Dion Cassius historien des empereurs julio-claudiens (2015)

Share Embed


Descripción

Dion Cassius historien des empereurs julio-claudiens Dion Cassius (L. Claudius Cassius Dio Cocceianus) est né vers 163 p.C. en Bithynie (peut-être à Nicée), dans une famille aisée, romaine ou romanisée. Son père, Cassius Apronianus, avait été sénateur et au moins préteur. Lui-même fut, à partir du règne de Commode, investi à Rome (où il vint vers 180 p.C.) de responsabilités politiques : membre du consilium principis et deux fois consul. La seconde fois, en 229, il fut consul avec l’empereur Alexandre-Sévère. Mais les pressions des prétoriens l’empêchèrent d’exercer le consulat à Rome et il regagna la Bithynie. Lorsque Septime Sévère accéda au trône, Dion lui adressa un petit ouvrage consacré aux prodiges qui annonçaient son avènement. L’empereur l’en complimenta, et la nuit même, Dion rêva qu’il lui fallait maintenant écrire une histoire de Rome. Celle-ci, l’Histoire romaine va, en 80 livres, des origines de l’Vrbs à l’année de son consulat (en 229) ; initialement conçue pour s’arrêter à la mort de Septime Sévère, elle a ensuite été poursuivie au-delà. Elle fut commencée sans doute après 1931 ; Dion affirme avoir consacré dix années à sa préparation et douze autres à sa rédaction (D.C. 73[72].23.5). Elle se développe selon une succession chronologique année par année, dans la tradition de l’annalistique romaine. Elle couvre plusieurs périodes historiques : Royauté, République, période augustéenne (celle-ci constitue chez Dion une entité per se couvrant sept livres, D.C. 50-56), Principat et elle comporte une section d’histoire contemporaine (à partir de Commode). Pour une telle matière, plus vaste qu’il n’en avait jamais été embrassé avant lui, Dion dépendait nécessairement des écrits de ses prédécesseurs. À l’exception de la partie relative à l’histoire contemporaine, l’œuvre est donc essentiellement un ouvrage de seconde main. Dion était-il fidèle à ses garants ? Travaillait-il à partir d’une source unique ? de plusieurs sources ? d’une source principale et de sources subsidiaires ? variait-il ces diverses méthodes ? Était-il soigneux ? ou négligent ? Ces questions sont centrales pour l’historien soucieux d’évaluer les renseignements qui peuvent être tirés de Dion. Elles mettent aussi l’historiographie au cœur des études sur cet auteur. L’historiographie, telle que nous l’entendons, reprend de façon générale l’étude des conditions, des modalités et des finalités de la représentation du passé par les historiens. Elle englobe bien sûr les interrogations sur la méthode – notamment comme nous venons de le dire sur les sources –, mais s’élargit aux questions de composition du récit et d’idéologie, voire de politique, puisqu’aussi bien celles-ci déterminent les choix auxquels se livre l’historien. C’est ainsi trois aspects que nous envisagerons simultanément, y compris (et peut-être surtout) dans leurs interactions : les sources, la composition, l’idéologie. Or la période couverte par Dion est, on l’a dit, fort étendue, et c’est pourquoi il a semblé nécessaire de se centrer sur une seule partie. Nous avons choisi les règnes julioclaudiens, de Tibère à Néron, qui occupent 7 livres chez Dion (D.C. 57-63). Cette période se prête en particulier à une comparaison avec Tacite, qui l’a traitée aussi dans ses Annales. Cette comparaison sera le biais par lequel nous considérerons les thématiques mentionnées ci-dessus. Encore faut-il en souligner d’emblée une difficulté : l’état fragmentaire de conservation des deux auteurs. Les lacunes de la transmission des Annales tacitéennes sont bien connues : nous n’avons ni l’année 31, ni l’ensemble du règne de Caligula, ni le début de celui de Claude (jusqu’en 47), ni les 1

Certains favorisent toutefois une date plus tardive, en 212 p.C. Telle est en tout cas l’image que donne E. Schwartz, dans la notice sur Dion Cassius qu’il a rédigé dans Real-Encyclopädie (RE, III.2, 1899, col. 1684-1722). 3 Cela est sûr pour Pline, hautement probable pour Aufidius. 4 Sur quelques anecdotes présentes chez Dion et absentes du passage correspondant chez Tacite : D.C. 2

2 deux dernières années de Néron. Pour ce qui est de Dion, seuls les livres 36 à 54, recouvrant les années 68-10 a.C. sont intégralement conservés, mais nous disposons aussi de larges pans des livres 55-60 (jusque 46 p.C.) et 78-80 (de la mort de Caracalla à Héliogabale). Pour le reste, l’ouvrage est connu à travers des excerpta ainsi que les les résumés qu’en livrent Xiphilin (seconde moitié du XIe s.) et Zonaras (début du XIIe s.) ; pour ces sections, non seulement notre information factuelle, mais l’image que nous pouvons nous faire de Dion en tant qu’historien est conditionnée par les choix de ses épitomateurs, lesquels, opérant en milieu byzantin, ont sans doute tendance à privilégier ce qui concerne les figures impériales. Au total, seules les années 14-16 et 32-37, sous Tibère, sont intégralement conservées chez les deux auteurs. Nous nous attacherons bien sûr à celles-ci, mais nous compléterons aussi notre argumentation par des observations tirées d’autres sections et relatives à d’autres règnes. 1. Sources Tacite et Dion présentent sur les Julio-Claudiens beaucoup d’informations identiques ; d’autres, par contre, sont spécifiques à l’un ou à l’autre et, sur certains points encore, ils divergent. C’est pourquoi l’idée la plus couramment admise est que Dion n’aurait eu recours aux Annales que pour compléter une information qu’il empruntait pour l’essentiel à des sources antérieures. Pour le règne de Tibère, plus précisément, les deux auteurs auraient suivi une même source principale, très sûrement un écrit de type annalistique, composé sous Caligula, hostile à Tibère et considérant avec sympathie les actions de Germanicus2. Pour les règnes de Claude et de Néron, la situation se présenterait quelque peu différemment : plutôt qu’à une même source principale, cela serait au sein de dossiers documentaires composés d’au moins deux (ou plusieurs) sources identiques que Tacite et Dion (mais également Suétone) auraient trouvé leurs informations. À quoi ressemblaient ces écrits ? À s’en tenir à l’évocation générique que fait Tacite dans ses préfaces, les historiens qui l’ont précédé se répartiraient en deux catégories : ceux qui ont loué les empereurs sous lesquels ils composaient leurs œuvres et ceux qui se sont répandus en invectives contre des empereurs après leur mort (spéc. Ann., 1.1.2). Considérant le caractère unanimement hostile aux Julio-Claudiens des textes historiques qui nous sont parvenus (Tacite, Suétone, Dion Cassius), ce sont toutefois les écrits défavorables aux empereurs qui se sont massivement imposés. Au sein de ce corpus, la nature de la critique envers les princes et son degré de virulence tiendraient lieu de critères discriminants. Dans ce sens, selon G. B. Townend qui a consacré plusieurs articles à la question, il existerait pour les empereurs allant de Caligula à Othon deux sources majeures : l’une dont la critique resterait modérée, l’autre qui aurait accordé une plus grande place aux anecdotes scandaleuses. Les travaux des dernières années, tout en intégrant la distinction entre “anecdotique” et “moins anecdotique”, ont attiré l’attention sur un autre clivage, plus “politique”. D’une part, il y aurait ceux qui persistaient à placer la relation entre prince et Sénat comme un enjeu majeur ; de l’autre, ceux qui mettaient la seule figure impériale au cœur du propos, préparant le terrain à un filon biographique qui atteint une forme achevée avec les Vies de Suétone. Les premiers seraient attachés à introduire un matériau davantage traditionnel, dans la continuité de l’annalistique républicaine, et exploiteraient davantage les archives sénatoriales (acta senatus). Les seconds, davantage enclins à

2 Telle est en tout cas l’image que donne E. Schwartz, dans la notice sur Dion Cassius qu’il a rédigé dans Real-Encyclopädie (RE, III.2, 1899, col. 1684-1722).

3 l’anecdote, retiendraient de préférence ce qui relève de la personnalité et de la vie privée du prince, ainsi que de sa cour et de la domus impériale. Or, parmi les auteurs qui auraient laissé sur les périodes concernées des ouvrages (par ailleurs perdus) susceptibles d’être retenus comme sources principales par les historiens de la période julio-claudienne, deux sont sénateurs : Servilius Nonianus, qui a écrit plutôt sur Tibère, et Cluvius Rufus, qui a écrit sur les autres empereurs (en tout cas, au moins sur Néron). Deux autres, Aufidius Bassus, source pour Tibère, et Pline l’Ancien, source pour les autres empereurs, ne l’étaient pas3. Or, comme Dion Cassius retient plus d’anecdotes4, on aurait tôt fait de conclure qu’il utilisait surtout les nonsénateurs Aufidius et Pline. On rappellera néanmoins qu’un historien n’est pas nécessairement sénatorial parce qu’il est sénateur et à cet égard, certaines observations sur les fragments des sénateurs Servilius et Cluvius indiquent qu’ils montraient un intérêt marqué pour certains aspects de la vie privée du prince. En définitive, il semble plus sage (et l’argumentation n’en est guère affectée) de mener la discussion sans chercher à mettre de noms derrière telle ou telle information, telle ou telle version. On retiendra néanmoins, de l’évocation de ces auteurs et écrits quelque peu fantomatiques, l’accent mis sur le caractère anecdotique du récit de Dion. Une autre question en relation avec les sources concerne la fidélité à celles-ci. Si les deux historiens connaissent le même dossier documentaire, et si l’on constate entre eux des différences, il faut bien qu’au moins l’un des deux ait divergé de l’original. Il est alors tentant de se demander lequel. Il n’est pas toujours aisé d’y répondre. Un cas emblématique est fourni par les propos sur Auguste au moment de ses funérailles. Tacite prête alors aux Romains deux discours contradictoires, reproduisant l’un des jugements favorables, l’autre des jugements défavorables sur le fondateur du régime (Ann., 1.9-10). La comparaison avec Dion Cassius (56.43.4-45) laisse penser qu’une telle évaluation de l’action d’Auguste figurait déjà dans une source commune aux deux auteurs. Pourtant, les avis défavorables à Auguste occupent une plus grande place dans les Annales. Dès lors, soit Tacite aurait développé de sa propre initiative les propos défavorables, soit Dion Cassius les aurait réduits au minimum. Il est difficile de trancher entre ces deux interprétations. La réponse repose alors souvent sur les a priori qui pèsent sur chaque auteur. À cet égard, alors que, longtemps on a taxé Dion de défauts variés – dilletantisme, négligences, anachronismes, confusions… –, la tendance a été de considérer que, pour ce qui est du strict rapport aux sources, la part de réélaboration est moins grande chez lui, simple “compilateur” dépourvu d’originalité, que chez l’“artiste” Tacite. Dans les années ’70, cependant, D. Flach a estimé que c’était Dion qui s’écartait le plus de l’original. À la vérité, le développement encore récent des études sur l’historiographie ancienne invite à se demander si la question n’est pas en l’occurrence mal posée. En l’absence de la notion de plagiat, les principales contraintes qui s’exercent sur les historiens anciens dans leur rapport aux sources relèvent de leurs propres choix, idéologiques et esthétiques notamment. Dans ce sens, la fidélité à une source ne tient ni d’une vertu, ni d’une incapacité à créer, mais relève d’impératifs ponctuels, changeant selon les moments de la narration. Il n’y a pas à ce titre à chercher un historien qui soit invariablement “plus fidèle” et un autre qui le soit moins ; dans tel épisode l’un peut suivre le modèle et l’autre moins, dans l’épisode suivant, cela sera le contraire. Ce qui paraît le plus important, en termes 3

Cela est sûr pour Pline, hautement probable pour Aufidius. Sur quelques anecdotes présentes chez Dion et absentes du passage correspondant chez Tacite : D.C. 58.1.1 (cf. Ann., 4.68) ; 58.4.4 (cf. Ann., 6.29) ; 60.29.4 (cf. Ann., 11.1-3)… 4

4 d’historiographie, reste que les présentations trouvées chez chaque historien, et qu’on suppose résulter de choix (et celui de ne pas modifier la source en est un, au même titre que celui de la changer) répondent à leurs intentions et aux nécessités de leur démonstration. Ainsi la question de l’intention de chacun, en articulation avec l’idéologie et/ou la thématique narrative, se pose avant toute autre. Lointaine est l’époque où l’on réduisait Dion à sa source et il est aujourd’hui tenu pour acquis qu’il y a dans l’Histoire romaine une part de relecture personnelle du passé et de capacité à réélaborer les sources. 2. Composition Dion Cassius écrit une histoire annalistique. Lié à l’annualité des magistratures, ce type d’histoire présente une forte connotation républicaine5. Son origine est sûrement à rapprocher des Annales maximi que tenaient les pontifes. Se trouvant de la sorte aux mains de l’aristocratie et devenue terrain d’expression – voire d’émulation – pour les principales gentes, l’annalistique tend rapidement à se figer, tant pour la structure que pour la sélection de la matière. Le récit de chaque année se déroule selon une succession affaires intérieures-affaires extérieures-affaires intérieures qui semble calquée sur les déplacements des consuls. Figurent alors les principales informations que devaient consigner les anciens annales : victoires et défaites, élections, prodiges, morts d’hommes illustres… Ce noyau subit, du fait de la succession des annalistes – dont les ouvrages se font de plus en plus étendus –, une forme d’amplification narrative par le recours à des procédés répandus par l’historiographie grecque : discours, excursus géographiques, récits de batailles et de sièges… Un tel schéma est approprié à la “République triomphante”, à la succession des magistrats et à une conception, sinon collective, du moins oligarchique, de l’État (comme l’illustrent les premières décades de Tite-Live). Il se prête moins à une chronique de l’époque impériale, que caractérise la centralisation pérenne du pouvoir aux mains du seul prince. Tacite déjà, comme l’a montré J. Ginsburg, est représentatif des tensions qui se manifestent alors. Dion l’est davantage encore. Chez lui, la “biographisation” s’accentue. En témoigne la présence, au début de chaque règne julioclaudien, d’une présentation synthétique et synchronique, pratiquement suétonienne, du caractère et de l’activité de l’empereur (Tibère : 57.1-17 ; Caligula : 59.1-5 ; Claude : 60.1-7 ; Néron : 61.1-6.1). Ces sections confèrent une sorte d’“hybridité” à l’histoire de Dion, entre annales et biographie. Elles sont les plus propres à montrer l’emprise biographique sur son exposé. Cette emprise n’est pourtant pas moindre dans les évocations de chaque année, même s’il persiste alors une structure et un matériel “annalistiques”. C’est précisément sur quelques mutations que connaissent ce matériel et cette structure que je vais rapidement revenir. Les livres augustéens de Dion montrent une grande variété dans la construction des séquences consacrées à l’Vrbs. Les passages les plus caractéristiques d’une structure annalistique y alignent une série de mesures liées pour la plupart à l’activité du Sénat. Néanmoins, le retour aux affaires intérieures en fin d’année (un trait livien largement conservé par Tacite) est loin d’être automatique pour ce règne : on l’observe à six reprises seulement. On trouve aussi des séquences sur les travaux du Sénat pour les règnes de Tibère et des autres julio-claudiens. Les années 15 et 16 p.C. ont en particulier été exploitées dans le 5 Cf. Liv. 2.1.1 : liberi iam hinc populi Romani res pace belloque gestas, annuos magistratus […] peragam.

5 sens d’une comparaison avec Tacite. Pour l’année 15, pour ce qui est des rubriques qui regroupent des événements d’ordre intérieur, les deux historiens n’ont que trois informations en commun ; outre les membres de la dynastie, Tacite y cite nommément dix-neuf personnes, Dion une seule, et il souligne plus nettement le rôle décisionnaire de l’empereur (D.C. 5.14.9 : Τιβέριος μὲν ἔπραττεν). Pour l’année 16, quatre informations sont communes : une divergence parmi les plus notables concerne les mesures somptuaires débattues par le Sénat. Dans les Annales, celles-ci sont évoquées principalement à travers le discours que prononça un sénateur éminent, Asinius Gallus ; chez Dion Cassius, il n’est pas question de ce sénateur, mais il est rapporté que dans le décret relatif à ces questions, Tibère interdit d’utiliser le terme grec emblema ; cette remarque se poursuit en une digression sur l’attitude de Tibère face à la langue grecque (D.C. 60.15.2-3). Ainsi, alors que Tacite conserve à l’affaire un ancrage “traditionnel” dans ce qu’on pourrait appeler de manière générique “les débats sénatoriaux”, Dion y trouve motif à des considérations plus “impériales”. Le premier reste attaché au rôle du Sénat, le second se révèle attentif à ce qui constitue un aspect de l’administration de l’empire. Ce dernier point rapproche Dion de Suétone, avec lequel il présente un matériel commun pour le règne d’Auguste et aussi de Tibère. Autre exemple, l’année 33 (conservée en entier dans les deux ouvrages). Tacite saisit l’occasion du consulat de Galba pour évoquer le fait que le pouvoir lui fut prédit, ce qu’il développe par une anecdote sur l’astrologue Thrasylle (Ann., 6.20.4-22). Or la prédiction du pouvoir à Galba est signalée par Dion, non pour 33, mais pour l’année 20 p.C. Par contre, pour l’année 33, Dion évoque bien que le pouvoir fut prédit à quelqu’un, mais c’est à propos de la questure de Caligula qu’il rassemble diverses informations concernant ce dernier, dont une annonce de son futur pouvoir. Cette annonce, chez Tacite vient dans le récit de l’année 36 (Ann., 6.46.4). 20 p.C. 33 .C. 36 p.C. Prédiction à Galba D.C. 57.19.4 Tac., Ann., 6.20.4 (Galba consul) Prédiction à Caligula D.C. 58.23.3 Tac., Ann., 6.46.4 (Caligula censeur) Pour ce qui est de 33 p.C., la digression porte chez Tacite sur le personnage investi de la plus haute fonction républicaine, à savoir le consul ; chez Dion, elle porte sur un membre de la famille impériale. On suggérera à titre d’hypothèse que la prédiction sur Galba aurait été déplacée par Tacite pour figurer l’année du consulat de ce dernier et que celle sur Caligula l’aurait été par Dion en vue de constituer une sorte de rubrique sur le futur empereur. 20 p.C. 33 p.C. 36 p.C. Source(s ?) Prédiction à — Prédiction à Galba ???? Caligula ???? (= D.C.) (= Tac.) Aussi bien l’un que l’autre pouvait donc “arranger” le modèle initial et il n’y a pas lieu de chercher celui qui serait plus fidèle à celui-ci. Pour le règne de Claude, certaines années (cf. années 43 et 47) présentent des alternances de type annalistique entre affaires intérieures et extérieures. Pour ce qui est des affaires intérieures, il devient de plus en plus difficile de les qualifier de “sénatoriales”. Dion tend à voir l’empereur à l’origine de toute décision et se concentre sur son action. Ainsi, il relate une mesure prise par Claude alors qu’il était censeur (60.29.1), mais il n’y a pas trace qu’il ait mentionné la censure en tant que telle (au contraire de Tacite). On y verra le signe que c’est en sa qualité de gouvernant absolu, et

6 non dans la continuité affichée avec une institution républicaine, que l’action de l’empereur l’intéresse prioritairement. Le règne de Néron commence par une évocation d’omina imperii (D.C. 61.2), un domaine de prédilection de Dion. Même si Tacite fait déjà évoluer la liste prodigiale de type livien de façon à montrer comment le prince s’approprie l’État, ce passage de Dion, à la fois par sa place dans l’évocation du règne et par son esprit, se rapproche davantage des listes fournies par Suétone (spéc. Suet., Ner., 6) et est représentatif d’un processus d’“impérialisation” des prodiges6. Un des faits relatés alors – la phrase d’Agrippine II, “ἀποκτεινάτω με, μόνον βασιλευσάτω” – figure certes chez Tacite, mais dans le cours de la narration (Ann., 14.9.3), non dans une énumération d’omina. 3. Idéologie Nous retiendrons d’abord un seul dossier, mais qui implique plusieurs passages : les spectacles et les jeux. Ces activités, qui jouaient un rôle-clé dans la représentation de la nobilitas, deviennent sous le Principat un moyen de communication directe entre le prince et le peuple, court-circuitant en quelque sorte le Sénat. Cela est en particulier le cas pour Néron qui place ces activités au cœur de sa propagande. Nous verrons comment cette dimension de son règne est traitée par les différents auteurs (nous intégrerons ici Suétone). Tacite et Dion se rejoignent pour condamner l’utilisation des jeux à des fins propagandistes par Néron ; ils les associent à la terreur et au chaos qui régnaient dans la cité, relativisent la popularité obtenue à leur occasion et suggèrent que beaucoup de ceux qui approuvaient alors agissaient par adulation7. Ils rejettent aussi – et Dion peut en l’occurrence se souvenir de ce qu’il a vu sous Commode et Héliogabale – la participation du prince lui-même aux spectacles. Néanmoins, le lien entre activités spectaculaires et propagande impériale est plus visible chez Dion. Il relate que les Juvenalia furent instaurés en l’honneur de la barbe du prince, lorsqu’il se rasa pour la première fois (61.19.1 ; aussi 21.1). Il mentionne de même des attractions remarquables : en 55, des hommes à cheval, lancés au galop, abattent des taureaux, tandis que des cavaliers tuent 400 ours et 300 lions (61.9.1) ; en 57, Néron donne une naumachie et, immédiatement après, ayant fait assécher le terrain, une bataille terrestre (61.9.5) ; en 59, un éléphant marche sur une corde (61.17.2)… Ce type d’information – dont aucune n’apparaît chez Tacite, mais que l’on rencontre aussi à l’occasion chez Dion à propos de Claude (60.5.1-3 ; 7.3 ; 23.5) – sont de celles qui remplissent les rubriques, approbatrices ou neutres, que Suétone insère dans les Vies de divers empereurs, y compris Néron (Ner., 11-13 ; Iul., 39 ; Aug., 43-45 ; Calig., 18-20 ; Claud., 21 ; Domit., 4). Elles sont le signe que Dion, plus que l’auteur des Annales, assimile le rôle que jouent les spectacles dans la politique menée par le prince. Parallèlement si Dion, comme Tacite, condamne la participation de nobiles aux jeux, on ne trouve pas chez lui écho des débats sénatoriaux concernant ceux-ci, comme celui qui vit Thrasea Paetus combattre un sénatus-consulte permettant à la cité de Syracuse de dépasser dans les jeux le nombre fixé de gladiateurs (Ann., 13.49.1). Au demeurant, les passages dans lesquels Tacite et Dion déplorent la participation de nobiles aux jeux (Ann., 14.14.3-4 ; D.C. 62.17.3-4), tout en dérivant selon toute apparence d’une même 6

On pourrait en dire de même des prodiges annonçant la mort de Germanicus insérés en D.C. 57.18.3 et absents dans les Annales. 7 À propos des prestations de l’empereur aux Juvenalia, Dion laisse entendre que certains applaudissaient sous la contrainte alors qu’en fait, ils étaient atterrés (61.24.4). Il étend alors à l’ensemble de la classe sénatoriale une attitude que Tacite prête à Burrus (Ann., 14.15.4 : maerens […] ac laudans).

7 source, présentent des différences : Tacite insiste sur la pauvreté des personnages concernés, lesquels auraient agi de la sorte parce qu’une récompense les y incitait, et il refuse d’en donner le nom ; Dion ne parle pas d’un quelconque paiement et produit des noms. Assurément, Dion n’a pas envers la classe sénatoriale les mêmes scrupules que son devancier, et il pourrait trouver plaisir à apprendre à son lectorat grec que beaucoup de descendants de ceux qui avaient été leurs conquérants figuraient parmi ceux qui s’abaissaient alors à se produire sur scène. Peut-être aussi pourrait-on parler des procès… Nous retiendrons un unique exemple, qui permettra d’envisager le règne de Claude. Pour ce règne, le procès de Valerius Asiaticus constitue un événement pour lequel, même si Tacite (Ann., 11.1-3) et Dion (D.C. 60.29.4-6a) s’accordent pour dire que l’accusation chancela et qu’une manœuvre de Vitellius fut à l’origine de la condamnation signifiée à l’accusé, on a vu des différences profondes entre eux. De façon générale, Tacite fait de l’affaire un exemple du pouvoir et des intrigues de Messaline et chez lui le prince apparaît mal informé et manipulé par son entourage, toujours sous le coup de l’impression que laissent sur lui ses interlocuteurs successifs. Dion ne mentionne Messaline qu’à une reprise dans ce contexte et chez lui, le récit est construit de telle sorte que le procès s’articule sur une description quelque peu généralisante de la manière dont Claude traitait ceux qui étaient soupçonnés de complot. Tacite fait aussi plus grand cas de Valerius, dont il rapporte les derniers moments de manière louangeuse, et chez lui, c’est la défense de ce personnage qui aurait incliné à un moment Claude à l’absoudre ; chez Dion, c’est la faiblesse du dossier de l’accusation. Enfin, Tacite saisit l’occasion de l’affaire pour une allusion ironique à la clementia impériale (Ann., 11.3.1 : secuta sunt Claudii uerba in eandem clementiam) ; on ne trouve rien de tel dans l’Histoire romaine. En somme, Tacite s’empare de l’affaire pour mettre en avant le comportement d’un sénateur et stigmatiser la domus Caesaris. Chez Dion, le sénateur Valerius est moins mis en avant ; de même, le lien avec la psychologie de Claude (et sa passivité) est atténué et l’aspect plus strictement juridique de l’affaire est davantage pris en compte ; il n’y a pas non plus d’attaque contre une uirtus constitutive du régime. Conclusion Les observations rassemblées ci-dessus regardent les règnes des Julio-Claudiens et reposent sur une comparaison de Dion avec Tacite. Certes, à la première lecture, les deux historiens présentent de grandes ressemblances : tous deux s’intéressent aux sénateurs, tous deux livrent une critique “personnalisée” des princes… La mesure dans laquelle s’expriment et interagissent ces deux tendances diverge néanmoins sensiblement. Pour ce qui est des sénateurs, d’abord, on voit chez Tacite, les éléments d’une réflexion construite et cohérente sur leur activité et sur leur attitude face au nouveau pouvoir. Cette réflexion, qui paraît s’adresser à ses pairs, constitue une finalité incontestable de ses Annales. Cela ne paraît pas être le cas chez Dion : certes, à travers l’adoption de l’annalistique ainsi que la reprise d’un matériel commun avec Tacite s’expriment une sensibilité sénatoriale et un sentiment d’appartenance à cette classe (dans laquelle d’ailleurs à la différence de Tacite il est né). Il n’empêche que dans plusieurs cas, en relatant cette matière sénatoriale, Dion l’intéresse prioritairement l’action du seul empereur. Ainsi, des relations entre le Sénat et le prince, Tacite semble essentiellement tirer des exempla à destination des sénateurs, tandis que Dion semble vouloir essentiellement en tirer un modèle de comportement pour les empereurs. Simultanément, l’évolution des institutions et de l’administration impériales sont

8 davantage au cœur des préoccupation de Dion. Cette tendance “impériale” est renforcée par son inclination à regrouper sa matière de façon à constituer, au sein même du récit annalistique – et pas seulement au début de chaque règne – des rubriques illustrant tel ou tel trait du caractère, de la destinée ou de la politique du prince. Pour ce qui est de la critique des empereurs, ensuite, elle prend surtout la forme de l’investigation psychologique chez Tacite, lequel met en avant le caractère foncièrement dépravé des gouvernants qu’il décrit. Chez Dion, même si la nature foncièrement mauvaise d’un Néron est amplement soulignée, la critique prend davantage le biais de l’anecdote, destinée à montrer que tel ou tel prince n’a pas donné une digne image de la fonction impériale ; mais, chez lui, la légitimité de cette fonction, davantage invétérée au moment où il écrit, ne fait pas l’objet de remise en cause ou de restriction. À l’instar d’un Suétone, Dion juge surtout le prince en termes de représentativité, c’est-à-dire d’après sa capacité à représenter le régime. En résultent, par exemple, la manière dont il perçoit les activités théâtrales de Néron, l’insistance sur son caractère efféminé, ou plus généralement l’insertion massive d’un matériel relatif à la vie privée du prince : un trait qui sonne, en quelque sorte, comme une acceptation de l’identification entre prince et État, principe fondateur du régime impérial. Aperçu bibliographique (choix) Baar, M. (1990) : Das Bild des Kaisers Tiberius bei Tacitus, Sueton und Cassius Dio, Stuttgart. Bönisch-Meyer, S., L. Cordes, V. Schulz, A. Wolsfeld & M. Zeigert, éd. (2014) : Nero und Domitian. Mediale Diskurse der Herrscherrepräsentation im Vergleich, Tübingen. Devillers, O. (2003) : “La composante biographique dans l’historiographie impériale avant Tacite”, in : Lachenaud & Longrée 2003, 609-619. Devillers, O. (2009) : “Observations sur la représentation de la politique spectaculaire de Néron. Pour une comparaison entre Tacite, Suétone, Dion Cassius”, in : Poignault 2009, 61-72. Flach, D. (1973) : “Dios Platz in der Kaiserzeitlichen Geschichtsschreibung”, A&A, 18, 130-143. Ginsburg, J. (1981) : Tradition and Theme in the Annals of Tacitus, Berkeley (réimpr. Salem 1984]. Gowing, A. M. (1997) : “Cassius Dio on the Reign of Nero”, ANRW, II, 34, 3, 25582590. Hose, M. (1994) : Erneuerung der Vergangenheit. Die Historiker im Imperium Romanum von Florus zum Cassius Dio, Stuttgart–Leipzig Hose, M. (2007) : “Cassius Dio: A Senator and Historian in the Age of Anxiety”, in : Marincola 2007, 461-468. Kemezis, A. M. (2014) : Greek Narratives of the Roman Empire under the Severans. Cassius Dio, Philostratus and Herodian, Cambridge. Lachenaud, G. et D. Longrée, éd. (2003) : Grecs et Romains aux prises avec l’histoire. Représentations, récits et idéologie. Colloque de Nantes et Angers II, Rennes. Levene, D. (2011) : “Historical Allusion and the Nature of the Historical Text”, Histos Working Papers, 2011.01, 1-17. Marincola, J., éd. (2007) : Blackwell Companion to Ancient Historiography, Malden. Marques Goncalves, A. T. (2015) : “Entre Calígula e Nero : o governo de Cláudio na obra de Dion Cássio”, in : Ventura Da Silva & Morais Da Silva 2015, 35-48. Millar, F (1964) : A Study of Cassius Dio, Oxford. Newbold, R. F. (1975) : “Cassius Dio and the Games”, AC, 44, 589-604.

9 Noé, E. (1984) : Storiografia imperiale pretacitiana. Linee di svolgimento, Florence. Poignault, R., éd. (2009) : Présence de Suétone. Actes du Colloque tenu à ClermontFerrand (25-27 novembre 2004). À Michel Dubuisson in memoriam, ClermontFerrand. Questa, C. (1957a) : “Tecnica biografica e tecnica annalistica nei libri LXII-LXIII di Cassio Dione”, StudUrb, 31, 37-53. Rich, J. (2011) : “Structuring Roman History : the Consular Year and the Roman Historical Tradition”, Histos, 5, 1-43 Schulz, V. (2014) : “Nero und Domitian bei Cassius Dio. Zwei Tyrannen aus der Sicht des 3. Jh. N. Chr.”, in : Bönisch-Meyer et al. 2014, 405-434. Solimeno Cipriano, A. (1979) : “Tacito fonte di Cassio Dione”, RAAN, 54, 3-18. Sordi, M. (1999) : “Introduzione”, in : Cassio Dione. Storia Romana (libri LVII-LXIII). Volume sesto, BUR Classici Greci e Latini, Milan, 5-22. Swan, P. M. (1987) : “Cassius Dio on Augustus : a Poverty of Annalistic Sources ?”, Phoenix, 41, 272-291. Syme, R. (1958) : Tacitus, Oxford. Syme, R. (1977) : “How Tacitus wrote Annals I-III”, in : Historiographia Antiqua (Mél. W. Peremans), Louvain, 231-263. Townend, G.B. (1960) : “The Sources of Greek in Suetonius”, Hermes, 88, 98-120. Townend, G.B. (1961) : “Traces in Dio Cassius of Cluvius, Aufidius and Pliny”, Hermes, 89, 227-248. Townend, G. B. (1964) : “Cluvius Rufus in the ‘Histories’ of Tacitus”, AJPh, 85, 337377. Ventura Da Silva, G. et E. C. E.C. Morais Da Silva, éd. (2015) : Fronteras e identidades no império romano. Aspectos sociopolíticos e religiosos, Vitória, ES.

Lihat lebih banyak...

Comentarios

Copyright © 2017 DATOSPDF Inc.