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June 27, 2017 | Autor: Valérie Beaudouin | Categoría: Information Systems, New Technology, Business and Management, Sociologie du travail
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Sociologie du travail 43 (2001) 309−326 © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S0038029601011578/FLA

De clic en clic Créativité et rationalisation dans les usages des intranets d’entreprise Valérie Beaudouin, Dominique Cardon, Alexandre Mallard* Résumé – Centré sur l’intranet de France Télécom, cet article met en évidence deux modalités de productivité contrastées dans ses usages socio-organisationnels : la créativité et la rationalisation. Les auteurs suivent l’articulation entre ces deux modalités au travers des pratiques de publication/ consultation des sites intranets et de la fréquentation des forums de discussion. Ils montrent la synergie et les compromis qui apparaissent entre ces deux modalités et pointent une série de tensions qui marquent les usages et les logiques d’appropriation. © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS internet / intranet / productivité / système d’information / France Télécom / travail coopératif / forum Abstract – Creativity and rationalization in using company intranets. Many big firms have developed intranets in association with introducing new ways of organizing work and managing know-how. This study of France Telecom’s intranet brings to light two contrasting types of productivity in the social and organizational uses to which this new technology has been put: creativity and rationalization. The links between these two types are analyzed through the publication/consultation of intranet sites and the frequency of participation in discussion forums. Light is shed on the synergy and compromises between these two types and on a series of tensions that mark the uses and rationales whereby persons adopt intranet. © 2001 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS Internet / intranet / productivity / information system / France Telecom / cooperative work / forum

Dans les grandes et moyennes entreprises, les outils d’informatique communicante constituent aujourd’hui une pièce indispensable de tout projet de réforme organisationnelle (Benghozi et al., 2000). Les modèles d’entreprise promus par les consultants et les théoriciens du management associent d’une façon si étroite le design de l’organisation et celui de son système d’information (SI) que la productivité, la performance, la position sur le marché et la richesse de l’entreprise semblent inséparables de l’adoption des technologies issues de l’internet. L’inscription de ces enjeux dans les priorités de l’entreprise se manifeste notamment par l’importance des investissements consacrés à la mise en place de l’intranet comme outil de communication interne ou comme instrument de contact avec le client. Pour autant, à l’instar des autres formes d’informatisation (Gollac et al., 1999), le *Correspondance et tirés à part. Adresse e-mail : [email protected] (A. Mallard). Laboratoire Usages, créativité, ergonomie (UCE), France Télécom Recherche & Développement, 38–40, rue du Général-Leclerc, 92794 Issy-les-Moulineaux cedex 9, France.

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déploiement dans les entreprises de systèmes tels que les intranets engage en fait des modes d’organisation relativement hétérogènes. Les modèles d’efficacité productive qui y correspondent paraissent aussi très variés, voire dans certains cas relativement ambivalents. C’est précisément la diversité de ces registres d’efficacité que l’on voudrait explorer dans cet article, en s’appuyant sur l’expérience particulière du développement de l’intranet à France Télécom1. À partir d’une analyse des usages, nous souhaitons montrer comment, en voulant conjuguer « management de la connaissance » et automatisation du traitement de l’information, l’introduction de cette famille de technologies de communication suscite dans certains secteurs de l’organisation des dynamiques d’utilisation forte, mais crée aussi tout une série de difficultés peu ou mal anticipées. Notre approche s’adosse à l’intuition du caractère relativement significatif – au-delà de tout paradoxe – de certains usages attestés de ces outils, qui sont qualifiés parfois d’« improductifs », voire d’« illicites » : échanges électroniques avec les amis, consultations ludiques de l’internet, recherche d’informations pratiques pour la vie personnelle ou convivialité « décalée » des forums internes, etc. Si ces pratiques peuvent être comprises comme des dérives ou des déviances, il nous semble qu’elles sont aussi emblématiques d’une certaine « mixité » des régimes de productivité associés aux nouvelles technologies. C’est la raison pour laquelle nous proposons ici de suivre une série de situations de communication sur l’intranet qui témoigne de l’éclatement des logiques de productivité au sein de l’entreprise : elles visent pour partie à améliorer l’efficacité du travail en rationalisant les tâches, pour partie à favoriser la créativité et l’imagination et à préserver la convivialité au sein de l’univers professionnel. Nous voudrions suggérer que l’articulation entre ces enjeux de productivité « classique » et de créativité donne une clef de lecture pour comprendre les modes d’utilisation et d’appropriation des outils de l’intranet. Nous commencerons par circonscrire deux spécificités marquantes des intranets au regard des systèmes d’information classiques : d’une part la capacité à fédérer les échanges informationnels autour d’un dispositif intégré ; d’autre part l’appui sur un modèle d’innovation relativement décentralisé qui fait jouer un rôle important, dans le développement du système d’information de l’entreprise, aux usagers finaux et à une nouvelle série de professionnels qui en sont proches. Ce sera également l’occasion de présenter la logique de déploiement qu’a connue « l’Intranoo » de France Télécom et les enquêtes que nous avons pu entreprendre dans ce cadre. Nous nous attacherons ensuite à mettre en évidence les compromis et les synergies entre créativité et rationalisation productive qui sont à l’œuvre dans l’organisation et les pratiques de l’intranet. La messagerie électronique, qui par ailleurs constitue clairement un outil de communication structurant et décisif des usages des nouvelles 1

Nous tenons à remercier les personnes qui ont participé à la réalisation de ces enquêtes : Thierry Barthel, Olivier Collin, Serge Fleury, Agnès Perret, Céline Vié, et celles qui les ont rendues possibles en nous donnant accès au terrain et en alimentant notre réflexion : Philippe Abraham, Alain Béréziat et Frédéric Wronecki. Nous remercions tout spécialement Frédéric Wronecki pour ses remarques sur une première version de ce texte. Ce texte a également bénéficié des commentaires critiques de nos collègues du laboratoire UCE, ainsi que de la relecture attentionnée de Jean-Pierre Bacot.

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technologies de l’information et de la communication (NTIC) en entreprise, ne fait pas partie du champ d’exploration de cet article. Pour en limiter l’extension, nous avons choisi ici de braquer le projecteur sur deux ensembles de pratiques moins bien étudiés dans les enquêtes mais néanmoins profondément emblématiques des nouveaux usages des intranets : la gestion de l’information qui se met en place avec les activités de publication et de consultation, et les activités de communication sur les forums internes de l’entreprise. Dans la dernière partie de cet article, nous proposerons d’examiner de manière plus globale une série de tensions qui résultent de cette articulation entre rationalisation et créativité.

1. L’intranet et son déploiement à France Télécom 1.1. Fédérer le système d’information et ouvrir sur l’extérieur le poste informatique On désigne habituellement par « intranet » l’ensemble des outils de communication et d’information utilisant le langage, les protocoles et les outils du standard IP (Internet Protocol) au sein du réseau informatique privé de l’entreprise (Courbon et Trajan, 1996). C’est sans doute le caractère fédérateur des dispositifs en question qui en fait la spécificité. Les offreurs et prescripteurs de réseaux informatiques insistent sur les possibilités de convergence des accès à l’ensemble des applications de l’organisation pour distinguer ces nouveaux réseaux des précédents systèmes informatiques. En effet, ces systèmes d’information ont souvent été construits de façon extrêmement morcelée et étagée. On y trouve empilés des langages de programmation et des architectures de générations différentes qu’il est souvent difficile ou coûteux de faire dialoguer. Pour les directions informatiques et télécoms des grandes entreprises, l’apparition des protocoles de l’intranet a été l’occasion de mettre en place d’ambitieuses politiques visant à reconstruire ou à faire migrer les applications traditionnelles vers un réseau fédérateur unique. Avec l’intranet et sa logique de passerelles – et même si dans la pratique l’interconnexion des différents réseaux est souvent imparfaite – les différents éléments du système d’information sont, au moins virtuellement, accessibles par tous depuis les différents postes de travail connectés. Malgré son caractère incomplet et tâtonnant, ce travail d’articulation des différentes applications de l’entreprise aboutit à recomposer profondément les modes d’accès aux informations et les formes de communication du point de vue de l’utilisateur final, et ce d’autant plus que l’intranet fait converger les différents dispositifs dans un environnement de travail unique. La caractéristique principale de l’intranet réside ici dans sa logique de navigation. Depuis le navigateur de son poste de travail, l’utilisateur peut accéder aux différents sites conçus par un service, une entité ou un individu de l’entreprise. S’il dispose des droits d’accès correspondants, il pourra exploiter ou produire des informations électroniques sur les applications du système d’information de l’entreprise – pour peu qu’elles aient « migré » sur l’intranet de l’entreprise. Le poste informatique est aussi la porte d’accès vers un

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ensemble d’outils de communication : la messagerie électronique, les forums de discussion internes, les outils de travail coopératif (groupware) ou de gestion électronique des documents (GED), les IRC (Internet Relay Chat). À y regarder de près, il apparaît que ces possibilités transforment profondément la nature du poste de travail informatique. D’outil de travail clos sur le contexte local et limité à certaines procédures de saisie et de traitement, il devient virtuellement un point de connexion permettant d’ouvrir des espaces d’échanges avec les distants (messagerie, forum, IRC) et d’accéder à des informations extrêmement nombreuses et diversifiées sur l’entreprise. Cette polyfonctionnalité nouvellement gagnée du poste de travail et le caractère fortement intégré des outils en question conduisent à prendre acte, dans l’analyse, du haut degré d’interpénétration et d’entrelacement des pratiques entre les différents dispositifs : les utilisateurs attribuent à chacun des outils de communication des significations propres et les articulent selon des logiques qui ne sont pas nécessairement celles présupposées par les concepteurs de ces outils. Sur un intranet comme sur l’internet (Beaudouin et Velkovska, 1999) on observe une interpénétration des pratiques de navigation sur des pages web, d’envoi de courrier électronique, d’échanges en forum, et de discussion par chat. C’est dans la circulation entre ces différents espaces que se construisent à la fois le sens des échanges et l’identité électronique des participants. 1.2. Entre rationalité et créativité organisationnelle : les formes de l’innovation sur l’intranet Outre la capacité à fédérer le système d’information et à rendre plus communiquant le poste de travail, l’intranet marque l’entrée dans l’entreprise de technologies informatiques qui confèrent une grande importance à l’innovation réalisée « en bout de chaîne », et à l’innovation par les usages. L’asymétrie qui caractérise traditionnellement la position relative des concepteurs et des utilisateurs est ici moins marquée que pour d’autres technologies, et certains usagers peuvent pleinement être qualifiés d’innovateurs. En rédigeant des contenus, en développant des sites, en participant au déploiement des services d’information et de communication, en inventant de nouvelles manières de communiquer, ils contribuent fortement à activer dans les pratiques ce qui autrement ne resterait qu’une série de potentialités techniques. Dans le cas de France Télécom – mais ce point est sans doute généralisable – il apparaît que ces acteurs ont des profils et des compétences diversifiés, et occupent des positions variées dans l’organisation. On y trouve par exemple de simples usagers (qui fabriquent leur page personnelle, communiquent activement dans les forums...), des acteurs de la communication institutionnelle, des coordinateurs métiers qui s’emparent des possibilités nouvelles qu’offre l’intranet pour poursuivre leur activité, ou encore ces nouveaux professionnels qui émergent avec le média lui-même : webmasters, animateurs, ergonomes spécialisés dans les interfaces web, modérateurs sur des forums, fournisseurs de contenus... Leur engagement dans l’intranet peut même prendre la forme d’un engagement personnel qui n’est pas forcément inscrit dans l’organisation : ainsi l’animation des forums est-elle souvent prise en charge par des bénévoles.

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Dans ce contexte, l’organisation dispose d’une certaine marge de manœuvre dans la construction d’un système d’information adapté à ses enjeux propres, car elle peut exercer un degré de cadrage variable dans le suivi, la stimulation ou la conduite des innovations correspondantes. Le déploiement de l’intranet à France Télécom est typique des logiques d’appropriation que peut engendrer ce système : sans entrer dans une histoire détaillée, on peut dire que ce développement procède d’une combinaison entre des logiques impulsées « par le haut », marquées par une ambition planificatrice relativement classique dans le monde des systèmes d’information, et d’une ouverture volontariste, de la part de la direction du développement, et en particulier de la direction de l’innovation, destinée à stimuler l’essor de pratiques dites innovantes qui émergent « du bas ». Cette combinaison se lit encore largement dans la distribution et l’organisation actuelle des différents contenus sur l’intranet de France Télécom. Tout d’abord, une partie de la structure classique de l’entreprise s’est trouvée projetée sur son réseau interne. La production éditoriale des différents sites de l’intranet reproduit, de façon quasi photographique, les grandes divisions organisationnelles en branches, directions régionales, agences. Chaque entité s’est investie pour faire valoir ses propres activités et rendre publiques les informations de son domaine. À l’intérieur de ces grandes divisions organisationnelles, les filières métier (le marketing, la gestion, la communication, l’informatique, le commercial, le service après-vente, etc.) ont construit des sites nationaux fédérateurs. Mais en marge de cette logique institutionnelle du développement de l’intranet, d’autres acteurs se sont emparés de l’outil, de façon souvent inattendue. Les motifs de leur investissement sont multiples : le souci de rendre visibles une équipe, une activité, une personne ; la mise en place de réseaux transverses facilitant la communication au sein d’un processus associant plusieurs métiers ; l’ouverture d’un espace de discussion et d’échange documentaire entre participants d’un même projet organisationnel éloigné par la géographie et l’appartenance à des entités différentes de l’organisation. La diffusion de l’intranet et des outils de communication qui l’accompagnent ne s’est donc pas réalisée à France Télécom – ou en tout cas pas uniquement – sur un modèle centralisé et discipliné. Les initiatives locales, décentralisées, qui se sont multipliées dès l’ouverture de l’Intranoo en 1996, ont été largement soutenues par les promoteurs nationaux de cet outil, convaincus de l’intérêt d’un essor autonome des initiatives à tous les niveaux de l’organisation (branche, division, agence ou communauté d’intérêt) : la création de pages personnelles, de sites locaux, d’espaces d’échanges en groupware et la participation à des forums ont fait l’objet d’encouragement de la part de ces directions centrales. En revanche, les directions intermédiaires se sont parfois montrées beaucoup plus réticentes devant cette prolifération d’initiatives détournant apparemment des objectifs opérationnels ; ces résistances se trouvaient cependant prises en étau par l’alliance tacite des innovateurs de terrain et des promoteurs nationaux de la nouvelle culture de l’information, mobilisant l’organisation autour du slogan : « Faites de l’intranet partout ! ». L’absence de censure a incontestablement contribué à la prolifération des espaces de

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discussion et à l’édition de documents de toutes sortes. Cette politique n’est sans doute pas pour rien dans le succès de l’intranet dans l’entreprise, un succès que quelques indicateurs chiffrés permettent d’apprécier : le nombre de sites a triplé tous les ans, passant de 10 fin 1996 à plus de 300 fin 1999 ; entre décembre 1998 et décembre 1999, le nombre de personnes s’étant connectées à l’Intranoo a connu une croissance de 47 % ; en janvier 2000, on pouvait estimer à 90 % le nombre de salariés ayant accès à l’intranet (60 % sur un poste individuel et 40 % à partir d’un poste collectif partagé par une équipe de travail)2 ; l’Intranoo compte aujourd’hui plus de 600 sites et 94 000 personnes de l’entreprise possèdent une messagerie ; il constitue un outil de production pour plus d’un salarié sur quatre, qui l’emprunte pour agir sur le système d’information. On se gardera de déduire de ces statistiques que la réalité sociale de l’utilisation de l’intranet à France Télécom est univoque. Les enquêtes réalisées indiquent des différenciations d’usage assez attendues dans l’univers des technologies de l’information (Jouet, 2000) : par exemple, l’intensité et l’importance des usages s’accroissent avec le niveau hiérarchique ; le phénomène touche plus les hommes que les femmes ; les disparités dans les dotations en équipement informatique, qui traduisent elles-mêmes des hiérarchies entre métiers ou entre services, constituent des sources d’inégalité importantes dans l’accès aux contenus. Toutes ces différences tendent à s’estomper, notamment sous l’effet du temps et de la généralisation de la mise en ligne des informations (catalogue des tarifs, informations commerciales, saisie et abonnement pour certains clients...). Il reste que si l’on veut caractériser la diffusion d’ensemble de l’Intranoo à France Télécom, on peut dire que, d’une certaine façon, la combinaison entre créativité et rationalisation a été dès le départ inscrite dans le processus politique de déploiement. On peut l’observer en s’intéressant à deux usages de l’intranet : la publication et la consultation d’informations sur les sites intranet, et la communication dans les forums.

Quelles prises et quelles approches pour l’analyse sociologique des usages ? Si la capacité à fédérer et intégrer, en taille et en diversité, constitue une propriété distinctive des technologies de l’intranet, elle rend aussi plus complexe l’analyse des usages. En toute rigueur, il n’existe pas de moyen simple pour analyser dans toute leur diversité les usages de l’intranet d’une entreprise de la taille de France Télécom (plus de 120 000 personnes dans la maison mère). Nous exploitons dans cet article les résultats de plusieurs enquêtes conduites dans les deux dernières années au sein de l’entreprise, centrées sur des problématiques spécifiques et mobilisant des méthodologies diverses. Une enquête qualitative a été menée dans quatre agences de France Télécom portant sur la mise en place et les usages de sites intranet locaux 2

Données d’étude interne réalisée par la Direction de la communication de France Télécom.

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reflétant l’identité de l’agence et exploitant des outils coopératifs pour établir des processus de travail transverses en leur sein (110 interviews). Plusieurs enquêtes par questionnaire fermé ont été menées sur l’utilisation des différents outils de communication au sein de France Télécom. Les données concernant les forums proviennent d’une étude de grande ampleur croisant plusieurs méthodologies : les 293 forums publics de l’intranet de l’entreprise recensés en 1999 ont fait l’objet d’une exploration typologique ; une analyse de statistique textuelle portant sur 25 000 messages extraits de 98 newsgroup a permis d’obtenir des éléments systématiques concernant cette forme de communication électronique ; 25 interviews en face à face ont été conduits auprès d’animateurs et de participants aux forums ; des éléments plus généraux sur les usages – et les non-usages – ont été recueillis au moyen d’une enquête par questionnaire en ligne auprès d’utilisateurs tirés au hasard dans le carnet d’adresse informatique de l’entreprise (N = 17 % de 1 929 personnes).

2. Produire et consulter l’information sur les sites intranet La publication des informations sur des sites web internes constitue un important vecteur des transformations dans les modes d’accès, de circulation et d’enregistrement des connaissances de l’entreprise. 2.1. « Butinage et usinage » : de la productivité dans la navigation Même si les pratiques de navigation sur l’intranet sont extrêmement diverses, on peut, à titre idéal-typique, faire ressortir deux régimes de recherche d’information de l’observation des activités des acteurs : d’une part la navigation-butinage, qui correspond à un usage long, ouvert, expansif, « de lien en lien », de l’intranet ; d’autre part ce que nous appellerons la navigation-usinage, plus brève, plus contrôlée et plus limitée dans ses objectifs et dans son extension sur le réseau. Ces deux modes stylisés de navigation peuvent être rapprochés de deux conceptions de la productivité, la seconde renvoyant au modèle taylorien de l’optimisation du temps et des ressources et la première aux développement d’une « productivité par la communication » ou d’une « productivité événementielle » (Veltz, 2000). En tant qu’activité de consultation, la navigation-butinage ne peut être codifiée ou normalisée. Elle procède d’une improvisation en situation, dont la compétence repose sur la capacité de mise en relation (la curiosité) et de maîtrise manipulatoire (la virtuosité dans la navigation). La navigation est parfois le but même de la tâche. Elle s’inscrit dans le cadre d’une gestion autonome du temps d’activité, avec un contrôle managérial relâché et une mesure de la productivité individuelle peu détaillée. En revanche, dans la navigation-usinage, on est face à des stratégies de recherche de l’information qui sont beaucoup plus ciblées, plus fermées, et qui se rapprochent de la façon dont sont utilisées les applications du système d’information

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classique : pour rechercher un prix dans un catalogue, vérifier la disponibilité d’un produit en stock, chercher la dernière version d’une procédure... La consultation est imbriquée dans une activité dont elle n’est qu’un moyen et non une fin comme dans le cas du butinage. Les concepteurs des interfaces correspondantes chercheront alors à simplifier l’environnement informatique afin de rendre « fluide » et « immédiate » la recherche d’informations entreprise par des opérateurs dont la productivité est mesurée par la qualité de l’information et la rapidité de sa transmission. Dans la pratique de la navigation-usinage, l’intranet est un réservoir de données formatées auxquelles il faut accéder rapidement. À l’opposé, la navigation-butinage renvoie à un univers informationnel extensif et ouvert qui valorise les capacités déployées par les acteurs pour étendre et rallonger de façon inédite et originale le réseau des informations pertinentes pour l’organisation. Elle est solidaire d’une conception créative de l’utilisation des nouvelles technologies, qui souligne les bénéfices organisationnels découlant de la possibilité de développer des parcours personnalisés dans l’écheveau informationnel, mais aussi de construire, de clic en clic, des connexions inattendues, des formes « d’intuition collective » qui ne sont possibles que dans un espace dans lequel aucune barrière n’empêche, en principe, à chacun d’accéder à tous. Tout intranaute – et, dans une large mesure, tout internaute – fait alternativement l’expérience de ces deux modalités de la navigation, même si certaines positions dans l’organisation et certains métiers correspondent à une polarisation relativement forte de l’une ou l’autre pratique. La navigation-butinage se pratique beaucoup dans les métiers de soutien en back-offıce, de la communication, des ressources humaines, dans lesquels les acteurs sont amenés à pratiquer des activités de veille, à conserver un œil sur les évolutions de l’organisation, etc. La navigation-usinage, en tant que modalité systématique de la consultation de l’intranet, se retrouvera plus souvent sur des postes en front-offıce d’opérateurs en relation directe avec les clients. Ces pratiques d’accès à l’information conduisent à s’interroger sur les logiques de production, et ce d’autant plus que la frontière entre consultation et contribution constitue une ligne de partage forte des usages : seulement 6 % des utilisateurs de l’intranet déclarent contribuer, d’une façon ou d’une autre, au contenu des sites, alors que la consultation, au moins occasionnelle, constitue un phénomène massif. Il est bien sûr douteux que l’on puisse faire correspondre terme à terme des modes de production de l’information particuliers à ces deux pratiques de consultation, et cela notamment parce que le fonctionnement même de la navigation aboutit par définition à brouiller ce type de correspondance. Comme nous allons le voir, c’est dans le degré d’ouverture du lien entre offre et demande d’information, que peuvent se lire des visées de productivité contrastées. 2.2. Logiques de publication et formes d’ajustement entre offre et demande d’information Une première logique de production de l’information sur l’intranet consiste à demander à la personne qui consulte de saisir elle-même des informations qui seront ensuite utilisées dans des applications de gestion. La convivialité des interfaces de l’intranet, associée à une certaine montée en compétence des utilisateurs, permet

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désormais de faire assumer à tous des activités de saisie, qui étaient auparavant prises en charge par des opérateurs spécialisés. Par exemple, l’automatisation des tâches d’administration comme celle de la gestion du personnel (demande de congés, frais de mission, etc.) s’opère par le truchement de l’intranet. En déplaçant vers l’utilisateur la saisie informatique, il est possible de faire disparaître les postes de saisie occupés par les employés peu qualifiés des services de ressources humaines. Ce mouvement touche d’abord et avant tout ce que Manuel Castells appelle le generic labour correspondant aux activités formelles et répétitives (Castells, 2000). L’intranet permet ainsi de rationaliser l’administration et le système d’information en supprimant les activités d’intermédiaires (remplir les formulaires, saisir des informations, les mettre à jour, etc.) et s’inscrit dans le prolongement du processus classique de réduction des coûts par l’automatisation des tâches. Une seconde logique de production de l’information sur l’intranet s’appuie sur des structures hiérarchiques ou des filières métier identifiables. Les informations sont mises à disposition par des services spécialisés, pour des acteurs bien identifiés et des usages clairement définis. L’intranet est ici utilisé comme un support permettant aux opérateurs de se tenir informés en temps réel des changements que connaît l’entreprise. Le site d’informations commerciales qui actualise les prix et les spécifications des services constitue le service phare de l’intranet de France Télécom. La mise à jour en temps réel des informations commerciales sur ce site se substitue aux pratiques de modification des classeurs des commerciaux qui demandaient une surveillance hiérarchique tatillonne et une importante charge de travail. Les promoteurs de ce type de dispositif d’information sur l’intranet partagent souvent la croyance en une substitution complète des médias électroniques aux « anciens » médias ; croyance qui, dans les discours managériaux, se reconnaît par la mise en œuvre de politiques du « bureau sans papier ». On distingue ici une filière de circulation de l’information relativement classique, avec des producteurs et des consommateurs bien identifiés, reliés par un média permettant une diffusion ciblée – mais aussi, avec la gestion des droits d’accès aux sites, une configuration très souple des publics visés. À l’opposé de ces logiques de diffusion relativement ciblées, on trouve une troisième logique de production de l’information, dont le principe consiste à mettre l’information à disposition « du plus grand nombre », qu’il s’agisse de l’ensemble de l’entreprise, ou de tous les salariés d’une branche, ou d’une division. Ce mode de production de l’information a pour particularité de pouvoir se déployer à tous les étages de l’organisation : toute unité – et avec les pages personnelles, tout utilisateur – peut virtuellement devenir productrice de ses propres contenus d’informations. Il se constitue là un espace d’expression important dont se sont emparées les différentes catégories d’innovateurs que nous avons évoquées plus haut, avec leurs visées propres. On y trouve toute la communication interne qui se déploie aux différents niveaux de l’organisation et donc de l’intranet, toute une série de savoir-faire et d’informations mise à disposition par des services techniques, des espaces personnels de présentation de soi... L’enquête sur les intranets d’agence suggère que les rubriques

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des sites locaux qui attirent le plus les utilisateurs portent sur les questions de ressources humaines, les informations pratiques, sociales et les informations sur la vie de l’agence à laquelle appartient l’usager. Inversement, les bases d’informations décrivant les procédures techniques, le référentiel qualité et les orientations de la politique de l’organisation ne sont pas consultées. Les pratiques de consultationbutinage sont faiblement liées à l’activité professionnelle : les utilisateurs se rendent sur les sites les plus populaires dans des périodes qui sont vécues comme prélevées sur le temps de travail, ou dans les interstices des activités (entre deux appels téléphoniques de clients, avant les réunions, etc.). Dans un tel mode de production de l’information, qui engage fortement des pratiques de butinage et exacerbe les effets de surabondance de l’offre d’information, la captation ou la fidélisation de l’usager est problématique. C’est sans doute pourquoi on voit émerger des phénomènes de concurrence (qui entraînent d’importantes redondances et incohérences d’information entre les différents sites) et, du point de vue de la création des sites, des dynamiques d’intéressement riches et audacieuses. La mise en scène graphique des sites joue un rôle central dans l’univers concurrentiel de l’intranet. En effet, comment s’assurer que l’on attirera l’attention de l’intranaute, dans un monde dans lequel chacun met à disposition de tous toute l’information qu’il juge communicable sans savoir exactement quelle est sa valeur d’usage pour les autres ? On peut faire l’hypothèse que les dispositifs ludiques, conviviaux, inscrits à la surface même des interfaces intranetisées (couleurs, « jingles », caricatures, « proverbes du jour », photographies, animations graphiques, formules d’abonnement dans lesquelles un courrier électronique informe des nouveautés d’un site...) jouent ici un rôle important dans la conception des sites : c’est par leur entremise que l’on pourra attirer un intranaute dont les objectifs et les attentes sont définis de façon très générale vers une information que l’on juge utile. L’esthétique de la convivialité et de la créativité n’est donc pas – ou pas seulement – un habillage plaisant : elle est constitutive de ce mode particulier de mise en relation des rédacteurs et des lecteurs sous intranet. La multiplication de ces techniques graphiques destinées à capter l’attention des usagers conduit vers des modes d’engagement dans le travail qui favorisent les interruptions, le fractionnement et la superposition des tâches (Lahlou, 2000).

3. Communiquer sur les forums intranets La communication sur les forums internes constitue un second type d’usage du média électronique en entreprise. 3.1. Usages et usagers des forums : mythes et réalités Les chiffres recueillis dans différentes enquêtes laissent penser que moins d’une personne sur cinq ayant accès à l’intranet de France Télécom participe, même de façon très occasionnelle, à des forums. L’analyse des formes de participation montre de fortes asymétries d’usages et de pratiques, qui ne se distribuent pas sur la carte des

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métiers et des compétences de l’entreprise de façon simple et lisible. Ainsi dans l’étude que nous avons menée en 1999, nous avons pu évaluer que 85 % des participants aux forums n’intervenaient pas et se contentaient de consulter les messages : ils constituent ainsi un « public invisible » qui se connecte et lit (au moins partiellement) les échanges sans jamais y participer (Barthel et al., 2000). En analysant les messages postés sur une période de six mois, nous avons aussi pu montrer que 38 % des auteurs n’étaient intervenus qu’une fois. L’essentiel de l’activité dans les forums était en fait prise en charge par un tout petit groupe d’intervenants : 35 auteurs sur 2 600 intervenants différents en six mois avaient écrit un quart de messages. L’activité sur les différents forums est aussi très contrastée. Elle était négligeable pour une grande partie des 293 forums recensés au moment de l’enquête, puisque 42 % d’entre eux étaient morts (ils n’avaient pas reçu de message sur le dernier mois d’observation), et 33 % ne recevaient que de 1 à 5 messages par mois. Seule une douzaine de forums avaient un trafic supérieur à 100 messages par mois. Entre ces deux extrêmes, on trouvait une soixantaine (21 %) de forums ayant un trafic moyen, compris entre 6 et 100 messages par mois. Les thématiques constituaient des lignes de partage fortes dans ces fréquentations contrastées. En effet, aux deux extrêmes, on trouvait d’une part les forums de petites annonces, peu nombreux mais avec une très forte activité (52 % du total des messages pour 8 % des forums), et de l’autre les forums métier très nombreux mais peu actifs (8 % des messages pour 49 % des forums). Les forums de petites annonces étaient utilisés comme de vastes arènes, des zones de chalandise électronique, aptes à maximiser la rencontre entre des offreurs et des demandeurs ayant à échanger des biens très divers, non spécifiés a priori par la vocation du forum. À l’opposé, les forums professionnels constituaient autant de lieux de discussions plus segmentés, consacrés à des thèmes spécifiques. Les forums informatiques et de discussions informelles occupaient des positions intermédiaires dans ce classement avec une proportion de messages reçus de, respectivement, 30 % et 9 %, alors qu’ils représentaient 15 % et 23 % des forums3. Les forums informatiques avaient donc une activité considérable, même si celle-ci était moins intense que celle des forums de petites annonces. La fréquentation des forums sur l’intranet de France Télécom est donc largement marquée par des préoccupations non professionnelles. Il s’agit là, pour partie, d’un effet de la politique « libérale » d’encouragement des forums mise en œuvre par les responsables du projet intranet, mais un tel constat a été fait dans d’autres études et dans d’autres entreprises. On est donc ici tenté de conclure que les forums n’ont aucun intérêt productif réel pour l’entreprise. Néanmoins, une analyse plus poussée permet de nuancer ce jugement, en rendant visibles les synergies entre rationalisation et créativité qu’engagent certaines pratiques des forums.

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Parmi les forums de discussions informelles, l’un d’entre eux drainait un niveau d’activité très élevé qui le rapprochait des forums de petites annonces.

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3.2. Hotline électronique et entraide, deux modalités de la communication sur les forums Intéressons-nous aux forums consacrés aux métiers ou à l’informatique, qui sont a priori orientés vers l’efficacité productive. Leur usage s’inscrit dans des pratiques de coopération, mais aussi de communication. Pour la commodité du raisonnement, nous proposons de distinguer deux modes de fonctionnement, qui reposent sur des combinaisons spécifiques entre productivité–rationalisation et productivité– créativité : le modèle de la hotline électronique et le modèle de l’entraide. Le modèle de la hotline électronique constitue un dispositif à caractère asymétrique, aménageant des échanges entre deux niveaux : une direction de service et ses employés ou un service spécialisé de soutien et ses clients dans l’organisation, par exemple4. Lorsqu’il est radicalisé, cet usage court le risque de réduire le forum à un espace de publication classique, destiné à coordonner l’activité collective d’un service ou d’un métier de l’entreprise, avec cependant une participation plus importante et plus intensive des utilisateurs-lecteurs. Le forum, parce qu’il est un espace public, permet une mutualisation qui est étrangère au principe de la hotline téléphonique. Du côté du management, il est d’une certaine façon solidaire d’une éthique managériale de la transparence, puisque des questions peuvent être posées directement et que les réponses publiques ont valeur d’engagement. À l’opposé du modèle de la hotline électronique, on trouve le modèle de l’entraide. C’est la transposition la plus directe de la modalité de l’entraide sur les forums de discussion sur internet. On est ici dans un dispositif de production beaucoup plus symétrique, qui met en avant le partage d’informations entre des acteurs essentiellement mus par des visées de coopération. Le format des informations échangées n’est pas précisément défini. Les acteurs qui ont la réponse aux questions ne sont pas identifiés a priori, ou du moins pas par des principes de hiérarchisation extérieurs au forum : le forum construit ses propres hiérarchies. C’est l’entrelacement et la répétition d’interactions qui finissent par désigner des personnalités et des compétences particulières. Il importe de bien saisir la synergie profonde entre coopération et convivialité qui est à l’œuvre dans les forums. Les échanges ne sont pas réductibles à des situations de coopération. On y trouve souvent les mêmes pratiques de convivialité (dérives, humour, blagues...) que dans les forums non professionnels. La convivialité apparaît ici comme l’ingrédient nécessaire pour que puissent tenir des relations de coopération sur le long terme. Au contraire du fonctionnement en hotline électronique, la dynamique d’un tel forum ne tient pas ici par des dispositifs de cadrage organisationnel externes, mais bel et bien par un engagement réciproque d’acteurs que rien d’autre n’oblige à coopérer. C’est pourquoi ces forums constituent des dispositifs collectifs relativement ténus, que l’on ne peut réduire à des moteurs de recherche d’information : ils engagent une participation collective qui se construit, au jour le jour, au travers d’une activité communicationnelle intense. D’ailleurs, bien souvent, 4

En général, la médiation entre ces niveaux hiérarchiques est assurée par un animateur, dont le statut peut être en décalage par rapport à cette ligne hiérarchique.

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les nouveaux venus sur un forum seront étonnés de ne pas recevoir de réponse aux premières questions qu’ils posent, alors que ce comportement ne fait que traduire la logique d’un système d’échange basé sur un engagement à coopérer sur le long terme impliquant des formes de réciprocités différées dans le temps5. Pour finir, on notera que dans la pratique, une grande partie des forums combine les deux modes de fonctionnement (hotline électronique et entraide), puisqu’on y lit à la fois des échanges « verticaux » et « horizontaux ». En ce sens, il y a bien là un entrelacement original entre les échanges hiérarchiques et les échanges entre pairs, entre communication productive et convivialité créative.

4. Tensions dans le nouveau monde de la coopération électronique Si la promotion d’une « créativité productive », ancrée dans l’usage des nouveaux outils de communication et de coopération électronique, s’affirme bien comme une source de mobilisation et de dynamisme spécifique dans l’organisation, elle engendre d’autres tensions qui concernent la gestion de l’identité, le statut des innovateurs et le temps de travail. 4.1. Dedans, dehors : identité électronique et identité dans l’entreprise Parmi l’ensemble des situations de communication et de coopération électroniques, celles qui se déploient dans les organisations, sont assez spécifiques car les acteurs peuvent partager une série de liens sociaux extérieurs au strict cadre des interactions électroniques. En conséquence, l’appui sur des solidarités extérieures aux espaces de communication joue un rôle important dans le développement de la coopération et des sociabilités électroniques. Nos enquêtes suggèrent par exemple que la communication électronique est toujours plus importante en fréquence et plus riche en termes d’articulation des différents outils mobilisés, lorsqu’elle se constitue autour d’un réseau d’utilisateurs partageant une même identité de métier. Ainsi, les animateurs de réseaux professionnels (comme celui des contrôleurs de gestion ou des « ambassadeurs » qui interviennent pour la formation à internet dans les établissements scolaires) exploitent tour à tour différents supports de communication et d’interactions pour entretenir la vie de leurs groupes d’experts : outre le recours au courrier électronique, ils répondent à des interrogations précises sur la hotline, nourrissent le site web d’informations plus générales, dialoguent sur le forum et utilisent même parfois l’IRC. Il n’est donc pas surprenant que les contacts qui se réalisent à travers l’intranet ne s’opèrent pas dans leur majorité sur la base de rencontres imprévues et aléatoires. Inversement on constate aussi que la constitution 5

L’entraide sur les forums se prête assez bien à une analyse en termes de don et de contre-don. La synergie entre coopération et convivialité contribue à lever la tension entre cette logique et d’autres logiques coopératives plus courantes dans l’univers de l’entreprise et basées sur un intérêt bien compris des protagonistes et une immédiateté plus forte dans l’échange.

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de synergies transverses entre acteurs de métiers différents ou de compétences hétérogènes réunis par la participation à un même projet, s’ancre difficilement de façon exclusive dans les espaces électroniques de l’intranet. Mais l’articulation de l’identité des personnes dans l’entreprise et de leur identité électronique peut aussi être une source de tensions. Nous avons vu que le fonctionnement en entraide entre pairs tend à produire des identités idoines dans les forums. Beaucoup plus que les hiérarchies internes à l’organisation, c’est la fréquence de la prise de parole électronique (autrement dit le nombre de messages postés) ainsi que la qualité de ces écrits électroniques – concision, argumentation, ton convivial – qui contribueront à définir les positions, rôles et statuts des différents participants les uns par rapport aux autres. Pour autant, ce réordonnancement des positions peut rester fragile, ou limité lorsqu’on le compare à son équivalent sur les forums internet, car les liens sociaux que partagent les participants à l’extérieur du forum peuvent rester structurants. Les personnes peuvent ainsi se connaître « en vrai », c’est-à-dire avoir des relations hors du cadre électronique (situation qui est plutôt rare dans le cas des forums internet) ; mais même lorsque cela n’est pas le cas, elles peuvent être accompagnées ou précédées de leur identité en tant qu’acteurs de l’organisation (localisation géographique, fonctionnelle, hiérarchique...). Une autre situation qui suscite l’interrogation concerne le recours aux pages personnelles par certains salariés. Même si leur usage reste limité et marginal, les pages personnelles donnent des opportunités nouvelles pour rendre visibles la personnalité et les accomplissements personnels ou professionnels et, du point de vue de la facture de la page elle-même, la capacité à maîtriser les nouvelles technologies à des fins esthétiques ou conviviales. Ces « arènes de prouesse » (Dodier, 1994) ont la particularité de « mettre en compétition » des acteurs qui, autrement, auraient peu de chance de se confronter : de clic en clic, on passera sans solution de continuité de la page personnelle d’un agent de première ligne à celle d’un cadre du système d’information. Ici, l’intranet comme espace public de l’entreprise s’efforce de rendre visibles les personnes dans des identités inattendues ou différentes, avec tous les décalages et les tensions que cela peut occasionner. Enfin, c’est dans des situations qui engagent le plus directement la libre expression que l’articulation entre identité électronique et identité organisationnelle paraît la plus tendue. Profitant du régime d’expression très libéral mis en place par la direction nationale, certains forums nés sur l’intranet de France Télécom ont connu pendant de brèves périodes une fréquentation intense et échevelée. L’histoire aura montré que la valorisation des traits les plus expressifs de l’internet peut rapidement se heurter à des contraintes organisationnelles. Valoriser la créativité, par exemple, c’est accepter les prises de position individuelles sur les forums, la présence de sites personnels marqués par le style de leur auteur (l’originalité étant dans ce contexte de création plus valorisée que le respect de la charte graphique...). Le discours que l’entreprise produit sur elle-même dans ce type de dispositif (qui entre autres rend possible l’anonymat) est particulièrement difficile à contrôler et les plus fervents défenseurs de la communication électronique ont eux-mêmes été conduits à s’interroger sur les risques présentés par ces murs à graffiti électroniques.

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4.2. Les innovateurs, entre épanouissement et évanouissement Le développement de services et de contenus sur l’intranet a ouvert à des acteurs très divers de l’organisation un espace pour manifester ou révéler des compétences professionnelles. Lorsque l’on observe les profils des animateurs locaux de l’intranet, on voit clairement se structurer deux types distincts au sein des comités intranet d’agence : des managers et des acteurs des services de communication et de ressources humaines ; des acteurs issus de métiers en déclin – métiers techniques, maintenance informatique locale – qui ont profité d’un niveau d’activité faible pour s’auto-former aux technologies de l’internet avant d’acquérir une position officielle dans le domaine intranet. Ce qui caractérise cette dynamique organisationnelle, c’est le caractère souvent personnel et quelque peu passionnel de l’investissement de ces acteurs dans la construction de l’intranet. La phase de conception et de création de sites, souvent vécue de façon enthousiaste, fait apparaître des pratiques de coopération et d’échanges entre ces développeurs mi-amateurs mi-professionnels, pratiques qui ont d’ailleurs pour partie été rendues possibles par l’intranet, lequel permet de mettre en contact des acteurs dispersés sur le territoire. Par exemple, les producteurs des sites, ces autodidactes de l’« html » qui se lancent dans la création de leur rubrique ou de leur site, empruntent et échangent des séquences de code Java copiées sur leurs sites de prédilection de l’internet. Fait notable, cette dynamique de mobilisation aboutit souvent à engager dans l’activité professionnelle des ressources personnelles, amicales, familiales... Tel webmaster rencontré dans nos enquêtes explique ainsi que pour s’entraîner à construire une base de données multicritères, il a commencé par mettre en fiches sa cave à vin (« C’est la meilleure façon d’expliquer qu’un même document peut être classé selon plusieurs critères : l’année et le cépage. »). Tel responsable de département avait scanné ses propres tableaux (sa passion d’amateur) pour décorer le site qualité qu’il venait de constituer. Pour tel technicien informatique, l’intranet avait été l’occasion de réactiver des compétences mises en sommeil ou dévalorisées lors du développement de l’informatique d’architecture centralisée dans les années 1990... Pour ces acteurs, contribuer à la construction de l’intranet aura donc été l’occasion de faire appel à une créativité et à des aptitudes personnelles qui ne sont pas sollicitées ordinairement dans l’activité professionnelle. Cet appui sur des initiatives individuelles exacerbées par les potentialités créatives des technologies issues de l’internet constitue aussi l’une des tensions marquantes du processus de développement de l’intranet : là où l’organisation ne sait pas canaliser les énergies (par exemple lorsque les initiatives non contrôlées aboutissent à des sites centrés sur les intérêts exclusifs de leur créateur), là où elle ne sait pas reconnaître l’importance des efforts accomplis (parce qu’ils sont peu visibles), là où elle est réticente à soutenir des entreprises regardées d’un œil sceptique par la hiérarchie de proximité, à institutionnaliser et professionnaliser les compétences constituées, elle encourt le risque d’engendrer une certaine lassitude pour cette catégorie particulière d’innovateurs un peu marginaux mais extrêmement actifs dans l’appropriation de l’intranet (Alter, 1993). Ce qui est en jeu ici, c’est donc bien la question du cadrage

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organisationnel d’activités stimulant la créativité individuelle et s’appuyant, partiellement au moins, sur des aptitudes extraprofessionnelles.

4.3. Du créatif au récréatif ? Tensions autour de la définition du travail, de l’efficacité, du temps d’activité Pour finir, nous voudrions mentionner brièvement un dernier type de tension, dont on pourrait dire qu’il s’exerce précisément à la frontière séparant le créatif du récréatif : le recours aux médiations électroniques de l’intranet dans les échanges et dans la recherche d’information est consommateur de temps, et ce d’autant plus qu’il fait voisiner l’activité de travail d’une pratique ludique et qu’il ne produit pas dans l’immédiat de résultats quantifiables. Les pratiques de coopération et de communication électronique rencontrent ici des problèmes de mesure de la productivité bien identifiés dans ce qu’on a pu appeler les « nouveaux modèles productifs » (Veltz et Zarifian, 1993). D’un certain point de vue, le butinage n’est jamais bien loin de la flânerie que les grands rationalisateurs du monde du travail se sont attachés à combattre et à encadrer depuis le début du siècle (Veltz, 2000). Il faut noter qu’au sein de l’organisation, cette tension est plus apparente pour les managers intermédiaires chargés d’encadrer des agents d’exécution que pour les cadres d’état-major. Ces derniers sont souvent porteurs d’une conception d’un intranet ouvert et créatif, outil d’une diffusion large et partagée de l’information. Cette conception des usages et des effets de l’intranet est beaucoup moins présente chez les managers plus soucieux d’en faire un outil d’amélioration et de rationalisation des tâches qui se coulent dans le modèle d’une productivité-débit dont la mesure et le contrôle ne font pas problème. Cette tension peut donner naissance à une recherche de formules aménageant des compromis entre les deux formes de navigation. Là où le discours de la productivité créatrice insiste sur les vertus du décloisonnement de l’activité, l’exigence de « travailler dans les délais » ou de respecter les cadences conduit à réintroduire des dispositifs de confinement de la coopération électronique, qui combinent une reconnaissance de l’apport créatif des technologies de l’intranet et un besoin de l’encadrer dans des structures rationalisatrices. On aménagera par exemple l’emploi du temps des opérateurs postés en réservant des créneaux horaires particuliers durant lesquels ils devront se livrer au butinage sur l’intranet, pour qu’ils entretiennent leurs compétences sans toutefois perdre trop de temps. Autre exemple : on supprimera certaines icônes des interfaces graphiques des opérateurs de façon à éviter qu’ils n’utilisent l’intranet à d’autres fins que celles correspondant aux visées productivistes spécifiques qui sont les leurs. Ce type de pratiques mérite l’attention : au risque de verser dans le déterminisme technologique, il laisse à penser que l’ouverture intrinsèque des technologies issues de l’IP conduit naturellement à des débordements de l’activité qui requièrent de solides entreprises de cadrage organisationnel (Callon, 1999).

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5. Conclusion Au cours de ce texte, nous avons souligné les diverses configurations de pratiques dans lesquelles les usages créatifs de l’intranet sont mis au service de l’efficience productive : par exemple lorsque nous avançons que la navigation-butinage constitue, contre toute attente, une stratégie rationnelle pour collecter et valoriser une information pléthorique mais dispersée et faiblement structurée ; lorsque nous suggérons que la conception de sites met en scène des attractions agréables et ludiques pour capter l’intranaute et le conduire vers les informations « utiles » ; lorsque nous soulignons que les forums d’entraide supposent des formules de convivialité fort éloignées de l’idée que l’on se fait ordinairement de la circulation efficace de l’information. Ce faisant, nous inscrivons notre raisonnement dans une lignée argumentaire analogue à celle proposée par Michel Gensollen (Gensollen, 1999), lorsqu’il montre que l’économie d’internet engage des externalités subtiles entre ce qui relève de l’activité commerciale et ce qui est gratuit. Mais nous n’avons pas caché non plus que ce type de processus recèle un certain nombre de tensions. D’une certaine façon, la diffusion de la communication et de la coopération électroniques dans les organisations s’adosse ici aux évolutions d’un discours managérial qui a intégré le thème de la créativité alors que cette valeur servait précédemment à critiquer le management des entreprises des années 1970 (Boltanski et Chiapello, 1999). La critique du travail industriel, de la bureaucratie organisationnelle et le développement des techniques d’implication et de participation des salariés a pris une forme beaucoup plus radicale depuis le début des années 1980, en reprenant à son compte des valeurs d’émancipation, de liberté, d’authenticité et de créativité pour en faire les ressorts du travail en réseau dans les entreprises. On peut donc considérer que la souplesse et l’adaptabilité permanentes des intranets répondent à leur manière à l’expression d’une demande d’autonomie des salariés et qu’elles offrent des espaces de liberté conquis sur les hiérarchies pesantes et les lourdeurs bureaucratiques. L’intégration des valeurs d’autonomie dans la culture du néomanagement a accompagné aussi tout un travail de reconstruction de la notion de productivité (Veltz, 2000). Les discours sur la productivité au travail qui sont associés à l’usage de l’intranet font massivement appel à l’idée d’un dépassement de la productivité mesurée par l’équivalent temps/coût par un nouveau modèle valorisant l’intuition créatrice, le travail de court-circuit et d’articulation, la possibilité de créer des synergies profitables entre salariés prenant des initiatives autonomes sans prescriptions hiérarchiques, etc. Même si les affinités entre ce modèle managérial et les opportunités de communication offertes par l’intranet semblent évidentes, l’enquête présentée dans cet article montre aussi que les technologies de communication, de façon parfaitement ambivalente, peuvent aussi bien conduire à plus de rationalité, de formalisme et de pression temporelle. On le voit, l’intranet n’a sans doute pas complètement débarrassé les entreprises du spectre du taylorisme !

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