« Fiction de la chronique chez Jean Lorrain »

September 1, 2017 | Autor: M. Simard-Houde | Categoría: Jean Lorrain, Littérature Française, Presse, Postures d'écrivains, écrivains-Journalistes
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Descripción

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ISSN : 2031 - 2790

Mélodie Simard-Houde Fiction de la chronique chez Jean Lorrain Résumé Jean Lorrain, écrivain et chroniqueur mondain de la Belle Époque, a prépublié dans la presse un grand nombre de chroniques dialoguées et de nouvelles, notamment celles que l’on trouve recueillies dans Madame Baringhel (1899), Le Crime des riches (1905) et L’École des vieilles femmes (1905). Ces textes courts présentent bien souvent un statut générique particulièrement ambivalent. À mi-chemin entre discours journalistique et discours littéraire, on pourrait ainsi les qualifier de « fictions de la chronique », car ils représentent les mêmes topographie, chronographie et scénographie que la chronique. En outre, ils participent à la construction de la posture propre à l’écrivain-journaliste et, plus précisément, au chroniqueur. La mise en relation du rôle de médiateur du chroniqueur avec les personnages de conteurs et de narrateurs lorrainiens éclaire l’ambivalence générique de ces textes courts, qui ne font pleinement sens qu’à la lumière du contexte médiatique où ils prennent forme.

Abstract Jean Lorrain, writer and columnist of the French « Belle Époque », pre-published a large number of columns and short stories in the press, which can now be found in Madame Baringhel (1899), Le Crime des riches (1905) and L’École des vieilles femmes (1905). The generic status of these short texts is often particularly ambivalent. A cross between journalistic and literary discourse, they can be considered « fictions de la chronique » because they display the same topography, chronography and scenography as the chronicle. They also contribute to the construction of the image of the writer-journalist and, specifically, that of the columnist. Drawing a link between the columnist in his role as mediator and the character of the storyteller or the narrator highlights the generic ambivalence of Lorrain’s short texts. Thus, these works can only be fully comprehended in relation to the context of their original publication.

Pour citer cet article : Mélodie Simard-Houde, « Fiction de la chronique chez Jean Lorrain », dans Interférences littéraires/Literaire interferenties, nouvelle série, n° 6, « Postures journalistiques et littéraires », s. dir. Laurence van Nuijs, mai 2011, pp. 81-98.

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Interférences littéraires/Literaire interferenties, n° 6, mai 2011

Fiction de la chronique chez Jean Lorrain Introduction Jean Lorrain (1855-1906) fut un chroniqueur influent dont la carrière journalistique, s’étirant sur une vingtaine d’années, de 1885 à sa mort, l’amena à contribuer à plusieurs journaux parisiens, notamment Le Courrier français, L’Événement, L’Écho de Paris et Le Journal. Ses chroniques, qu’il intitulait «  Pall-Mall Semaine » à l’époque du Journal1, tracent avec virulence le portrait des mœurs et des figures de la Belle Époque et constituent un lieu de mémoire particulièrement riche de la vie culturelle et littéraire d’alors. Par ailleurs, Jean Lorrain fut l’auteur de nombreux recueils de poésie, de contes ou de nouvelles, de même que de plusieurs romans et pièces de théâtre. La majeure partie de sa production littéraire fut d’abord publiée dans la presse, avant d’être reprise en volume, en recueil dans le cas de ses textes courts, stratégie qui visait à donner un second souffle et une unité nouvelle à une production souvent perçue comme éphémère et éparse par ses contemporains2. La dynamique de reprise en volume n’est pourtant pas le seul point de rencontre entre les productions journalistique et littéraire de l’auteur – dans la mesure où il est possible de les distinguer. La pratique conjointe de l’écriture de presse et de la littérature a également conduit Jean Lorrain à élaborer une poétique particulière du récit court, qui sera au cœur de la présente contribution. Plus précisément, nous nous proposons d’examiner cette poétique à partir d’un corpus formé de nouvelles et de « chroniques dialoguées », reprises dans les volumes Madame Baringhel, L’École des vieilles femmes et Le Crime des riches3. Plutôt que d’aborder cette production à partir d’une séparation stricte entre journalisme et littérature, nous mettrons en lumière ce que ces textes empruntent conjointement à la nouvelle (caractérisée par la fiction) et à la chronique (censément plus factuelle), et de montrer ainsi leur appartenance à un genre hybride, que nous appellerons la « fiction de la chronique ». Une telle description s’impose d’autant plus que la distinction entre chronique et fiction n’est pas inscrite explicitement dans le journal. Tous les textes courts de Jean Lorrain sont publiés dans le même espace, ils présentent le même format et s’adressent au même lectorat. En outre, si les titres, surtitres et sous-titres rappellent des modèles 1.  Thibaut d’Anthonay, Jean Lorrain, Paris, Plon, 1991, p. 118. 2.  En comparaison avec leurs versions prépubliées dans la presse, les textes recueillis dans L’École des vieilles femmes et Le Crime des riches contiennent de nombreux passages ajoutés par Jean Lorrain, qui contribuent à renforcer, au sein de ces recueils, le réseau thématique du climat malsain de la Riviera, et étoffent le récit-cadre qui relie les nouvelles. 3.  Jean Lorrain, Madame Baringhel, Paris, Fayard Frères, 1899 ; L’École des vieilles femmes (1905) Paris, L’Harmattan, « Les Introuvables », 1995 ; Le Crime des riches (1905), Paris, L’Harmattan, « Les Introuvables », 1996.

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Fiction de la chronique chez Jean Lorrain indentifiables pour le lecteur, ils ne correspondent pas toujours à la nature du texte qui les suit4. Dans un premier temps, nous évoquerons brièvement la manière dont l’ambigüité générique de ces textes courts a été abordée jusqu’à présent dans la critique lorrainienne. Ensuite, nous nous proposons de définir la « fiction de la chronique » en montrant quels mécanismes textuels induisent l’ambiguïté du texte court lorrainien. Nous examinerons ainsi la mise en fiction dans ces textes de la topographie – l’espace mondain – et de la chronographie – les temps médiatiques – de la chronique, ainsi que la présence d’« indices de publicité »5. Dans la troisième partie de notre article, il s’agira de mettre l’appartenance générique hybride de ces textes en relation avec la « posture » de Jean Lorrain dans le champ littéraire et journalistique de l’époque. À ce sujet, rappelons brièvement la définition de la posture proposée par Jérôme Meizoz. Selon lui, la notion touche à la fois au contexte, dans la mesure où elle concerne les conduites publiques de l’auteur, et au texte, dans lequel se déploie une image de soi, un ethos de l’écrivain : […] cette notion a une double dimension, en prise sur l’histoire et sur le langage : simultanément elle se donne comme une conduite et un discours. C’est d’une part la présentation de soi, les conduites publiques en situation littéraire […] ; d’autre part, l’image de soi donnée dans et par le discours, ce que la rhétorique nomme l’ethos. En parlant de «  posture » d’auteur, on veut décrire relationnellement des effets de texte et des conduites sociales.6 Si les textes autobiographiques et autofictionnels sont selon Jérôme Meizoz particulièrement propices à l’étude de la posture, il ne refuse pas pour autant d’envisager l’étude de l’image de soi au sein de textes fictionnels, même si « les médiations [y] sont plus complexes »7. C’est de ce versant textuel et plus précisément fictionnel de la posture qu’il sera question ici. Nous verrons ainsi que Jean Lorrain, écrivain-journaliste dont l’image médiatique est particulièrement sulfureuse, renégocie au sein de la fiction la frontière entre ce que Dominique Maingueneau appelle les espaces « canoniques » et « associés »8 : Jean Lorrain modifie les conventions de la nouvelle – un genre qui, traditionnellement, appartient à l’espace canonique –, comme pour dire l’impossibilité d’écrire dans le journal sans occulter son image médiatique. 4.  Le surtitre « Propos de juillet » par exemple, évoque le modèle conversationnel et crée chez le lecteur l’horizon d’attente pour un texte de type factuel, tandis que le texte qui suit constitue en réalité plutôt une fiction (cf. Jean Lorrain, « Propos de Juillet. Une jeune fille », dans Le Journal, 15 juillet 1903). 5.  L’expression, à laquelle nous reviendrons, renvoie aux traces du discours journalistique dans ces chroniques. Elle est tirée de Guillaume Pinson, Fiction du monde. De la presse mondaine à Marcel Proust, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, « Socius », 2008, p. 251. 6.  Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scènes modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Érudition, 2007, p. 21. 7.  Ibid., p. 28. 8.  Selon Dominique Maingueneau, l’espace canonique est l’ensemble des écrits d’un auteur qui maintiennent la frontière entre l’inscripteur du récit et la personne, en l’occurrence Jean Lorrain, alors que l’espace associé désigne les écrits où l’inscripteur, l’écrivain et la personne sont confondus. Ainsi, la chronique appartient à l’espace associé, puisque le « je » qui s’y exprime correspond à la personne Jean Lorrain, à qui ses lecteurs peuvent écrire, que ses ennemis peuvent provoquer en duel. Or, ainsi que nous le verrons, la fiction de la chronique occupe, quant à elle, un espace intermédiaire (cf. Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, « U. Lettres », 2004, pp. 110-114).

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1. Discours littéraire vs. discours journalistique ? Ainsi que l’a montré Marie-Ève Thérenty, l’écriture de presse est influencée à la fois par la « matrice littéraire » – marquée par l’ironie, le modèle conversationnel, la fiction et l’écriture intime – et la « matrice médiatique » – dont les principes essentiels sont l’actualité, la rubricité, la collectivité et la périodicité de l’écriture dans le journal9. Il en va de même des textes courts lorrainiens, qui sont, à l’instar de la chronique, modelés par l’horizon médiatique au sein desquels ils sont publiés avant d’être repris en recueil. Or, jusqu’à présent, la critique lorrainienne ne s’est pas véritablement penchée sur le problème de la généricité et de l’hybridité du texte court lorrainien. Au contraire, elle laisse souvent planer une ambiguïté sur la nature de ces textes. Ainsi, les termes « nouvelle », « conte », « article » et « chronique » sont parfois utilisés les uns pour les autres à propos d’un même corpus10. D’autres termes, certes plus nuancés, ne s’avèrent pourtant pas entièrement adéquats : ainsi, si l’expression «  chronique dialoguée  » à propos des textes formant le recueil Madame Baringhel semble juste de prime abord, elle masque pourtant la parenté de ces petits dialogues, écrits à la manière de saynètes, avec la fiction11. Inversement, l’assimilation de tous les textes courts formant les recueils Le Crime des riches et L’École des vieilles femmes au genre de la « nouvelle » occulte leur rapport avec le genre de la chronique avec lequel ils partagent une certaine scénographie. Par ailleurs, la critique tend à se concentrer sur le versant littéraire et romanesque de l’œuvre lorrainienne au détriment des recueils d’articles et de nouvelles, établissant ainsi implicitement une hiérarchie dans l’œuvre de Jean Lorrain entre le corpus journalistique, soi-disant de peu de valeur d’une part, et le corpus littéraire, plus légitime, de l’autre12. L’étude attentive des textes révèle par contre une contamination constante entre ces deux pôles et rend problématique toute distinction fondée sur l’idée d’une concurrence entre chronique et fiction13. En réalité, cette concurrence existe avant 9.  Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, « Poétique », 2007, pp. 47-120. 10. ���������������������������������������������������������������������������������� Nous pensons notamment à l’ouvrage de José André Santos, dans lequel chroniques, nouvelles et contes sont souvent confondus sous l’appellation « récits courts », ou encore aux études, certes plus anciennes, de Pierre Léon Gauthier, où la permutabilité des termes « nouvelles », « contes », « articles » et « chroniques » renvoie à la difficulté de départager le conte de la nouvelle et à l’assimilation de ces genres courts à la chronique, en raison de leur prépublication dans la presse (cf. José André Santos, Le Récit court comme genre décadent chez Jean Lorrain (1855-1906), thèse de doctorat, New York, University of New York, 1992 et Pierre Léon Gauthier, Jean Lorrain : la vie, l’œuvre et l’art d’un pessimiste à la fin du XIXe siècle, Paris, André Lésot, 1935). 11. ���������������������������������������������������������������������������������������������� Pierre Léon Gauthier a bien perçu l’ambiguïté de ce recueil, très peu étudié, qu’il qualifie tour à tour de « roman dialogué » puis de « recueil de chroniques dialoguées ». L’expression « roman dialogué », en revanche, masque cette fois non plus le caractère fictionnel des textes, mais leur proximité avec la chronique (cf. Pierre Léon Gauthier, op. cit., p. 174). 12. ��������������������������������������������������������������������������������������� Les biographes de Jean Lorrain n’ont pas contribué à atténuer cet effet de réception, cherchant bien souvent à réhabiliter l’écrivain derrière l’image scandaleuse du journaliste et, pour y arriver, louant la production proprement littéraire aux dépens du travail journalistique. Thibault d’Anthonay écrit ainsi qu’« il est indéniable que ce servage de la copie a eu les plus profondes répercussions sur la production littéraire de Jean Lorrain et d’abord sur le temps imparti à la création, qu’il grevait d’autant d’hypothèques que de chroniques à produire » (Thibault d’Anthonay, op. cit., pp. 132-134.). Ailleurs, on dénigre les recueils formés de nouvelles prépubliés. « des chroniques retapées au goût du jour […], une cuisine malsaine, trop épicée pour un public de troisième ordre » (Cf. Philippe Jullian, Jean Lorrain ou le Satiricon 1900, Paris, Fayard, 1974, p. 285.) 13. ����������������������������������������������������������������������������������������������� Ainsi il est généralement admis dans le discours critique que « si la chronique, qu’elle soit mondaine, littéraire, artistique, dramatique ou plus rarement politique, continue d’absorber l’essentiel de [l’]activité journalistique [de Jean Lorrain], elle est constamment mise en concurrence par l’insertion régulière de poèmes, de contes et de nouvelles » (Thalie Rapetti, « Introduction », dans Jean Lorrain, Chroniques d’art, 1887-1904, Paris, Champion, 2007, p. 22).

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Fiction de la chronique chez Jean Lorrain tout dans le discours social de l’époque et les stéréotypes que les journalistes entretenaient alors à l’égard de leur propre travail. Jean Lorrain, qui n’échappait pas à la règle, regrettait ainsi « ce que le journalisme [lui avait] fait gâcher et dilapider de documents et de sensations qui auraient pu être mieux employés »14, notamment dans une œuvre véritablement « littéraire » et pérenne. Il occupe ainsi cette position bien paradoxale de l’écrivain-journaliste que décrit Marie-Françoise Melmoux-Montaubin15.

2. De la chronique dialoguée à la nouvelle De même que la chronique traditionnelle, les textes courts de Jean Lorrain rendent compte de l’actualité mondaine. En effet, à ses origines, au début du XIXe siècle, la chronique se présente comme une liste récapitulant les derniers événements survenus16. Dans les chroniques de Jean Lorrain, le rendu de l’actualité mondaine donne fréquemment lieu à une fictionnalisation, sous la forme du recours aux dialogues. En cela, l’auteur ne se démarque pas de l’ensemble de la production journalistique de l’époque, puisque le modèle conversationnel est l’une des quatre formes poétiques de la « matrice littéraire de la presse »17. Si l’on ne peut assimiler en ligne directe fiction et dialogue, il n’en demeure pas moins que dans plusieurs rubriques du journal, ce dernier donne naissance à des « microfictions de conversation » – nouvelles à la main, rumeurs, anecdotes. Ces petits dialogues sténographiés, s’ils semblent avoir été croqués sur le vif, passent néanmoins par la médiation de l’écriture de presse. Ainsi, la fiction qu’ils véhiculent est avant tout celle d’une retranscription immédiate des conversations entendues18 : le journal représente le phénomène de socialisation se créant autour de la nouvelle ou du fait divers dont on discute. Dans ses chroniques, Jean Lorrain reproduit ainsi des conversations réelles ou imaginaires, s’étant tenues dans des lieux publics aussi divers que les parcs, les loges de théâtre, les foires, les restaurants ou encore les expositions. Selon la manière dont sont pris en charge ces conversations, on peut distinguer chez lui trois types de « chroniques dialoguées » : celles, d’abord, où les dialogues sont rapportés par le « je » du chroniqueur ; celles, ensuite, qui se composent uniquement de dialogues et dont le « je » du chroniqueur reste absent, comme dans cet exemple : 14.  Lettre adressée à Georges Casella, dans Jean Lorrain, Correspondance, tome I, Paris, Baudinière, 1929, p. 205. 15. ����������������� Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, L’Écrivain-journaliste au XIXe siècle : un mutant des Lettres, Saint-Étienne, Cahiers intempestifs, « Lieux littéraires », 2003. 16. ����������������������������������������������������������������������������������������������� Selon Marie-Ève Thérenty, « de [la] rencontre entre deux écritures, la liste de faits d’actualité et l’observation narrativisée des mœurs, découlent les transformations de la chronique au début des années 1830.  » Traditionnellement, la chronique est ainsi un genre mosaïque qui, surtout à ses débuts, se caractérise par « l’agglomérat, le discontinu, l’adjonction de nouvelles hétérogènes » (Marie-Ève Thérenty, op. cit., pp. 238-241). 17.  Ibid., p. 121. 18. ����������������������������������������������� Sur ces questions, nous renvoyons à Guillaume Pinson,������������������������������ « Rumeurs et anecdotes : imaginer la mondanité dans la presse, vers 1900  », dans Tangence, n°  80, « Sociabilités imaginées : représentations et enjeux sociaux », s. dir. Michel Lacroix et Guillaume Pinson, 2006, pp. 85-100. et Marie-Ève Thérenty, «  De la nouvelle à la main à l’histoire drôle  : héritage des sociabilités journalistiques du XIXe siècle », dans ibid., pp. 41-58. Par ailleurs, comme l’explique Marie-Ève Thérenty, la chronique, encore à la fin du XIXe siècle, est, de façon générale, constamment tentée par la fiction. Cette fictionnalisation, plus discrète qu’au début du siècle, peut se déployer à travers des procédés importés de la littérature réaliste, dont le dialogue fait partie. Ainsi, « la citation d’un dialogue reconstitué d’une scène révolue [produit] chez le lecteur, et peut-être plus encore chez le lecteur d’aujourd’hui, accoutumé à d’autres protocoles journalistiques, un effet-fiction » (MarieÈve Thérenty, op. cit., p. 140).

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Mélodie Simard-Houde Jeudi 12 janvier. – À l’Opéra-comique : À Fidelio, une loge de délicieux, c’est le second acte : — Il est tout à fait bien, ce décor. — Cette citadelle de briques rouges ! Vous allez voir comme elle va s’éclairer tout à l’heure au soleil couchant, et quelles belles ombres portées; inutile de demander de qui elle est. — C’est un Jusseaume ? — Naturellement. — Très Vélasquez le gouverneur et ces arquebusiers de Philippe III.19 Enfin, on distingue celles dont les dialogues sont pris en charge par des personnages, et qui basculent entièrement dans la fiction. Les chroniques de Madame Baringhel appartiennent à ce dernier type. Au cœur de ce recueil se trouvent les conversations entre quelques personnalités fictives, notamment Madame Baringhel, campée par Jean Lorrain comme une célèbre et gaffeuse mondaine, et son fidèle ami d’Héloé, un critique d’art. Les textes de ce recueil comptent une dizaine de pages en volume et sont écrits à la manière de petites scènes de théâtre. Rappelant la chronique de mode, ils débutent par une description, parfois longue et détaillée, du lieu et des toilettes des personnages, faisant office de didascalie initiale. Les répliques s’enchaînent ensuite, précédées de didascalies nominatives. Étant donné leur forme théâtrale, ces chroniques sont nécessairement écrites au présent, ce qui concorde bien avec l’actualité culturelle et mondaine au cœur des conversations des personnages. Ainsi, dans l’extrait suivant, Madame Baringhel, Héloé et leur amie, Madame de Panama, se font critiques d’art au Salon : Mme Baringhel, se levant. – […] allons, faites-nous les honneurs du Salon, puisque nous sommes-là pour ça. (Avec un gros soupir.) Dire qu’il faut l’avoir vu. Mme de Panama, résignée. – Allons, puisqu’il le faut. (Elle se lève.) […] Première halte devant le Puvis. Mme Baringhel, en arrêt, son face-à-main sur les yeux. – Ah ! Ça, c’est délicieux. D’Héloé. – J’aime à vous l’entendre dire. Mme Baringhel. – Bien mieux que l’année dernière, n’est-ce pas ? D’Héloé. – C’est mon humble avis. Mme de Panama. – Moi, je trouve les personnages toujours en bois. Mme Baringhel, entre ses dents. – Ça n’est pas du Frappa. (À d’Héloé.) Ah ! Le panneau du milieu, ce Prométhée sur cette roche, au milieu de cette mer bleu paon  ! L’harmonie de ces mauves et de ces gris, et le profil épique de ces roches! C’est la complète satisfaction de l’œil, et quel calme, et quelle poésie! Ah ! Je n’oublierai jamais ce vol d’océanides blanches dans ce décor de roches cendreuses : on se sent l’âme grecque en regardant cela.20

Les petites fictions de Madame Baringhel sont donc prétextes à l’évocation de l’actualité mondaine, littéraire et culturelle. Jean Lorrain place dans la bouche de Madame Baringhel et de ses interlocuteurs des opinions de toutes sortes, parfois contradictoires. Dans la préface de l’édition originale, l’auteur prend soin de nous présenter Madame Baringhel comme un curieux personnage : Combien d’impairs Mme Baringhel a-t-elle commis durant ces trois minutes de bavardage […]. Elle raconte tout à trac les liaisons coupables et même 19. ������ Jean Lorrain, Poussières de Paris, Paris, Ollendorf, 1902, pp. 9-10. 20. �Id., Madame Baringhel, Paris, Fayard Frères, 1899, pp. 32-33.

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Fiction de la chronique chez Jean Lorrain inavouables du Paris mondain, et, sans s’en douter, entre crânement dans le bataillon des raffinées les plus soupçonnables.21 Mme Baringhel ne serait plus Mme Baringhel si elle ne tenait le record des extravagances […].22 Les pires de ses méprises ont du charme, tous ses mots soulignent, et c’est la plus compliquée des fausses maladroites, si ce n’est pas la plus délicieuse des étourdies.23 Elle n’en suit pas moins fiévreusement tous les vernissages, toutes les conférences et tous les salons […].24

Tenant des millions d’on ne sait où, fraîchement débarquée à Paris, Madame Baringhel est un personnage haut en couleurs et quelque peu équivoque : extravagante, faussement naïve, trop bavarde et avide de sorties mondaines. Il importe également de noter la large part qui est faite, dans ces saynètes, à la description de la situation et à la mise en scène des conversations entre Madame Baringhel et ses amis. L’extrait suivant, qui précède la visite au Salon évoquée plus haut, illustre ce point : Mme Baringhel. – Nous croquons le marmot depuis une heure. D’Héloé, balbutiant. – Mesdames, croyez que... Mme Baringhel. – Ne nous dites pas que vous avez suivi une jolie femme, il n’y a que des cuirassiers dans le quartier. Mme de Panama, fixant les souliers poudreux d’Héloé. – Vous êtes venu à pied ? D’Héloé. – J’ai déjeuné place Bourbon. Mme Baringhel, regardant la montre de son bracelet. – Digestion lourde ! Vous avez dormi après le déjeuner ? Vous êtes tout chiffonné. D’Héloé, mon ami, je me suis laissé dire qu’il y avait beaucoup de maisons meublées ad usum Delphini dans les avenues voisines  ; auriez-vous mis trois heures à traverser l’Esplanade ? D’Héloé, de plus en plus rouge. – Alors, c’est un interrogatoire ! Mme Baringhel, se levant. – Non, un petit purgatoire d’expiation ; allons, faitesnous les honneurs du Salon, puisque nous sommes là pour ça.25

Ces digressions étoffent le monde fictionnel enrobant les commentaires sur l’actualité, et font de la fiction de la chronique un genre plus léger que la chronique traditionnelle, souvent truffée de références à l’actualité, comme c’est le cas des chroniques des Poussières de Paris. Dans la fiction de la chronique, la chronique s’étire et se dilue dans la fiction. Elle y subit un léger décentrement  : le point nodal du discours n’est plus l’actualité culturelle en tant que telle – même si Madame Baringhel et d’Héloé évoquent les derniers sujets à la mode –, mais la causerie, un moment de sociabilité permettant la transmission orale de l’actualité et le commentaire sur celle-ci. L’hétérogénéité et le décousu du texte, l’absence 21. �Id., « Préface », dans Madame Baringhel, op. cit., p. vii. 22. �Ibid., p. VIII. 23. �Ibid., p. IX. 24. �Ibid., p. XI. 25. �Ibid., pp. 31-32.

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Mélodie Simard-Houde d’intrigue au profit de l’évocation des événements culturels et mondains, rappellent la forme énumérative de la chronique traditionnelle. Le modèle conversationnel, qui a présidé dès 1830 à la création de celle-ci, devient ainsi le cœur d’une fiction qui, de ce fait, transpose les rouages mêmes du discours journalistique. Dans la fiction de la chronique, la chronique devient dialogue et le « je » du chroniqueur se démultiplie pour incarner une collectivité de voix exprimant des opinions diverses. Une semblable mise en scène de la parole s’observe dans plusieurs fictions des recueils L’École des vieilles femmes et Le Crime des riches. Ainsi, le texte « Disparues  » du Crime des riches présente une forme particulièrement ambivalente, à mi-chemin entre la nouvelle et la chronique dialoguée, et illustre bien ce que l’on entend par « fiction de la chronique ». Tout d’abord, il s’agit d’un texte fictionnel qui se rapproche singulièrement de l’énonciation de la chronique par sa représentation d’une topographie particulière, l’espace mondain. Un narrateur intradiégétique y raconte la visite qu’il fait d’un vernissage avec un ami nommé Surville. Les deux personnages déambulent dans les salles tout en discutant des peintures et en évoquant des souvenirs de la vie culturelle et mondaine parisienne. Ce texte rejoint non seulement la chronique en raison de la mise en scène des salles d’exposition d’un vernissage, mais rappelle aussi le discours journalistique par l’accumulation de « périodismes »26, c’est-à-dire d’éléments pastichant le style journalistique. Ainsi, l’incipit de « Disparues » semble tiré d’un compte rendu mondain : « Encore une fête qui s’en va !... C’était au dernier vernissage, celui de la Société nationale. La cohue grossissante des curieux, des snobs et des belles dames en mal de se faire voir nous avait rabattus, Surville et moi, dans les cryptes de la sculpture »27. L’indicatif présent de la première phrase, la référence à un événement d’actualité et la présence d’un « je » intradiégétique rapprochent, dès l’incipit, ce texte de la chronique journalistique. La suite du texte confirme cette impression : l’énumération des tableaux vus au vernissage auquel assistent les deux protagonistes (« Le Whistler, les deux Lavery, le lord Ribblesdale de Sargent, le Barrès de Jacques Blanche, le Jacques Blanche de Simon faisaient prime »28), la description des réactions du public et les dialogues rapportés sont autant d’«  indices de publicité  », autant de «  petites marques d’une présence médiatique explicite quoique non signalée pour des raisons de vraisemblance »29. Ces marques, qui brouillent la frontière entre fiction et chronique, renvoient ainsi « à l’univers des discours, à du réel déjà sémiotisé, au domaine des idéologies et des complexes discursifs. L’indice implique une mémoire discursive, une mémoire collective culturelle »30. C’est-à-dire que l’indice de publicité, au-delà d’un simple jeu d’écriture et d’imitation de la langue du journal, peut mobiliser dans la fiction les procédés de l’écriture médiatique ; il y imprime le signe d’un univers discursif et l’ouvre sur les médiations à l’œuvre dans le journal. Le lec26. ����������������������������������������������� Par périodisme, on entend, « comme on parle d’hellénisme et de latinisme à propos des imitations de construction calquées sur une autre langue, ces effets de “palimpsestes” qui relèvent d’une forme de pastiche du journal sans intention parodique » (Guillaume Pinson, op. cit., p. 244). 27.  Jean Lorrain, Le Crime des riches, op. cit., p. 153. 28.  Ibidem. 29.  Guillaume Pinson, op. cit., p. 251. 30.  Régine Robin, « Pour une socio-poétique de l’imaginaire social », dans La Politique du texte, enjeux sociocritiques, s. dir. Jacques Neefs et Marie-Claire Ropars, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1992, p. 112.

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Fiction de la chronique chez Jean Lorrain teur, sensible à ces marques discrètes, peut reconnaître en elles des traces du discours journalistique. En outre, « Disparues » se rapproche également de l’énonciation de la chronique par sa représentation d’une chronographie propre à cette rubrique, à travers les temps médiatiques de l’énonciation, de l’actualité et de la nostalgie ou de l’histoire mondaine. Le texte se poursuit avec une conversation entre le narrateur et son compagnon Surville, concernant des personnalités réelles et fictives de la vie culturelle parisienne dans le passé. Ils ne font pas uniquement référence à ces personnalités, mais aussi à ce qui a été dit d’elles, aux commentaires de la foule et de l’opinion publique à leur sujet. Il en va ainsi des apparitions de Sarah Bernhardt dans les vernissages parisiens : « Tout Paris l’y acclamait, Paris artiste et Paris public »31, ou encore : « Nous avons maintenant les pâmoisons des Américaines du Ritz devant les toiles de Boldini et les conférences cake-walk de M. de Montesquiou ! »32. Ailleurs, les deux amis évoquent un commentaire médiatique, en l’occurrence celui du critique dramatique Francisque Sarcey (1827-1899) : « Vous souvenez-vous des triomphantes entrées de “notre Sarah”, au milieu de la Légion sacrée, comme les appelait Sarcey ? »33. À côté du temps de la diégèse qui évoque l’actualité mondaine (Surville et le narrateur se trouvent à un vernissage) et du temps, répétitif, de l’énonciation (on songe à l’incipit déjà cité, « Encore une fête qui s’en va! »), ces évocations empreintes de nostalgie introduisent ainsi une troisième dimension temporelle dans le texte, celle de l’histoire mondaine34. Le passé médiatique prend dans la fiction une valeur de légende. Outre Sarah Bernhardt, le chroniqueur évoque aussi une « autre disparue »35, Nadège Andramatzi, personnage tout à fait fictif. Le narrateur-chroniqueur manie l’histoire mondaine telle une fiction dont il serait une sorte de dépositaire. Seul le narrateur et Surville se souviennent de Nadège, alors que le Tout-Paris l’a bien oubliée : « Son souvenir ? Qu’est-ce que ce nom de Nadège Andramatzi pour le visiteur ennuyé, entré là par hasard et promenant sa veulerie parmi la solitude des salles ? »36. La fiction de la chronique devient en outre le lieu d’une mise en abyme où le chroniqueur jette un regard pessimiste sur le spectacle de la vie mondaine. Là où la vraie chronique de vernissage aurait dû s’attarder à la description des tableaux, la fiction substitue le discours sur l’art à celui sur la foule, établissant un parallèle entre le spectacle de l’art et celui qu’offrent les mondains entre eux : Ce n’était que de la peinture, et ce n’est pas la peinture que vient voir le monde du vernissage ! Il y a beau temps que dans cette foire aux vanités chacun vient s’exhiber et toiser de haut son voisin ! [...] Mais tout ce beau monde était, en effet, bien plus désireux d’aller faire des mots devant les Faunes de Latouche, les portraits d’Aman-Jean et même ceux de Bernard.37

« Disparues » fonctionne ainsi entièrement sur le mode d’un indice de publicité. Le texte renvoie à l’horizon médiatique car, en faisant appel à la mémoire discursive 31. Jean Lorrain, Le Crime des riches, op. cit., p. 156. 32. �Ibid., pp. 156-157. 33.  Ibid., p. 155. 34. ������������������������������������������������������������������������������������ À propos des différents temps de l’écriture médiatique, nous renvoyons à Guillaume Pinson, op. cit., p. 49. 35. ������ Jean Lorrain, Le Crime des riches, op. cit., p. 157. 36. �Ibid., p. 158. 37. ������ Jean Lorrain, Le Crime des riches, op. cit., pp. 154-155.

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Mélodie Simard-Houde du lecteur, il suggère constamment la posture du chroniqueur et les médiations à l’œuvre dans l’écriture de presse. Il devient ainsi une fiction de la chronique qui imite le langage de celle-ci, mais en parodie le contenu, en amplifiant certains traits de cette rubrique : l’ironie discrète que la chronique véhicule parfois à l’égard du spectacle mondain est portée à son comble, la critique d’art et l’actualité sont évacuées au profit de la remémoration nostalgique du passé médiatique, de sorte que le discours de Surville et du narrateur devient un métadiscours évoquant la mémoire médiatique.

3. Postures fictionnelles de l’écrivain-journaliste La majorité des nouvelles qui forment les recueils L’École des vieilles femmes et Le Crime des riches présentent une même scénographie38 : un conteur colporte une rumeur sur la vie mondaine de la Riviera au sein d’un petit groupe de mondains. Dans ces nouvelles, la voix narrative est souvent dédoublée  : à la voix orale du conteur de la rumeur (le récit enchâssé) s’ajoute celle d’un narrateur intradiégétique effacé qui assiste à la performance du conteur (le récit encadrant). La critique a souvent mis cette structure en relation avec la prédilection de Jean Lorrain pour les jeux de masques et sa tendance à projeter une image de soi à travers ses personnages : Cette interposition du second narrateur est sans doute la manifestation structurale la plus évidente qu’on puisse citer dans l’œuvre romanesque de Jean Lorrain d’une prédilection pour le masque.39

L’auteur mettrait ainsi le dédoublement narratif au service d’une médiatisation de soi, qui lui permettrait d’« entretenir sa propre légende »40. Ces affirmations se fondent sur le jeu autoréférentiel qui caractérise plusieurs œuvres de Jean Lorrain, dans lesquelles le narrateur premier (ou encadrant) est présenté comme un chroniqueur ou un journaliste dont les œuvres portent les mêmes titres que celles de Jean Lorrain. Selon Philip Winn, « par ce chassé-croisé de références intertextuelles, Lorrain tient à imprimer son identité d’auteur sur le conscient du lecteur et il invite exprès à la confusion entre raconteur, auteur, et personnage historique »41. Si ces interprétations sont justes, le problème du dédoublement de la voix narrative mérite d’être posé différemment dans le cas des récits de L’École des vieilles femmes et du Crime des riches42, puisque l’on n’y retrouve pas de personnages d’écrivains ou de journalistes à proprement parler. Chez les personnages de conteurs et 38. ��������������������������������������������������������������������������������������� Par « scénographie », nous entendons, à la suite de Dominique Maingueneau, la « scène narrative construite par le texte ». Autrement dit, « l’investissement d’une scénographie fait d’un discours le lieu d’une représentation de sa propre situation d’énonciation » ; la scénographie « légitime un énoncé qui, en retour, doit la légitimer, doit établir que cette scénographie dont vient la parole est précisément la scénographie requise pour énoncer comme il convient » (Dominique Maingueneau, op. cit., p. 55 et pp. 192-193). 39. ��������� Will L. McLendon, « La signification du masque chez Jean Lorrain », dans Nineteenth-Century French Studies, vol. VII, n° 1-2, automne 1978-hiver 1979, p. 105. 40. ����������� Sébastien Paré, « Les avatars du Littéraire chez Jean Lorrain », dans Loxias, n° 18, « Doctoriales IV », 2007. [En ligne], URL : http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=1924 41. �������� Phillip Winn, Sexualités décadentes chez Jean Lorrain : le héros fin de sexe, Amsterdam, Rodopi, « Faux Titre », 1997, p. 249. 42. ���������������������������������������������������������������������������� L�������������������������������������������������������������������������� a question de la scénographie se pose tout autrement dans les saynètes de Madame Baringhel : au lieu d’une scénographie double, celles-ci présentent un effacement complet du narrateur à travers la forme théâtrale. Nous écarterons donc temporairement de notre propos ce recueil, mais nous reviendrons sur la signification de cet effacement du narrateur par la suite.

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Fiction de la chronique chez Jean Lorrain de narrateurs de ces récits, le lecteur peut cependant reconnaître, selon la formule d’André Belleau, « un ton et des attitudes de chroniqueur en l’absence d’un signalement interne et d’un critère externe »43. Plus précisément, dans ces récits, dont le support initial est celui – rappelons-le – de la presse, le dédoublement de la voix narrative permet une transposition fictionnelle de la posture du chroniqueur, en tant que médiateur entre une sociabilité orale et une sociabilité de l’écrit. C’est notamment par cette scénographie – dont nous allons montrer les rouages – que les nouvelles lorrainiennes se distinguent comme fictions de la chronique. Étant donné l’importance de la retranscription de l’oralité dans le journal à l’époque, que nous avons déjà soulignée, il n’est pas étonnant de retrouver cette dimension dans les nouvelles de Jean Lorrain. Celles-ci mettent en scène une petite société, celle du récit-cadre, qui discute et se raconte des histoires. La causerie qui ouvre un bon nombre des nouvelles et guide le déroulement des mini-feuilletons44, peut être rapprochée des scènes dialoguées de Madame Baringhel. Celles-ci, on l’a vu, présentent les conversations à propos de l’actualité culturelle et mondaine d’un petit groupe de personnages mondains, gravitant autour de Madame Baringhel. Le même procédé s’observe dans les nouvelles et mini-feuilletons de L’École des vieilles femmes et du Crime des riches : un petit groupe de personnages issus du milieu mondain se racontent les diverses rumeurs et légendes à propos d’un événement ou d’un personnage placé au centre du mini-feuilleton. Les sous-parties « La saison à Peira-Cava » et « Prince d’auberge » de L’École des vieilles femmes racontent ainsi les péripéties de la vie d’Eva Watson et les mauvais tours du séducteur prince Pietaposa respectivement, alors que Le crime des riches présente des histoires autour de la duchesse d’Eberstein-Asmidof (« Âme de femme »), Lady Faringhers ( « La villa des cyprès ») et la princesse Zénobie ( « Cour d’Espagne »). Dans ces récits, la rumeur joue un rôle narratif important : elle agit souvent comme déclencheur, permettant de relancer les épisodes d’une suite de nouvelles et de multiplier les versions d’une même histoire. Le mini-feuilleton «  La saison à Peira-Cava  » est exemplaire à cet égard. D’épisode en épisode, plusieurs personnages donnent tour à tour trois versions légèrement différentes de l’histoire du mariage d’Eva Watson, une Américaine qui se trouve en Riviera. La première est contée dans la première partie, « Une jeune fille  », par Paul Sourdière devant un groupe d’amis, dans un restaurant. Ceux-ci ont déjà entendu parler d’Eva Watson et se montrent prodigieusement intéressés par l’annonce de son mariage. Sourdière raconte comment miss Eva, retirée aux Estérais en compagnie de sa tante et de sa femme de chambre, aurait hébergé deux compagnies de chasseurs alpins et aperçu fortuitement l’un d’eux en train de faire sa toilette, décidant dès lors de se marier avec lui. Dans l’épisode suivant, « Le choix d’un mari », Eva Watson rend visite à Paul Sourdière afin de rectifier les faits... Elle a eu écho des racontars tenus par Sourdière en public : « Il avait parlé étourdiment, l’autre soir, au restaurant, et la conversation avait été sûrement rapportée »45. Eva lui donne alors une mission singulière : « Vous avez lancé la sotte histoire, tant pis pour 43. André Belleau, Le Romancier fictif. Essai sur la représentation de l’écrivain dans le roman québécois (1980), Québec, Nota bene, « Visées critiques », 1999, p. 20. 44. �������������������������������������������������������������������������������������������� Les mini-feuilletons sont des séries de nouvelles liées entre elle par le retour des mêmes personnages et d’un même récit-cadre. 45.  Jean Lorrain, L’École des vieilles femmes, op. cit., p. 52.

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Mélodie Simard-Houde vous : vous lancerez maintenant la vraie »46. Une fois de plus, la rumeur, colportée de bouche à oreille, permet au récit de se renouveler et de se poursuivre dans un nouvel épisode. Eva raconte alors sa propre version, qui sera à nouveau rectifiée, dans le troisième épisode, « Âmes d’outre-mer », par la princesse Outcharewska, qui prétend connaître la version correcte de l’histoire. C’est ainsi que le scandale s’est répandu en passant d’un personnage à l’autre. La rumeur est ainsi le premier ressort narratif dans nombre des récits de Jean Lorrain. Il est intéressant de mettre en parallèle le dédoublement de la voix narrative avec l’importance de l’oralité dans le récit lorrainien. Les personnages de conteurs, qui se présentent comme de véritables histrions maîtrisant les ficelles du métier, se font les porte-paroles de la rumeur. Leur avidité à produire des effets sur leur auditoire et les précautions qu’ils prennent afin de créer une certaine atmosphère sont fortement mis en évidence. Une suite de quatre nouvelles du Crime des riches, intitulées « La vengeance du masque », « Mademoiselle de Néthisy », « La valse de Giselle » et « Le dernier masque », est particulièrement révélatrice à cet égard. Ces quatre textes sont reliés par un récit-cadre, celui d’une soirée entre amis où chacun se fait tour à tour le conteur d’une «  histoire de masque  » tragique ou macabre. Chacun des conteurs prépare avec habileté son récit. Ainsi, dans « Mademoiselle de Néthisy », le personnage de Faverny se lève, saisit un volume dans la bibliothèque, et lit à son auditoire un long passage d’un roman de « psychologie de bal masqué et de veglione de Nice47 » : — Elles sont plutôt bien venues, ses pages, déclarait le petit Jacques Baudrant. — C’est où je voulais vous amener. Étant établie l’atmosphère d’aventures, de désirs inavoués et de luxure affichée de ces sortes d’assemblées, je vais vous raconter une histoire de bal masqué, et une histoire tragique et cruellement vraie, celle-là. […] Faverny avait repris sa place sur le divan. Il nous enveloppait d’un long regard circulaire et, nous [jugeait] suffisamment allumés […].48 Non seulement Faverny prépare son auditoire, mais il le conduit également là où il le veut en le plongeant dans une véritable « atmosphère d’aventures ». Un peu plus loin, l’emprise de Faverny sur ses amis est rappelée : « Pour un effet, Faverny avait obtenu un effet : nous nous regardions tous comme des complices. Le silence était devenu gênant »49. Ailleurs, le plaisir que prennent les conteurs lorrainiens à exercer sur leurs interlocuteurs un pouvoir mystérieux et inéluctable est souligné. Il en va ainsi du conteur de « La vengeance du masque » : « Il y eut un silence, Maxence de Vergy, comme tout bon conteur, jouissait de l’étonnement attentif où nous avait plongé le début de son récit »50. La finesse avec laquelle les conteurs manient le pouvoir de la parole en fait des personnages louches ou du moins étrangement habiles. Le conteur est ainsi un personnage particulièrement équivoque. Il est très informé des bruits de toutes sortes 46.  Ibid., p. 54. 47. �Id., Le Crime des riches, op. cit., p. 170. 48. �Ibid., pp. 171-173. 49. �Ibid., pp. 174-175. 50.  Ibid., p. 163.

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Fiction de la chronique chez Jean Lorrain qui courent dans le pays51 et se pose ouvertement en « curieux intéressé »52. Parfois, il se fait même espion afin de surprendre un nouveau scandale à raconter. Dans la nouvelle « Colloque sentimental » de L’École des vieilles femmes, par exemple, le narrateur premier rapporte comment le conteur nommé Gisors a été témoin d’une scène privée : Le hasard avait voulu que, l’avant-veille au lieu d’aller au Casino, il se fût attardé sous les gros sapins du parc. […] Le bruit de deux voix, mieux, le bruit d’une querelle lui avait fait dresser l’oreille. Un couple se disputait. […] Et comme ils traversaient un rai de lune, Gisors, qui s’était rapproché en étouffant son pas, avait reconnu le couple.53

Le conteur est curieux et avide de scandale : le fait que le bruit provienne d’une querelle aiguise son intérêt et l’incite à se rapprocher. Gisors rappelle un des personnages de conteur de L’École des vieilles femmes, à savoir Paul Sourdière, qui rapporte les ragots mondains entourant les aventures de miss Eva Watson dans le mini-feuilleton « La saison à Peira-Cava ». Dans la scène suivante, Paul Sourdière – dont le patronyme est révélateur à cet égard54 – surgit soudainement derrière des amis qu’il rejoint dans un restaurant : — Tiens, Paul Sourdière ! s’exlamait Stouza. Où as-tu pris cette manière de marcher ? On ne t’a pas entendu. — J’ai mes souliers de tennis, semelles caoutchoutées, semelles d’ailleurs adoptées aujourd’hui par tous les cambrioleurs.55

Sourdière mentionne que le type de souliers qu’il porte est affectionné des cambrioleurs et contribue de cette façon à entretenir son caractère louche et équivoque. Le conteur établit ainsi son ethos de personnage curieux, vif, habile, mystérieusement informé, un personnage qui veut illusionner son auditoire, passer pour celui qui a été témoin, qui tient de première main l’histoire « vraie ». En somme, le conteur lorrainien se rapproche singulièrement du chroniqueur en tant que flâneur, personnage mondain qui fréquente les lieux publics, « causeur des salons »56 inscrit au sein d’une sociabilité orale. Georges Normandy écrivait ainsi à propos de Lorrain : « Rien n’est étranger à Raitif. Il sait tout, il fait tout voir […]. Il connaît les dessous du crime d’hier et les raisons secrètes du scandale de demain  »57. Le conteur se rapproche aussi du petit reporter, du « flâneur salarié » en quête de nouvelles. En effet, les chroniques de Jean Lorrain se rapprochent quelquefois de l’esthétique du reportage, comme le souligne Marie-Ève Thérenty : « à travers les “Pall-Mall”, le lecteur suit au jour le jour Jean Lorrain dans ses pérégrinations mondaines et marginales à travers la ville »58. Le conteur constitue ainsi la projection fictionnelle du 51. ������������������ Les nouvelles de L’École des vieilles femmes et du Crime des riches se déroulent, en grande partie, sur la Côte d’Azur ou sur la Riviera, comme on l’appelle à l’époque de Jean Lorrain. 52.  Id., Le Crime des riches, op. cit., p. 165. 53. �Id., L’École des vieilles femmes, op. cit., pp. 180-182. 54. ��������������������������������������������������������������������������������������������� Ce patronyme rappelle l’expression « en sourdine », c’est-à-dire « sans faire de bruit; discrètement, sans se faire remarquer » (Trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr/, entrée « sourdine », consulté le 11 mars 2011). 55. ������� Jean Lorrain, L’École des vieilles femmes, op. cit., p. 42. 56.   Pierre Léon Gauthier, op. cit., p. 280. 57. �������� Georges Normandy, « Préface », dans Jean Lorrain, La Ville empoisonnée, Paris, Jean Crès, 1936, p. 10. « Raitif  » est l’un des pseudonymes que Jean Lorrain utilise en tant que chroniqueur. 58.  Marie-Ève Thérenty, op. cit., p. 193.

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Mélodie Simard-Houde chroniqueur : comme celui-ci, le conteur se fait flâneur et se tient à l’affût de cette parole mouvante, fuyante et mi-fictive qu’est la rumeur. En se faisant ainsi le porte-parole de la rumeur publique, le conteur prend en outre en charge le récit et permet au narrateur premier de se délester entièrement de l’autorité énonciative. À cet égard, on peut à nouveau rapprocher les nouvelles de L’École des vieilles femmes et du Crime des riches des scènes dialoguées de Madame Baringhel dans lesquelles, dans un semblable geste de dissociation, Jean Lorrain s’efface comme chroniqueur derrière ses personnages. Comme on l’a souligné, Madame Baringhel est elle aussi, à l’instar des conteurs, un personnage étrange, coquin, un peu louche, d’une fausse naïveté, qui aime beaucoup bavarder et sortir dans le monde. L’effacement de l’inscripteur derrière un personnage équivoque apparaît ainsi comme un élément récurrent de la fiction de la chronique. Il tranche avec les chroniques plus «  conventionnelles  », comme les «  Pall-Mall  » que Jean Lorrain publiait dans Le Journal, dans lesquelles le « je » du chroniqueur se fait au contraire omniprésent, donnant parfois à celles-ci une tournure de journal intime, de confession quotidienne59. Par ailleurs, l’autorité énonciative du narrateur est, de par l’effacement de celui-ci, fort différente de celle du conteur. Tandis que le conteur est un personnage équivoque et s’efforce de passer pour le témoin privilégié des histoires – au caractère éminemment fictif – qu’il raconte, le narrateur premier apparaît au contraire comme un scripteur très fiable, qui retranscrit simplement la parole des autres. Il se présente comme un collectionneur dont le seul rôle serait de fixer par écrit la rumeur, un récit de seconde main dont il rend simplement compte. En ce sens, la rumeur joue au sein du récit lorrainien un rôle semblable aux microfictions de conversation qu’on retrouve un peu partout dans le journal, car elle « manifeste avec éclats les contours vagues de la communauté médiatique : texte dont la propriété est d’être sans propriétaire, bien commun à partager et à échanger »60. À la manière du chroniqueur, le narrateur lorrainien est celui qui fixe les on-dit et les petites histoires mondaines qui circulent oralement. Bien qu’il soit parfois présent dans la diégèse en tant que personnage du récit-cadre, il n’y joue aucun rôle, sinon celui d’être l’oreille attentive qui intercepte la conversation. À l’instar du conteur, le narrateur premier, présent mais effacé, quasi-muet et attentif, peut être considéré comme une projection fictive de la posture de Lorrain chroniqueur. Tandis que le conteur représente Lorrain dans son rôle mondain et social, le narrateur premier représente Lorrain dans son rôle de médiateur qui retranscrit dans le journal, à l’intention de la masse des lecteurs, les bribes de conversations captées dans la ville et soufflées à son oreille comme par un double de lui-même (ce double qui « chuchote », « un ami qui lit par-dessus [son] épaule »61). En définitive, une distance s’immisce entre ces deux «  doubles  » du chroniqueur que sont le conteur et le narrateur, en raison du caractère équivoque du conteur et de son rôle ingrat, qui crée un malaise chez les auditeurs fictionnels dont 59. ���������������������������������������������������������������������������������������� Parfois, le lecteur a même l’impression d’entrer dans l’intimité du chroniqueur, comme dans cet exemple : « C’est soir de première ; dehors, il gèle, et, du coin de mon feu, où je les lis, les nostalgiques vers du poète belge [Verhaeren] m’emmènent au pays des canaux et des landes, au bord des quais, dans quelque bonne petite ville ensommeillée de Flandre  » (Jean Lorrain, Poussières de Paris, op. cit., p. 19.) 60. ����������� Guillaume Pinson, op. cit., p. 170. 61.  Jean Lorrain, La Ville empoisonnée, op. cit., p. 120.

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Fiction de la chronique chez Jean Lorrain le narrateur fait partie. À cet égard, le passage suivant extrait du Vice errant, qui se déroule lui aussi sur la Riviera et présente une grande parenté thématique avec L’École des vieilles femmes et Le Crime des riches, est révélateur : Nous nous taisions, M. Rabastens et moi, évidemment gênés des confidences échangées. Je subissais à mon insu le mouvement de recul qu’inspire à ses auditeurs, son sac une fois vidé, tout diseur de médisances. C’est le châtiment des causeurs d’histoires scandaleuses et de racontars désastreux. La malignité humaine prend d’abord plaisir à les entendre ; puis l’instinct de la conservation s’éveille et nous met en défiance ; nous nous sentons menacés à notre tour par l’ironie du conteur et nous nous éloignons de lui comme d’un danger.62

Tout se passe comme si le narrateur tenait à bien établir la séparation entre le conteur et lui. En se situant parmi les auditeurs, il se rapproche davantage du lecteur et se distancie, non sans hypocrisie d’ailleurs, des « histoires scandaleuses » et de l’ironie du conteur. Le narrateur n’éprouve en effet aucune gêne à retranscrire la rumeur à son tour. Il s’appuie ainsi sur toute une tradition littéraire où la retranscription d’un récit oral par un narrateur permet à celui-ci de se distancier d’une l’histoire jugée condamnable, en la plaçant dans la bouche d’autres personnages63. La condamnation n’est là bien entendu que pour la forme : elle établit une connivence avec le lecteur et lui permet, à l’instar du narrateur, de se disculper de la lecture de ces histoires scandaleuses. En se plaçant aux côtés du lecteur, le narrateur lorrainien apparaît comme ce personnage qui se fait « son propre spectateur – un spectateur qui se regarderait lui-même avec les yeux d’un lecteur fasciné et complice »64 au sein de l’espace théâtralisé du texte. En somme, le dédoublement de la voix narrative entre deux personnages aux ethè distincts – d’une part celui d’un conteur-histrion à l’affût de la rumeur, d’autre part celui d’un narrateur-scripteur discret et effacé – inscrivent implicitement la posture du chroniqueur dans le texte. Si les conteurs et les narrateurs lorrainiens ne sont jamais présentés comme des écrivains ou des journalistes, on reconnaît dans leur posture les traits du chroniqueur, ce médiateur entre les bruits de la ville et le public des lecteurs du journal, entre une sociabilité orale restreinte et un vaste public anonyme qui a accès à cette sociabilité par la voie de l’écrit. Enfin, en guise de conclusion de cette deuxième partie, nous voudrions avancer l’hypothèse selon laquelle, à l’encontre des chroniques habituelles de type « Pall-Mall » dans lesquelles l’inscripteur correspond à la personne du chroniqueur, la chronique de la fiction permet, de par son dédoublement narratif, à Jean Lorrain de mettre à distance sa propre image médiatique. Ce jeu de mise à distance se 62. �Id., Le Vice errant. Coins de Byzance, Paris, Ollendorf, 1902, p. 73. Rabastens est ici le personnage de conteur, qui raconte au narrateur intradiégétique l’histoire du prince Noronsoff, un célèbre habitant de la Riviera. 63. ��������������������������������������������������������� Pensons, par exemple, à l’« Avertissement » qui précède La Chartreuse de Parme. Dans celuici, le narrateur explique que c’est le neveu de son vieil ami, un chanoine de Padoue, qui lui a d’abord raconté, lors d’une soirée entre amis, l’histoire qu’il retranscrit. « Je publie [nous dit-il] cette nouvelle sans rien changer au manuscrit de 1830 ». Le narrateur condamne ensuite d’un point de vue moral les actions des personnages et s’excuse d’avoir conservé tels quels les détails de leurs caractères : « L’aimable nièce du chanoine avait connu et même beaucoup aimé la duchesse Sanseverina, et me prie de ne rien changer à ses aventures, lesquelles sont blâmables » (Stendhal, « Avertissement », dans La Chartreuse de Parme, Paris, Librairie Générale Française, « Le livre de poche », 1972, pp. 1-2). 64. Gwenhaël Ponnau, « Jean Lorrain, l’auteur-histrion : la fascination du vice et l’horreur du vide », dans Revue des Sciences Humaines, « Jean Lorrain : vices en écriture », s. dir. Charles Grivel, vol. CCXXX, n° 2, 1993, p. 111.

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Mélodie Simard-Houde comprend en regard de la place occupée par Jean Lorrain dans le champ littéraire et journalistique. Écartelé entre ses ambitions littéraires et la nécessité de se livrer à l’écriture de presse qui a l’avantage de lui assurer un revenu65, Jean Lorrain occupe bel et bien la position inconfortable et paradoxale de l’écrivain-journaliste, caractérisée, comme l’a montré Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, par une « tension jamais résolue entre discours et pratique »66. Les propos que tiennent les écrivainsjournalistes visent en effet le plus souvent à dénigrer leur production et leur travail journalistiques – dans lesquels ils investissent pourtant, comme Jean Lorrain, une grande part de leur énergie – et à exprimer au contraire le désir de créer une production véritablement littéraire qui permettrait à la figure de l’« écrivain » de supplanter celle du « journaliste » dans l’histoire littéraire67. Or, en masquant le « je » qui préside à l’énonciation au sein de la chronique, la fiction de la chronique permet à Jean Lorrain-chroniqueur de s’effacer temporairement, tout en contribuant à façonner sa posture. La façon dont la fiction lorrainienne met en scène une posture, certes discrète, de chroniqueur, participe en outre à l’ambivalence générique d’un texte qui ne se comprend pleinement qu’à la lumière du contexte médiatique. Si, comme l’écrit Dominique Maingueneau, « les types de scénographies mobilisées disent obliquement comment les œuvres définissent leur relation à la société et comment dans cette société on peut légitimer l’exercice de la parole littéraire »68, on peut affirmer que la scénographie de la fiction de la chronique découle bien de l’impossibilité pour le chroniqueur d’écrire un énoncé quelconque – même littéraire – dans le journal, sans témoigner d’une manière ou d’une autre de son image médiatique. En effet, il ne faut pas oublier que Jean Lorrain était une véritable icône médiatique de son époque, journaliste à la fois influent et détesté, à la personnalité flamboyante. Cette image aurait nuit à sa carrière littéraire : Car Lorrain s’est retrouvé peu à peu prisonnier de l’image scandaleuse qu’il s’est complu à donner de lui dans ses débuts. La plupart de ses amis littéraires, indirectement influencés par la réputation de l’homme et du chroniqueur, ont jugé l’œuvre fébrile et hâtive, décidant de la supériorité du conteur face au romancier. Le verdict eût été plus exact, appliqué au « forçat de la chronique », mais tous se sont laissé prendre à ce miroir aux alouettes de sa formidable production journalistique, rehaussée par l’éclat tapageur de son personnage.69 À l’encontre de la chronique, la fiction de la chronique n’appartient pas à l’« espace associé » mais à l’« espace canonique »70 : tandis que le chroniqueur Jean Lorrain 65. ��������������������������������������������������������������������������������������������� En effet, Jean Lorrain n’était pas un rentier. Le journalisme était à ses yeux un mal nécessaire pour assurer ses moyens d’existence : « Alors qu’à l’époque, des écrivains comme Goncourt, Montesquiou, Proust ou Henri de Régnier ont une fortune suffisante pour leur permettre de vivre de leurs rentes, d’autres comme Mirbeau, Bloy ou Lorrain doivent travailler avant tout, et tirer à la ligne pour fournir de la copie » (Thibaut d’Anthonay, op. cit., p. 133). 66. ����������������� Marie-Françoise Melmoux-Montaubin, op. cit., p. 312. 67. �������������������������������������������������������������������������������������������� Ainsi, par l’utilisation de pseudonymes différents pour ses chroniques et pour ses textes de fiction, Jean Lorrain tentait lui-même d’établir une frontière entre production littéraire et journalistique (Cf. Thalie Rapetti, « Introduction », dans Jean Lorrain, Chroniques d’art, 1887-1904, op. cit., p. 27 ; Jean Lorrain, Un Second oratoire. Chroniques retrouvées, chroniques recueillies et commentées par Pierre Léon Gauthier, Dijon, Imprimerie Jobard, 1935, p. 17). 68. ����������� Dominique Maingueneau, op. cit., p. 201. 69. ������������ Thibault d’Anthonay, op. cit., p. 132. 70. ������������������������������������������������������������ Voir les définitions de ces notions données dans la note 9.

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Fiction de la chronique chez Jean Lorrain correspond à la personne de Jean Lorrain, la fiction de la chronique se fonde sur une distinction entre la personne Jean Lorrain et l’inscripteur du récit – cette distinction constituant « la coupure fondatrice de l’espace canonique »71 renégociée par chaque écrivain. Or, la publication des chroniques de la fiction dans le même espace que celui de la chronique invite à un glissement de l’image médiatique du chroniqueur vers le narrateur du récit. Par ailleurs, loin de chercher à éviter ce glissement, Jean Lorrain entretient à dessein la confusion et renégocie ainsi, à l’aune de son propre positionnement dans le champ, la frontière entre espaces canonique et associé. Le brouillage de cette frontière acquiert une signification particulière en raison de la scénographie double de la fiction de la chronique, qui sépare les rôles de conteur et de narrateur. Cette séparation permet à Jean Lorrain de mettre à distance le versant « médiatique » du travail de chroniqueur, incarné par le conteur mondain qui colporte la rumeur, et de l’opposer au versant « littéraire » du travail de chroniqueur, incarné par le narrateur qui, quant à lui, se trouve non pas du côté du monde, mais du côté de l’écriture. Jean Lorrain redore ainsi dans la fiction de la chronique le blason du chroniqueur, en le montrant en retrait du scandale mondain qui avait tant noirci sa propre image d’écrivain. La fiction devient bel et bien ce lieu qui contribue à façonner la posture de l’écrivain-journaliste, où celui-ci cherche « à faire accéder à la légende une identité de créateur qu’il nourrit de sa propre existence »72, c’est-àdire une identité qui, dans ce cas-ci, se démène entre ambition littéraire et nécessité de vivre, entre la gloire éphémère du chroniqueur à l’image sulfureuse et celle, rêvée, de l’écrivain.

Conclusion La fiction de la chronique se présente comme un texte au statut générique ambivalent : publiée, en premier lieu, au sein du journal, elle se caractérise par une intrication d’éléments fictionnels et factuels. Il ne s’agissait pas dans cet article de définir ce qui, dans les chroniques de Lorrain, témoigne d’un certain degré de fictionnalisation – comme c’est par ailleurs le cas dans les chroniques de nombre de ces contemporains. Plutôt, notre propos à été d’étudier la fiction de la chronique comme un genre à michemin entre la chronique et la nouvelle, en tenant compte à la fois de sa dimension fictionnelle et du contexte médiatique dans lequel elle s’inscrit. En somme, de par sa la topographie (les lieux de sociabilité mondaine), sa chronographie (l’énonciation de l’actualité et de l’histoire mondaines), et sa scénographie (les ethè de narrateur et de conteur qui participent de la construction de la posture du chroniqueur), la fiction de la chronique telle que pratiquée par Jean Lorrain peut être qualifiée de « fiction du discours ». L’expression renvoie d’abord à l’appartenance de la chronique de Lorrain au mode du « discours » plutôt qu’à celui du « récit », auquel appartient la nouvelle. Contrairement à cette dernière, la chronique donne une voix à entendre, celle d’une personnalité médiatique, d’un « je » émettant des opinions personnelles73. Si la chronique prend par moments la 71.  Dominique Maingueneau, op. cit., p. 114. 72.  Ibid., p. 37. 73. ��������������������������������������������������������������������������������������� L’appartenance de la chronique au mode du « discours » la place parmi les genres journalistiques qui se rangent au sein du journalisme d’opinion, et que l’on pourrait opposer à d’autres genres, tel que le reportage, qui relèvent du journalisme d’information et appartiennent davantage, à notre avis, au mode du récit qu’à celui du discours.

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Mélodie Simard-Houde forme d’un récit empli de péripéties, elle demeure toujours, fondamentalement, une conversation plus ou moins ordonnée entre le chroniqueur, vedette médiatique sautant de sujet en sujet sur le ton du badinage mondain, et ses lecteurs, qui lui répondent par le biais de la correspondance. L’expression « fiction du discours » renvoie ensuite à cette transposition frappante qu’opère la fiction de la chronique des façons de dire et d’énoncer propres au discours journalistique, en l’occurrence, à la chronique. Sous la plume de Jean Lorrain, la rencontre de la fiction et de la chronique donne lieu ainsi à un véritable métadiscours des pratiques discursives journalistiques. L’écriture de Lorrain gagne ainsi à être envisagée dans la perspective d’un passage continu entre journalisme et littérature, considérés non pas comme deux types de discours entièrement distincts, mais comme deux matrices agissant conjointement sur une écriture foncièrement ouverte aux brouillages, aux transferts et à la réécriture.

Mélodie Simard-Houde Université Laval - Québec & Université Paul-Valéry - Montpellier

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