement défendu par Carlota, duquel elle a été rapporteuse, traite de l’Education, “problème avant tout social”2. Selon son argumentation, l’idéal serait de garantir la scolarité gratuite et obligatoire pour les enfants de 5 à 16 ans. Cependant, tenant compte de la situation du pays, elle considère que garantir cet accès aux enfants de 7 à 12 ans serait déjà un grand pas en avant ; elle prévoit ensuite une augmentation progressive de la tranche d’âge couverte, jusqu’au seuil des 18 ans. Discourant sur la question, Carlota se réfère tout particulièrement à l’extrême diversité nationale, qui devrait se refléter non seulement dans les programmes, adaptés à chaque région et milieu social, mais dans le système scolaire en entier. Celui-ci serait alors en mesure de résoudre des problèmes nationaux à son avis de premier plan. Il s’agirait avant tout de diminuer de plus en plus, à travers l’Education, les inégalités régionales et d’éviter, en conséquence, les migrations internes. De plus, compte tenu du poids de l’immigration, problème qui s’ajoute aux diversités mentionnées, il faudrait stimuler le patriotisme et contribuer à la construction d’une identité nationale, grâce à l’enseignement prioritaire du civisme, de l’histoire, de la géographie et de la langue nationales. L’attachement à la terre fonctionne, lui aussi, comme facteur d’enracinement local et de barrière aux migrations et devrait être encouragé ; l’éducation y jouerait encore un rôle stratégique. Si 1

QUEIROZ, C. P. de, Discursos Pronunciados na Assembléia Nacional Constituinte de 1934, op. cit., p. 10.

2

Il s’agit de l’amendement à l’article n° 112 de l’avant-projet constitutionnel, et aux articles n° 170 à 179 du substitutif. Cf. QUEIROZ, C. P. de, idem, ibid., p. 33.

166

Mônica Raisa SCHPUN

l’homogéneité des programmes lui semble infondée, le principe général reste celui de renforcer les traits définissant une identité commune. L’action centralisatrice d’un Conseil National d’Education devient alors absolument nécessaire. Enfin, n’oubliant pas la question des crédits, Carlota défend l’ouverture d’un fonds spécifique pour le financement des dépenses ainsi créées. Dans son plaidoyer en faveur de telles propositions, Carlota se positionne clairement comme une éducatrice qui profite de l’espace de décision politique dont elle dispose, plutôt que comme politique pensant l’Education. Même dans l’argumentation qu’elle développe pour défendre l’amendement sur l’Assistance Sociale elle ne s’implique pas personnellement de façon aussi passionnée1. Voyons comme le thème s’inscrit dans la nouvelle Constitution, au Titre V “De la Famille, de l’Education et de la Culture” : - Article 150, Paragraphe unique (sur les normes du Plan national de l’éducation) : “a) enseignement primaire intégral obligatoire, extensible aux adultes ;

gratuit

avec

fréquentation

b) tendance à la gratuité de l’enseignement consécutif au primaire, afin de le rendre plus accessible” ; - Article 152, Paragraphe unique : “Les Etats et le District Fédéral, selon la forme des lois respectives pour l’exercice de leur compétence en la matière, établiront des Conseils d’Education aux fonctions similaires à celles du Conseil National d’Education et des départements autonomes pour l’administration de l’enseignement” ; - Article 156 : “L’Union et les Municipalités n’attribueront jamais moins de dix pour cent, et les Etats et le District Fédéral jamais moins de vingt pour cent des

1

Pour l’integralité du pladoyer et de l’amendement proposé voir idem, ibid., p. 29-41.

Décorative ou active ?

167

ressources provenant du prélèvement d’impôts pour l’entretien et le développement des systèmes éducatifs. Paragraphe unique. Pour la réalisation de l’enseignement dans les zones rurales, l’Union réservera, au minimum, vingt pour cent des quotas destinées à l’éducation dans le budget annuel respectif”. - Article 157 : “L’Union, les Etats et le District Fédéral réserveront une partie de leurs patrimoines territoriaux pour la formation de leurs fonds d’éducation respectifs. § 1°. Les restes des dotations budgétaires, augmentés par des donations, des pourcentages sur le produit des ventes des terres publiques, des taxes spéciales et autres ressources financières, constitueront, pour l’Union, les Etats et les Municipalités, ces fonds spéciaux, qui seront exclusivement appliqués en œuvres éducatives déterminées par la loi. § 2° Une partie de ces mêmes fonds sera attribuée à l’aide aux élèves nécessiteux, par le moyen de fourniture gratuite de matériel scolaire, bourses d’étude, assistance alimentaire, dentaire et médicale, colonies de vacances”1. Les idées qui figurent dans l’amendement du groupe pauliste, depuis la création des fonds budgétaires jusqu’au caractère obligatoire et gratuit de l’enseignement, initialement pour les petits-enfants, mais prévu pour s’élargir ensuite progressivement, sont inclues dans la nouvelle Constitution. Les articles cités ci-dessus reprennent de manière assez fidèle le texte proposé par les Paulistes pour lequel Carlota a été la rapporteuse, ayant longuement défendu la matière en séance plénière. Pourtant, le texte constitutionnel dépasse les propositions en question, traitant de beaucoup d’autres aspects2. Cela expliquerait, du moins en partie, le succès remporté par l’intervention de Carlota, dépourvue de tout point polémique ou conflictuel : ceux-ci, en rien absents de la discussion sur l’Education, sont restés en dehors de son discours qui mêle son attachement personnel au thème de l’Education aux éléments

1

Assembléia Nacional Constituinte, Constituição da República dos Estados Unidos do Brasil, op. cit., p. 47-49.

2

Pour l’intégralité des articles sur l’Education, voir idem, ibid., Titre V, Chapitre II (“De l’Education et de la Culture”), p. 47-49.

168

Mônica Raisa SCHPUN

plus forts d’une perception généralisée à l’époque sur l’importance de celle-ci pour la formation de la nationalité. Le troisième et dernier amendement1, qui a provoqué une certaine polémique, traite du service militaire obligatoire. Dans ce texte, Carlota proposait que le serment au drapeau devienne une obligation pour tout Brésilien, et non pas uniquement pour les hommes, conditionnant même l’obtention de la carte d’électeur. Selon elle, il s’agirait d’un exercice de civisme, qui devrait être pratiqué par les nouvelles générations ; et d’une forme de promotion du sentiment de la nationalité, dans une population marquée par l’hétérogénéité, avec des immigrants aux origines les plus diverses. Jeunes femmes et jeunes gens auraient alors un devoir commun visà-vis de la patrie. Le point polémique est que “la femme (…) se trouverait automatiquement mobilisée en cas de guerre, ou de calamité publique, et pourrait être appelée à aider sur les champs de bataille, dans les hôpitaux et dans les services de l’arrière”2. Carlota est enjointe par des groupes féministes de se désister de l’amendement en question, mais ne le fait pas. Elle considère prioritaire de fixer un rituel pédagogico-nationaliste pour les nouvelles générations et d’instituer une fonction civique spécifiquement féminine, parallèle au service militaire masculin. Ainsi, le tirage au sort, qui détermine la convocation des jeunes gens au service militaire, pourrait un jour concerner aussi les femmes, “pour des fins compatibles avec [leur] sexe, bien entendu. Une fois créés les services d’assistance aux mineurs, comme nous l’avons proposé dans un amendement à part, toute cette armée féminine pourrait y être employée. (…)

1

Amendement n° 690 à l’avant-projet constitutionnel et n° 1011 au substitutif, qui ont eu Carlota comme rapporteuse et se réfèrent, respectivement, à l’article n° 78 de l’avant-projet constitutionnel et n° 183 du substitutif.

2

QUEIROZ, C. P. de, Discursos Pronunciados na Assembléia Nacional Constituinte de 1934, op. cit., p. 6.

Décorative ou active ?

169

Ce stage des jeunes femmes, soit dans les internats, soit dans des services organisés d’assistance ou d’alphabétisation, aurait incontestablement une finalité éducative. Venant très souvent d’endroits éloignés, elles seraient immédiatement mises en contact avec les centres civilisés, ce qui ne pourrait que collaborer à l’éclaircissement de leurs esprits et à mieux les préparer à leurs devoirs futurs de mères de famille. Dans le but d’éviter la désorganisation sociale, et tenant compte de l’éducation réservée que reçoivent nos filles, on pourrait par exemple fixer le tirage au sort féminin à partir de 24 ans seulement et pour les jeunes célibataires seulement”1. La FBPF diffuse un document dans lequel elle signale ce que chaque député devrait appuyer ou rejeter lors du “ deuxième vote de la future Constitution ”. Sous le “ Titre VII – Chapitre De la Défense (ou Sécurité) Nationale ”, le texte dit : “LA FEMME BRESILIENNE DEMANDE DE : REJETER le Rapport de la Sous-comission quant à l’art. 183 sur le service militaire obligatoire à tous les Brésiliens et APPROUVER L’AMENDEMENT 720, qui exclut textuellement la femme du service militaire (…) :

(…) Substituer l’art. 183 et ses paragraphes par le suivant : Art. 183 – Tous les Brésiliens, A L’EXCEPTION DES FEMMES, sont obligés, dans la forme établie par la loi, au service militaire, à d’autres charges nécessaires à la défense de la Patrie et de ses institutions (…). § - Tout Brésilien obligé au service militaire, rendra serment au drapeau, dans la forme et sous les peines prévues par la loi. L’autre § - (…) devra de préférence répéter l’exclusion de la femme”2.

1 2

Idem, ibid., p. 7.

“la fédération brésilienne pour le progrès féminin (Associations féminines nationales et des états conféderées) prient à v.e., que lors de la 2e votation de la future constitution, réponde favorablement au suivant, en intérêt de la femme brésilienne”,

170

Mônica Raisa SCHPUN

Dans un autre document, intitulé “ La Femme et le Service Militaire ”, les féministes entendent présenter leur revendication spécifique sur la question, qui justifie la rédaction d’un texte à part : “Lucy Stone, la grande pionnière féministe, disait déjà que LA Tout soldat de la patrie est le don d’une mère, qui lui a donné la vie, qui a gardé son berceau et qui l’a élevé fort, courageux et noble.

MATERNITE EST L’IMPOT DE SANG DE LA FEMME.

M. les Constituants, LA MAIN QUI DEPOSE UN BULLETIN DANS L’URNE, POUR LE CHOIX DES LEGITIMES REPRESENTANTS DU PEUPLE, DOIT ETRE LA MAIN MATERNELLE QUI BORDE LE BERCEAU ET RENOUVELLE ETERNELLEMENT 1 L’ESPOIR HUMAIN DE FRATERNITE ET DE PAIX” . Ainsi, les féministes non seulement insistent sur la question, en montrant qu’il s’agit d’un point pour elles fondamental, comme elles ne se montrent absolument pas sensibles au patriotisme de Carlota, et défendent un lien prioritaire des femmes avec les idéaux pacifistes. Quant à Carlota, sa croyance profonde en cette proposition de serment obligatoire au drapeau et de création d’un service féminin parallèle au service militaire est, avant tout, à mettre en rapport avec ses efforts en faveur de l’Assistance Sociale et des campagnes publiques d’hygiène et d’alphabétisation. Elle semble y trouver un moyen simple pour garantir des services coûteux, difficiles à organiser, et dont la responsabilité serait de plus exercée par les femmes. Dans un paradoxe apparant, Carlota emploie, pour convaincre ses collègues de l’importance et de la pertinence de telles mesures, une stratégie qui cherche le plus possible à éliminer de l’amendement présenté tout élément passible d’être identifié comme féministe, toute éventuelle menace envers les frontières sociales entre le masculin et le féminin. Car c’est uniquement en se plaçant au côté des hommes, par un discours peu ou nullement féministe, voire même anti-féministe, que Carlota peut défendre

s/d, manuscrit, p. 3. Les passages en majuscule sont de l’auteure ; les italiques sont à moi. 1 “FEDERATION BRESILIENNE POUR LE PROGRES FEMININ (Associations féminines nationales et des états conféderées) – LA FEMME ET LE SERVICE MILITAIRE”, s/d, manuscrit, p. 1. Les passages en majuscule et les italiques sont de l’auteure.

Décorative ou active ?

171

des mesures par lesquelles les femmes pourraient, grâce à la Constitution, entrer dans un champ d’activités masculin par excellence. Plus encore : il s’agit d’un champ intimement lié à l’identité sociale propre au masculin. Voici le risque qu’elle décide de prendre et l’espace très étroit où elle se meut. Les féministes, se sentant agressées par ces propositions, insistent sur les caractéristiques biologiques qui définiraient aussi bien les femmes que leur place au sein de la société : nature oblige, elles seraient mères avant d’être citoyennes. Selon cette logique, il est normal que les femmes maintiennent, vis-à-vis des pratiques militaires, une relation de type indirect, surtout au travers de leurs fils, qui les exercent. C’est ainsi que l’être mère recouvre l’être femme et permet une distinction, sexuée, de deux catégories de citoyens. Carlota subvertit un tel principe : en niant la distinction établie elle abolit, bien que de façon formelle, une identification plus grande des hommes avec les pratiques militaires. Voyons comment la question finit par être traitée dans la Constitution (Titre VI “De la Sécurité Nationale”, Article 163) : “Tous les Brésiliens sont obligés, dans la forme établie par la loi, au service militaire et à d’autres charges, nécessaires à la défense de la Patrie, et, en cas de mobilisation, seront utilisés selon leurs aptitudes, soit dans les forces armées, soit dans les organisations de l’arrière. Les femmes sont exemptées du service militaire. § 1° Tout Brésilien est obligé au serment au drapeau national, dans la forme et sous les peines de la loi. § 2° Aucun Brésilien ne pourra exercer une fonction publique, une fois prouvé qu’il n’est pas quitte avec les obligations statuées dans la loi sur la sécurité nationale”1. La revendication des féministes, comme nous l’avons vu, était double : explicitation, dans le texte constitutionnel, de l’exclusion des femmes du service militaire et du serment au drapeau, celui-ci restant obligatoire seulement à ceux pour qui le service militaire l’était aussi.

1

Assemblée Nationale Constituante, Constituição da República dos Estados Unidos do Brasil, op. cit., p. 45-50.

172

Mônica Raisa SCHPUN

La version finale, qui apparaît dans la nouvelle Constitution, finit par comprendre la phrase qui exclut les femmes, explicitement, du service militaire. Mais non pas des “autres charges nécessaires à la défense de la Patrie”. De plus, “ en cas de mobilisation, ils [tous les Brésiliens] seront utilisés selon leurs aptitudes, soit dans les forces armées, soit dans les organisations de l’arrière ”. Ainsi, l’exclusion des femmes se limite au service militaire, et elles ne sont pas complètement dégagées des obligations liées à la défense de la Patrie. Sans compter le serment au drapeau, formalisé comme un devoir commun aux deux sexes. La Constituante de 1933-34 a été un moment crucial dans la tentative de donner forme à un nouveau modèle d’Etat. Les innombrables discussions qui s’y sont tenues ont été traversées par la question de l’autonomie régionale et de la centralisation politique. Même les représentations les plus préoccupées de l’autonomie de leurs états respectifs, comme dans le cas des Paulistes, croyaient à l’importance de certaines formes d’intervention de l’Etat, défendant la centralisation de certaines décisions. Ainsi, quand Carlota se préoccupe des inégalités régionales, des migrations internes, proposant un système éducatif qui, dans le même temps, tienne compte des inégalités existantes, cherche à les résoudre et soit réglé par un organisme central, elle n’est pas loin de la sensibilité générale, particulièrement attentive aux stratégies de cohésion sociale. En outre, la discussion sur l’Education implique des forces et des intérêts significatifs à l’époque, car c’est un important noeud de conflits, notamment celui entre enseignement laïque et religieux. Si Carlota n’aborde pas forcément les éléments les plus conflictuels du problème, elle participe activement aux débats, y apporte ses propositions et partage avec ses collègues la croyance profonde dans les potentialités de l’Education pour le progrès et la modernisation du pays et pour forger la conscience nationale. Quant à la Santé Publique, des aspects techniques et des compétences spécifiques rendent le sujet plus circonscrit, et peut-être moins conflictuel, mais pas pour autant moins significatif. Nous voyons des médecins connus de l’époque faire leur entrée en politique ou prétendre y exercer leur influence, croyant, comme tant d’autres, en leur rôle d’élite dirigeante, apte à collaborer à la formulation de politiques publiques adéquates voire à les élaborer eux-mêmes. Ici, le regard de Carlota sur le pays reflète bien sa formation d’éducatrice et de médecin et sa sensibilité est proche de celle de ses confrères, mêlant préoccupations éducatives et hygiénistes, où santé physique et morale côtoient prophylaxie sociale et délinquance juvénile, par exemple. Comme beaucoup d’intellectuels et d’hommes politiques de l’époque, elle pense l’Education et la Santé comme éléments de base pour parvenir à un Brésil sain. Et ce n’est pas un hasard si

Décorative ou active ?

173

le ministère responsable de ces questions soit unique, le ministère de l’Education et de la Santé1. Enfin, sa préoccupation appuyée pour l’Assistance Sociale est assez novatrice pour la période et elle se montre extrêmement bien informée quant aux tendances internationales, échangeant des lettres avec des interlocutrices bien placées pour lui donner des informations précises et actualisées, et disposant d’une bibliographie internationale récente. L’action de l’Etat commence à peine à s’instituer dans ce champ, laissé jusqu’alors presque entièrement dans les mains du bénévolat. Et la population de misérables et de nécessiteux, entre migrants, immigrants et autres, est évidemment très nombreuse. Malgré le manque général d’intérêt, certaines opinions, dans les années 1920 et 1930, défendent une structure organisée d’assistance sociale, avec des professionnels spécialisés et convenablement formés pour un rôle que l’action bénévole ne leur semble plus en état d’assurer ; parmi ces défenseurs, il y a Carlota. Nous pouvons dire ainsi qu’elle obtient non seulement un succès raisonnable pour ses amendements mais qu’elle participe, avec ses interventions, à des débats qui mobilisent d’autres de ses collègues et qui traitent de problématiques non négligeables et même caractéristiques de la période. Cette cohérence entre les débats auxquels elle participe et son propre bagage professionnel sera maintenue durant son mandat à la Chambre Fédérale (1934-1937). Elle peut avoir accentué la passion connue de Carlota pour la politique, attestée par plusieurs de ses familiers que j’ai pu interviewer. En tant que membre de la Commission Spéciale d’Elaboration du Statut de la Femme, créée en 1937 et présidée par Bertha Lutz, déjà député à l’époque, Carlota affirmera catégoriquement son désaccord avec les résultats des travaux, la commission proposant la création d’un Département National de la Femme2. A son avis, ledit Département, conçu comme un organisme autonome, devrait être soumis à l’un des ministères existant et le ministère qui lui semble plus adéquat à une telle finalité est celui de l’Education et de la Santé : 1

Le nom même de ce ministère a été l’élément d’une discussion, à laquelle Carlota a participé activement.

2

Cf. QUEIROZ, C. P. de, “Vote Séparé”, manuscrit, 22.07.1937. Carlota participe à deux des douze réunions de la commission (la 2e et la 12e).

174

Mônica Raisa SCHPUN

“... il me semble que, pour notre cas brésilien, la réglementation du travail féminin n’est pas encore le problème de plus grand intérêt pour la femme”. (…) “… c’est auprès du ministère de l’Education et de la Santé que nous devons en premier lieu traiter des intérêts féminins au Brésil. Et pour cela je proposerais, de préférence, du moment où il doit être créé, que le ‘Département National de la Femme’ dépende du Ministère de l’Education et de la Santé”1. Outre cet attachement ministériel exclusif et intégral, elle propose encore un changement de nom pour l’organisme en question : Département d’Aide à la Femme et à l’Enfant, futur Département d’Assistance Sociale. Défigurant complètement le projet de la commission, Carlota entraîne la problématique vers son champ d’action et défend, pour l’organisme qui traiterait des intérêts féminins selon elle plus pressants, une filiation, une structure administrative, des objectifs et même une dénomination qui l’attacheraient au ministère de l’Education et de la Santé. Or, elle connaît bien la structure et le fonctionnement de ce ministère, car elle a été rapporteuse de la Commission de Santé Publique de la Chambre Fédérale, ayant justement participé à l’élaboration d’un Plan de Réorganisation du ministère de l’Education et de la Santé. Avec le changement de dénomination proposé elle finit encore par réunir, autour dudit organisme, les problématiques sociales que lui sont plus chères – Education, Santé et Assistance Sociale -, donnant même à cette dernière une dénomination qui reprend ses thèmes les plus chers : “l’Aide à la Femme”, et plus encore celle “à l’Enfant”. L’Assistance Sociale sera un thème central parmi les préoccupations de Carlota et dans son travail de député. En témoignent une série de projets de loi, d’amendements, de conférences, ainsi que de nombreux manuscrits, de nature variée, se référant à la profession d’assistante sociale et à la structuration de l’action de l’Etat en la matière. Ceux-ci font suite à des 1

Ibid., p. 2-3, italiques de l’auteure. Les questions liées à la Justice lui semblent aussi de moindre importance ou urgence.

Décorative ou active ?

175

préoccupations déjà exprimées par Carlota lors de son premier mandat, puisque le seul amendement présenté à l’avant-projet constitutionnel dont elle a été l’auteur traitait de l’Assistance Sociale. La fermeture du Congrès National, en novembre 1937, laisse en suspens une série de propositions encore en gestation. Cette brusque rupture explique peut-être le caractère lacunaire des documents dont je dispose, fruit d’une réflexion embryonnaire mais déjà bien structurée, qui mérite d’être reprise ici. A ses débuts, l’Assistance Sociale au Brésil a été marquée par la doctrine sociale de l’Eglise. Ainsi, en 1932, à l’initiative des religieuses du collège Des Oiseaux, à São Paulo, la Belge Adèle de Lonneux donne un cours de six semaines sur le Service Social. Ayant été indiquée par l’Union Catholique Internationale de Service Social, Adèle était enseignante de l’Ecole Catholique de Service Social de Bruxelles. A la suite du cours, répondant à l’intérêt exprimé par les élèves, désireuses de poursuivre leurs études et, surtout, de réaliser quelques projets pratiques, le Centre d’Etudes et d’Action Sociale – C.E.A.S. est fondé ; pour cela, le groupe de jeunes femmes motivées par le travail social compte sur le soutien de l’hiérarchie de l’Eglise, particulièrement intéressée à l’époque par la croissance du laïcat, notamment féminin. On pense alors à la possibilité de créer une école de Service Social, selon le modèle de celles existant déjà en Europe. C’est ainsi que le C.E.A.S. finance deux bourses d’étude visant à former les premières assistantes sociales. Celles-ci pourraient ensuite, en transmettant à d’autres les connaissances acquises, assurer localement une instruction spécialisée. Albertina Ferreira Ramos et Maria Ferraz Kiehl voyagent ainsi à Bruxelles et étudient dans l’école où travaille Adèle de Lonneux. Au retour des boursières est fondée l’Ecole de Service Social de São Paulo. Sa première directrice, Odila Cintra Ferreira, qui avait été aussi la première directrice du C.E.A.S., a fréquenté, dans les années vingt, l’École Normale Sociale, institution catholique, à Paris. En 1935, enfin, est institué à São Paulo le Département d’Assistance Sociale, rattaché au Secrétariat de la Justice. Il s’agit du premier organe gouvernemental brésilien créé pour traiter de cette question1.

1

Créé par le décret n° 7.078, du 6 avril 1935, et réglementé par la loi n° 2.497, du 24 décembre de la même année, ce département est composé d’un Service Social d’Assistance et de Protection aux Mineurs, d’un Abri Provisoire de Mineurs, d’un

176

Mônica Raisa SCHPUN

Carlota semble intimement liée à tout ce processus, même s’il est parfois difficile de repérer précisément quel aurait été son rôle à travers des références éparses. Cependant, quelques pistes sures existent. Un manuscrit d’elle, écrit sous la forme d’une note de diffusion à la presse, se réfère à la cérémonie du 10e anniversaire de l’Ecole de Service Social de la Mairie du District Fédéral, au cours de laquelle un hommage est rendu à Carlota. Selon ce document, elle a été l’organisatrice principale du premier cours intensif de Service Social à Rio de Janeiro et l’auteur du premier projet de loi créant une Ecole Fédérale de Service Social1. Ce cours intensif de Service Social, ou “Cours Préparatoire de Services Sociaux”, a été organisé par Carlota, en collaboration avec le Juge pour Mineurs Burle de Figueiredo et le Dr Leonídio Ribeiro, en 1936, et se composait d’“une série de quinze conférences de base”2. Leonídio Ribeiro a été le premier directeur du Laboratoire de Biologie Infantile, institution à laquelle Carlota attachait beaucoup de valeur et, semble-t-il, également conçue par elle. Il s’agit, selon elle, d’un organisme dédié à l’“étude médicale, sociale et psychologique de l’enfance abandonnée et délinquante”3 et visant à sa réadaptation en société. L’inauguration du Laboratoire a été précédée d’un cours, dit “d’urgence”, de la durée de trois mois, pour la formation des “assistants du Juge pour Mineurs”, aptes à fournir à la Judicature du “personnel technique en condition de comprendre ses fonctions

Institut de Recherches Juvéniles, d’une Maison de Redressement Modèle, d’un Service d’Aide Sociale à la Famille, d’un Cabinet Juridique de Service Social, d’un Service de Protection aux Délaissés, et d’autres Services, équivalents à ce dernier, consacrés respectivement aux Travailleurs, aux personnes à réinsérer à leur sortie de maisons de redressement, des établissements correctionnels et pénaux, et des hôpitaux. Le décret est signé par le gouverneur de l’état de São Paulo de l’époque, Armando de Salles Oliveira, un proche de Carlota. Il convient de noter, quant à une possible participation de celle-ci à l’élaboration et à l’approbation d’un tel projet, fait que je n’ai pas encore pu vérifier, l’importance prépondérante qu’ont l’enfance et la jeunesse dans la structure créée. 1

QUEIROZ, C. P.

de, “Institut de Services Sociaux”, manuscrit, s/d (1947).

2

Cf. QUEIROZ, C. P. de, “Services Sociaux”, conférence prononcée à l’Association des Employés du Commerce de Rio de Janeiro, manuscrit, s/d (1936).

3

QUEIROZ, C. P de, discours fait à l’occasion de l’inauguration du Laboratoire de Biologie Infantile, manuscrit, s/d (1936).

Décorative ou active ?

177

auprès du mineur”1. Carlota prononce un discours à la fin du cours pour la cérémonie d’inauguration du Laboratoire, et remercie Burle de Figueiredo pour les citations élogieuses qu’il lui aurait consacrées lors de son propre discours, auquel, malheureusement, nous n’avons pas accès2. Il faut avoir bien présent à l’esprit qu’au moment où Carlota agit et pense des questions comme la protection de l’enfance ou l’Assistance Sociale, les instances publiques commencent à peine à s’organiser pour prendre en main de telles responsabilités. Il s’agit d’une nouvelle aire d’intervention de l’Etat, qui recoupe en partie les institutions Educatives, Médicales et Juridiques ; les projets en cours traversent des frontières entre divers domaines. L’Assistance Sociale ne se contitue pas encore comme un champ d’action proprement dit, ni du point de vue administratif ni d’aucun autre. Cependant, il faut noter le lien prioritaire de ces initiatives avec les institutions de la Justice, axe prioritaire dans l’organisation de ce nouveau champ d’intervention sociale3. Il faut d’ailleurs remarquer que cela témoigne bien de la perception qu’ont les élites de la question : la problématique de la pauvreté et de l’enfance abandonnée apparaît, dans divers textes et projets, associée à celle de la délinquance, dans une éloquente imprécision. Dans ce contexte, le Laboratoire de Biologie Infantile, créé et maintenu avec le soutien et l’engagement de Carlota, en dit beaucoup sur la logique qui préside à l’émergence de l’Assistance Sociale. Son premier directeur, le 1

QUEIROZ, C. P. de, “Services Sociaux”, op. cit. Pendant ce cours, Carlota fait une conférence dans laquelle, entre autres, elle compare le Laboratoire en question à l’Institut de Recherches Juvéniles de São Paulo, institutions à son avis équivalentes. Cf. “Services Sociaux – son Application à l’Assistance à l’Enfance”, manuscrit, s/d (1936). 2

Cf. QUEIROZ, C. P. de, discours prononcé lors de l’inauguration du Laboratoire de Biologie Infantile, manuscrit, s/d (1936).

3

A ce titre, “l’Association Brésilienne d’Assistance Sociale”, fondée le 18 mai 1936 dans la capitale du pays, pour "aider l’action sociale de la Judicature pour Mineurs“, se trouve affiliée à un organisme du ministère de la Justice. Ses buts sont l’étude et l’organisation de l’Assistance Sociale, la promotion à tous les niveaux de l’assistance à la maternité et à l’enfance, et la centralisation, la coordination et le contrôle des actions existant en ce sens. Cette préoccupation organisatrice existe aussi dans des textes de Carlota, qui préconise la mise en place de registres et d’archives, pour la coordination entre les diverses institutions et oeuvres en cours.

178

Mônica Raisa SCHPUN

professeur Leonídio Ribeiro, a été le créateur et le directeur de l’Institut d’Identification de Rio de Janeiro, organisme qui abritera le Laboratoire en question. Leonídio Ribeiro, qui cumule les titres de professeur de la Faculté de Médecine et de la Faculté de Droit de Rio de Janeiro, a fondé le Laboratoire d’Anthropologie Criminelle et a remporté le prix Lombroso en 19331. Pour lui, le Laboratoire de Biologie Infantile était “ destiné à réaliser l’étude complète, du point de vue médical et anthropologique, des mineurs abandonnés et délinquants, particulièrement dans le but de vérifier les causes physiques et mentales de la criminalité infantile au Brésil”2. Les discours de Carlota n’ont pas le même ton. Elle se situe à mi-chemin entre les tendances scientistes en vogue à l’époque - représentées par Leonídio Ribeiro -, et les formes d’action sociale féminines et catholiques développées par le bénévolat. Par rapport à celles-ci, ses compétences d’éducatrice et de médecin et ses entrées au sein des sphères dirigeantes différencient son regard de celui de ses collègues et amies bénévoles. Car si elle ne tient pas sur l’Assistance Sociale les mêmes discours que Leonídio Ribeiro, davantage préoccupé par la “délinquance” que par l’“enfance”, elle ne semble pas pour autant gênée d’apparaître à son côté lors du cours inaugural donné au Laboratoire, ni par les finalités et le mode de fonctionnement de celui-ci. Sa correspondance avec le Juge Burle de Figueiredo, lui aussi lié à l’initiative, atteste sa mobilisation pour la création de cette institution et ne comporte aucune forme de désaccord quant à la fonction de celle-ci. Ce qui sépare son discours de celui d’un Leonídio Ribeiro s’explique, avant tout, par la diversité des bagages et des formations de chacun, mais aussi – ou principalement -, par le fait que Carlota aporte son itinéraire de femme à cet univers encore si masculin de la Médicine et de la Justice. Nous ne devons pas perdre de vue, en aucun cas, que même si Carlota est effectivement très proche du pouvoir, et donc des hommes, même si elle peut compter sur de nombreux interlocuteurs masculins dans ses diverses initiatives, cela n’efface pas l’énorme distance existant, à l’époque, entre l’éducation morale et même intellectuelle des hommes et des femmes. 1

Sur le Laboratoire de Biologie Infantile, son fonctionnement et, surtout, son directeur, voir : CORREA, M., “A cidade de menores : uma utopia dos anos 30”. In : FREITAS, M. C. (dir.). História social da infância no Brasil, São Paulo, Cortez/USFIFAN, 1997, p. 77-95. 2

Ibid., p. 77.

Décorative ou active ?

179

Et une telle distance existe aussi au sein du milieu socio-culturel privilégié auquel appartient Carlota. Dans tous les cas, une même préoccupation pour la discipline, l’ordre et le contrôle social semble réunir Carlota Pereira de Queiroz, Leonídio Ribeiro et d’autres, hommes et femmes, sur les voies tracées par les premières initiatives d’assistance à l’enfance dans les années 1930. Proche ou non de la pensée de Leonídio Ribeiro, du Juge Burle de Figueiredo et d’autres, Carlota est médecin et, comme nous l’avons vu, une grande partie de son action à la Chambre Fédérale tourne autour du ministère Capanema, y compris quant à ses initiatives liées à l’Assistance Sociale. Dans ce contexte sont à signaler dans ses archives deux textes dactylographiés corrigés par elle à la main. Le premier est un projet de création du “Conseil National de Protection et Assistance à la Maternité et à l’Enfance”1. Le second, un projet de loi, “Organise la Division d’Aide à la Maternité et à l’Enfance et l’Institut National de l’Enfant, et prévoit d’autres mesures”2. Un décret précédent3 aurait déjà créé la Direction d’Aide à la Maternité et à l’Enfance ; le présent projet de loi veut la transformer en Division. De plus, l’Institut d’Hygiène et de Médecine de l’Enfant, créé par le même décret, “avec le service d’Etudes et d’Enquêtes constituent dorénavant l’Institut National de Puériculture”, présenté ici comme Institut National de l’Enfant4. Au-delà des nuances dans les titres, les statuts et les compétences, il faut souligner avant tout la grande cohérence de tous les projets présentés par 1

Cf. QUEIROZ, C. P. de, “Projet : Crée le Conseil National de Protection et Assistance à la Maternité et à l’Enfance”, manuscrit, s/d. Il s’agit, selon le texte justificatif dudit projet, “de faire respecter les articles 138, 141 et autres de la Constitution”. 2

Cf. QUEIROZ, C. P. de, “Loi n° … – Organise la Division d’Aide à la Maternité et à l’Enfance et l’Institut National de l’Enfant et prévoit d’autres mesures”, manuscrit, s/d.

3 4

Décret n° 24.278, du 22 mai 1934.

Dans ce sens, sur le texte dactylographié dudit projet de loi, Carlota a substitué à la main le terme “Enfant”, qui figure dans le titre initial de l’Institut en question, par “Puériculture”. Cf. Queiroz, Carlota Pereira de, “Loi n° … – Organise la Division d’Aide à la Maternité et à l’Enfance et l’Institut National de l’Enfant et prévoit d’autres mesures”, op. cit.

180

Mônica Raisa SCHPUN

Carlota avec sa stratégie au sein de la Commission Spéciale d’Elaboration du Statut de la Femme : elle défend en effet le rattachement au Ministère de l’Education et de la Santé du Département National de la Femme, comme de tous les autres organismes mentionnés dans ses projets. Ces propositions de Carlota, liées à l’implantation de services publics d’Assistance Sociale, n’étaient pas encore approuvées en juillet 1937, au moment où elle décide de voter contre le projet de la commission présidée par Bertha Lutz. Son vote de désaccord est aussi une tentative de transformer ce projet en quelque chose de plus conforme à ses idéaux en termes d’Assistance Sociale, d’Education et de Santé Publique1. Quelques mois après, l’Estado Novo mettrait fin à son action politique et à l’élaboration de ses projets. Reste l’important travail préalable dont ils témoignent, héritage de sa pensée politique.

1

Signalons, à ce titre, qu’elle défendait le changement de nom du Département Nationale de la Femme en Département d’Aide à la Famille et à l’Enfant, nom très proche de celui qui figure dans le projet de loi cité ci-dessus : Division d’Aide à la Maternité et à l’Enfance.

Lihat lebih banyak...

Comentarios

Copyright © 2017 DATOSPDF Inc.