De la sublimation en musique : David et Jonathan selon Charpentier et Handel

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Descripción

références du texte : Raphaëlle LEGRAND et Théodora PSYCHOYOU, « De la sublimation en musique : David et Jonathan selon Charpentier et Handel », David et Jonathan. Histoire d’un mythe, sous la direction de Régis Courtray, Paris, Beauchesne, 2010, p. 269-302 (coll. « Le point théologique », 64).

N°64 DAVID ET JONATHAN, HISTOIRE D’UN MYTHE Régis COURTRAY (sous la direction de) EAN/ISBN : 9782701015729 Nb de pages : 400 Année : 2010 39.00 € PRÉSENTATION DE L’OUVRAGE L’histoire de David et Jonathan est devenue aujourd’hui un véritable mythe revendiqué par bien des mouvements homosexuels qui croient y lire le récit d’une passion amoureuse entre deux hommes, alors même que la Bible condamne de manière explicite l’homosexualité comme une faute grave. Cette lecture s’est tellement imposée depuis quelques décennies que les ouvrages qui traitent de la question de l’homosexualité dans la Bible ne peuvent contourner le passage et l’analysent dans les moindres détails afin de découvrir si le texte parle ou non d’une amitié particulière entre le fils de Saül et le futur roi d’Israël, ancêtre de Jésus. Le texte est devenu le lieu de toutes les passions et révèle les interrogations profondes de la société sur la question homosexuelle. Une telle lecture fait table rase de siècles d’interprétations riches et variées qui célèbrent dans l’affection des deux hommes l’expression parfaite de l’amitié. Le texte n’a pas attendu le xxe siècle pour être commenté, illustré, médité : il a été interprété par le judaïsme, puis par le christianisme, fut représenté par les peintres, mis en musique, enfin récupéré par des mouvements de pensée revendicatifs. Sous la direction de Régis Courtray, maître de conférences à l’Université de Toulouse Le Mirail, des spécialistes de l’exégèse, de la patristique, de la littérature, des arts, de la musique, du cinéma, des sociologues se sont penchés sur la réception de l’épisode pour montrer comment chaque époque l’a lu et interprété, et comment, loin d’être un texte polémique, il parle à l’humanité de la grandeur de son âme. SOMMAIRE INTRODUCTION par Régis Courtray Première partie : LE TEXTE BIBLIQUE I. Le récit biblique de David et Jonathan II. Jonathan et David. Portraits du messie en jeunes hommes (les récits bibliques des livres de Samuel) par Philippe Lefebvre Deuxième partie : LECTURES ANCIENNES III. David et Jonathan dans les Histoires juives par Régis Courtray IV. L’amitié de David et Jonathan chez deux Pères grecs : Grégoire le Thaumaturge et Jean Chrysostome par Daniel Vigne V. David et Jonathan dans la littérature latine chrétienne par Régis Courtray VI. David et Jonathan dans la tradition juive par Daniel Farhi VII. David et Jonathan dans les débats théologiques du siècle des Réformes par Natacha Salliot VIII. David et Jonathan dans les commentaires bibliques des XVIe-XVIIIe siècles ou l’exaltation de l’amitié par Régis Courtray Troisième partie : L’HÉRITAGE CULTUREL IX. Liminaire : David et Jonathan au Moyen Âge, Le mystére du Vieil Testament par Régis Courtray X. David et Jonathan de la Renaissance aux Lumières : du mythe à la polémique par Michel Tirado XI. David et Jonathan dans la littérature des XIXe et XXe siècles : du dévoilement au détournement par Anne-Marie Lefebvre XII. David et Jonathan dans la peinture : un unique tableau de Rembrandt ? par Régis Burnet XIII. De la sublimation en musique : David et Jonathan selon Charpentier et Handel par Raphaëlle Legrand et Théodora Psychoyou XIV. David et Jonathan en musique au XXe siècle par Régis Courtray et Gwenaëlle Lucas XV. David et Jonathan à l’écran par Michel Éloy Quatrième partie : RELECTURES CONTEMPORAINES XVI. David et Jonathan dans les débats exégétiques contemporains par Régis Courtray XVII. Usages contemporains et identités homosexuelles par Céline Béraud et Baptiste Coulmont CONCLUSION par Régis Courtray

XIII DE LA SUBLIMATION EN MUSIQUE : DAVID ET JONATHAN SELON CHARPENTIER ET HANDEL par Raphaëlle Legrand et Théodora Psychoyou 1

L’histoire de David, Jonathan et Saül semble particulièrement propice aux effets de contrastes et à la peinture des passions qui sont au cœur même de l’esthétique baroque en musique. De fait, si aucun recensement des oratorios ou des opéras consacrés au sujet ne semble avoir été réalisé, les exemples ne sont pas rares. On peut citer un Lamento de David de Domenico Mazzochi publié à Rome en 1664, un Saul in Davidem d’Antonio Foggia, donné par la Confraternità del Santissimo Crocifisso de San Marcello à Rome en 1688 (la même année que le David et Jonathas de Charpentier), dont la musique est perdue, ou encore une Historia Davidis et Jonathae anonyme dont le manuscrit est conservé à la Bibliothèque nationale de France 2. Au XVIIIe siècle, on sait qu’un David de Francesco Bartolomeo Conti a été donné à Vienne en 1701, que Johann Christian Schieferdecker a fait entendre vers la même époque à Lübeck Der Königliche Prophete David et qu’à Londres, en 1736, on entendit la David’s Lamentation over Saul and Jonathan de William Boyce 3. Par leur rayonnement en leur temps comme par leur réception aujourd’hui, trois œuvres cependant retiennent notre attention, trois œuvres majeures par la puissance évocatrice et l’intensité émotionnelle qu’elles 1 Raphaëlle Legrand est professeure de musicologie et Théodora Psychoyou, maître de conférences en musicologie ; toutes deux enseignent à l’Université Paris IV-Sorbonne. 2 Le Lamento de Mazzochi est publié dans son recueil Sacrae concertationes… a Domenico Mazzochio pro oratoriis, Roma, Jacobum Phaeum, 1664 ; une copie réalisée par Sébastien de Brossard de l’Historia Davidis et Jonathae, qu’il jugeait de style français, objectant une attribution à Carissimi, est conservée à la BnF sous la cote Vm1. 1473. Voir DURON, 1991 et DURON, 1992. 3 DEAN, 1959, p. 275-276.

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mettent en jeu : un oratorio latin, Mors Saülis et Jonathae et une tragédie en musique française, David et Jonathas, tous deux composés par Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), ainsi qu’un oratorio anglais, Saul, dû à la plume de George Frideric Handel (1685-1759) 1. L’analyse croisée de ces trois peintures très diverses des sentiments unissant David et Jonathan, de leur place dans la structure dramaturgique, de la caractérisation musicale des personnages, des paroles chantées et de la lecture que la musique en donne permettra de dessiner quelques unes des stratégies mises en place pour représenter un amour à la fois exemplaire et problématique.

GENRES, TEMPS ET LIEUX Épousant des genres bien distincts et correspondant à des contextes de représentation différents, Mors Saülis et Jonathae et David et Jonathas de Marc-Antoine Charpentier furent tous deux composés dans les années 1680 pour servir les activités des Jésuites à Paris. En pleine affirmation de la politique gallicane du roi, ces œuvres portent la marque des stratégies jésuites de la réforme tridentine. Si la forme de l’histoire sacrée en latin – autrement dit un oratorio – rappelle les antécédents romains que Charpentier eut l’occasion de connaître lors de son séjour à Rome, à la fin des années 1660, le cas de David et Jonathas, opéra biblique sous les traits d’une véritable tragédie en musique, constitue une sorte d’hapax pour le XVIIe siècle.$$ En revanche, pas moins de quelque trente-cinq pièces latines dramatiques (intitulées historia, canticum ou dialogus) subsistent sous la plume de Charpentier ; elles font de lui le représentant dominant de l’oratorio latin en France. On ne sait rien de précis quant aux circonstances de représentation de ces pièces, sinon qu’elles sont liées aux activités des Jésuites, pour qui Charpentier a longtemps composé occasionnellement, ceux-ci étant assez proches de Mlle de Guise, patronne et protectrice de ce musicien

1 Contrairement à l’usage français, nous nommons le compositeur par le patronyme anglicisé qu’il avait lui-même choisi dans son pays d’adoption. Dans le corps de notre article, nous employons les noms des personnages (Saül ou Saul, Jonathan ou Jonathas) en adéquation avec leur graphie dans les différentes œuvres, sans chercher à les normaliser.

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dès son retour d’Italie, vers 1670, puis très officiellement entre 1687 et 1698. Charpentier composa Mors Saülis et Jonathae sans doute vers la fin de 1682 ou le début de 1683 1. Jacques Édouard, le neveu de Charpentier, qui a dressé en 1725 un catalogue des œuvres de son défunt oncle, désigne cette œuvre dramatique de « grand motet ou dialogue, piece pour les Jesuites en tragedie » 2 ; il s’agit d’une formulation tout à fait atypique quant au genre de la pièce – une « histoire sacrée » –, mais qui souligne la théâtralité intense de cette partition : en tragédie. Nous ignorons l’identité de l’auteur du texte, sinon que Charpentier, très à l’aise avec le latin, le modèle souvent lui-même et l’arrange selon ses besoins musicaux. Notons en outre la parution, en 1674, d’une édition paraphrasée et anonyme du Livre de Samuel en latin, traduite en français, rééditée l’année suivante, ce qui témoigne d’un certain succès de cette version. Ce texte a pu inspirer le librettiste, puisqu’il est assez proche de celui de Mors Saülis et Jonathae : le chœur final notamment y ressemble très fortement 3. Si nous avons qualifié David et Jonathas de Charpentier de cas unique, l’œuvre se rattache toutefois à un ensemble considérable d’œuvres lyriques et de ballets composés pour des collèges jésuites, dont on n’a malheureusement que peu de traces et quasiment aucune musique. On en connaît parfois les titres, grâce aux programmes ou aux livrets imprimés pour l’occasion, mais les noms des compositeurs ne sont, le plus souvent, pas même mentionnés. Ainsi, on ignore tout d’un Eustache, sinon qu’il s’agit d’une tragédie en musique représentée en 1684 au collège parisien Louis-le-Grand (dit aussi collège de Clermont), ou d’un Jephté, représenté en 1686 en ce même lieu. Du Démétrius de 1686, on ne connaît que le nom du compositeur, Claude Oudot ; du Celse martyr de Charpentier, représenté en 1687, la musique est elle aussi malheureusement perdue… Les sources musicales qui demeurent sont rares : quelques ouvertures ou entrées de ballets et, surtout, la partition de David et Jonathas, seul opéra 1 Les manuscrits autographes de Charpentier ne fournissent aucune date explicite, il est toutefois possible, pour des raisons matérielles et stylistiques, de proposer cette datation (voir DURON, 1991 et DURON, 1992). 2 Jacques ÉDOUARD, Mémoire des ouvrages de musique latine et françoise de défunt M.r Charpentier, 1726, Paris, BnF Mus. Rés. Vmb. Ms. 71, f. 3. 3 DURON, 1991, p. 224. Sur les versions poétiques et littéraires relatant l’histoire de David et Jonathan à l’âge classique, voir la contribution de Michel Tirado.

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jésuite dont on connaisse aujourd’hui la musique, grâce à une source unique, une copie prestigieuse puisque reliée aux armes royales, réalisée dans l’atelier d’André-Danican Philidor, bibliothécaire à la Cour de Versailles 1. David et Jonathas est désigné comme « tragédie en musique » sur la page de titre du livret qui fut imprimé à l’occasion de sa première représentation « sur le Théâtre du Collège de Louis-leGrand, le 28 février » de 1688. Le texte de cette pièce, disposé en un prologue et cinq actes, est dû au Père François de Paule Bretonneau (1660-1741), Jésuite, professeur à Louis-le-Grand, alors que Charpentier y occupait la charge de maître de musique. L’œuvre eut un grand succès et fut reprise, en version réduite, dans le même collège en 1706, au collège d’Harcourt en 1715, puis dans d’autres collèges jésuites en province, comme ceux d’Amiens ou de La Flèche. L’entreprise de la précieuse « copie Philidor » pour le compte de la bibliothèque du roi constitue par ailleurs une preuve indiscutable de la réception singulière de David et Jonathas. Pour sa première représentation, cette œuvre fut jouée comme intermède musical d’une pièce de théâtre. Il était en effet d’usage, dans les collèges de Jésuites, qu’une œuvre théâtrale en latin ou en grec fût représentée par les jeunes élèves au mois d’août, à l’occasion de la remise des prix de fin d’année scolaire, ainsi que durant le Carnaval. Comme pour le théâtre séculier, ces pièces furent très vite agrémentées d’intermèdes musicaux dansés ou chantés entre les actes. De plus en plus amples et unifiés, ces intermèdes devinrent un spectacle parallèle quasi autonome. Ainsi, David et Jonathas, en français, constituait initialement les intermèdes de Saül, une tragédie latine en cinq actes du Père Étienne Chamillard (1656-1730), professeur de rhétorique au collège ; de cette tragédie ne subsiste que le synopsis qu’on imprima pour l’occasion, le texte lui-même – resté sans doute manuscrit – étant perdu. Malgré leur autonomie formelle, ces deux œuvres dramatiques, l’une chantée en français, l’autre déclamée en latin, formaient un ensemble conçu dans la complémentarité des deux lectures de l’histoire, des deux pans qui s’interpolent. Le prologue de David et Jonathas était suivi du 1 David et / Jonathas / Tragedie mise / En musique par M.r Charpentier / Et / Representée sur le Theatre du College de / Louis le Grand le / XXV. fevrier 1688 / Recueillie par Philidor Laisné / En 1690 [partition], ms., copie de l’atelier Philidor, BnF Rés. F. 924.

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premier acte de Saül, puis du premier acte de David… jusqu’au cinquième acte de Saül, suivi du cinquième acte de David et Jonathas. Ce dispositif inhabituel pourrait expliquer la texture dramaturgique particulière de cet opéra, dépourvu d’épisodes narratifs à proprement parler. En effet, l’action dramatique se situe essentiellement dans Saül, la tragédie de Chamillard, alors que David et Jonathas en est une interpolation, une sorte d’exégèse didactique qui explore en premier lieu la nature psychologique et morale des personnages. Ce dispositif particulier – interpolation de deux pièces – n’empêcha pas l’œuvre d’être reçue individuellement : ni le livret ni la partition ne font référence à la pièce latine, et les commentateurs non plus ; en outre, il est tout à fait possible que l’opéra ait été joué sans la tragédie latine dans ses reprises ultérieures. Sans doute la durée importante des deux pièces interpolées – probablement près de quatre heures – était-elle dissuasive pour un spectacle de cette nature ? Si la fonction divertissante, relative au contexte de remise de prix, est évidente, elle ne représente ni la seule, ni la principale finalité du spectacle jésuite. La déclamation du texte latin dans le cadre de l’action dramatique constituait un moyen très efficace d’apprentissage pour ces jeunes gens. De même, la musique et la danse, c’est-à-dire la réunion harmonieuse de l’esprit et du corps, se trouvaient au cœur de l’idéal pédagogique, aux résonances platoniciennes, auquel aspiraient les futurs honnêtes hommes. Plus encore, Saül, le roi qui a perdu Dieu, et David, roi en devenir et préfiguration du Christ, constituent deux portraits opposés de la figure religieuse et politique du Prince : représentants, précisément, du prince romain du catholicisme de par le monde, les jésuites adressent une leçon de vertu royale 1. Enfin, héritière des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, la représentation théâtrale tenait un rôle important dans la démarche chrétienne des Jésuites, autant dans l’apprentissage de la spiritualité, vécue individuellement dans l’introspection, que dans la pédagogie moralisatrice, vécue collectivement dans l’émotion. Les deux œuvres de Charpentier, de genres certes différents, riches en 1 Jean-Louis Martinoty, qui a mis en scène la première représentation moderne de David et Jonathas, discute la portée d’édification politique du projet de Bretonneau et Charpentier. La Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte de Jacques Bénigne Bossuet (éd. posthume, Paris, P. Cot, 1709) montre l’actualité, alors, d’une lecture de ce type (voir MARTINOTY 1990).

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passages solistes mais aussi en chœurs dramatiques, s’inscrivent dans ce contexte. Le caractère inclassable de David et Jonathas a été discuté dès la première représentation de l’œuvre. Deux commentaires contradictoires semblent intéressants à signaler, tant ils éclairent et interrogent la finalité de ce spectacle. Le premier vient du numéro de mars 1688 du Mercure galant, c’est le compte-rendu de la première représentation de l’œuvre. Pour le commentateur, David et Jonathas est sans aucun doute un opéra : J’ai à vous parler de trois opéras. L’un fut représenté aux jésuites le 28 du mois passé. Comme cela pourra vous surprendre, je m’explique. Le collège de Louis-le-Grand étant rempli de pensionnaires de la première qualité, & qui n’en sortent que pour posséder les premières dignités de l’Etat, dans l’Eglise, dans l’Epée & dans la Robe, il est nécessaire que cette jeunesse s’accoutume à prendre la hardiesse & le bon air qui sont nécessaires pour parler en public. C’est dans cette vue que les jésuites se donnent la peine de l’exercer en faisant représenter deux tragédies tous les ans. Ils donnent l’une sur la fin de chaque été, un peu avant que les vacances commencent, & elle est représentée dans la cour du collège, parce que la saison est encore belle. Celle qui paraît sur les derniers jours du Carnaval, se représente dans une des classes, par les écoliers de seconde. Ces tragédies n’étaient autrefois mêlées que de ballets, parce que la danse est fort nécessaire pour donner de la bonne grâce & rendre le corps agile ; mais depuis que la musique est en règne, on a trouvé à propos d’y en mêler, afin de rendre ces divertissements complets. On a encore plus fait cette année, & outre la tragedie de Saül qui a été représentée en vers latins, il y en avait une en vers français, intitulée David & Jonathas, & comme ces vers ont été mis en musique, c’est avec raison qu’on a donné le nom d’opéra à cet ouvrage 1.

Le genre et les circonstances de représentation de l’œuvre, certes atypiques et visiblement surprenants, ne posent in fine aucun problème particulier au critique. Ce ne fut pas le cas d’une autre lecture, non pas moraliste, mais résolument hostile au style musical italien et de fait anti-jésuite. Elle est due à Lecerf de la Viéville, qui a sans doute assisté à la représentation de 1706 : Comment est-il arrivé que personne n’ait imaginé ou n’ait osé hazarder un Opéra Chrétien ? Je ne sçache pourtant pas qu’il en ait paru en aucun tems, si ce n’est le Jonathas de Charpentier, joüé au Collége de Clermont : Mais outre, qu’un spectacle où les Jesuites se défendent de mettre la moindre femme & le moindre trait de galanterie la plus permise, ne mérite qu’à demi d’être appellé un Opera : Celui de Jonathas

1

Mercure Galant (mars 1688), p. 317-319.

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est, ce me semble, trop sec & trop dénué de sentimens de Morale & de pieté, pour être appelé un Opera Chrétien 1.

Défenseur autoproclamé du style français, position qui est synonyme d’un parti-pris défavorable à l’égard de toute chose « italianisante », Lecerf de la Viéville n’est pas tendre à l’égard de Marc-Antoine Charpentier. Disciple de Carissimi lors de son séjour romain, longtemps maître de musique chez les Jésuites, Charpentier est le représentant emblématique du style italien en France. Il l’est du point de vue de son langage musical, jugé « sçavant », c’est-à-dire chargé, dense sur le plan contrapuntique, dissonant ; il l’est aussi du point de vue des genres musicaux à travers lesquels il s’est exprimé, typiquement l’oratorio, et il l’est enfin du point de vue de certaines institutions et cénacles au sein desquels il a déployé son art, notamment la Maison professe des Jésuites à Paris et le collège Louis-le-Grand. Engagé dans une bataille de goût, Lecerf y entraîne Charpentier (décédé en 1704 et donc étranger à ces débats) et en fait une bête noire qu’il attaque de façon peu décente : Qu’a laissé le sçavant Charpentier pour assurer sa mémoire ? Medée, Saul & Jonathas. Il vaudroit mieux qu’il n’eût rien laissé 2.

Malgré la mauvaise foi de Lecerf, tant à l’égard de Charpentier que des Jésuites, notons ces deux points de critique : absence de femmes et de traits de galanterie, absence de sentiments de morale et de piété. Une écoute attentive de l’œuvre peut opposer de sérieux arguments au second reproche. Mais le premier est intéressant quant à l’idée d’une nécessité de la présence du couple amoureux dans un opéra ; la femme est visiblement pensée comme potentielle amante, objet de la galanterie et condition nécessaire d’un spectacle digne de ce nom 3. En effet, les ramifications de l’intrigue amoureuse constituent le moteur dramaturgique permanent de l’opéra. Notons que sur le plan formel – voire, à plusieurs reprises, poétique – les dialogues entre David et Jonathas suivent dans cette œuvre les codes musicaux du

1 Jean-Laurent LECERF DE LA VIÉVILLE, Comparaison de la musique italienne de la musique française, Bruxelles, Foppens, 1706, t. III, p. 5. 2 Idem, t. II, p. 347. 3 Seule la présence du personnage féminin de la Pythonisse dans le prologue aurait pu satisfaire Lecerf. Cela étant dit, les acteurs de ce spectacle ont dû être tous masculins, et la Pythonisse un rôle travesti chantée par un homme.

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couple amoureux de la scène lyrique. Ce n’est pas l’amour galant mais l’amitié intense qui anime les héros : si cela change fondamentalement la nature du spectacle, la musique n’y voit sur ce point pas beaucoup de différence. Un demi-siècle plus tard, le Saul de Handel apparaît dans des circonstances bien différentes1. Fixé à Londres où il a largement contribué à implanter l’opéra italien, puis, forcé, par le désintérêt progressif du public britannique envers ce genre par trop exogène, à trouver des solutions alternatives, le compositeur saxon poursuit, dans les années 1730, un certain nombre d’expériences autour du genre de l’oratorio. Avec Saul, il met définitivement au point la formule qu’il appliquera encore durant une quinzaine d’années : une intrigue issue de la Bible, mêlant destinées individuelles et fresque collective, coulée dans un livret versifié en anglais. S’y mêlent les traditions de l’oratorio et de l’opéra italiens, des histoires sacrées allemandes, de l’anthem anglais, genres que Handel avait pratiqués à des degrés divers durant sa carrière. Ils fusionnent au sein de l’oratorio anglais, prévu pour être exécuté dans un théâtre – mais sans mise en scène –, lors de saisons de concert se substituant aux saisons lyriques. Si, avec David et Jonathas de Charpentier, les fastes de la tragédie en musique s’introduisent dans le monde religieux du collège, avec Saul et l’oratorio handélien, c’est la matière biblique qui investit et moralise la scène théâtrale. Le sujet de Saul n’a pas été choisi par hasard. La lamentation de David sur la mort de Jonathan avait déjà séduit nombre de poètes anglais, et l’on peut citer le livret de John Lockman, David’s Lamentation over Saul and Jonathan, mis en musique par William Boyce en 1736. Surtout, Handel et son librettiste Charles Jennens (1700-1773) semblent répondre, avec Saul, aux recommandations formulées la même année par Aaron Hill, qui, après les premiers essais du compositeur saxon dans le genre de l’oratorio anglais (Esther et Deborah), lui proposait l’histoire de

1 DEAN, 1959, p. 274-310 ; SMITH, 1995. Parmi les nombreux enregistrements discographiques disponibles, on peut citer ceux de N. Harnoncourt (avec D. Fisher-Dieskau, A. Rolfe Johnson, P. Eswood, Concentus Musicus Wien, Teldec, 1986), J.E. Gardiner (avec A. Miles, J.M. Ainsley, D.L. Ragin, English Baroque Soloists, Philipps, 1991), P. McCreesh (avec N. Davies, M. Padmore, A. Scholl, Gabrieli Consort and Players, Archiv Produktion, 2002), R. Jacobs (G. Saks, J. Ovenden, L. Zazzo, Concerto Köln, Harmonia Mundi, 2005).

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Saul, David et Jonathan comme plus dramatique et mieux apte à la mise en musique1. Créé le 16 janvier 1739 au King’s Theatre, Saul rencontra effectivement un succès immédiat et durable. Plusieurs lectures politiques des personnages étaient alors possibles. Depuis la « Glorieuse révolution » de 1689 qui avait détrôné le catholique Jacques II Stuart au profit du protestant Guillaume d’Orange, Saul et David étaient fréquemment évoqués dans les sermons à des fins d’allégorie politique. Plus tard, à l’époque de Handel, pour les tenants de George II et de la dynastie de Hanovre alors régnante, c’est l’opposition entre le mauvais roi Saul et le nouveau souverain David qui sera soulignée. Pour les jacobites fidèles aux Stuart, comme l’était Charles Jennens, l’accent sera porté sur l’horreur du régicide perpétré par le soldat amalécite sur la personne de Saul et ravivant le souvenir du « roimartyr » Charles Ier, décapité en 1649 par les Puritains. Plus encore, l’épisode de l’Amalécite et la lamentation de David constituaient la première leçon du service religieux à la mémoire de ce roi 2.

TROIS RÉCITS EN MUSIQUE Les argument des deux pièces dramatiques de Charpentier sont très proches, mais le sujet est plus réduit dans Mors Saülis et Jonathae, ne serait-ce qu’à cause des dimensions dissymétriques des deux œuvres : d’un côté, un oratorio en deux parties d’à peine une quarantaine de minutes – ce qui est déjà assez conséquent pour un oratorio latin – et de l’autre, une véritable tragédie en musique avec prologue et cinq actes, soit deux heures de musique, pensées, de surcroît, pour être articulées avec une pièce de théâtre, comme nous l’avons vu. Dans le même temps, Mors Saülis est une histoire sacrée particulièrement théâtrale – « piece pour les Jesuites en tragedie », selon les termes de Jacques Édouard –, avec symphonies descriptives (tel le « rumor bellicus » de l’introduction ou les envoûtantes « symphonies de l’enchantement ») et chœurs de turba (« ad arma, ad arma ! ») 3, alors que David et Jonathas accorde une place très importante à l’expression des états psychologiques des personnages – Saul, SMITH, 2007, p. 226. SMITH, 1995, p. 220, 327-333. 3 Jean Duron discute in extenso la fonction dramatique des chœurs dans Mors Saülis et Jonathae (voir DURON 1991, p. 224-234). 1 2

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David et Jonathas – sur fond de guerre. Fait totalement atypique dans une tragédie en musique, le prologue fait partie de l’intrigue et annonce – au propre comme au figuré, puisqu’il s’agit de la scène de magie et de la prophétie de Samuel – les événements à suivre et leur issue tragique. De fait, la densité dramatique des deux pièces reste tout à fait comparable. Le moment de l’histoire qui est décrit dans les deux œuvres est le même : la mort de Saul et Jonathas, l’affliction de David. Immanquablement, on trouve plusieurs analogies dans la représentation de certains épisodes, telle la plainte de David ou la prophétie (la longue scène de Maga dans Mors Saülis et celle de la Pythonisse et de l’apparition de l’ombre de Samuel qui occupe le prologue de David et Jonathas). Sont aussi déployés des effets musicaux similaires qui convoquent des éléments contrastés, telles les incises dramatiques du chœur qui, en fond sonore des tourments de Saül et des peines de Jonathas, unissent action et contemplation (« ad arma, ad arma ! » et « Courons, courons : cherchons dans les combats, / Ou le Triomphe, ou le Trépas »). Mors Saülis et Jonathae commence par les derniers préparatifs de guerre des Israélites contre les Philistins, puis relate in extenso la visite de Saül à Maga, la sorcière d’Endor qui, dans une longue scène « de l’enchantement », provoque l’apparition du défunt Samuel, dont la prophétie clôt la première partie. La guerre, la mort et la désolation dominent la seconde partie de l’oratorio. Le chœur introductif – qui tient le rôle de l’Historicus, le narrateur de cette pièce – décrit la déroute de Saül, annonce la mort de Jonathas ; l’action des personnages s’engage au moment où Saül, blessé, implore Miles, le soldat amalécite, de l’achever, dans un long dialogue où la supplique de Saül est interrompue par les hésitations de Miles et le fond sonore de la bataille. Après avoir cédé au terrible commandement, Miles annonce, hésitant, la nouvelle tragique de la mort de Saül et Jonathas ; il relate l’épisode dramatique de sa rencontre avec Saül mourant et l’acte qu’il a accompli sous ses ordres. Suit la lamentation de David pleurant la mort de son ami Jonathas, la punition du soldat et l’élégie du chœur final. Si Saül est incapable de survivre à son fils mort au combat et si David pleure longuement son « cher frère », si le titre – Mors Saülis et Jonathae – porte le nom de cette figure omniprésente en filigrane, le personnage de Jonathas n’existe pas dans l’œuvre, à proprement parler : il n’y prend jamais la parole. Sa relation avec

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David est in fine dépeinte dans la seule lamentation de David. L’œuvre se borne à l’évocation des principaux éléments de l’histoire, et la dimension tragique de la seconde partie s’articule sur la longue supplique de Saül, dont les paroles (« Tolle quaeso, tolle languores vitae meae… » / « Délivre-moi, je t’en prie, délivremoi des souffrances de ma vie… ») sont proférées, sur la même musique, deux fois par Saül, mais aussi par la suite par Miles, dans le récit qu’il en fait à David, tel un obsédant et très poignant leitmotiv ; l’intensité dramatique de l’œuvre est encore amplifiée par la suite, par les deux chœurs de contrition et la lamentation de David1. En revanche, David et Jonathas, dont l’action dramatique n’est pas beaucoup plus ample, offre plusieurs descriptions de l’état psychologique des trois protagonistes. Comme dans une tragédie antique, Jonathas est tout particulièrement torturé par les sentiments ici antinomiques, de la loi paternelle et de la loi du cœur. La description de l’évolution des passions des personnages est d’autant plus aisée que le prologue coupe court à tout effet de surprise, en annonçant les grands traits de l’histoire. La scène s’ouvre sur un Saül paniqué cherchant le secours de la Pythonisse ; après la scène de magie menée par celle-ci, réclamant l’apparition de l’Ombre de Samuel, le défunt annonce à Saül sa chute, en une terrible gradation poétique, musicale et dramatique qui rend le roi véritablement fou d’une terreur qui n’aura d’égal que son ire dévastatrice : Enfants, amis, gloire, couronne, Le ciel va te ravir tout ce qu’il t’a donné. Après tant de faveurs, ingrat ! Il t’abandonne, Comme tu l’as abandonné.

Le premier acte commence par le retour de David, vainqueur des Amalécites, dans le camp des Philistins, où il est accueilli par des chants de gloire. David reste toutefois malheureux, du fait de la perspective d’une nouvelle bataille qui le verra opposé à Saül et surtout à Jonathas ; au milieu des réjouissances, David se désole en pensant à son amitié avec Jonathas et craignant pour lui les dangers de la guerre, préférant périr, lui plutôt que son ami. Au 1 Il y a eu à ce jour trois enregistrements de cette œuvre, dont deux sont disponibles en CD ; l’un par The Amsterdam Baroque Orchestra dirigé par Ton Koopman (Erato – Musifrance, 1992), et l’autre par Il Seminario Musicale sous la direction de Gérard Lesne (Charpentier, Trois histoires sacrées, Astrée-Naïve, 2001).

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deuxième acte, les jeunes héros profitent de la trêve entre les deux camps pour se voir. Alors que « David & Jonathas commencent à gouter les douceurs de la Paix, qui leur est promise, & qui les rejoint tous deux 1 », Joadab, jaloux de David, espérant d’abord le voir mourir au combat, le pousse en vain à se battre, puis se prépare à l’accuser, auprès de Saül, de vouloir le tromper en prétextant une fausse trêve. Cette accusation est volontiers entendue, au troisième acte, par un Saül très méfiant à l’égard de David. Il demande, comme condition de paix, qu’on lui livre David. Malgré les réticences de son protecteur Achis, roi des Philistins, David se présente devant Saül et Jonathas. Saül, furieux, lui reproche sa trahison, alors que Jonathas défend David face à son père. Enragé, Saül reproche à Jonathas l’ingratitude à son égard qu’il perçoit dans l’amitié entre son fils et David. Surpris de la colère de Saül, David préfère quant à lui se retirer, alors que Joadab se réjouit du succès de son complot. Au quatrième acte, David est rejoint dans le camp des Philistins par Jonathas. Dans une poignante stichomythie, David cherche à éviter Jonathas et l’invite à l’oublier ; son le refus ne fait que redoubler le tourment de David. Le monologue de Jonathas, sur fond de bruits et de chants de préparation à la dernière bataille, marque l’apogée de la peine du jeune héros, déchiré entre la volonté du père et ses sentiments d’amitié, l’inextricable équation entre le devoir et l’amour. Le début du cinquième acte trouve Jonathas mortellement blessé à l’issue d’une bataille perdue. À la vue de son fils, Saül, meurtri, n’est que davantage submergé de sa haine contre David, lequel, de son côté, appelle à l’aide pour que l’on soigne Jonathas. À la fin d’une seconde stichomythie entre les jeunes héros, Jonathas expire, et David pleure le malheureux sort de son ami fidèle et tendre. Dans la scène suivante, Saül, blessé, meurt en essayant encore de tuer David. La scène finale articule pour une dernière fois des sentiments contrastés : David déplore la perte de son ami, puis se retire alors que les chants de joie louent la gloire du héros et fêtent la victoire 2. 1 D’après l’argument du deuxième acte tiré du livret David et Jonathas, tragédie en musique qui sera representée sur le Théatre du College de Louis Le Grand, le XXVIII. Février, Paris, veuve Claude Thiboust et Pierre Esclassan, 1688, p. 15. 2 David et Jonathas a été gravé deux fois au disque. La première version est due à la Maîtrise de l’Opéra de Lyon, les Enfants de la Cigale de Lyon et du lycée musical, et le English Bach Festival Baroque Orchestra sous la direction de Michel Corboz (Paul Esswood, Colette Alliot-Lugaz, Philippe Huttenlocher, Roger

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Avant d’explorer plus en détail la relation entre David et Jonathas, on peut déjà interroger les vecteurs de la force didactique et moralisatrice de ce récit biblique. Belle et émouvante histoire d’amitié entre les deux jeunes hommes, entravée par la guerre et par la cruauté du destin et du devoir, David et Jonathas est aussi l’histoire tragique d’un roi, Saül, que les passions mèneront à sa perte. David constitue incontestablement un grand modèle de vertu et de fidélité ; Jonathas, rempli de pureté et de candeur, est tourmenté par le devoir de respecter la volonté de son père. C’est précisément le personnage de Saül qui tient le rôle le plus dramatique. Dès le Prologue, l’ombre de Samuel lui avait annoncé sa chute (« Enfants, amis, gloire, couronne… »). Saül se meurt le dernier, il se donne la mort, après avoir contemplé le désastre tant matériel que moral qu’il a lui-même provoqué : l’injuste acharnement contre David, toujours fidèle, la défaite de ses troupes et la perte de son camp, la mort de son fils Jonathas… Au fil des actes, le ciel aura ravi absolument tout au monarque. Des trois œuvres étudiées, le Saul de Jennens et Handel est celle qui fait le plus largement appel au texte biblique. Ce monumental oratorio en trois actes résume avec une vigueur et un sens dramatique singuliers les épisodes foisonnants rapportés dans les livres de Samuel. Deux vastes fresques chorales encadrent l’action : l’« Epinicion, ou chant de triomphe pour la victoire sur Goliath et les Philistins » retrace, sous une forme épique, le combat de David contre Goliath ; l’« Élégie sur la mort de Saul et Jonathan » enchâsse la lamentation de David dans l’expression d’un deuil collectif qui se conclut par l’annonce du nouveau règne. Entre ces deux considérables pendants se succèdent des scènes faisant alterner récitatifs et airs des personnages principaux, symphonies descriptives de l’orchestre et commentaires du chœur. Au premier acte, on assiste à la présentation de David à la famille royale, accueilli d’abord avec bienveillance par Saul, passionnément admiré par Jonathan et Michal, dédaigné par Merab. La suspicion de Saul cependant s’éveille, et sa fureur, que déplore Jonathan, n’est calmée qu’à Soyer, Antoine David, René Jacobs, Pali Marinov, Erato, 1981 / rééd. 2001). La seconde version est celle des Arts Florissants dirigés par William Christie (Gérard Lesne, Monique Zanetti, Jean-François Gardeil, Bernard Deletré, JeanPaul Fouchécourt, Dominique Visse, Harmonia mundi – France, 1988).

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demi par la harpe de David. Saul lance son javelot contre le jeune homme, sans l’atteindre, et ordonne à Jonathan de le tuer. Déchiré entre la piété filiale et son amour pour David, Jonathan se résout à protéger son ami. Au deuxième acte, Jonathan jure fidélité à David et plaide pour lui auprès de son père. Saul semble s’apaiser et donne Michal en mariage à David, tout en souhaitant que les Philistins le vengent de ce dangereux rival. Michal sauve son époux de nouvelles tentatives de meurtres de la part de Saul qui, fou de rage, reproche à Jonathan son ingratitude, et le manque de peu de sa lance. Le troisième acte s’ouvre sur l’épisode de la sorcière. Le combat contre les Philistins est évoqué par une symphonie guerrière qui prépare le récit de la mort de Saul et de Jonathan par le soldat amalécite. La colère de David contre le messager de malheur, qu’il fait mettre à mort, se mue en une tristesse profonde. Une imposante marche funèbre introduit alors l’élégie finale. Dans cette dramaturgie très équilibrée, construite sur le face à face de Saul et de David et sur le parallèle entre la folie grandissante du premier et la constante vertu du second, les autres personnages sont essentiellement des témoins et des adjuvants. Jonathan et Michal apparaissent comme deux personnages symétriques, rehaussant par la limpidité de leur amour inconditionnel pour David la suspicion maladive de Saul. Si la présence notable des femmes, dans l’intrigue de Jennens et Handel, à la différence des deux pièces de Charpentier, s’explique en partie par l’héritage de l’opéra italien assumé par l’oratorio anglais, on peut déceler aussi, dans l’importance du personnage de Michal (Handel lui confie autant d’airs qu’à son frère), un souci d’atténuer le poids de celui de Jonathan au sein de l’intrigue. Trois récits en musique différents, donc, le premier restant très proche du texte biblique, alors que les deux autres l’amplifient largement pour atteindre les dimensions requises. Trois titres différents également, Mors Saülis et Jonathae, David et Jonathas, Saul, révélant des projets divers – du plus restreint au plus ample quant aux épisodes retenus –, comme des perspectives différentes dans la lecture et l’élaboration dramaturgique du texte. Ils sont probablement un peu trompeurs aussi, Jonathas étant l’omniprésent absent de Mors Saülis et Jonathae, la figure tragique de Saül étant probablement le principal agent dramatique dans David et Jonathas, sans dominer

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absolument le Saul de Handel. Notons néanmoins que l’opéra de collège est désigné par les noms des deux jeunes amis, tandis que ceux-ci disparaissent du titre de l’oratorio anglais, ce qui est peutêtre significatif.

LES PERSONNAGES ET LEUR CARACTÉRISATION MUSICALE Jonathas étant totalement absent de l’action dramatique dans Mors Saülis et Jonathae de Charpentier, son point de vue est donc passé sous silence. Ce sont les récits de l’Historicus – chanté par un double chœur à quatre parties – et ceux de Miles, le soldat (haute-contre 1) qui évoquent le jeune héros et sa mort au combat. Si – et cela reste valable pour David et Jonathas également – le vieux roi Saul et l’âme du défunt prophète Samuel surgissant des ténèbres sont naturellement portés par des voix de basse, le personnage de David est confié à une voix de taille (c’està-dire un ténor) dans Mors Saülis et Jonathae, alors que c’est une haute-contre dans David et Jonathas. Cette dernière tessiture, aiguë, n’est pas aussi chargée, dans la tragédie en musique du XVIIe siècle, du sens que lui attribue la tradition de l’opéra italien, notamment dans l’opera seria du XVIIIe siècle, où la force de l’impact du héros est quasi-systématiquement proportionnelle à l’acuité de sa voix – l’importance des castrats comme protagonistes en témoigne. La différence dans le choix du registre de la voix de David (taille et haute-contre) nuance diversement les traits du personnage que dessinent les deux œuvres de Charpentier. Le David ténor dans Mors Saulis et Jonathae est déjà le roi en devenir ; du reste, à peine sa lamentation sur la mort de Jonathas finie, il se tourne vers Miles et s’accorde l’autorité de le condamner à mort, pour avoir porté le coup de grâce contre Saül : 1 Le terme français de haute-contre désigne essentiellement un registre de voix d’homme aiguë, notifié déjà dans la partition par le choix de la clé (ut 3e ligne). Dans l’opéra français, il s’agit plutôt d’une voix très aiguë de ténor, qui chante prioritairement en voix de poitrine et réserve la voix de fausset seulement pour les extrêmes aigus (voir le rôle d’Atys dans l’opéra de Lully). Dans la musique religieuse – répertoire largement privilégié par Charpentier, lui-même haute-contre – ce registre correspond plus souvent à celui de l’alto féminin, évitant quasi-systématiquement les notes les plus graves ; il convient mieux alors à une voix de fausset (caractéristique du contre-ténor) voire à une voix de femme (typiquement dans les pièces de Charpentier pour les couvents de femmes).

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Quia non timuisti mittere manum in regem, sanguis tuus super caput tuum ; ore tuo te accusasti, ore tuo te judicasti ; sanguis tuus super caput tuum.

Puisque tu n’as pas craint de porter la main sur le roi, que ton sang retombe sur la tête ! par ta bouche, tu t’es accusé, par ta bouche tu t’es jugé ! que ton sang te retombe sur la tête1.

Ce sont là les dernières paroles du personnage, juste avant le chœur final. Dans Mors Saülis et Jonathae, David n’est pas un héros soldat, mais un juge, autoritaire – sa violente décision, strictement conforme au texte biblique, ne rend pas justice à l’émouvant Miles –, déjà hiératique dans son attitude, très statique, ce qui lui confère une légitimité indiscutable. S’il s’était autorisé, juste avant, à pleurer son ami, dans un poignant air en rondeau, c’était comme un frère protecteur et aimant, puissant donc, comme il sied à un roi : Doleo super te, mi care frater Jonatha. Sicut enim mater amat unicum filium suum, Ita te diligebam, mi care frater Jonatha.

Je pleure sur toi, ô mon cher frère Jonathas ! Comme une mère chérit son fils unique, Ainsi je t’aimais, mon cher frère Jonathas.

Cette fragilité latente de Jonathas dans la pièce latine se confirme dans la pièce en français, David et Jonathas. Mais David n’y est pas tout à fait le même – il est héros, ami et soldat –, et le choix de la haute-contre prend également sens dans son articulation avec la voix de Jonathas, confiée à un dessus (un soprano). Le choix de la voix de dessus dans le cadre d’un spectacle de collège indique que la partie était de toute vraisemblance destinée à un jeune adolescent, à un garçon qui n’a pas mué, sans doute un élève du Collège Louis-Le-Grand. Si le David haute-contre est montré plus fort que Jonathas, l’articulation entre dessus et haute-contre – des timbres asexués – ramène les deux héros vers l’adolescence, à laquelle les jeunes élèves ne pouvaient que s’identifier2.

1

La traduction est de Roger Blanchard (donnée dans DURON, 1992, p. XII-

XVII). 2 Notons que les deux enregistrements qui subsistent de David et Jonathas (cités supra) font chanter le rôle de Jonathas – dessus – par une femme : ce choix sans doute pragmatique vient distordre non seulement le fin équilibre des timbres, mais surtout la nature de la relation entre les personnages.

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La seule figure féminine, présente dans les deux œuvres, est la Magicienne, Maga dans Mors Saülis et Jonathae, la Pythonisse dans David et Jonathas ; elle est confiée à une voix de haute-contre dans les deux œuvres. Notons enfin que les trois protagonistes – David, Jonathas, Saül – se rencontrent et dialoguent, échangent et se confrontent, à deux ou plus, dans plusieurs passages de la tragédie en musique de Bretonneau et Charpentier. Ce n’est jamais le cas dans Mors Saülis et Jonathae : Jonathas est absent, Saül et David ne s’y rencontrent jamais. Les deux parties de l’oratorio décrivent des évènements qui se déroulent sur deux jours. Dans la seconde partie, c’est Miles qui fait le lien entre les deux moments chronologiques qui s’y déploient : la mort de Saül, puis le récit de cette mort devant David. Le retour de l’air « Tolle quaeso, tolle languores vitae meae… » (« Délivre-moi, je t’en prie, délivre-moi des souffrances de ma vie… »), chanté d’abord par la voix de basse de Saül à deux reprises puis, transposé, par la voix de haute-contre de Miles, vient sceller, de façon très théâtrale, l’articulation des temps. L’élément mélodique récurrent saisit de façon percutante la mémoire des auditeurs : la mort est un présent continuel. L’unité de temps n’est pas une nécessité dramaturgique de l’oratorio ; généralement, la présence du narrateur introduit des canons de la poésie épique et autorise efficacement des raccourcis temporels saisissants. Ce n’est pas le cas de David et Jonathas, où l’action reste condensée et liée sur le plan temporel, selon les canons de la poésie dramatique. Ceci vaut pour les cinq actes, mais pas pour le prologue, qui se déroule en amont, et dont nous avons déjà évoqué le caractère atypique. L’unité de temps est toutefois strictement respectée, puisque le prologue n’est que… le prologue, fût-il lié ici, fonctionnellement, au sujet de la tragédie 1 : la présentation du livret imprimé est éloquente, puisqu’il sépare clairement les moments, en distinguant le « sujet du prologue » du « sujet de la tragédie ». Dans Saul de Handel, la caractérisation musicale des personnages ressortit à une autre tradition, celle de l’opéra italien, adaptée à des interprètes majoritairement anglais. Le triangle Saul-David-Jonathan est incarné par la voix de basse (Saul), de ténor (Jonathan) et de contre-ténor (David). On pourrait interpréter ce rapport des tessitures entre David et 1

Ce qui n’était traditionnellement pas le cas de tragédies en musique.

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Jonathan, à l’inverse de Charpentier, comme une distinction entre un David décrit dès les premières scènes de Saul comme un tout jeune homme et un Jonathan plus mûr et plus proche de la fonction royale. Si l’on tient compte des codes du dramma per musica, en revanche, jusque dans leur réactualisation au sein de l’oratorio handélien, la voix de ténor associée à Jonathan est propre aux personnages secondaires et célibataires ou aux guerriers déchirés par des cas de conscience (les rôles-titres de Samson en 1743 ou de Jephtha en 1752), dont John Beard, créateur du rôle de Jonathan, saura camper avec puissance la dimension tragique. Quant à la tessiture d’alto, elle reste celle des figures masculines de premier plan, vaillantes, conquérantes et amoureuses. Elle était attribuée le plus souvent dans l’opéra italien aux chanteurs castrats qui, après avoir suscité un véritable engouement sur les scènes londoniennes, firent l’objet de critiques de plus en plus vives. Il s’agissait moins d’un jugement moral (comme en France) sur la pratique contre nature, propre aux Italiens, de la castration des enfants pour leur conserver une voix aiguë, que du rejet des dangereux prestiges d’une culture latine et catholique dont la lascivité risquait d’amollir la virilité britannique 1. C’est dans ce sens que l’on a pu comprendre l’attribution du rôle de David à un contre-ténor comme une anglicisation, voire une masculinisation, des caractéristiques d’un opéra italien alors largement condamné pour son côté efféminé, au sein d’un oratorio anglais en train de s’inventer. Cette lecture doit cependant être pondérée par les diverses solutions trouvées par Handel pour distribuer cet emploi, tant dans ses autres oratorios que dans certaines reprises de Saul, les voix de contreténor, d’alto castrato ou de contralto féminin semblant largement interchangeables. Ainsi, le rôle de David fut chanté par un castrat, Andreoni, en 1741, et probablement par une femme, Susanna Maria Cibber, en 1742 et 1745. Quoi qu’il en soit, l’écriture ornée et brillante de plusieurs airs de David inscrit le rôle dans la tradition des voix aiguës héroïques à l’italienne et lui confère une dimension princière qu’il ne s’agit pas de méconnaître aujourd’hui. Dans la confrontation entre le vieux roi encore détenteur du pouvoir (caractérisé par la voix de basse) et le jeune héros appelé à lui succéder par sa valeur, sa vertu et sa piété

1

DEGOTT, 1998.

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(défini par sa tessiture d’alto), la voix médiane de ténor de Jonathan est celle du dilemme, de la fidélité et du renoncement.

L’AMOUR DE JONATHAN POUR DAVID Seuls Jennens et Handel proposent dans Saul le tableau de la première rencontre de David et Jonathan et de la naissance de leur fulgurante amitié 1. Cette scène n’est pas sans susciter quelques interrogations. Dans la version entendue lors de la création, en 1739, un court récitatif exprime les sentiments de Jonathan, pénétré d’admiration devant la réponse modeste de David aux protestations de reconnaissance de Saul. Si les mots peignent avec force la scène, montrant Jonathan étreignant David et lui offrant son cœur et son amitié (« friendship »), afin qu’ils « ne fassent plus qu’un » 2, les quelques brèves mesures de musique qui les portent ne conduisent pas à l’aria qui, seule, aurait pu en développer la charge affective, mais à un air de Merab 3, reprochant violemment à son frère un tel oubli de son rang. Cette aria existe bel et bien dans la partition autographe, mais elle a été biffée, ayant probablement fait l’objet d’une coupure avant la création 4 : Wise, valiant, good, above thy tender years Endu’d with ev’ry grace divine What charm unites my soul with thine Firm as a rock my Love shall stand Nor Time nor Chance shall loose the Band

Sage, vaillant et bon, au-dessus de ton âge tendre, Doté de toute grâce divine, Quel charme unit mon âme à la tienne ? Ferme comme le roc mon amour se tiendra, Ni le temps ni la fortune ne dénoueront cette alliance.

Ce n’est donc qu’une fois le solo de Merab terminé que Jonathan chante un air da capo 5, composé de deux strophes Acte I, sc. 2. « And Jonathan and David are but one. » 3 Air n°11, « What abject thoughts a prince can have ! » 4 Voir SMITH, 2007, p. 229. Smith remarque à juste raison que de telles coupures sont fréquentes chez Handel, mais il semble significatif que ce soit cet air et non le suivant qui soit retiré. Dans la partition réalisée au XIXe siècle par Chrysander et dans l’annexe produite dans les notes critiques de P.M. Young pour l’édition de la Hallische Händel Ausgabe, ce n’est pas ce texte qui est reproduit, mais celui d’une adaptation tardive de la même musique pour Solomon. Voir HICKS, 1987, p. 207. 5 Air n°13, « Birth and fortune I despise ! » 1 2

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poétiques, la première répondant à Merab, la seconde adressée à David, qui a reçu de Dieu des dons plus précieux que les trésors d’Orphyre. Le débat s’est déplacé sur la distinction entre richesses temporelles et spirituelles, entre rang social et élévation d’esprit, et se poursuivra jusqu’à la fin de la scène, sans que David ait répondu aux effusions de Jonathan. Remarquons enfin que l’air de Jonathan qui a été retenu insiste particulièrement sur l’origine de son affection : c’est la vertu de David qui a suscité son amitié (« friendship »), et cette vertu est soulignée à plusieurs reprises par les réponses évanescentes des cordes sans basses, lorsqu’elle est évoquée par la voix de Jonathan. Handel se montre clairement soucieux de tenir à distance toute interprétation trop charnelle des sentiments de Jonathan et de s’inscrire dans la perspective tracée par Jennens d’une amitié fondée sur l’admiration 1. De même que la critique de Merab porte moins sur l’excès de cet amour que sur le scandale social, les reproches de Saul à son fils d’aimer (« love ») l’homme que lui-même hait si ardemment, orientent la lecture vers la désobéissance de Jonathan. Ce passage est d’ailleurs traité par Handel en un rapide récitatif 2. Une lecture potentiellement ambiguë de la tendresse des deux personnages semble hors de propos une cinquantaine d’années avant Handel, dans David et Jonathas, tant l’attitude de Bretonneau et de Charpentier est aux antipodes de quelque mise en distance délibérée d’une telle interprétation. Ils laissent pleinement exprimer l’amitié intense qui lie les deux jeunes héros, en s’engouffrant dans le sillage des codes de la tragédie en musique, dialogue serré en récitatif, duo, airs. L’œuvre ne représente pas la première rencontre entre Jonathas et David, mais les deux héros se retrouvent dans le deuxième acte, pour fêter la Paix, fût-elle provisoire. Le livret précise, en tête de l’acte II 3 : Le premier soin de David & de Jonathas est de demander à se voir durant la Tréve. […] David & Jonathas commencent à gouter les douceurs de la Paix, qui leur est promise, & qui les rejoint tous deux.

Voir SMITH, 2007, p. 232-239. Acte II, sc.10. Voir SMITH, 2007, p. 231. 3 Tel qu’il est donné dans le livret, l’argument de l’acte est plus qu’un synopsis, dans la mesure où de nombreux éléments ou commentaires qui y figurent ne se retrouvent pas dans les paroles chantées : c’est un complément pour la compréhension des intentions et états psychologiques des personnages. 1 2

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La rencontre n’est effective qu’à l’acte II, scène 3, où Jonathas accueille David, vainqueur et triomphant, et s’inquiète de la fidélité de son ami. Ce dernier le rassure : qu’il gagne ou qu’il perde, il ne changera pas. Après cet échange en récitatif, c’est une longue chaconne, d’abord en duo, puis reprise par le chœur avec des incises solistes, qui vient chanter les joies de la paix et clore l’acte II : DAVID ET JONATHAS Goutons, goutons les charmes D’une aimable Paix. Les soins & les allarmes Cessent pour jamais. Goutons, goutons les charmes D’une aimable Paix. […] CHŒUR DES BERGERS Venez, venez tous Avec nous Joüir des plaisirs les plus doux.

Le livret précise, à la fin : « Les violons continüent la Chaconne pour interméde 1 » – un intermède certainement dansé. C’est ici l’un des topoi récurrents de l’opéra français, tant dans la fonction dramatique que dans la disposition et la forme musicale. L’unique critique à l’encontre de l’amitié que Jonathas a pour David vient de son père. Le reproche ne concerne pas tant la nature de l’amitié que l’amitié elle-même, puisque David est l’objet d’une intense haine de la part de Saül, une haine déjà source de douleur et d’autodestruction, que le puissant contraste de l’amour de Jonathas ne fait qu’amplifier : Que vois-je ? pour lui seul ton amour s’intéresse ? Cruel ! est-ce là le prix Que tu dois à ma tendresse ? Quand il faut soulager la douleur qui me presse Je ne retrouve plus mon fils.

Le récitatif de Saül se singularise de ceux de Jonathas et de David – à cet endroit, comme généralement dans l’ensemble de l’œuvre – par un débit rapide, des traits précipités, une déclamation saccadée. Ce choix rythmique, qui correspond à une 1 Très étrangement, l’unique partition de l’opéra ne donne pas la fin de la chaconne : les portées de deux pages à cet endroit de la partition, pour une raison inexpliquée, sont laissées vides. La copie reprend au début de l’acte III… (voir la copie Philidor, op. cit., p. 131-132).

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autre figure chère à l’expression musicale baroque, souligne combien, d’un bout à l’autre de cet opéra, la colère et la haine habitent ce personnage. Les reproches de Saül à son fils ont permis aux auteurs de David et Jonathas et de Saul de développer le caractère de Jonathas à travers un topique de la tragédie et de l’opéra : le dilemme. Alors que, dans la Bible, Jonathas ne faiblit jamais dans son affection pour David, on le voit ici déchiré entre le devoir d’obéissance à son père et son roi et la fidélité à son ami. Dans les deux cas, l’amitié l’emporte. Lorsque, dans l’acte III, David est convoqué devant Saül en présence de Jonathas, sans connaître le complot de Joadab, le jeune homme anticipe le danger et, avant toute chose, il interpelle son père : David peut-il attendre un regard favorable ? Ce soin après la Paix doit encore m’allarmer. Seigneur, puis-je l’aimer Sans devenir coupable ?

L’attitude intransigeante du roi conduit à l’impasse des sentiments contradictoires, d’où la tentative extrême de David, dans l’acte suivant, de repousser Jonathas. Le dialogue serré et animé entre les deux amis culmine en duo (acte IV, sc. 2) : JONATHAS Vous me fuiez ! DAVID Toûjours vous me suivez ! JONATHAS Ne pourrai-je avec vous partager vostre peine ? DAVID Voiez en quel péril mon malheur vous entraine : Oublions-nous. JONATHAS Cruel ! DAVID Vous le devez. JONATHAS Vous le pouvez ? DAVID Malgré nous le Ciel nous sépare. JONATHAS Contre nous seul déjà Tout se prépare ! DAVID ET JONATHAS Ah ! qu’une douce Paix Avoit de charmes ! Ah ! Falloit-il jamais Nous ravir les plaisirs d’une si douce Paix !

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Et la perspective de se retrouver l’un contre l’autre dans la bataille terrorise les deux amis : JONATHAS Dans le trouble & le bruit des Armes Peut-être on me verra combattre contre vous ! DAVID Peut-être au milieu des allarmes Je verrai Jonathas expirer sous mes coups ! DAVID ET JONATHAS Non, plutost mille-fois je périrai moi-mesme. DAVID. Parmi de mortelles horreurs, JONATHAS. Malgré d’inutiles fureurs, J’irai, j’irai chercher et sauver ce que j’aime.

Le bouleversant monologue de Jonathas (« A-t-on jamais souffert », dans une ample forme tripartite), accompagné des cordes en sourdines, est le point culminant du dilemme déchirant du jeune prince. Au loin, on entend le chœur des soldats qui se préparent pour la guerre ; dans un martial mode de mi majeur, qui contraste avec le grave mi mineur de l’air de Jonathas, il vient entrecouper le monologue, brisant son rythme contemplatif avec la vivacité de l’action déjà en marche, celle de l’inévitable ultime combat :

A

JONATHAS A-t-on jamais souffert une plus rude peine ? Dois-je suivre tes pas Ami trop malheureux ? Pere trop rigoureux Dois-je servir ta haine ? Ami trop malheureux, Père trop rigoureux, A-t-on jamais souffert une plus rude peine ? CHŒUR d’Israëlites & de Philistins, qu’on entend & qu’on ne voit point. Courons, courons : cherchons dans les combats, Ou le triomphe ou le trépas.

B

JONATHAS Quelle fureur, Barbares, vous anime ? Ah ! déjà tout conspire & David va périr ! Non, je ne puis le souffrir sans un crime : Malgrè leur vains efforts j’irai le secourir. Triste devoir tu me rappelles ! Je dois Tout à Saül ; la Nature à son tour Hélas ! porte à mon cœur mille atteintes mortelles. Ne pourrai-je accorder le devoir & l’Amour ?

A

A-t-on jamais souffert une plus rude peine ? […] Ou le triomphe ou le trépas.

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Chez Handel, ce sont les moyens de l’opéra italien qui sont employés pour cette scène1 : sommé par Saul de tuer David, Jonathan, resté seul, chante son irrésolution, puis sa détermination de sauver David au nom de l’amitié, au nom de Dieu, mais aussi au nom de la fidélité à Saul, au-delà de ses ordres insensés. La structure souple de l’accompagnato, dont la déclamation est ponctuée de mouvements divers de l’orchestre illustrant ceux de l’âme de Jonathan, semble influer sur la forme atypique de l’air qui suit, en deux parties dissemblables, sans reprise da capo : dans une première partie larghetto en si mineur, le refus de Jonathan s’exprime dans les regrets et la douleur, tandis que les deux derniers vers, où l’ami de David se dit prêt à donner sa vie pour le sauver, sont chantés en style parlante, dans un tempo rapide, un clair ton de sol majeur et un style martial où se déploie tout l’héroïsme du fils de Saul. Chez Charpentier comme chez Handel, ces scènes étoffent considérablement le personnage de Jonathan, lui conférant à la fois sagesse et vaillance, et portant jusqu’au sacrifice de sa vie son affection pour David.

L’AMOUR DE DAVID POUR JONATHAN Hors de la présence de Jonathan, le David de Jennens et Handel ne s’exprime pas sur ses sentiments pour le fils de Saul : nul tourment ne leur y est attaché, avant le deuil final. C’est également le cas dans Mors Saülis et Jonathae, où la figure de David est assez statique et subit en quelque sorte son destin, jusqu’à sa lamentation, avec pour seule action affirmative la condamnation de Miles. Dans David et Jonathas, au contraire, la part de David dans cette intense amitié est soulignée avec force. David est le premier à faire état des sentiments qui lient les deux jeunes gens, et ce dans un monologue, et dès le premier acte. Vainqueur des Amalécites, le héros est accueilli par des chants de joie. Mais David ne ressent que de la tristesse, à la perspective d’une nouvelle bataille qui verra son bien-aimé Jonathas dans le camp adverse. Opposée aux réjouissances de la victoire, sa plainte

1 Accompagnato n° 38, « O Filial Piety », air n° 39, « No, no, cruel Father, no », acte II, sc. 6.

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n’est que plus intense. C’est à Dieu qu’il s’adresse, son ultime espoir : DAVID Ciel ! quel triste combat en ces lieux me rappelle ? Puis-je oublier quel sang à mes yeux va couler ? Perfide ami, sujet rébelle, C’est Saül qu’il faut immoler A ma vengeance criminelle ! Jonathas tant de fois me vit renouveller Mille sermens d’une amour mutuelle : Hélas il fut toujours Fidelle, Moi seul je puis les violer ! Non, non, vous ne pouvez flatter ma peine extréme Ambitieux désirs d’un triomphe odieux. Quoi-qu’ordonne le sort, vaincu, victorieux, Moi-mesme je péris, ou je perds ce que j’aime. Toi qui m’as soutenu toûjours, En ce triste moment mon unique recours, Tu peux encor, Dieu que j’adore, Sensible à nos malheurs en arrester le cours. Du moins, mesme au prix de mes jours, Accorde à Jonathas le secours que j’implore.

De même, au début de l’acte II, lorsque Joadab lui tend son premier piège, le poussant en vain à retourner au combat, David décline puisque, dit-il, « auprés de Jonathas, Seigneur, l’amour m’appelle » (acte II, sc. 1). La scène se déroule peu de temps avant que David et Jonathas ne soient montrés ensemble pour la première fois, moment qui correspond aussi à la première apparition de Jonathas (acte II, sc. 3).

DAVID ET JONATHAN FACE À FACE Jennens et Handel ne montrent qu’une fois David et Jonathan seuls ensemble : après avoir résolu de désobéir à Saul et de sauver son ami, Jonathan l’avertit du complot qui le guette. Dans un air énergique, il jure de ne point toucher à un seul cheveu de sa tête, ou le Jourdain pourrait retourner à sa source 1. On attend alors un air de reconnaissance de David ou un duo célébrant l’amitié, mais la conversation reprend en récitatif : Jonathan apprend encore à son ami que Saul a marié Merab, sa fille aînée, 1

« But sooner Jordan’s stream », acte II, sc. 2.

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David et Jonathan

qu’il avait pourtant promise à David. Peu touché par la nouvelle, David évoque son goût pour Michal, la cadette, et chante un air da capo brillant qui oppose les beautés dédaigneuses aux femmes aimables. Le mariage de David et Michal et leur duo d’amour, qui interviendront deux scènes plus loin, sont ainsi préparés. Dans un tel contexte, où la relation entre les deux hommes semble dénuée de toute équivoque, Handel n’hésite pas à écrire pour Jonathan une pièce pleine de sentiment. Elle commence comme un air à métaphore, la ritournelle introductive et les vocalises évoquant par des gammes descendantes les flots du Jourdain, puis, par des mouvements ascendants, son invraisemblable retour à la source. Mais la seconde partie, où Jonathan appelle David le « bien-aimé de mon âme » (« darling of my soul »), voit apparaître un motif plein de tendresse sur les vocalises étirant le mot darling, et des soupirs émus entre les répétitions de « of thee » (« de toi »). Après cette belle déclaration cependant – à laquelle David ne répondra que dans l’élégie finale –, le personnage de Jonathan s’efface et ne reparaîtra plus. Nous avons déjà souligné combien la tragédie en musique de Bretonneau et de Charpentier cherche à circonscrire, tout au long du prologue et des cinq actes, l’évolution psychologique des personnages ; la rencontre et la confrontation font partie des stratégies très efficaces de cette entreprise. Trois face à face entre David et Jonathas sont déployés, et nous avons déjà pu commenter les deux premiers : celui des retrouvailles joyeuses qui aboutissent à la chaconne de l’acte II, sc. 3, puis l’échange tendu entre les deux amis et le tiraillement de Jonathas qui culmine dans la plainte de Jonathas (« A-t-on jamais souffert une plus rude peine ? », acte IV, sc. 2). La troisième grande scène conduit à la plainte de David. L’équilibre est ainsi respecté, puisque c’est à son tour que David exprime ses sentiments, après le duo accompagné par le chœur pour la chaconne, puis le grand air de Jonathas avec le chœur en sotto voce ; la symétrie est d’autant plus parfaite que la plainte de David est aussi accompagnée par le chœur. Après la joie, puis la tension mêlée d’appréhension, le troisième face à face est celui de la mort. Dans une ultime entorse au texte biblique, Jonathas expire dans les bras de David en lui rappelant, une dernière fois, son amour :

David et Jonathan selon Charpentier et Handel

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DAVID Qu’on sauve Jonathas... allez... soins superflus ! Je vois couler son sang ! Jonathas ne vit plus ! JONATHAS Quelle triste voix me rappelle ? DAVID Quoi, Prince, je vous perds ! JONATHAS Le jour que je revoi, Si je ne retrouvois un Ami si Fidelle, Seroit encor plus funeste pour moi. DAVID Ah ! vivez. JONATHAS Je ne puis. DAVID David, David lui-mesme Va céder aux transports d’une douleur extrème. JONATHAS Malgré la rigueur de mon sort, Du moins je puis vous dire encor que je vous aime. DAVID Ciel ! Il est mort !

Les récitatifs de ce dialogue sont lents et graves, à la mesure de la faiblesse du héros mortellement blessé. Le cri de douleur de David s’achève, avec le mot « mort », sur un intriguant et majestueux accord de sol majeur.

[JONATHAS] : « Malgré la rigueur de mon sort, du moins je puis vous dire encore que je vous aime » DAVID : « Ciel, ciel, il est mort ! » Récitatif et récitatif accompagné de flûtes pour ce moment tragique de l’acte V, scène 4. David et Jonathas de Charpentier, copie de Philidor, p. 214 (Paris, BnF, Rés. F. 924).

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David et Jonathan

LA LAMENTATION DE DAVID Nous l’avons dit, la plainte de David, qui vient clore cette scène 4 du dernier acte, ultime face à face des deux héros, est fondée sur le dialogue entre David et le chœur : Jamais Amour plus fidelle & plus tendre Eut-il un sort plus malheureux ? D’une cruelle mort mes soins n’ont pû défendre L’objet le plus doux de mes voeux. Le Ciel avoit pû seul former de si beaux noeuds : Hélas ! le Ciel sans moi devoit il le reprendre ? Jamais Amour plus fidelle & plus tendre Eut-il un sort plus malheureux. On retire le corps de Jonathas

Le livret imprimé suggère que l’arrivée du « chœur de la suite de David & Jonathas » se produit juste après le retrait du corps, sur le petit refrain contemplatif que constituent les deux premiers vers. En réalité, la partition articule la voix de David seul avec le chœur de façon bien plus complexe et subtile. L’air de David, qui commence sur un motif descendant, en sol mineur, lent et grave, sur un mouvement ternaire, est entrecoupé par les commentaires du chœur qui, tel un écho, reprend toutes celles des phrases de cette plainte qu’il peut logiquement prononcer, à savoir tous les vers dépourvus de pronoms personnels, chantés quant à eux, seulement par David. La première entrée du chœur est massive, homorythmique, la seconde en imitation avec des entrées fuguées, alors que les deux premiers vers reviennent telle une phrase obsédante. La plainte se termine par une ritournelle instrumentale qui reprend le petit motif initial. Cette lamentation n’est pas la dernière occasion où David exprime ses sentiments vis-à-vis de Jonathas. Après un nouvel échange tendu entre Saül mourant et David qu’il agresse encore, l’ultime scène de l’œuvre montre Achis annonçant la mort de Saül et gratifiant David du diadème royal. Le chœur s’avance pour chanter « du plus grand des Héros […] la victoire ». Le contraste est encore une fois saisissant : la vaillance joyeuse d’Achis n’arrive pas à toucher le nouveau roi et, avant le panégyrique final, David se retire de la scène : J’ai perdu ce que j’aime, Seigneur ! Pour moi Tout est perdu.

David et Jonathan selon Charpentier et Handel

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Nous avons déjà commenté le caractère de David tel qu’il est donné à voir dans l’oratorio latin Mors Saülis et Jonathae. Puisque Jonathas, certes évoqué, ne fait pas partie des personnages de l’action dramatique, la lamentation est l’unique occurrence où David s’adresse directement à son ami. C’est le moment où la figure de Jonathas est la plus présente dans la pièce, puisque David en dresse un véritable portrait : il décrit un homme « séduisant et aimable », « beau et désirable », qu’il aimait comme son frère, comme un parent protecteur : Doleo super te, mi care frater Jonatha. Jonatha oculis omniis gratiose et amabilis, Jonatha praestanti vultu admirabilis, Jonatha formose et desiderabilis.

Je pleure sur toi, ô mon cher frère Jonathas ! Jonathas aux yeux de tous séduisant et aimable, Jonathas au visage rayonnant et admirable, Jonathas beau et désirable.

Doleo super te, mi care frater Jonatha. Sicut enim mater amat unicum filium suum, Ita te diligebam, mi care frater Jonatha. Et sicut amor meus, sic dolor meus, Amoris mei non erit finis, Nec finis erit doloris mei.

Je pleure sur toi, ô mon cher frère Jonathas ! Comme une mère chérit son fils unique, Ainsi je t’aimais, mon cher frère Jonathas. Et ma douleur est à la mesure de mon amour. Mon amour jamais ne s’éteindra Et ma douleur jamais ne finira,

Doleo super te, mi care frater Jonatha.

Je pleure sur toi, ô mon cher frère Jonathas !

Dans son manuscrit, Charpentier qualifie cette plainte de « récit », qu’il organise en un ample rondeau en ut mineur, avec comme refrain ce « Doleo super te, mi care frater Jonatha », en rythme ternaire, qu’il rend poignant grâce à des marches mélodiques en gradations, notamment sur « doleo » et sur « mi care », et à des effets de dialogue entre la voix et deux dessus instrumentaux qui reprennent en écho la ligne vocale dans de brefs interludes. En effet, à aucun moment les instruments n’accompagnent la voix, soutenue par la seule basse continue. Les « couplets » sont des récits plus libres, en binaire, dans une complainte déclamatoire, dense sur le plan harmonique – toute l’œuvre l’est… – comme mélodique, telle cette sublime vocalise sur « [nec finis erit] doloris mei ».

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Dans Saul de Handel, ce n’est qu’après l’annonce de la mort de Jonathan que les sentiments de David trouvent enfin leur expression. Celle-ci est d’abord très contenue – se résumant à une sobre exclamation en récitatif lorsqu’il apprend la nouvelle (« Alas ! my brother ! ») –, puis encadrée par la dimension publique et cérémonielle du deuil conduit par David pour le roi et son fils. L’« Élégie sur la mort de Saul et Jonathan » suit fidèlement le texte biblique, dans une succession d’airs et de chœurs, et l’éloge funèbre de Jonathan célèbre son arc et ses flèches infaillibles, sa piété et sa bravoure. La douleur personnelle de David ne perce qu’à la fin de ce vaste rituel, mais de façon particulièrement frappante. Dans un dernier air (« In sweetest harmony »), il évoque encore conjointement la mémoire de Saul et de Jonathan, mais alors que l’on attend la reprise de la section initiale en solo, c’est le chœur qui entre sur de nouvelles paroles (« O fatal day ») pour servir de grandiose arrière-plan à la plainte de David, divisée en deux sections inégales, séparées par une intervention chorale : O Jonathan! how nobly didst thou die, For thy King and Country slain!

O Jonathan, comme tu es mort noblement, Tombé pour ton roi et ton pays !

For thee, my brother Jonathan, How great is my distress! What language can my grief express ? Great was the pleasure I enjoy’d in thee, And more than Woman’s Love thy wondrous Love to me !

À cause de toi, mon frère Jonathan, Que grande est ma détresse ! Quelle langue pourrait exprimer mon chagrin ? Grand fut le plaisir que je connus en toi, Et ton merveilleux amour me fut plus que l’amour d’une femme !

Le dernier vers, proche de la source biblique, n’est pas venu spontanément sous la plume de Jennens. C’est sur le manuscrit musical qu’il l’a finalement proposé à Handel, lequel a remplacé la musique des trois vers précédemment écrits par ce bel alexandrin conclusif. Pour Jennens et Handel, l’expression de l’intensité de cet amour, dans ce contexte funèbre, n’était manifestement plus problématique. Si la foule accompagne la plainte de David en reprenant notamment ses premiers vers 1, la mise en musique souligne la 1 Ruth Smith analyse la présence du chœur comme une expression euphémisée de l’amour de David. Pourtant, si le chœur reprend les deux premiers vers de son solo, la fin en est assumée par David seul. Voir SMITH, 2007, p. 232.

David et Jonathan selon Charpentier et Handel

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solitude de l’ami de Jonathan. Handel joue sur les couleurs tonales 1 pour créer un effet d’assombrissement subit au début de chaque entrée de la voix de David. Dans la seconde section soliste, il développe d’abord le discours vocal par des répétitions de mots et des figures de rhétorique musicale : un effet de gradatio (reprise d’une cellule mélodique par paliers vers l’aigu) et de suspiratio (silence interrompant le discours), notamment sur « for thee », comme un discret écho, une réponse différée à l’air de Jonathan du deuxième acte, qui insistait avec émotion sur ces mêmes paroles. Ensuite, la mélodie s’épanouit vers l’aigu, les phrases deviennent plus amples, comme libérées, pour évoquer l’amour de Jonathan. C’est sur cet aveu que se termine la partie soliste de David : le chœur se charge de conclure l’Élégie sur une note sombre, avant d’évoquer avec splendeur le règne glorieux du successeur de Saul.

CONCLUSION : PERSONNES ET PERSONNAGES Les deux pièces de Charpentier écrites pour les Jésuites et l’oratorio de Handel conçu pour plaire au public londonien trahissent, nous avons pu le voir, des stratégies opposées quant à la peinture des sentiments qui unissent David et Jonathan. À Paris, dans un contexte catholique ultramontain, l’amitié passionnée des deux jeunes gens apparaît comme un modèle à suivre, et leurs effusions n’ont pas à être minimisées ; à Londres, cinquante ans plus tard, dans un climat de réaction contre les prestiges de l’opéra italien jugé trop efféminé et pour un auditoire anglican, elle est non moins remarquable, mais doit être contenue afin d’éviter toute lecture équivoque. Paradoxalement, ces œuvres émanent de la plume de deux compositeurs dont l’orientation sexuelle a soulevé récemment certaines interrogations. Depuis les travaux de Gary C. Thomas et d’Ellen Harris 2, l’extrême discrétion entourant la vie sentimentale de Handel et un faisceau de conjectures, fondées notamment sur les cercles qu’il fréquenta à Rome et en Angleterre, laissent à penser qu’il prit soin de cacher son goût pour les hommes, à une époque où de tels penchants

1

Les interventions du chœur sont en mi majeur, celles de David en si

mineur. 2

THOMAS, 1994 ; HARRIS, 2001.

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étaient sévèrement réprimés à Londres. Les stratégies d’évitement d’une manifestation trop explicite des sentiments potentiellement ambigus de David et Jonathan seraient parfaitement cohérentes dans ce cas. La coupure du premier air de Jonathan prend alors l’aspect d’une autocensure. Quant à Charpentier, c’est la réception contemporaine de David et Jonathas, parfois présenté comme le premier « opéra gay », et sa fréquentation, lors de son voyage de jeunesse à Rome, d’un « sodomite » notoire, Charles d’Assoucy, emprisonné plusieurs fois pour « libertinage », qui ont pu suggérer la même hypothèse, rendue certes extrêmement fragile par l’absence complète d’informations sur la vie privée de ce laïc célibataire faisant carrière dans le monde ecclésiastique. À l’inverse de Handel, l’absence totale de stratégies d’évitement de la part de Charpentier laisse libre cours à une vision sublimée de l’amour, celle d’une charitas chrétienne. Cette relation est dépeinte à l’aide des codes galants alors en usage à l’Opéra, moralisés comme il sied à la scène du collège. Il s’agit bien dans ce sens d’un véritable « opéra chrétien » en dépit des attaques de Lecerf de la Viéville. Il est indéniable que Charpentier et Handel ont écrit pour David et Jonathan des pages d’une extraordinaire intensité expressive. Il n’est pas interdit d’imaginer que les sentiments de leurs personnages aient pu entrer en résonance avec leurs propres inclinations, mais une telle interprétation risque de relever d’une lecture par trop contemporaine : les artistes des temps anciens ne cherchaient pas à s’épancher dans leurs productions, comme le firent plus tard les romantiques, mais bien plutôt à répondre de la façon la plus adéquate à un projet spectaculaire, divertissant ou moral. Pourtant, la musique, mieux armée pour exprimer les passions que les concepts, nous rend encore sensible, ici et maintenant, la force du lien qui unit David et Jonathan.

David et Jonathan selon Charpentier et Handel

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