Complexes sportifs

May 23, 2017 | Autor: Elsa Boyer | Categoría: Sport, Esthetics, Audiovisual
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Descripción

Complexes sportifs Patrice Blouin Images du sport André Scala Silences de Federer

Bayard, coll. « Logique des } Paris,images », 2012, 170 p.

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Paris, Éd. de la Différence, 2011, 92 p.

Jeu et technique corporelle, métier, performance, amateurisme, geste individuel ou geste collectif : le sport pose d’emblée des problèmes de définition. Comment celle-ci peutelle être suffisamment consistante et élastique pour couvrir la multiplicité des pratiques et l’extension continue du domaine de la compétition sportive ? Comment, par exemple, rendre compte de la part respective de la performance humaine et animale dans un sport comme l’équitation, ou bien, dans un autre registre, la part de l’homme face à l’importance grandissante des simulations informatiques, dans les courses automobiles de Formule 1 ? L’ introduction à un ouvrage collectif récent de philosophie du sport souligne qu’en France, la littérature et surtout la philosophie se sont moins souvent emparées de cet objet que la psychologie, la sociologie, l’anthropologie ou les sciences de l’éducation 1. Que le sport se diffracte à travers ces différentes approches, cela renvoie sans doute à sa complexité singulière. Une des difficultés de son étude tient à ce qu’il se présente d’emblée sous les traits d’un hybride, ce qui ne permet pas, comme il serait pourtant tentant de le faire, de reconduire certaines distinctions classiques de la philosophie : entre théorie et pratique, entre expériences vécues et rapportées, entre le réel et sa représentation. Tous ces dualismes tendent à nous détourner de sa 1. D. Moreau et P. Taranto (éd.), Activité physique et exercices spirituels. Essais de philosophie du sport, Paris, Vrin, coll. « Pour demain », 2008, p. 8.

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caractéristique principale, à savoir que le sport nous apparaît à travers des médiations, qu’il s’agisse de la structure même du stade, des images télévisuelles de retransmissions sportives et de leurs cadrages, des commentaires sportifs ou encore des extraits de match ou des compilations de gestes postés sur le site internet YouTube, des descriptions et récits journalistiques ou bien des statistiques amplifiées par les outils numériques. Plutôt que de considérer le stade comme expérience originaire qui se dégraderait toujours un peu plus à travers les relais médiatiques par lesquels le sport nous apparaît désormais, la multiplication contemporaine des scènes sportives appelle au contraire une approche capable de restituer le sport comme cet objet hybride indissociable de ses images et de ses représentations : il se donne d’emblée comme une construction traversée de récits, de scénarios, de bribes de fiction, fussent-elles parfois proches du cliché. Ce sont précisément ces complexes sportifs qu’étudie un livre théorique récent sur le sport et ses mises en images, Images du sport, du critique et écrivain Patrice Blouin. Il s’agit d’ailleurs du troisième ouvrage de l’auteur sur le sujet, après Faire le tour. Voir les jeux et Une coupe du monde. Télégénie du football 2. Scènes sportives L’ originalité centrale d’Images du sport parmi les écrits théoriques ou fictionnels de plus en plus nombreux sur le sport contemporain est que le livre ne se donne jamais une scène sportive primitive à reconstituer, de même qu’il n’identifie pas le geste sportif à une pointe d’actualité impossible à saisir, à ressaisir et à exprimer 3. Donnons deux exemples 2.  À ces ouvrages il faut aussi ajouter un article sur le tennisman Roger Federer. P. Blouin, Faire le tour. Voir les jeux, Paris, Lanceur, 2010 ; Une coupe du monde. Télégénie du football, Arles et Nice, Actes Sud / Villa Arson, 2011 ; « Roger Federer, soleil couchant », dans M. Alizart et Ch. Kihm (éd.), Fresh Théorie III, Paris, Léo Scheer, 2007. 3. Il semble que, dans le domaine sportif également, l’idée que Deleuze développe à propos du temps cinématographique dans sa « Lettre à Serge Daney » gagne à être prolongée : « […] le temps cinématographique n’est pas ce qui coule, mais ce qui dure et coexiste », Pourparlers, Paris, Éd. de Minuit, 1990, p. 105. Les structures de la

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qui expriment cette volonté de rompre avec une approche qui fonctionne selon deux oppositions : celle qui distingue une scène primitive de ses dérivations ; celle qui sépare la dimension physique et corporelle du sport de ses images. Le premier exemple vient de l’analyse proposée par l’auteur du double contrôle de l’avant-bras gauche du footballeur Thierry Henry lors du match de la France contre l’Irlande du 18 novembre 2009. Quel rapport y a-t-il entre ce geste de l­’attaquant français, ce mélange de jeu au bras et au pied qui lui permet d’orienter le ballon et de délivrer une passe décisive à William Gallas, et une scène primitive du sport ? Pour Blouin, précisément, la relation qui unit les scènes actuelles du sport à celles qui les ont précédées n’est pas établie d’avance. La scène primitive n’est pas première. C’est bien plutôt par cette « main » de Thierry Henry que surgit la mémoire d’une forme sportive hybride, un sport de balle collectif, où football et rugby, actions du bras, de la main et du pied, « ne formaient encore qu’un seul ensemble indistinct » (IS, p. 117) appelé la « combination ». Si l’image de la main de Thierry Henry prend une dimension archéologique, au-delà de l’infraction évidente qu’elle représente vis-à-vis des règles du football, ce n’est pas parce qu’elle reproduirait au présent un geste primitif mais parce qu’elle en invente une « archive manquante », qu’elle en compose « la première image en mouvement » (IS, p. 118), à la croisée de ces deux sports collectifs aujourd’hui totalement distincts. L’ archive du sport est donc à construire, non à reproduire. Et elle se produit non pas sur un terrain originaire mais, par exemple, à travers une image télévisuelle, ses divers montages et reprises dans des vidéos postées sur le site internet YouTube qui s’efforcent durée et de la coexistence ne sont plus celles d’un temps chronologique construit autour de pointes d’actualité et de degrés d’éloignement : c’est sur ce point et non sur la séparation entre fiction et théorie que deux ouvrages comme ceux de Tristan Garcia et de Patrice Blouin se distinguent. Par ailleurs, l’auteur d’Images du sport revient dans la dernière partie de l’ouvrage sur son approche qui refuse de séparer le sport de ses images – quel que soit le mode de reproduction –, et sur ce point il reproche à Tristan Garcia de reconduire des oppositions stériles entre le football sur le terrain et sa retransmission télévisée, ou encore entre l’œil de l’arbitre et l’arbitrage par vidéo en cas de but litigieux (Images du sport [désormais abrégé IS], p. 157).

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de donner à voir ce qui n’apparaît pas à une vitesse de défilement normal des images. Le second exemple mobilisé par Blouin est peut-être encore plus dense et se situe en ouverture de l’ouvrage. C’est un signe que l’analyse de cas ne relève pas ici d’une illustration produite après coup mais qu’elle porte et à la fois met en œuvre le projet théorique de l’auteur qui consiste à « écrire une histoire du sport moderne par le biais de sa mise en images » (IS, p. 18). Blouin s’intéresse ici à la photo-finish utilisée dans les compétitions de course pour déterminer l’ordre d’arrivée des coureurs. Cet exemple permet de nier l’idée qu’un événement sportif renvoie en dernière instance au moment précis où se déploie un geste, que ce soit le pied qui frappe la balle du but, la fin de la prise d’élan qui précède le saut ou encore le moment où un corps franchit la ligne d’arrivée dans une course. En effet, si la photo-finish est l’image de sport par excellence, selon Patrice Blouin, ce n’est pas au sens où elle serait la représentation fidèle d’un original dans le cadre d’une rupture nette entre un réel et ses images. Il s’agit d’une image hybride particulière, un ­témoignage et un calibrage de la course passant par une représentation impossible, un montage visant à « ­retranscrire spatialement une image du temps » (IS, p. 17). En se penchant sur les composantes de cette image, on ne cherche plus à isoler l’instant de l’arrivée. On le démultiplie pour produire une prise de vue impossible de la course, qui situe sur un même plan de coupe des unités temporelles, un concentré d’efforts, de sensations, qui n’ont jamais été simultanés. En faisant répondre de la sorte au « fantasme d’une jouissance simultanée », « l’obsession vaine de l’instant décisif », le cas d’ouverture de la photo-finish éloigne l’auteur et ses lecteurs d’une perspective focalisée sur la distinction entre une expérience originaire du sport et ses dérivations, entre la réalité et ses fictions. Styles et coups Un autre ouvrage récent sur le sport adopte une perspective proche de celles de Blouin. Silences de Federer ­d’André Scala, philosophe spécialiste entre autres de Berkeley et Spinoza, propose une monographie du corps et des gestes du tennisman Roger Federer. Il ne s’agit pas de chercher à

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reconstituer au plus près des coups, mais plutôt d’une étude de style sportif. L’ analyse n’est pas sans évoquer les textes que Serge Daney a écrits sur le tennis, rassemblées dans L’ Amateur de tennis, et où il déploie, au fil des matchs, des tournois et des années, une typologie des coups, des styles de jeu, des rapports au tennis, servie par un véritable art du croquis. La typologie de Daney opérait à plusieurs niveaux. Le joueur était parfois décrit de manière variée, comme dans le cas de l’Espagnol José Higueras, à qui sont prêtées, au fil des matchs, une série de qualités allant de « son service de Christ mourant régulièrement sur la croix de la ligne du fond », à son allure de professeur « donnant des leçons de tennis dans un club pour milliardaires, quelque part au soleil, au sud 4 », en passant par son air « d’un mystique du Greco ayant raté l’enterrement du comte d’Orgaz 5 ». Le deuxième niveau, descriptif et technique, que Daney faisait jouer dans ses critiques sur le tennis, donnait à voir la physionomie des coups d’un joueur et leur efficacité : ainsi du « revers à deux mains de Connors [qui], obtenu par une rotation de tout le corps et accompagné d’un cri, est meurtrier 6 ». Le troisième niveau, stylistique et psychologique, approfondissait cette description, le « style » d’un joueur étant alors à comprendre comme les rapports que les coups joués créent avec les éléments immobiles et mobiles du terrain, les lignes, le filet, le placement de l’adversaire, et comme une disposition psychologique, une manière de se situer sur le court et de structurer ses points. Daney analyse par exemple le passing-shot de Björn Borg « qui consiste à envoyer la balle exactement là où l’autre n’est plus (mais où il aurait dû rester) », une analyse spatiale et temporelle à laquelle il articule un élément psychologique : « c’est pourquoi ce coup est non seulement redoutable mais humiliant, il donne aux victoires de Borg les allures d’un constant rappel à l’ordre 7 […] ». Le troisième niveau de cette typologie dessinait plus largement un rapport du joueur à sa discipline sportive selon lequel Daney voit, par 4. S. Daney, « Vilas-Higueras, ils ont même déprimé le temps », L’ Amateur de tennis, Paris, P.O.L, 1994, p. 101. 5.  Ibid, « Vilas en finale, sans perdre un set », p. 62. 6.  Ibid, « La virtuosité a payé », p. 30. 7.  Ibid, « Borg-McEnroe ou les beautés de la raison pure », p. 40.

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exemple, en McEnroe « un autre tennis » fondé sur « la notion d’angle » : le fait d’envoyer la balle non pas, comme Borg, là où l’autre n’est plus, mais « là où il ne sera jamais ». André Scala 8 s’inspire de tout le travail typologique de Daney, en particulier de ce troisième niveau où il est question de style de jeu. Selon lui, le style de Roger Federer induit un rapport singulier à l’histoire du tennis, rapport illustré par un mot de Rod Laver à propos du joueur, que rapporte Scala : « Federer joue au tennis comme le tennis doit être joué » (SF, p. 57). Cette citation nous met sur le chemin du style de Federer au sens où le rapport temporel qu’entretient le joueur au tennis ne relève pas tant de l’invention de coups, que d’un néo-classicisme, « comme si une certaine façon de jouer au tennis ne pouvait jamais en épuiser toutes les possibilités », comme si Federer rouvrait le passé du tennis « pour tenter d’en réaliser les potentialités inaccomplies » (SF, p. 19 et 72). Le style de Federer consiste alors à instaurer un dialogue entre trois termes : un jeu offensif qui appartient plutôt à une époque révolue de la discipline, le tennis dans sa forme actuelle, et les générations futures. Cette reprise et cette actualisation de possibilités passées, qui ne sont pas nécessairement celles que privilégie l’évolution du tennis contemporain, tourné désormais vers une prise de balle précoce du fond du court qui produit des trajectoires distordues, et vers une disparition de l’espace entre le filet et la ligne de fond – si ce n’est le temps de quelques raids –, Scala en voit également le signe dans le rapport de Federer au médium télévisuel. Sur ce point, l’ouvrage d’André Scala fait écho au travail de Patrice Blouin : la scène sportive est indissociable de l’image télévisée et ce sont ces représentations qu’il faut étudier. L’ image télévisée du tennis produit une extension spatiale du court et des codes d’expression corporelle singuliers. En effet, le court n’est plus le seul lieu où se joue le match. Se retrouvent intercalés entre les plans sur les joueurs et leurs échanges, des images des tribunes où sont installés les entourages respectifs des joueurs. Cela instaure la possibilité de regards vers un hors champ direct, qui se traduisent par des « échanges furtifs avec le coach, le “clan”, la famille ». Or, selon André Scala, Federer perturbe cette logique télévisuelle 8.  Silences de Federer sera désormais abrégé SF.

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et cette extension du jeu en dehors du court puisqu’« il évite de faire sentir une quelconque continuité entre l’espace du court et tout autre espace » (SF, p. 31 et 40). Là où la télévision crée un espace continu entre le court et les tribunes, ainsi qu’un dialogue possible entre eux, Federer s’en tient à l’espace de sensation du jeu et il annule toute une série de scénarios liés aux échanges avec le clan mis en scène par ce type de montage alterné. L’ hypothèse du « néo-classicisme » du champion suisse que formule André Scala peut également conduire vers un autre rapport entre les différentes époques du tennis, celui qu’instaure un jeu vidéo comme Virtua Tennis 2009, en particulier le mode arcade, où le joueur peut activer des personnages de légende, Boris Becker par exemple, joueur allemand des années 1980-1990, triple vainqueur de Wimbledon, et le faire affronter des champions d’aujourd’hui comme Roger Federer, Novak Djokovic, Rafael Nadal ou Andy Murray, pour ne citer que les quatre premiers joueurs mondiaux. Ce type d’usage du jeu permet de créer des rencontres entre des joueurs de différentes générations ayant des types de jeu, de déplacement, de trajectoire de balle et de préparation des coups différents. Là où le classicisme de Roger Federer instaurerait, si l’on suit Scala, une reprise sous la forme d’une actualisation de possibilités passées, ouvrant ainsi vers une période néo-classique, qui n’est pas pour autant postmoderne, après l’époque moderne, le jeu vidéo nous situe plutôt dans le cadre de branchements anachroniques et de décrochages temporels. Cet anachronisme de principe se double d’une fantasmagorie, puisque les avatars des joueurs se retrouvent affublés, par les concepteurs du jeu, de quelques gestes reconnaissables, d’une panoplie de coups typiques, d’une liste de points forts et de point faibles, qui ne répondent plus aux possibilités passées, actuelles ou redéployées du tennis, mais aux critères de maniabilité d’une console. Projeté dans un match contre Novak Djokovic, Boris Becker paraît ainsi doublement fantasmagorique. Car si la vitesse d’exécution et les angles des coups effectifs du tennis actuel – le revers long de ligne joué du fond du court et pris à hauteur d’épaule du joueur serbe, par exemple – peuvent trouver des échos dans les images du jeu vidéo, il n’en va pas de même pour un joueur d’une génération antérieure, lequel

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se retrouve propulsé dans des rapports spatiaux et temporels où on ne l’a jamais vu évoluer. Réinventer le passage du moderne au contemporain De ce passage d’une scène télévisuelle à une scène numérique, ses reconstitutions ou ses incrustations en images de synthèse, Patrice Blouin a fait une autre articulation forte de son ouvrage. Celui-ci offre une intelligibilité originale à la question de la distinction entre le sport moderne, de la seconde moitié du xixe siècle, et le sport contemporain. L’ approche du sport qui s’efforce de le saisir à partir de son origine supposée instaure d’emblée une séparation entre le réel du terrain et ses images. Elle ne peut dès lors situer la rupture entre le sport moderne et le sport contemporain que dans une progression continue de la pensée néo-libérale, à travers l’accentuation de l’individualisme qui en vient à toucher les sports collectifs, en soulignant par exemple l’importance toujours plus prononcée des flux monétaires et humains dans les transferts de joueurs 9. En comprenant le sport non comme une discipline de terrain ou de stade mais comme une discipline de test, une activité humaine soumise à un appareil – celui, naturel, de la compétition, mais aussi celui, mécanique, des chronophotographies de Marey et Muybridge ou des catégorisations statistiques actuelles –, Patrice Blouin montre bien que l’analyse doit partir des représentations du sport et se poursuivre vers les nouvelles images. Le modèle convoqué ici est celui de l’approche fantasmagorique que déploie Walter Benjamin dans Paris, capitale du xixe siècle, qui permet « d’analyser un ensemble d’éléments historiques dans “l’immédiateté de [leur] présence sensible” en croisant trois critères distincts : technique, économique 9.  C’est cette idée que l’on retrouve par exemple dans la nouvelle de Tristan Garcia « En transit pour l’exode » et de manière beaucoup plus explicite dans l’entretien que l’auteur a accordé aux Inrockuptibles, n° 853 du 4 au 10 avril 2012 : « Le modèle du sport d’équipe a changé : jusqu’aux années 80, c’est un sport collectif, le modèle c’est l’armée ; puis celui des années 90 rompt avec ça en devenant le lieu de l’individu ultralibéral. Quelle meilleure représentation d’un individu ultralibéral qu’un footballeur aujourd’hui ? »

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et idéologique » (IS, p. 134). En transposant cette approche au sport, Patrice Blouin révise de manière constructive le constat selon lequel « le cœur idéologique du sport contemporain consiste en une certaine vision quantifiante de la performance » (IS, p. 135). Cette dernière est aujourd’hui assistée par un « ensemble de créations économiques et techniques », notamment par l’apparition et l’usage de plus en plus répandu, à différents degrés et à différents niveaux, de technologies numériques. La grande force de cette seconde partie de l’ouvrage est de proposer une approche qui conçoit cet état des lieux du sport contemporain comme un « appareil à fantasmagorie » (IS, p. 136), une série d’innovations, une production de scènes temporelles inédites. Et, dès lors, s’il y a une césure à repérer entre sport « moderne » et sport « contemporain », il est évident qu’elle se traduit non par une perte, une raréfaction du sport véritable ou authentique, mais plutôt par une production inédite d’images. Ce sont celles de la « palette » de la chaîne Canal Plus, par exemple, qui permet, outre des ralentis et des arrêts sur images, des incrustations numériques dans des retransmissions de matchs de football et de tennis. La méthode fantasmagorique de Blouin ne rompt pas, cependant, avec celle qui commande la première moitié du livre, la « cinélogie » – l’étude des représentations du sport par un ajustement au cas par cas de quatre éléments : la rhétorique, l’ontologie, la sémiologie, l’iconographie. Elle entend en réalité la prolonger vers une étude du « monde plus large des innovations » (IS, p. 137). Nous avons évoqué, avec André Scala, un joueur de tennis comme Roger Federer, qui ouvre, par son style, une scène temporelle inédite. Il a aussi été question des jeux vidéo actuels, qui proposent à la fois une scène anachronique et un terrain nouveau pour regarder le tennis. Patrice Blouin repère, quant à lui, ces confusions temporelles et ces terrains d’un nouveau genre dans les images de sport elles-mêmes. Il mobilise, entre autres, deux exemples qui montrent bien l’étendue et la diversité de la scène digitale du sport. Ainsi, dans une course de natation, l’incrustation numérique d’une « ligne mobile qui précède, impassible, l’activité des nageurs » (IS, p. 140) marque-t-elle, en « entaillant » son déroulement même, la performance d’un champion passé dans ce qui relève d’un montage temporel ou

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d’un flash-back intégré. L’ autre exemple, celui du hawk-eye utilisé au tennis pour reconstituer en images de synthèse la trajectoire de la balle et son impact en cas de point litigieux, ne propose plus un montage temporel, mais une « confrontation entre deux sensorium de nature différente : une scène de l’effectivité historique et une scène de la probabilité numérique » (IS, p. 141). Contrairement à ce qui se passe pour la natation, le hawk-eye n’est pas utilisé pendant le point, mais entre les échanges, à la demande des joueurs. Il coexiste avec un autre type de geste puisqu’on pouvait voir l’an dernier à Wimbledon, par exemple, un joueur réclamer le hawk-eye, tout en auscultant la balle pour y déceler ou non une trace blanche, indice qu’elle aurait blanchi la ligne. Lignes de fiction Retour du passé dans le présent, intervention de « clones statistiques » dans le temps de la performance qui matérialisent à l’image, sous forme d’avatar numérique, les données statistiques concernant un sportif : écrire aujourd’hui une fiction sportive est sans doute un exercice littéraire d’autant plus compliqué que le sport est traversé d’emblée par des lignes fictionnelles. Patrice Blouin le rappelle : « les matchs de football sont aussi des contes » (IS, p. 105) avec leurs intrigues, leurs actions et leurs personnages. Cette idée était aussi au cœur des critiques de Serge Daney sur les matchs de tennis conçus comme autant de réservoirs à scénarios, « les trois ou quatre types de scénarios possibles dans la rencontre d’une tête de série et d’un joueur (relativement) obscur 10 », par exemple. Daney préférait d’ailleurs la surface de la terre battue en tant « qu’elle crée de la fiction 11 » en permettant d’aller jusqu’à cinq sets avec de longs échanges, c’està-dire en introduisant dans le sport un « facteur temps 12 ». Cela se répercute dans les textes du critique. Il y déploie des 10.  S. Daney, « Les scénarios français », L’ Amateur de tennis, op. cit., p. 97. 11. S. Daney, « Connors sauve deux balles de match et sort Caujolle », ibid., p. 15. 12.  S. Daney, « Le facteur temps », L’ Amateur de tennis, op. cit., p. 19-20.

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amorces ponctuelles de fiction ramassées, à travers l’intervention d’adjectifs et une structure de phrase rythmée qui font tout à coup basculer le passé simple vers le temps de la narration. Comme ici : « Déçu, il tenta d’occuper le filet mais il y fit preuve d’assez peu de réussite (ses smashs furent mous) et dut se replier. Vexé, il tenta avec succès quelques balles hautes sur le smash pas encore réglé de Borg, mais le smash se régla et il dut songer à autre chose 13. » Dans les retransmissions sportives, notamment de football, les ralentis peuvent également s’avérer porteurs d’une charge fictionnelle, en construisant le scénario d’une faute, d’un coupable à identifier, lorsqu’après un but ou un corner concédé, un ralenti vient isoler un joueur. Avec les procédés de la super loupe ou du super ralenti, la fiction se déplace à un autre niveau de description, non plus moral, mais pour ainsi dire neuronal, en donnant à voir des regards de joueurs qui semblent vides et des visages rendus amorphes par la vitesse de défilement de l’image. Le scénario n’est plus alors celui d’une erreur de placement ou d’une mésentente avec des coéquipiers, mais celui d’un espace et d’un temps autres où s’activent des connexions neuronales et des réactions musculaires. Il est encore une dimension de l’image de sport où peuvent surgir des éléments de fiction. Elle provient de la bande-son des commentaires sportifs, notamment ceux des matchs de football, qui donnent parfois lieu à des accélérations saccadées que l’on ne retrouve pas dans les commentaires de match de tennis, peut-être en raison de ce facteur temps qui prend au football la forme d’un décompte. Ce sont ces quatre-vingt-dix minutes de jeu indiquées en haut à droite de l’écran, auxquelles s’ajoutent de façon variable les quelques minutes du temps additionnel. On pourrait distinguer ainsi deux types de commentaires sportifs : ceux qui proposent une scène de visibilité comparable à celle des incrustations numériques qu’utilise le système de la palette de Canal Plus ; et ceux qui fonctionnent davantage selon un régime de fiction condensé à l’extrême. Le commentateur vedette de la chaîne de télévision du Milan AC (Milan Chan13. S. Daney, « Pas de pathos à Roland Garros », L’ Amateur de tennis, op. cit., p. 33.

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nel), Carlo Pellegatti, a ceci de particulier qu’il parvient à allier ces deux régimes du commentaire sportif. Suivant le mode du ralenti, ses commentaires retrouvent l’effet de la palette, de ces arrêts sur image et de ces incrustations numériques qui donnent à voir les prises d’espace des attaquants et les trajectoires des passes d’un joueur à l’autre. Lors du match de Série A qui opposait l’Inter de Milan au Milan AC du 12 avril 2003, Filippo Inzaghi marque un but. Carlo Pellegatti se lance alors dans une litanie au rythme ample à la gloire du joueur. Puis, quand un ralenti vient montrer le début de l’action et notamment la passe au laser d’un autre joueur, Rui Costa, le commentateur s’interrompt brusquement pour répéter par deux fois sur un ton plus bas et plus heurté le nom de ce joueur, traçant ainsi par sa voix la trajectoire et la précision de la passe 14. Carlo Pellegatti dispose aussi d’un catalogue de surnoms dont il affuble les joueurs à l’occasion de certains gestes – « Alta Tensione », entre autres, pour Filippo Inzaghi, ou bien « Smocking Bianco » ou « Musica e Magia » pour le meneur de jeu brésilien Kaká. Plutôt que de qualifier le geste, la passe ou le but, Carlo Pellegatti situe son commentaire à un autre niveau en transformant les joueurs aussi bien en figures esthétiques qu’en personnages de conte. Le match du 11 avril 2012 entre le Borussia Dortmund et le Bayern de Munich, en Bundesliga, offre un autre exemple de récit condensé, lorsque, après avoir été impliqué sur un but du Borussia puis avoir manqué un penalty, le latéral droit munichois Arjen Robeen pénètre dans la surface de réparation adverse. C’est l’occasion pour Denis Balbir – journaliste sportif français – de rejouer le match en accéléré à travers les tentatives et les errements d’un seul des joueurs : « Robeen dans la surface, Robeen pour tirer, Robeen pour se racheter », exulte-t-il, avant de conclure « Robeen est maudit », lorsque l’action échoue quelques secondes plus tard. La séquence sportive se trouve ici reconfigurée par le commentaire, qui combine sans hiérarchie une série d’actions locales, à un scénario plus général du « rachat » et de la « malédiction », figures de narration connues et galvaudées. 14.  www.youtube.com/watch?v=spSg82B6-Xo, consulté le 23 août 2012.

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Que ce soit sous la forme du facteur temps étiré du tennis ou du décompte du football, sous celle des scénarios collectifs qui s’étendent sur toute une saison ou bien encore en suivant des amorces de fiction individuelle lors de matchs, toutes ces lignes de fiction sont autant de possibilités aussi bien pour l’écrivain que le théoricien. Autour du sport, ce sont les relations entre théorie et fiction qui font leur apparition. Comment la théorie aborde-t-elle la part de narration, de récit, contenue à différents niveaux dans le domaine sportif ? Et comment la théorie mobilise-t-elle des opérations proches de la fiction, c’est-à-dire des opérations de narration, de construction et de reconfiguration ? La pertinence de l’ouvrage de Patrice Blouin se mesure à ce dernier point. Il prolonge, de manière souterraine et dans un autre domaine, le travail de Jacques Rancière autour de la notion de « scène ». En effet, les deux méthodes d’analyse du sport que propose Patrice Blouin – la « cinélogie » et la « fantasmagorie » – s’articulent autour de descriptions qui sont à chaque fois des ajustements au cas par cas et où il est « impossible de séparer le récit du commentaire 15 ». Le récit déjà évoqué de la célèbre main de Thierry Henry, par exemple, part de la première impression qu’elle suscite, celle d’assister à un tour technique incompréhensible, pour reconfigurer le geste, sa lecture, et pour construire une autre circulation temporelle à l’intérieur de l’histoire du football français contemporain. Celle-ci n’est plus réductible à une série de fautes commises par l’équipe de France – depuis le « coup de tête » de Zidane lors de la finale du mondial 2006 jusqu’à la main de Henry – mais en fonction d’une ligne de possibilités que révèle l’image manquante de la « combination », ce sport dont il n’existe pas d’archive visuelle. Ce sont ces lignes de possibles, leur multiplicité, leur mise en forme différente selon le mode de narration choisi, que donne à sentir Patrice Blouin, intriquant théorie et fiction dans la construction patiente et répétée de scènes sportives que nous n’avions encore jamais vues. Elsa Boyer 15.  J. Rancière, La Méthode de l’égalité, entretien avec L. Jean­ pierre et D. Zabunyan, Montrouge, Bayard, 2012, p. 122.

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