Cathédrales en série

September 15, 2017 | Autor: Georges Roque | Categoría: Claude Monet, Cathedrals, Serial Art, Roy Lichtenstein
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Descripción

CATHÉDRALES EN SÉRIES

Claude Monet, Cathédrale de Rouen Le Portail et la tour d’Albane. Temps gris, 1894 Rouen, musée des Beaux-Arts © C. Lancien – C. Loisel / Musées de la Ville de Rouen

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PAGE DE DROITE Claude Monet, Cathédrale de Rouen Effets de soleil. Fin de journée, 1894 Huile sur toile, 100 x 65 cm. Paris, musée Marmottan © The Bridgeman Art Library

QUAND LA CATHÉDRALE SE DÉROBE Un des aspects les plus importants des Cathédrales de Monet, indissociable de leur profonde modernité, est qu’il s’agit d’une série. Ses contemporains ne s’y sont pas trompés, qui regrettaient par avance la dispersion des œuvres à l’issue de la fameuse exposition chez Durand-Ruel en mai 1895, où vingt toiles, sur une trentaine, étaient présen-

tées. Dans une lettre à son fils Lucien, Pissarro écrit : « C’est surtout dans son ensemble qu’il faut que ce soit vu. » Nous serions quant à nous tenté de dire que cet ensemble forme une structure, au sens structuraliste, c’est-à-dire que les termes comptent moins que les relations entre les termes. Autrement dit, Monet rompt avec le modèle de l’œuvre d’art unique, originale, formant un tout autonome au sein de sa production. Ici, au contraire, chaque pièce de la série éclaire les autres et est éclairée par elles. C’est en effet de lumière qu’il s’agit. Or il y a un lien étroit entre cette façon de rendre la cathédrale, au travers des changements infinis que produit la lumière qui tombe sur elle en fonction de l’heure du jour, de la nature du temps (ensoleillé, brumeux, pluvieux), de l’angle sous lequel elle illumine la façade, et la nature de la série, virtuellement illimitée. Cette dernière revient à discréditer l’immense prétention des peintres qui croient possible d’achever une toile. Monet en était bien conscient, qui écrivait en 1893, à l’issue de son second long séjour à Rouen :« Je me dis que celui qui dit avoir fini une toile est un terrible orgueilleux. Finir voulant dire complet, parfait. » Cette série magistrale opère donc un véritable travail de sape vis-à-vis de la peinture considérée comme autosuffisante, achevée, autonome et susceptible d’obéir aux lois du marché, lesquelles favorisent le chef-d’œuvre unique qu’un unique propriétaire pourra acquérir pour son plaisir personnel. Mais que vient faire la cathédrale, demanderat-on, dans cette conception sérielle de la peinture ? Tel est précisément le paradoxe que peu de peintres ont compris à l’époque. Signac, pourtant ouvert à l’art moderne, reproche aux Cathédrales de Monet de ne pas rendre les proportions du monument. Or Monet veut faire vaciller l’idée de la cathédrale comme monument immuable à la gloire du passé ; il met l’accent sur le fait que la perception que nous avons de ces vieux blocs de pierre se trans-

forme constamment en fonction de la lumière du moment, de telle sorte que seule une série virtuellement infinie d’œuvres peut en rendre compte. Il transforme ainsi durablement l’imaginaire de la cathédrale1. HOMMAGES CONTEMPORAINS Il n’est pas étonnant que des peintres du XXe siècle se soient intéressés à cette série pour à la fois lui rendre hommage mais aussi poursuivre la mise en cause qu’elle contient de la peinture conçue comme chef-d’œuvre unique. Tel est le cas de Roy Lichtenstein, dans ses séries de toiles La Cathédrale de Rouen. L’intention générale de l’artiste est subversive2. Concrètement, il s’agit de mettre en question l’originalité de la touche et le travail de la couleur, deux des principales caractéristiques de la peinture considérée comme un « grand art ». La touche, d’abord, par le recours au procédé mécanique de la technique d’imprimerie, les fameux points Benday. La couleur, ensuite, par la limitation aux trois couleurs de base des encres d’imprimerie, combinées entre elles ou avec du noir et du blanc. C’est ainsi que, dans la série reproduite ici, la forte luminosité est rendue par un mélange de jaune et rouge (à gauche), le brouillard par un mélange de bleu gris et de rouge (au centre) et la lumière déclinante du crépuscule par une combinaison de rouge et de noir (à droite). Pour sa part, François Morellet, invité en 2006

à faire une œuvre en correspondance avec la collection du musée d’Orsay, choisit de s’inspirer de trois des cinq Cathédrales de Rouen du musée pour faire une série de trois œuvres, chacune reprenant les lignes de force d’une des toiles de Monet. Deux points motivent ce choix. Le premier, on ne s’en étonnera pas, est la série. « Monet, écrit-il, est un prodigieux peintre systématique, champion des séries3. » Le second, bien sûr, est la lumière dont il dit que Monet a su savamment l’analyser. Lui de son côté la synthétise brutalement au moyen de tubes de néons, dont la découpe suit celle de la cathédrale de Monet qui en est le point de départ. Si les tubes sont tous du même blanc, une légère différence d’intensité permet d’introduire de subtiles nuances. Grand amateur de jeux de mots et de calembours – il introduira le nom de Monet dans un long palindrome : « Art lui, cite nom : Monet, ici ultra » –, Morellet intitulera ces œuvres Démonétisation, mettant ainsi humoristiquement en évidence la façon dont la série questionne la fonction « MONETaire » du chef-d’œuvre unique. Georges Roque 1. J’ai développé ce point dans G. Roque (éd.), L’Imaginaire moderne de la cathédrale, Paris, Libraire d’Amérique et d’Orient – Jean Maisonneuve, 2012, p. 114-118. 2. J’ai défendu ce point de vue dans mon texte « Quand le mineur critique le majeur », Art Press n°266, mars 2001, p. 28-33. 3. Fr. Morellet, Mais comment taire mes commentaires, Paris, Beaux-Arts de Paris les éditions, 2011, p. 273.

François Morellet, Lightly n° 4 (Monet démonétisé), 2008. Tubes néon sur toile, 100 x 65 x 4 cm. Rouen, musée des Beaux-Arts © C. Lancien – C. Loisel / Musées de la Ville de Rouen © adagp, Paris 2014 PAGE DE GAUCHE Claude Monet, Cathédrale de Rouen, effet de soleil, 1894. Huile sur toile. Williamstown Clark Art Institute © The Bridgeman Art Library

Roy Lichtenstein, Cathédrale de Rouen, vue à trois moments différents de la journée sur trois panneaux, 1969. Huile et Magna sur toile. Collection privée © The Bridgeman Art Library © Estate of Roy Lichtenstein New York / adagp, Paris 2014

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