Bibliothéconomie de Jean-Luc Godard

June 14, 2017 | Autor: Mathias Lavin | Categoría: Jean-Luc Godard, Bibliothéconomie
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Descripción

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Mathias Lavin et Hélène Raymond Avertissement : Terminé pendant l’été 2013, cet article devait s’insérer dans l’ouvrage collectif « Bibliothèques de cinéma / Esthétique des collections », placé sous la direction d’Alban Pichon et publié par les Presses Universitaires de Bordeaux. Après une longue période d’incertitude, cette publication devrait enfin être possible au cours de l’année 2016. En attendant, avec l’aimable autorisation d’Alban Pichon, nous rendons accessible cette contribution. M. Lavin et H. Raymond

Bibliothéconomie de Jean-Luc Godard Si le discours de Jean-Luc Godard adopte volontiers la posture mélancolique et le ton de la déploration, comme en témoignent exemplairement ses Histoire(s) du cinéma avec leur insistance sur le rendez-vous manqué entre le cinéma et le XX e siècle, il est possible de le relier à une situation de crise contemporaine touchant l’écrit et ses modes de diffusion et de visibilité. Le thème de la mort du cinéma et les débats sur la dématérialisation des supports écrits entrent alors en résonance, au-delà de la relation ambivalente tissée entre l’image et l’écriture dans l’œuvre du cinéaste. Ainsi, s’attarder sur quelques représentations significatives de bibliothèques dans le cinéma de Godard permet de se placer au point de rencontre de ces deux domaines – et à la jonction de deux situations de crise. Au fil de l’œuvre apparaissent plusieurs modèles de bibliothèques que l’on peut regrouper en deux tendances selon que prévaut la mobilité des collections ou, au contraire, leur installation dans un lieu fixe. Nous proposons de suivre leur présentation, comme s’il s’agissait d’une visite, dans les films où elle est assez développée pour donner consistance au motif. Un des modes d’apparition de la bibliothèque dans le cinéma de Godard est la métonymie. Sans lieu véritable, elle est représentée par son contenu. Objet de la mise en scène, la collection documentaire est alors envisagée dans sa mobilité, à travers sa manipulation et sa circulation entre les personnages – nul doute qu’elle dialogue de la sorte avec la problématique de la citation qui appellerait d’autres développements. L’autre mode consiste à montrer la bibliothèque en tant que telle, espace dévolu au rangement et à la consultation des ouvrages où les rayonnages sont associés à des tables d’étude, et où les supports d’informations et les outils de production sont variés. C’est le cas dès Le Petit Soldat, où l’une des pièces de l’appartement des activistes du FLN présente un espace de travail pourvu de nombreux rayonnages entièrement recouverts de documentation. Ce lieu, avec ses collections et l’activité qui s’y trouve liée, va prendre une ampleur remarquable dans les films portraits des années 1990, souvent rapprochés des Essais de Montaigne, notamment

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parce que le cinéaste se filme dans sa bibliothèque. La référence à « l’arrière boutique »1 de l’essayiste du XVIe siècle, proposée par Colin MacCabe2, renvoie à une posture de création qui se confond avec une morale de l’existence, en particulier concernant la solitude propice à la libre réflexion. Nous porterons donc notre attention sur ce mouvement de balancier qui va de la collection mobile, désolidarisée des rayonnages, à la bibliothèque comme lieu d’étude et de production intellectuelle. Les Carabiniers, avec la séquence des cartes postales, Une femme est une femme, avec le jeu sur les premières de couvertures, octroient à la collection documentaire un rôle majeur, et insistent sur une manipulation chorégraphiée. Ces films portent l’attention sur les modes d’appropriation des documents par les personnages. De façon différente, bien que toujours dans cette catégorie de la métonymie, Une Femme mariée introduit la représentation de bibliothèques aux rayonnages vides, où l’absence de collection fonctionne comme un élément de discours méta-diégétique. C’est dans La Chinoise que la bibliothèque devient un lieu majeur de l’action puisque ses collections évoluent avec les protagonistes. Elle est interrogée comme cadre de vie, espace de stockage, et comme image de ses usagers. Durant la période suivante, la démarche de Godard se caractérise par la mise en place, à Paris, Grenoble, puis à Rolle, d’un studio de réalisation autonome3 dont les capacités sont pleinement exploitées pour les Histoire(s) du cinéma. Dans la série, la bibliothèque personnelle du « cinéaste-historien » devient partie intégrante de l’outil de production. Avant l’achèvement des Histoire(s)…, JLG-JLG détaille de manière approfondie cet outil, un peu comme Numéro 2 détaillait le studio vidéo, la pleine exposition du motif dévoilant conjointement l’importance des collections et des objets techniques qui les accompagnent.

La collection

La collection apparaît d’abord comme une métonymie de la bibliothèque. Objet multiple et potentiellement nomade, elle est parfois déballée par la mise en scène. On retrouve à son propos la distinction de Walter Benjamin entre le geste de faire étalage d’une collection, et celui de la donner à voir. Confronté au déménagement de sa riche bibliothèque personnelle, et recevant ses caisses de livres, Benjamin a rédigé un texte consacré à leur « déballage ». Face au spectre de l’éparpillement des collections, il composa une sorte de catalogue augmenté de commentaires qui inventoriait les pièces remarquables de sa bibliothèque. L’édition française a ajouté à cet essai le texte sur Le Regard de Georges Salles, conservateur du Musée Guimet où Benjamin écrit : « Georges Michel de Montaigne, Les Essais (1580-1592), adaptation en français moderne par André Lanly, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2009, Livre I, chapitre 39 « Sur la solitude », p. 296 : « Il faut se réserver une arrière boutique toute nôtre, toute libre, dans laquelle nous établissons notre vrai liberté et notre principale retraite dans la solitude. » 2 Colin MacCabe, Godard: a Portrait of the Artist at 70, Londres, Bloomsbury Publishing, 2004, chapitre 5 « The Arrière-Boutique: Anne-Marie Miéville and Rolle », p. 239. 3 Sur la période de constitution du studio voir Antoine de Baecque, « L’exil (1973-1979) », dans Godard : biographie, Paris, Fayard – Pluriel, coll. « Grand Pluriel », 2011, pp. 517-573. 1

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Salles rappelle ces collectionneurs qui, en vous admettant chez eux, ne font pas étalage de leurs trésors. À peine dirait-on qu’ils les montrent. Ils les donnent à voir 4. » La discrétion du collectionneur est proportionnelle à la disponibilité des ouvrages qu’il rassemble, laquelle est fonction de leur implantation dans un lieu qui puisse la prendre en charge sous ses aspects de conservation et de valorisation. Sans lieu fixe, pour exister la collection doit être déballée. Les Carabiniers propose une telle opération dans la célèbre séquence des cartes postales. Placé sous les auspices d’une citation liminaire de Borges s’en remettant à la simplicité des images littéraires5, le film éclaire cette référence par l’utilisation des images photographiques, notamment en raison de leur multiplication et de leur circulation entre les personnages, et en insistant sur les idées de collection et de classement. La collection de cartes postales rapportées du front par Ulysse et Michel-Ange est exposée en une séquence de douze minutes qui amorce le dénouement du film. Elle est le fruit du voyage des deux hommes et de leur désir d’appropriation des contrées traversées. Comme le soulignent Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues à propos du film, « Godard a comparé le tourisme à une forme moderne de guerre ; la guerre peut inversement être une forme de tourisme »6. Véritable trésor de guerre en effet, cette collection est classée et conservée dans une sorte de « boîte-en-valise »7, à la fois simple élément de transport et monde en réduction. Ainsi, à Cléopâtre et Vénus qui leur demandent où sont les richesses rapportées des combats, Ulysse et Michel-Ange montrent leur « boîte ». Le désir des deux femmes, d’abord frustré par la réduction de leur attente à un aussi pauvre objet que cette valise posée sur le sol boueux du terrain vague où se trouve leur bicoque, est bientôt comblé par l’exposition de la collection qu’elle contient. Exhibant chaque photographie comme preuve de leurs conquêtes, les soldats rétablissent le régime de satisfaction symbolique qui venait de butter sur la valise, garantissant du même coup la stabilité familiale et l’autorité du « Roi ». La séquence d’exposition des cartes postales fonctionne sur l’éblouissement provoqué par l’abondance des images, entrainant dans l’esprit des personnages la confusion du réel et de sa représentation. Cette confusion permet de réaliser symboliquement les promesses de richesse faites par les carabiniers pour inciter les hommes à s’engager. En ce sens, le dévoilement de la collection poursuit la séquence au cinéma où Michel-Ange décroche l’écran en voulant rejoindre l’image qui y est projetée, et la fascination des magazines où Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque : une pratique de la collection, Paris, Éditions Rivages, coll. « Rivages poche », 2000, p. 138. 5 Cf. Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues, Simple comme bonjour, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 60-61. Les auteurs font apparaître le dialogue au long cours engagé par Godard, dès cette période, avec Borges, autour du thème de la métaphore. Ils relèvent que les Histoire(s)… se terminent par la citation d’une citation de Coleridge par Borges : « Si un homme traversait le paradis en songe, qu’il reçût une fleur comme preuve de son passage, et qu’à son réveil, il trouvât cette fleur dans sa main… que dire alors ? », p. 61. 6 Ibid, p. 78. 7 La Boîte en valise que Marcel Duchamp réalise entre 1936 et 1941 contient en réduction les travaux antérieurs de l’artiste. C’est à la fois un musée portatif et une entreprise de totalisation qui a été interprétée comme la volonté de clore une période de son œuvre, notamment de rompre avec la pratique de la peinture qui lui est associée. 4

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sont les personnages, s’oubliant dans la contemplation des publicités, et s’incorporant leur image. Mais l’exposition des cartes postales est aussi l’occasion d’énoncer un classement et d’insister sur la nature singulière de ces images reproductibles. C’est l’unité du support, du format, des modalités production et de diffusion des documents qui établit la collection. La fonction commune des images ramène au même plan leurs sujets hétéroclites, permettant la répartition de l’ensemble en dix classes : monuments ; moyens de transport ; magasins ; œuvres d’art ; richesses de la terre ; merveilles de la nature ; paysages ; animaux ; les cinq parties du monde ; les planètes. Après avoir sorti les paquets de la valise, Ulysse, soucieux de montrer l’étendue de la collection, recommande de procéder avec « ordre et méthode ». Les sous-parties chronologiques, géographiques ou biologiques, qui organisent chacune des classes selon leurs sujets seront scandées par Michel-Ange, suivies du titre des images qu’il dépose sur la table. Pour éclairer le sens de cet énoncé scrupuleux nous pouvons revenir à Borges qui a su démontrer la portée ontologique et poétique des classements de bibliothèques en plaçant leur entreprise globalisante dans une perspective métaphysique. Dans la séquence des cartes postales, le classement sert la transformation de la relation des personnages aux images, et par conséquent il est pour eux l’outil d’un nouveau rapport au monde. L’ordre qui préside au dévoilement de la collection écarte d’abord Cléopâtre et Vénus qui sont maintenues à distance et n’ont pas leur mot à dire. Si l’énonciation du « catalogue » empêche l’accès direct aux documents, elle aménage cependant les conditions d’une appropriation. Ainsi, à mesure que l’ensemble est presque entièrement exposé, les cartes s’amoncellent en désordre sur la table, puis elles sont jetées en l’air et déclassées. Les deux femmes entrent alors dans la discussion, ramassant et disposant les images à leur gré. D’abord exclusif, le classement devient plastique, se prêtant avec une facilité déconcertante à de nouvelles configurations. La manipulation des images et leurs différents classements proposent une modalité alternative d’entrée dans le monde représenté. Si les images des magazines imposent leur loi de miroir de la vie quotidienne, la collection, à la fois classée et manipulée pour produire de nouveaux arrangements, permet aux personnages d’accorder les images à leur usage et mesure. Dans Les Carabiniers, la consultation collective de la collection pose la question de la reconnaissance d’un monde commun. Au-delà de la possession illusoire des objets représentés il s’agit, à partir des documents, d’inventer où de vérifier l’existence d’un langage et d’instituer un regard partagé entre les personnages. Appropriation du langage, partage des références, c’est bien le rôle des bibliothèques qui est convoqué à partir de la collection d’images fixes.

Vers la constitution d’une bibliothèque

Dans Une femme est une femme, prévaut également le déballage de la collection sur la bibliothèque comme lieu identifié. Au même titre que le mobilier de la salle de bain ou de la cuisine, les deux étagères où se trouvent placés les quelques livres d’Angéla (Anna

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Karina) et Emile (Jean-Claude Brialy), participent à l’environnement de leur vie commune. La bibliothèque ne constitue qu’un simple décor avant la fameuse séquence où le couple se dispute silencieusement à coup de mots inscrits sur les couvertures des ouvrages prélevés dans leurs rayonnages. Plus qu’à une caractérisation sociologique, la présence des livres vaut d’abord comme ressource sémantique, avec le jeu que leurs titres permettent par occultation, ajout ou montage. Ce passage est célèbre pour son usage des inscriptions et ses jeux avec les mots, et, comme souvent dans l’œuvre godardienne, présente de nombreuses couvertures de livres en gros plan. On peut tout à fait reprendre ici les catégories de Jacques Rancière qui, analysant la polarité propre à ce qu’il nomme le régime esthétique de l’art, écrit : « dans ce régime, chaque élément est à la fois une image-matériau, modifiable et combinable à l’infini, et une image-signe capable de dénommer et d’interpréter tout autre8. » Mais en-deçà du matériau et du signe, comme du rapport entre mot et image, il faut préciser la constitution de la collection et l’usage qui en est fait. Plusieurs romans policiers sont identifiables, qu’ils appartiennent à la Série noire, comme Eva ou Au Poteau, ou aux plus populaires éditions Fleuve noire (deux autres volumes). On remarque encore un ouvrage sur les momies péruviennes, un livre de la collection « du monde entier » de Gallimard se terminant par « sardine » (vraisemblablement La Rue de la sardine de Steinbeck), et Toutes les femmes [sont fatales] de Claude Mauriac. L’éclectisme est patent, avec une nette prédominance d’ouvrages (très) récents, et une majorité d’éditions de poche. L’organisation reste difficile à discerner : la rapidité avec laquelle les volumes sont choisis par les protagonistes peut s’expliquer par le nombre restreint de titres, et par une relative homogénéité générique (avec l’importance accordée à la littérature policière). La bibliothèque constitue avant tout le lieu d’un échange commun qui s’insère dans le quotidien des personnages9. On peut en déduire une définition de la vie à deux, où vivre en couple revient à partager sa bibliothèque, et surtout une conception du lecteur auquel revient la tâche de s’approprier un livre, quelles qu’en soient les modalités, du détournement à la note manuscrite. Une femme mariée marque une inflexion dans la mesure où les bibliothèques des deux appartements sont, chacune à leur manière, vides de contenu. La première séquence montre le couple illégitime (Macha Méril et Bernard Noël) dans l’appartement de location qui sert à leur rencontre. La pièce est pourvue de nombreux rayonnages, entièrement vides à l’exception de deux piles de livres visibles derrière les personnages dans deux plans. Comme dans Une femme est une femme (et à de nombreuses reprises dans l’œuvre godardienne), plusieurs premières de couverture sont filmées plein cadre : L’Âme, dernier opus de la trilogie d’Elsa Triolet, L’Âge de nylon que feuillette Macha Méril, puis Les Désirs intimes que vous n’osez avouer devant les femmes, et La Maîtresse, Jacques Rancière, La Fable cinématographique, Paris, Le Seuil, coll. « la librairie du XXIe siècle », 2001, p. 226. Rancière commente alors les Histoire(s) du cinéma mais cette polarité possède une valeur plus générale dans l’analyse du philosophe. 9 On l’oublie souvent mais cette scène de ménage apparaît aussi comme un rituel : dans la dernière séquence, les deux personnages vont piocher les livres sur leurs étagères s’apprêtant à répéter leur dispute antérieure avant de se réconcilier. 8

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deux titres dont la fonction de commentaire sur la situation est plus directe encore. Ce passage ne présente ni réflexion sur la collection, ni échange autour de la bibliothèque. En insistant sur les étagères vides, il renvoie à l’absence d’espace commun de ce couple. Outre cette fonction diégétique, il traduit sans doute une conception ambivalente de la bibliothèque. Dans l’appartement de standing que la femme mariée occupe avec son mari, les rayonnages apparaissent impersonnels constituant une maigre bibliothèque à vocation décorative où quelques volumes reliés cohabitent avec bibelots et maquettes d’avion. Sa présence redouble l’usage conventionnel du langage propre à ce couple qui vante les mérites de son logement par une série de slogans publicitaires. On comprend alors que les étagères vides puissent apparaître comme une mise à nu salutaire, servant à se libérer d’un langage constitué de clichés, et rendant possible, via la citation (visuelle ou textuelle), un espace de liberté. On retrouve dans la dernière séquence un lieu aussi dépourvu d’étagères que l’appartement montré au début. Les amants occupent alors une chambre d’hôtel dans l’aéroport d’Orly. Une bibliothèque serait évidemment saugrenue dans cet espace fonctionnel, mais on voit tout de même un livre qui revêt une valeur significative : Bérénice, dans l’édition des classiques Larousse, utilisé par l’amant-acteur qui répète le rôle de Titus. On constate ainsi que la mobilité du volume est encore préférée à l’installation dans un espace organisé pour le savoir. Dans La Chinoise, l’appartement provisoirement occupé par un groupe d’apprentis maoïstes est transformé en centre de documentation, de réflexion et d’élaboration politique. La critique de la séparation entre temps libre et temps travaillé est mise en œuvre avec la diversification des activités de documentation et la représentation d’une bibliothèque qui est à la fois lieu de travail et lieu de vie. Ainsi, hormis la chambre et la cuisine, le film se développe essentiellement dans deux pièces dont l’une est utilisée comme salle de conférences et l’autre, pourvue de grandes séries d’étagères, comme bureau-bibliothèque. Elles fonctionnent dans le prolongement l’une de l’autre, la réflexion collective prolongeant le travail individuel – et réciproquement. La plasticité du catalogue mise en œuvre par les personnages des Carabiniers est ici concrétisée par le renouvellement des collections de livres, qui produit l’un des effets visuels majeurs du film. Montrant en quelque sorte la progression de la pensée de Mao dans l’esprit des personnages, le Petit Livre rouge démultiplié se substitue peu à peu aux autres ouvrages pour devenir l’unique document disponible sur les rayonnages, à l’exception d’un numéro des « Cahiers marxistes léninistes » et d’un portrait photographique qui résiste à toutes les nouvelles configurations. Il est remarquable à ce propos que la bibliothèque au début du film, pourvue d’une documentation diversifiée, ménage néanmoins de nombreux espaces vides indiquant une possibilité d’accroissement et une forme d’ouverture inscrite dans sa composition, tandis qu’à la fin les volumes identiques du Petit Livre rouge occupent tout l’espace des rayonnages disponibles. Essentialisée, la collection est interrogée comme processus imbriqué dans la vie des personnages, fruit de leur activité et image de leur évolution. À l’instar d’Une Femme mariée où les époux récitaient un prospectus immobilier, les personnages se parlent en citant le bréviaire maoïste. Mais les citations du grand Timonier sont discutées, argumentées, le cinéaste insistant sur l’activité générée par le travail intellectuel. Par ailleurs, cette édition de

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poche forme une sorte de brique rouge qui devient, du fait de sa multiplication, un élément de construction. Dans cette perspective plastique, Godard réalise sur l’ensemble des rayonnages de l’appartement un all over bibliothéconomique, parfaitement illustré dans le film par la scénette montrant Yvonne (Juliet Berto) retranchée derrière une barricade de livres rouges. L’appropriation du livre en tant qu’outil de travail coïncide avec la construction d’une bibliothèque pour laquelle la répétition du même volume résorbe la question de la collection et met en avant la diversification des supports d’information. Un poste de radio, un appareil d’enregistrement et un tourne-disque sont également utilisés par les personnages et disposés dans le bureau, soit sur la table de travail, soit sur les rayonnages. En permettant de relier ces différents supports d’information à une activité et un espace communs, la bibliothèque apparaît fondamentalement comme un lieu de montage où le cinéaste peut reconnaître un aspect comparable à sa propre pratique.

La bibliothèque de JLG

La bibliothèque peut donc devenir, au sein de l’œuvre godardienne, un lieu de travail et de production. Après ses premières expériences en vidéo et au moment où s’élabore son projet d’une « véritable histoire du cinéma », le cinéaste développe le nouveau statut occupé par la bibliothèque de la manière suivante : « Au départ moi je cherchais de l’argent pour commencer à monter cet atelier dont je vous parle qui vous permette de travailler un peu, comme un romancier. Mais un romancier qui a besoin à la fois d’avoir une bibliothèque pour savoir ce qui s’est fait, pour pouvoir accueillir d’autres livres de gens, pour pouvoir ne pas lire que ses propres livres ; et en même temps, une bibliothèque qui serait une imprimerie aussi, pour pouvoir savoir ce que c’est qu’imprimer ; et pour moi, un atelier, un studio de cinéma est quelque chose qui est en même temps une bibliothèque et une imprimerie pour un romancier10. » Dès lors, il n’est guère surprenant que la bibliothèque en tant que telle apparaisse au cours des Histoire(s) du cinéma où sa présence, bien que discrète, occupe une place insistante. La bibliothèque constitue un élément de son espace de travail, essentiellement dans les deux premiers épisodes « Toutes les histoires » (1A), « Une histoire seule » (1B), ce qui lui donne un rôle fondateur pour l’ensemble de la série. Le cinéaste apparaît ainsi entouré de rayonnages, assis devant une machine à écrire, le regard tourné vers un point hors-champ qui semble être celui de la projection. L’entrée d’un micro dans le cadre, le bruit rythmé de la machine à écrire, laissent supposer que le cinéaste s’est figuré en train de composer les bans-titres et d’enregistrer le commentaire du montage qu’il semble voir hors champ. La bibliothèque constitue une réserve de Jean-Luc Godard, Introduction à une véritable histoire de cinéma, Paris, Albatros, coll. « Ça/Cinéma », 1980, p. 35. 10

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titres et de citations dont se sert Godard et, plus largement, elle participe à la constitution d’une archive multimédia où se mêlent différents supports de documentation, aussi bien visuels que sonores. Elle fait partie de l’arrière-boutique du créateur, laboratoire d’expérimentation et de production du langage. Le projet même entre en relation avec la bibliothèque en proposant une écriture de l’histoire par le montage des sources, induisant un travail de classement documentaire sur lequel le réalisateur et ses nombreux commentateurs ont insisté11. Si la bibliothèque du cinéaste 12 apparaît à plusieurs reprises dans les Histoire(s)…, elle est véritablement détaillée et visitée dans JLG/JLG, réalisé juste avant l’achèvement de la série. Comme un monologue en aparté par rapport au travail en cours, le film offre un véritable parcours des rayonnages qui restent à l’état de surfaces dans les Histoire(s)…, et propose une interrogation sur ses collections. D’une façon exemplaire, Godard prend en effet le soin de détailler longuement sa bibliothèque13, dont la mise en espace prend alors une importance révélatrice. Il convient de s’attarder sur cet exemple décisif concernant la représentation de la bibliothèque dans le corpus godardien. À la suite du premier plan montrant les rayonnages, on peut lire, tracée à la main sur un cahier, l’inscription « les signes parmi nous ». Ainsi placée en exergue de la visite de la bibliothèque, le titre du roman de Ramuz, utilisé également dans Histoire(s) du cinéma, appelle plusieurs interprétations. Au-delà de leur contenu, les livres, considérés comme objets, constitueraient avant tout des signes – à l’instar des images, pourrait-on penser, dont les citations sont également abondantes dans le passage. En outre, la proximité entre les signes et le lecteur (« parmi nous »), permet d’associer la bibliothèque à un organisme vivant. On retrouverait l’idée des livres comme entités autonomes, vivant leur existence propre, selon une tradition tour à tour mystique ou érudite. De manière plus prosaïque mais pas moins déterminante pour notre propos, la mention de l’œuvre de Ramuz peut enfin fonctionner comme indication d’un genre. En effet, le plan qui précède la mention détaille par un travelling latéral de droite à gauche une partie des rayonnages qui, si elle ne semble pas contenir l’œuvre du romancier suisse, est bien dédiée principalement à la littérature, d’Albert Camus à une sélection des grands titres de la Comédie humaine. Cet attribut générique est d’autant moins anodin que ce plan laisse entrevoir le mode de classement utilisé. Sur la première étagère visible, on distingue d’abord des titres de Camus, Simone de Beauvoir, Sartre ou la biographie de Voir, par exemple, ce propos du cinéaste dans Jean-Luc Godard et Youssef Ishaghpour, Archéologie du cinéma et mémoire du siècle, Tours, Farrago, 2000, p. 14 : « Je me demandais comment Cuvier avait fait. Une fois qu’on a classé les choses, il faut encore les retrouver. J’avais un classement très simple et puis un classement avec des débuts d’élaboration. Mais alors l’ennui c’est que j’avais commencé avec des débuts d’idée de séquences, j’avais beaucoup de cases spécialisées et je ne retrouvais plus ce dont j’avais besoin dans la case fondamentale, et alors je suis revenu à un truc simple : femme, homme, guerre, enfant, un truc très banal pour être au moins sûr de retrouver les choses, et aujourd’hui parfois j’en cherche et je ne les retrouve absolument pas, je sais qu’elles sont là, mais je ne les retrouve pas. » 12 À l’évidence, nous parlons ici de la bibliothèque telle qu’elle est figurée dans les films ; de même, en parlant de « Godard » nous renvoyons à sa propre auto-mise en scène. 13 Si l’on prend en compte les quelques plans sur des paysages, verdoyants ou enneigés, qui le ponctuent, cet ensemble dure quatorze minutes et quinze secondes, soit presque un quart du film (d’une durée de totale de 62 minutes). 11

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Genet par Edmund White. L’association de ces auteurs paraît évidente en termes de génération et surtout de liens biographiques et intellectuels. On voit ensuite, sur l’étagère contiguë, un ensemble dédié à la grande littérature française du XIX e siècle : Hugo, Zola, Flaubert, Stendhal, et Balzac (représenté par dix-huit titres). Le classement repose, là encore, sur un critère national et l’organisation par genre (roman) et par période, est patente, comme pour l’étagère inférieure qui contient des œuvres de Proust et Gide. Un autre plan, plus large et avec un axe de prise de vue différent (de biais et non plus frontal par rapport aux étagères) inscrit plus largement la bibliothèque dans l'espace filmique. Il est difficile d’en déchiffrer les signes, mais on distingue toutefois l’ouvrage de Françoise Dolto, Enfances, reconnaissable au portrait de l’auteur placé en couverture de l’édition de poche (collection « points/seuils »). Cette référence trouve des échos immédiats avec la démarche du réalisateur dans ce film. La référence à la psychanalyse invitant de plus à prêter attention au jeu du signifiant, on peut lire ainsi « Genet », si nettement lisible sur la tranche du livre vu auparavant, comme un « je nais » énoncé par Godard pour multiplier les allusions à sa pratique de l’autoportrait. Une autre inscription manuscrite est utilisée dans ce fragment, reprenant le titre du recueil d’Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part. Comme dans le cas de Ramuz, la citation fonctionne comme une indication générique annonçant le rangement des étagères visibles à sa suite : des volumes de Rilke mènent à Wittgenstein (dont un fragment de De la Certitude était lu au début du film), puis à une série de classiques Budé. Poésie et philosophie sont ainsi associées comme deux modes de pensée qui n’ont pas être séparés, selon une revendication du philosophe allemand – que les ouvrages de Wittgenstein soient alors identifiables témoigne sans doute de l’éclectisme ironique du cinéaste. La fin de ce travelling permet en outre de raccorder les deux ensembles de rayonnages, en fait voisins. À cette présentation de la bibliothèque, succède la mise en scène du réalisateur dans son lieu de travail et de réflexion. On voit d’abord Godard lisant un extrait d’Adrienne Mesurat puis offrant le volume à la jeune femme en charge du ménage qui lui annonce son désir de changer d’activité. On le voit ensuite choisir un autre volume de sa bibliothèque et en lire un fragment (il s’agit de Tocqueville), qui sert à réfuter les propos optimistes de la jeune femme sur la prospérité économique vantée par l’Union Européenne. Enfin, dans une ambiance devenue nocturne, on voit Godard de dos, lisant un passage de Sous le soleil de Satan, où la mention de Paul-Jean Toulet l’incite alors à gagner une autre partie de la pièce où est dressée un ensemble d’étagères basses. Le réalisateur y prélève alors les œuvres de Toulet pour y lire deux quatrains. Aux détails sur la bibliothèque succède donc un passage qui fonctionne comme une autoreprésentation de l’artiste au travail. Dans son lieu de création, il choisit des citations pour les assembler à des images ou à d’autres fragments sonores 14, pour leur Un rapide exemple : la citation du roman de Bernanos est associée à un extrait sonore du Journal d’un curé de Campagne de Bresson. Le contenu lui-même de la citation de Bernanos est fortement intertextuel : 14

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faire jouer une fonction dialectique par rapport aux autres références tout en composant autant de touches de son autoportrait. Il ne faut pas oublier, en effet, que l’on voit également de nombreuses représentations (reproductions de Rubens et Rembrandt sur un chevalet ; série de figures féminines, de Manet à Fragonard, disposée sur une table, un peu comme les cartes des carabiniers sur leur valise), et que l’on entend une bande son polyphonique (mêlant bribes de conversations et extraits de films). Comme on pouvait le soupçonner, dans la bibliothèque de JLG les textes ne sont pas séparables des images, et celles-ci impliquent une dimension sonore. En toute logique, la bibliothèque se fait médiathèque. Ce mouvement est amplifié dans la suite immédiate qui voit l’arrivée des « contrôleurs du centre du cinéma », chargés d’inspecter la partie plus proprement dédiée au cinéma de l’arrière-boutique godardienne : les livres de cinéma et les films, ou plutôt les « reproductions de films », selon la précision de l’intéressé. Les cassettes vidéo ne font l’objet d’aucun traitement de détail sur les rayonnages où elles sont disposées. On aperçoit juste un extrait de Espoir, regardé sur une visionneuse par « Monsieur André » (André S. Labarthe), puis on entend la voix Jean-Pierre Melville (en introduction de Bob le flambeur). Les livres de cinéma bénéficient par contraste d’une description plus fournie. « Monsieur Bernard » (Bernard Eisenschitz) énonce d’abord le nombre d’étagères dédiées à chaque pays : seize pour l’Amérique, deux pour l’Allemagne, et une seule pour la Russie et l’Italie. Un travelling permet, à nouveau, d’apercevoir un certain nombre de titres disposés, à n’en pas douter, sur l’une des étagères dévolues au cinéma américain puisqu’on identifie notamment un ouvrage sur Minnelli, et un autre sur la comédie musicale, un livre sur Jerry Lewis, les entretiens Hitchcock/Truffaut, une monographie de Nick Ray, etc. Là encore, le classement paraît évident : à l’organisation géographique, s’ajoutent des déterminations historiques (le cinéma américain d’aprèsguerre), et personnelles (des cinéastes admirés, sur lesquels il a pu écrire en tant que critique ou qui ont servi d’emblèmes à la politique des auteurs). Telle qu’elle apparaît disposée dans le film de manière fragmentaire, la bibliothèque adopte un plan de classement aussi simple que traditionnel, le rangement se faisant grosso modo par aires géographiques, par genres et par périodes. Autant que l’on puisse en juger (tous les titres ne sont pas visibles ou immédiatement signifiants), on est loin de la recherche du « bon voisinage » tel que le préconisait Warburg pour l’organisation de la sa Kulturwissenschaftliche Bibliothek. Cette sobriété dans le classement est somme toute compréhensible : un rangement usuel doit permettre une interaction entre textes, images et sons et c’est à ce niveau intersémiotique qu’opère le bon voisinage15. Il faut ajouter que les ouvrages visibles sont des éditions usuelles, avec une prédilection pour les éditions de poche. Aucune trace de bibliophilie dans un espace où la seule règle outre la référence explicite à Toulet, s’ajoute avec la formule « voici l’heure du poète » une allusion à Baudelaire (« voici venir les temps… », Harmonie du soir) et à Rimbaud (« voici le temps des assassins », Matinée d’ivresse). 15 À partir des travaux de Philippe-Alain Michaud, Georges Didi-Huberman ou Karl Sierek, il est devenu fréquent d’interpréter le projet warburgien en termes cinématographiques.

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est de faciliter le maniement des sources et des matériaux, ni d’exhaustivité qui, selon Adorno, est le symptôme d’un rapport petit-bourgeois au savoir, encore soucieux de totalité16. Si l’on distingue ainsi Le Purgatoire et L’Enfer, il manque La Paradis. Une telle omission fait signe, à l’évidence. Peut-être s’agit-il, de façon mélancolique, de renvoyer le Paradis à une impossibilité radicale. Derrière les volumes de Dante, on aperçoit d’ailleurs une image qui semble provenir de Hélas pour moi, comme pour renforcer la déploration. À l’opposé, n’est-ce pas la retraite du créateur, et la bibliothèque la constituant, qui fait alors office de lieu rédempteur ?

Le cinéma de Godard, d’emblée référentiel et jouant avec les citations de tout ordre, est sans doute resté longtemps méfiant envers la représentation des bibliothèques qui risquaient de monumentaliser le savoir et de le figer plutôt que de faciliter sa dissémination. Ainsi s’explique l’importance octroyée à l’idée de collection et à sa mobilité avant que les rayonnages remplis n’envahissent progressivement les films. La bibliothèque devient alors partie intégrante de l’atelier, de l’arrière-boutique, dans l’indistinction maintenue entre retraite personnelle et lieu d’activité. On peut penser que la représentation concrète de (fragments de) bibliothèque entre en résonnance avec une interrogation historique où la crainte qu’il ne reste rien du cinéma va de pair avec l’angoisse plus large d’une perte de la mémoire séculaire dont les livres sont en partie les véhicules et les garants. À ce sujet, un détail est notable dans JLG/JLG. Si un problème crucial qui se pose à une bibliothèque, qu’elle soit privée ou publique, est celui de l’espace, et plus précisément du manque de place 17, les rayonnages montrés dans ce film sont loin d’être tous remplis, comme s’il s’agissait de figurer des manques. Quelle que soit son importance, semble dire Godard, la bibliothèque n’offre qu’une image en réduction du savoir, elle est travaillée par les pertes irrémédiables et l’impossibilité de la complétude. On n’est pas loin du début des Histoire(s)… dédié aux films perdus, mutilés ou rendus impossible. Plus encore, il est intéressant que le réalisateur contrebalance l’incomplétude de ses rayonnages par l’idée du don : on le voit en effet offrir son exemplaire d’Adrienne Mesurat à la jeune femme faisant office de bonne à tout faire. L’espace libre sur les étagères n’est plus alors la trace d’une lacune mais bien l’indice d’une circulation des références et de la pensée. Un tel mouvement du savoir, sa préservation comme sa valorisation, un ajustement de ses conditions à l’évolution des usages, qui sont bien les buts d’une bibliothèque, deviennent l’argument du récit dans Notre musique. Le film est organisé autour d’un salon européen du livre à Sarajevo, et se clôt par la représentation en un court épilogue du « Paradis » (écho au livre manquant dans JLG/JLG ?) et orienté par cette affirmation que le cinéaste adresse Theodor W. Adorno, « Caprices bibliographiques », dans Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, coll. « Champs/essais », 2009, p. 253. 17 Alberto Manguel, Chapitre V « Une ombre », dans La Bibliothèque, la nuit, Arles, Actes Sud, 2006, pp. 115-135. 16

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lui-même à la jeune nièce du traducteur qui l’accompagne : « les hommes les plus humains ne font pas la révolution, Mademoiselle, ils font des bibliothèques. »

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