A la recherche de la musique grecque

July 19, 2017 | Autor: Annie Bélis | Categoría: Ancient Greek and Roman Art
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Descripción

1

Annie Bélis

Les statues, les vases, les témoignages littéraires ou les imprécations des philosophes… Tout le prouve : la musique tenait dans les cités grecques une place qui nous étonne aujourd’hui. Pendant des siècles,

toutefois,

ces

œuvres

sont

indéchiffrables.

A la recherche de la musique grecque La musique qu’aimaient les Grecs Mystérieuse musique grecque…

restées

2

L’auteur Spécialiste de la musique antique, ancien membre de l’Ecole Française d’Athènes, Annie Bélis est Directeur de Recherches au CNRS. Elle dirige l’Ensemble vocal et instrumental Kérylos, qu’elle a fondé en 1990, et qui jouit d’une réputation internationale. Bibliographie: Aristote:

le

Aristoxène Traité

de

Tarente

d’Harmonique,

et

Paris,

Klincksieck 1986. Les hymnes delphiques à Apollon (étude épigraphique et transcription musicale), Corupus des Inscriptions de Delphes, tome III, Paris, De Boccard, 1992. Musiques de l’Antiquité grecque: de la pierre au

son,

Compact-disque

(1996),

Ensemble

Kérylos, Éditions K 617, réf. 069-1996. Les musiciens dans l’Antiquité, Hachette Littératures, Collection “ La vie quotidienne ”, Paris, 1999.

L’Histoire n°

3

Recherche Auteur : Annie Bélis ttires :

Dans la l’Antiquité gréco-romaine, que ce soit à Athènes ou à Sparte, en Asie Mineure, en Egypte ou jusque dans les provinces les plus reculées de l’Empire, la musique a été pratiquée et écoutée avec une passion qu’on a quelque peine à concevoir

aujourd’hui.

Nous

en

avons

les

témoignages constants, depuis le Viè s. av. J.-C. jusqu’au Ivè s. ap. J.-C.. Don des dieux qui en jouaient avec ferveur, transmise aux hommes par de mythiques musiciens aux pouvoirs merveilleux, la musique imprégnait la vie de tous, hommes et femmes, enfants et adultes, esclaves et hommes libres, pauvres et riches. Elle accompagnait chaque moment de la vie, privée comme publique, de la naissance à la mort. Malheureusement, très peu de partitions ont survécu, et quand on en possédait, leurs signes musicaux restaient une énigme indéchiffrable qui rendait impossible leur transcription en notes modernes. Chercher à connaître la musique en Grèce, c’est donc se mettre en quête de musiques rares, difficiles à décrypter, et d’instruments depuis longtemps

oubliés

qu’il

faut

identifier

et

reconstruire pour en faire revivre les sonorités perdues.

4

Les Grecs et les Romains ont utilisé une quantité impressionnante d’instruments (84 noms connus) — à cordes, à vent, à percussion, depuis la flûte en roseau la plus rudimentaire du berger jusqu’aux cithares et à l’aulos des virtuoses, sorte de hautbois à deux tuyaux, doté de mécanismes complexes1,

extraordinairement

qui

correspondaient aux compétences des uns ou des autres, à des répertoires dsitincts, ou appropriés à telle ou telle circonstance. Citoyens des villes, ouvriers, artisans, tous chantaient, tous jouaient d’un instrument à vent (flûte de Pan, aulos) ou de la lyre. Les nourrices fredonnaient des berceuses aux les petits enfants. Les femmes étaient exclues de la scène, mais, lorsqu’elles accomplissaient une tâche fastidieuse ou répétitive, filer la laine, tisser ou moudre le grain, puiser l’eau à la fontaine, elles entonnaient une mélopée qui rythmait leurs gestes et leur faisait oublier leur lassitude. A bord des navires de guerre athéniens, un “ aulète de trière” donnait la cadence aux rameurs, tandis que ceux-ci accompagnaient leurs efforts d’un “ ru-ppapaï ! ” à chaque fois qu’ils tiraient la rame vers eux. A

côté

des

musiques

traditionnelles

ou

populaires, que chacun pouvait jouer ou chanter, il

1

L’aulos grec, les tibiae ne sont pas à proprement parler

des flûtes qui sont des instrument à anches, dont les flûtes antiques étaient dépourvues

5

existait des morceaux de bravoure : seuls les virtuoses étaient en mesure d’en vaincre les difficultés techniques et et d’en dominer les subtilités stylistiques. Les deux domaines n’étaient pas strictement distincts pouvaient se croiser. Une mélodie ou une pièce instrumentale initialement composée pour des

interprètes

professionnels

devenait

couramment une chanson populaire. Bon nombre des “ grands airs ” qui ponctuaient les tragédies d’Euripide étaient chantés par l’homme de la rue, à Athènes mais aussi dans tout le monde grec et particulièrement en Sicile. La littérature abonde en anecdotes sur le succès immédiat et sur une popularité qui demeure intacte plusieurs siècles après la mort du poète-compositeur. C’est ce qui explique que deux papyrus musicaux du IIIe s . av. J.-C. portent des musiques de l’Oreste et de l’Iphigénie à Aulis d’Euripide, créés 100 à 150 ans plus tôt.. Les Grecs (et les Romains à un moidre titre) un goût prononcé pour les concerts et les récitals qui étaient organisés dans toutes les cités importantes, dans tous les théâtres. Quelques riches particuliers faisaient venir chez eux, à prix d’or, des musiciens professionnels réputés. Dans l ’Empire romain, des des esclaves musiciens donnaient des leçons aux enfants de la maison ou, lors des banquets, ajoutaient l’agrément de leurs mélodies raffinement des mets.

au

6

Une tradition proprement grecque voulait que, à l’issue d’un banquet, les convives entonnent les uns à la suite des autres les couplets d’une “ chanson de table ”, en s’accompagnant d’une lyre ou d’un “ barbiton ”2 qui passaient de main en main.

Se

montrer

incapable

d’accorder

convenablement les 7 cordes de l’instrument exposait à la risée générale, et rester coi au moment d’enchaîner le couplet suivant était la marque d’un manque

d’éducation

(une

“ éducation

de

pourceau ”, dit Aristophane), indigne d’un citoyen soucieux de tenir sa place dans la société. On touche là à une dimension essentielle de la musique en Grèce. Au-delà du plaisir artistique qu’elle procurait, elle a joué un rôle à la fois social, civique, politique et religieux. Les grandes compétitions

musicales

qui

se

déroulaient

périodiquement à Athènes et dans toutes les cités importantes en témoignent de manière éclatante. Tout Athénien de condition libre pouvait être appelé à chenter un jour ou l’autre dans le chœur d’hommes ou de jeunes garçons constitué par sa tribu3 en vue des Dionysies ou d’autres concours civiques, à Sparte par exemple.

2

Le barbiton est un instrument grave, qui est à la lyre ce

qu’est le violoncelle au violon. 3

Athènes était divisée en 10 phylès à l’époque classique,

puis 12 à l’époque hellénistique.

7

Lors des Grandes Dionysies, fêtes religieuses données tous les quatre ans en l’honneur du dieu Dionysos, des chœurs de 15 hommes s’affrontaient lors des épreuves de tragédie, de comédie et de drame satyrique, tandis que les épreuves de dithyrambes,

longs

récits

en

vers

chantés,

exigeaient 50 choreutes, hommes ou enfants. C’était là une obligation civique à laquelle on ne se dérobait pas, qui impliquait un entraînement de plusieurs mois, sous la direction d’un “ instructeur de chœur ” et d’un “ aulète ”, qui était toujours un instrumentiste de renom. La victoire du chœur rejaillissait sur l’ensemble de la tribu et le chorège (citoyen fortuné auquel il incombait de financer l’entraînement et l’entretien du chœur) ne manquait pas d’édifier un trépied célébrant sa victoire aux abords de l’Acropole. L’inscription, gravée sur le socle après la mention de la date, du concours, du chorège, citait le nom de tous ceux qui avaient contribué au succès. Des compétitions comparables mais entre musiciens professionnels pouvaient être organisées dans des cités grecques ou dans de grands sanctuaires

qui

témoignaient

ainsi

de

leur

rayonnement religieux et artistique. Les plus célèbres

étaient

les

trois

concours

sacrés

panhelléniques, qui succédaient sur un cycle de quatre ans : les Pythia, en l’honneur d’Apollon , se déroulaient à Delphes tous les quatre ans; les concours isthmiques, se tenaient près de Corinthe

8

dans le sanctuaire de Poséidon; les compétitions de Némée, au nord-est du Péloponnèse, étaient en l’honneur de Zeus4. Dans chaque discipline, seul le meilleur était couronné.5 Les épreuves se déroulaient pendant plusieurs jours

devant

un

public

connaisseur

et

particulièrement intraitable, capable de détecter la moindre fausse note ou le plus petit écart de rythme. Certains n’hésitaient pas à lancer depuis les gradins des remarques acerbes. S’érigeant en critiques à chaud, compositeurs et interprètes émettaient des jugements d’une phrase assassine que le bouche à oreille se chargeait de propager (des textes ont conservé les plus réussies, qu’aucun journal d’aujourd’hui n’oserait guère publier6). On manifestait son mécontentement en lançant vers le

4 5

Il n’y eu jamais de concours musical à Olympie. Les concours où s’affrontait l’élite des musiciens

antiques peuvent tout à fait être comparés à l’actuel “ circuit ” des joueurs de tennis professionnels qui se rencontrent dans 4 grands tournoi chaque année, et sur un certains nombre de tournois de moindre importance, dotés de prix en argent. Les concours rétribués d’importance locale ou régionale se multiplièrent à l’époque romaine. 6

Le cithariste athénien Stratonicos, dont la carrière se

situe au IVe s. av. J.-C., excella dans ce genre d’ironie. Assistant à la création d’un e sorte d’oratorio où Sémélè pmérit foudroyée en donnant naissance au dieu Dionysos, il s’écria depuis sa place: “ Quels glapissements aurait-elle donc poussés si, au lieu d’un dieu, elle avait accouché d’un impresario? ”

9

fautif de toutes sortes de projectiles : cailloux, figues, dattes, raisins, olives ou pièces de monnaie... La victoire constituait un titre de gloire passionnément

convoité.

Inversement,

la

disqualification en cours d’épreuve était une humiliation: toute prestation considérée comme inférieure au niveau requis était interrompue sur un signe des juges. Sous les sifflets, les huées et les quolibets de la foule, le musicien était chassé du théâtre par des appariteurs qui lui cinglaient les jambes à coup de badine. On comprend dès lors l’importance de la formation musicale non seulement pour les professionnels mais pour tout citoyen qui, afin de tenir sa place dans la société, devait avoir de solides connaissances musicales. L’enseignement de la musique commençait dès que le jeune garçon, fils de citoyen libre, vers l’âge de 13 ans, avait terminé son apprentissage de la lecture et de l’écriture chez un professeur de “ lettres ”. Il se rendait alors chez le “ cithariste ”i qui, durant trois ans, lui enseignait à la fois les œuvres du répertoire (qu’on apprenait par cœur) et à jouer d’un instrument. Les vases athéniens du

e

V

siècle av. J.-C.

représentent parfois ces scènes où des élèves, autour de leur professeur, s’efforcent de reproduire ce qu’il leur a fait entendre sur sa lyre ou son “ aulos ”. L’apprentissage musical de base reposait

10

sur l’exemple, et la répétition et, pour la musique, se faisait d’oreille. Les enfants n’avaient donc pas à savoir lire des partitions. La notation en usage était d’ailleurs d’une complexité telle que les compositeurs eux-mêmes ne l’utilisaient pas, recourant aux services de scribes musicaux professionnels. [encadré : La notation musicale en usage durant dix siècles dans l’Antiquité, n’est pas, comme la nôtre, “ spatiale ”. Elle ne recourt en effet qu’à des symboles dans deux notations distinctes, la vocale pour ce qui est chanté, et instrumentale pour ce qui est joué. Au nombre de 1687, les signes sont les 24 lettres de l’alphabet grec (pour l’octave centrale de la voix), et d’innombrables dérivés (divers artifices sont utilisés: le tronquage — un E devient F—, la déformation et le retournement,— un < devient > —, l’adjonction de barres — Y devient ¥, etc..). Sa complexité même faisait la précision de ce système de notation où les degrés pouvaient se succéder de quart de ton en quart de ton. Son déchiffrement et sa transcription ont été rendus possibles grâce au traité de notation qu’Alypius rédigea vers 360 de notre ère. La plupart des partitions parvenues jusqu’à nous utilisent la même notation, dite “ alypienne ”.] Ceux qui souhaitaient se consacrer au métier de musicien devaient se faire admettre auprès d’un virtuose

confirmé.

Moyennant

un

salaire

généralement très élevé, il transmettait son art à ses

11

disciples, qui logeaient chez lui tout le temps que durait leur formation. Les leçons avaient lieu en groupe. Qu’il s’agisse de chant ou de technique instrumentale, la discipline musicale requérait des heures d’exercices quotidiens, sous la férule de maîtres redoutés et exigeants — dont toute la pédagogie consistait parfois à rabrouer l’élève devant ses condisciples. Une erreur de style, une interprétation inadéquate, un jeu outrancier se voyaient plus durement réprimandées qu’une simple fausse note. Au terme de deux ou trois années d’une formation du plus haut niveau, les jeunes musiciens pouvaient se faire engager dans une troupe constituée. Seuls les meilleurs pouvaient mener une carrière de soliste international, avec ou sans l’assistance d’un conseiller, à la fois impresario et professeur, qui pouvait être leur père ou leur frère. La vie des interprètes d’exception se déroulait au rythme des grands concours du bassin méditerranéen sur un “ cycle ” de quatre ans , dont le calendrier était soigneusement fixé en fonction de la durée des voyages à accomplir pour se rendre de l’un à l’autre. S’ils en avaient le temps, ils s’arrêtaient quelques jours dans une cité pour y donner un récital ou une conférence à l’invitation d’un notable ou des autorités. Comme celles des poètes, des philosophes ou des médecins, les conférences des musiciens rencontraient un vif succès, particulièrement dans la ville d’Alexandrie

12

dont les habitants passaient pour les plus fins connaisseurs en la matière. Tout musicien ne manquait pas de faire tôt ou tard un pèlerinage à Délos, l’île natale d’Apollon : il déposait une offrande dans le temple du dieu de la musique et offrait gratuitement “ à la ville et au dieu ” des récitals qui pouvaient s’étaler sur plusieurs jours. Les artistes moins brillants avaient eux aussi le moyen de gagner décemment leur vie, grâce aux engagements qu’ils contractaient pour des fêtes privées. Aulètes, mimes, mais aussi danseuses et percussionnistes

se

regroupaient

en

petites

compagnies sous la responsabilité d’une sorte de chef d’orchestre qui remplissait aussi les fonctions d’administrateur et d’impresario. On les recrutait par contrat rédigé en bonne et due forme pour animer

une

fête

de

village,

un

banquet

d’anniversaire, un sacrifice, voire pour rythmer le foulage du raisin pendant les vendanges. Les tâches considérées comme méprisables étaient réservées à des instrumentistes de condition servile ou au plus bas de l’échelle sociale. Dans cette catégorie ne figurent pas les aulètes de trière qui avait rang de sous-officiers, mais les aulètes de funérailles, souvent originaires de la Carie, en Asie Mineure, et de piètre réputation, il faut en convenir. Mettons à part la catégorie des esclaves musiciennes et danseuses (les “ geishas ” de

13

l’Antiquité), dont les moins favorisées, exploitées par

un

proxénète,

louaient

sur

le

marché

d’Athènes leurs talents et leurs charmes. Fixé par la loi, le tarif était plafonné à 2 drachmes par jour. Elles se produisaient dans des banquets entre hommes ou des parties fines. Les plus cotées, souvent excellemment formées dans des écoles de musique, pouvaient espérer être affranchies ou, la chance aidant, devenir la maîtresse influente de quelque puissant ou riche personnage. La place centrale de la musique dans la cité n’a cessé de susciter la réflexion politique des philosophes. Comme on lui reconnaissait un pouvoir sur l’âme et, partant, sur les mœurs, il était indispensable de définir les cadres de l’éducation musicale. C’est une réflexion dont les premières traces écrites remontent à la fin du

e

VI

siècle avant

notre ère. Dans les cités les plus conservatrices (par exemple en Crète, à Argos, en Arcadie ou à Sparte), des législateurs cherchèrent très tôt à soumettre l’interprétation musicale à des règles strictes. Toute infraction à la norme, toute innovation jugée trop dangereuse (modification des “ tonalités ” et des structures d’échelles, ajout de notes, ornementation) se voyait sanctionnée par une amende ou par un châtiment qui pouvait aller jusqu’à l’exil du coupable. Au nom d’un principe : dès que la musique s’écarte de ses valeurs ancestrales, alors c’est le corps politico-social,

14

c’est L’État tout entier qui est lui-même mis en péril. C’est la profession de foi de Damon, reprise par Platon. Aristophane, à la fin du Ve siècle avant notre ère, avait déploré que l’on ait cessé d’inculquer aux adolescents les beaux chants d’autrefois, dont le texte poétique respirait l’élévation et dont les mélodies étaient un modèle de sobriété. A l’en croire, cédant au goût du jour, les professeurs de musique enseignaient des airs dans le style nouveau, tout “ entortillés de fioritures ” et de broderies,

et

dont

les

vers

sacrifiaient

au

maniérisme. Platon, au

IVe

siècle av. J.-C, poursuivit dans

cette veine et fit tout pour imposer le retour à la “ bonne

musique”. Jusque dans les premiers

siècles de notre ère, les écoles philosophiques ont passionnément débattu de questions musicales qui nous laisseraient plutôt indifférents aujourd’hui. Pour comprendre le dédain des moralistes, il faut mesurer l’enthousiasme des foules “ ignares ” pour les récitals à grand spectacle et leur admiration sans borne pour les vedettes de la scène. Dès qu’un virtuose renommé était annoncé en ville, on accourait au théâtre. Chacun voulait l’approcher, lui parler, le toucher. Le désir de popularité supplantait parfois l’art pour l’art. Un instrumentiste faisait l’admiration et l’envie d’un de ses disciples qui voyait le peuple s’attrouper

15

autour de son maître “ comme des moineaux autour d’une chouette ”. Les effets de ce qui devenait un véritable phénomène de société se firent rapidement sentir. A partir de l’époque d’Alexandre, au

IVe

siècle av.

J.-C., la question n’est plus tant pour les solistes de renom de porter l’art à son summum que de s’assurer à tout prix “ la gloire et la fortune ” (l’expression se lit dans toutes les sources), quitte à renoncer aux principes de l’art lui-même. Comment juger de l’évolution de l’art musical dans la Grèce ancienne? Si nous connaissons le système musical par une trentaine de traités, si les textes du répertoire nous ont été transmis par une myriade de témoignages indirects (chansons populaires, airs à boire, chansons de travail, hymnes

religieux,

cantilènes

de

tragédies,

dithyrambes, lamentations funèbres, etc.), c’est pour la plupart, sans la musique qui les accompagnait. Fort heureusement, une soixante à soixante-dix partitions (texte et notation musicale), toutes en grec (même pour celles d’époque romaine) ont pu être sauvées du désastre : papyrus exhumés en Égypte, quelques inscriptions, une poignée de manuscrits médiévaux et byzantins recopiés d’originaux antiques — un nombre insignifiant

au

regard

de

l’énormité

d’une

production qui s’est étendue sur une dizaine de siècles.

16

Ce

“ naufrage ”

de

la

musique

antique

s’explique par la complexité de la notation musicale qui a plus d’une fois découragé les copistes du Moyen Age : ils ont retranscrit les textes, mais paraissent souvent avoir renoncé à faire de même pour les signes qui en surmontaient les lignes, faute d’en connaître l’importance et le sens — peut-être même ignoraient-ils de quoi il s’agissait. Les humanistes de la Renaissance ont cru qu’aucune partition antique n’avait été sauvée (ou que les Grecs n’en avaient pas écrites), un constat désespérant pour érudits qui savaient par les textes de Platon, d’Euripide, des poètes, des philosophes, des historiens et des théoriciens de la musique combien les Grecs étaient fiers de leur patrimoine musical



un

patrimoine

qu’on

imaginait

merveilleux mais dont pas une seule note ne pouvait être encore trouvée. En 1581 enfin, un érudit italien repéra dans un manuscrit de Florence une page comportant 4 poèmes, accompagnés de signes qu’il reconnut aussitôt comme des notations musicales. Il en fit passer une copie à son ami Vincenzo Galilei (musicien et philosophe, père de l’astronome bien connu). Il en publia un relevé dans son Dialogho della musica moderna, e antica, mais sans être en mesure de le retranscrire en notes modernes. Sept ans plus tard, un autre feuillet manuscrit retint l’attention du célèbre théoricien vénitien

17

Zarlino :

il

s’agissait

d’un

document

assez

énigmatique portant des signes musicaux disposés en deux colonnes assortis d’indications techniques. L’Italien ne put que le décrire, faute de connaître le code de la notation. Il fallut attendre le milieu du

e

XVII

siècle pour

qu’un jeune prodige danois du nom de Meibom n’édite et ne traduise en latin sept traités de théoriciens grecs, parmi lesquels un ouvrage d’un certain Alypius qui contenait des tables de notation musicale. Ces tables sont à la musique antique ce que

fut

la

“ pierre

de

Rosette ”

pourles

hiéroglyphes égyptiens : elles nous donnent la clé de la notation grecque. Grâce à l’ouvrage de Meibom, quelques savants s’essayèrent sans grand succès au décryptage du manuscrit jadis publié par Galilei. Le pas décisif fut franchi en 1841, quand l’Allemand Friedrich Bellermann découvrit un opuscule de théoricien(s) d’époque impériale (probablement du IIIè s. ap. J.C.) dont le manuscrit se conclut par une page de musique instrumentale. Il la transcrivit et proposa un diapason de référence qui donnait des équivalents modernes aux signes antiques. Il appliqua sa méthode aux hymnes composés entre 117 et 138 ap. J.-C. par le compositeur et ami de l’empereur Hadrien, le Crétois Mésomède. La musique revivait, petitement certes, mais elle revivait.

18

Et voici qu’à la fin du s’accéléra.

On

e

XIX

découvrit

siècle, l’histoire

coup

sur

coup

l’inscription d’une chanson funéraire et un papyrus portant ce que personne n’aurait jamais osé espérer :

plusieurs

lignes

d’une

musique

d’Euripide. Dix ans plus tard, entre 1892 et 1893, lors de la “ grande fouille ” menée par l’École française d’Athènes dans le sanctuaire de Delphes, apparurent ce qui demeure encore aujourd’hui la trouvaille

la

plus

importante :

deux

impressionnants hymnes à Apollon, respectivement de 4 et de 10 strophes, assez longs pour que l’historien Théodore Reinach, qui les transcrivit le premier,

pût

s’enthousiasmer

devant

la

“ bibliothèque musicale de Delphes ”. Aucune autre inscription musicale n’a été mise au jour depuis mais de nombreux feuillets de papyrus, détachés dans l’Antiquité de cahiers de musique pour être employés à un autre usage, continuent à être exhumés, identifiés, transcrits. Il sont trop souvent en triste état, mutilés, troués, effacés, et ne nous livrent que des bribes de partitions. On peut s’estimer heureux lorsque survivent quelques lignes intactes, et comblés lorsque toute une page est restée lisible. Dans notre “ bibliothèque musicale ” antique, tous les genres ne sont pas représentés : on n’y trouve ni mélodies en langue latine, ni airs de comédie, ni œuvres vocales en latin, ni nomes, ces

19

pièces hérissées de difficultés techniques et stylistiques qui passaient pour le sommet de l’art. Quoi qu’il en soit, estimons-nous heureux qu’une partie de ce glorieux patrimoine ait survécu. A travers ces musiques subtiles et puissantes, réveillées d’un assoupissement de vingt à vingtcinq siècles, se devinent la richesse et l’intensité d’une activité musicale inlassable, à laquelle théoriciens, compositeurs, interprètes, luthiers, ont œuvré sans relâche, et, qu’après quatre siècles de patients efforts des érudits, nous avons enfin le privilège d’admirer aujourd’hui.

20

Nous sommes en mesure de restituer des œuvres de tous les répertoires, profanes ou religieux, composées entre la fin du Ve siècle av. J.-C. et le e

III

siècle ap. J.-C. Nous connaissons ainsi les deux chœurs de

l’Oreste et de l’Iphigénie à Aulis du grand Euripide ; les deux péans (hymnes) d’apparat qu’un ensemble musical de 94 chanteurs et instrumentistes interpréta à Delphes pour les fêtes magnifiques données en l’honneur d’Apollon en 128 av. J.-C. ; la poignante chanson qu’un compositeur sicilien, mort près de Tralles en Asie Mineure, a fait graver sur sa stèle funéraire. En outre, nous connaissons bon nombre de pièces anonymes, vocales et instrumentales dont un superbe solo de cithare et un vigoureux duo pour cordes et percussion ; le recueil de quatre œuvres de Mésomède, constitué de deux préludes, d’un Hymne au Soleil, admiré et imité par des Pères de l’Église, et d’un extraordinaire Hymne à Némésis qui resta célèbre jusque dans l’Antiquité tardive (il est mentionné par un auteur chrétien en 405 ap. J.C.); 18 lignes d’un aria pour basse, fragment d’une tragédie perdue du IIe siècle de notre ère... Citons enfin une hymne chrétienne à la Trinité, sans nom d’auteur, qui constitue l’ultime témoin d’une tradition qui finit, celle de la musique

21

païenne, et le premier d’une tradition naissante, celle de la musique d’Église. Toutes ces œuvres sont interprétées sur des répliques exactes d’instruments grecs et romains (lyres, cithares, aulos, percussions...).

CD “ De la pierre au son: Musiques de l’Antiquité Grecque/Ancient Greek Music ”, par l’Ensemble KÉRYLOS, direction: Annie Bélis. (1996) Éditions “ K 617 ”, Réf. K617069-M7 865DDD (cet enregistrement a obtenu ( “ Diapasons ”. i

Contrairement à ce que laisserait croire son nom, le

“ cithariste ” n’enseignait pas la cithare (instrument réservé aux seuls professionnels), mais la lyre et l’“ aulos ”.

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