Des difficultés de l’enquête médicale en milieu de travail contaminé (with jean noel jouzel)

September 7, 2017 | Autor: Francois Dedieu | Categoría: Ethnography, Occupational Health & Safety, Pesticide ecotoxicology, Pesticides
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2 octobre 2014 11:10 AM – Revue Ethnologie française n° 01/2015 – Collectif – Revue Ethnologie française – 210 x 270 – page 71 / 206

Des difficultés de l’enquête médicale en milieu de travail contaminé François Dedieu Institut national de recherche agronomique Jean‑Noël Jouzel Centre de sociologie des organisations

RÉSUMÉ Les institutions en charge de la prévention des maladies des travailleurs agricoles exposés aux pesticides utilisent principalement des méthodes expérimentales en laboratoire pour repérer et mesurer ces intoxications. Il peut cependant arriver que les agents de ces institutions construisent des méthodes alternatives de mesure du danger. L’observation in situ des situations de travail permet notamment de découvrir des formes surprenantes d’exposition professionnelle à ces produits chimiques. En décrivant une enquête de ce type, conduite en France par la Mutualité sociale agricole sur des intoxications liées à un pesticide cancérigène, l’arsenite de soude, cet article restitue les conditions sociales qui rendent possible ce type d’initiative. Mots‑clés : Pesticides. Santé au travail. Evaluation des risques. Enquête. Ignorance. François Dedieu Inra‑Sens et Institut francilien recherche Innovation (Ifris) Université Paris Est Marne‑La‑Vallée Cité Descartes 5, boulevard Descartes Champs‑sur‑Marne 77454 Marne‑la‑Vallée cedex 2 dedieu@inra‑ifris.org

Au cours du siècle dernier, l’entrée de l’agriculture dans un modèle économique productiviste a entraîné l’utilisation massive de centaines de pesticides destinés à améliorer les rendements en protégeant les récoltes contre les ravageurs. En 2007, 77 000 tonnes de pesticides ont ainsi été vendues en France. Ces substances, par définition toxiques pour les organismes vivants, imprègnent donc le milieu de travail que constituent les champs mis en culture. Les travailleurs agricoles, qu’ils soient chefs d’exploitation, aides familiales, salariés, saisonniers, y sont exposés, non seulement lorsqu’ils effectuent des tâches relatives aux traitements phytosanitaires (préparation de la bouillie, épandage, nettoyage du matériel de traitement), mais aussi lorsqu’ils effectuent des tâches ordinaires (récolte, taille, irrigation…) dans des champs préalablement traités. Les effets de ces expositions professionnelles sur leur santé demeurent aujourd’hui très mal connus. Alors que les rares données épidémiologiques disponibles sur la question accréditent l’idée que les travailleurs exposés aux pesticides subiraient un nombre anormalement élevé de certaines pathologies cancéreuses (affectant le système sanguin notamment) ou neurodégénératives (en particulier la

Jean‑Noël Jouzel Centre de sociologie des organisations (umr 7116) cnrs, Sciences‑Po 19, rue Amélie 75007 Paris jeannoel.jouzel@sciences‑po.fr

maladie de Parkinson), très peu de cas d’agriculteurs victimes des pesticides ont été reconnus, et ce en dépit de l’émergence depuis deux ans d’une association de victimes portant cette cause [Jouzel et Prete, 2013]. Pour comprendre pourquoi les autorités ne parviennent pas à voir les liens entre les pesticides et la santé des agriculteurs, il convient de s’interroger sur les moyens dont elles disposent pour les observer. Au fil du dernier siècle, la mesure des dangers des toxiques professionnels pour les travailleurs qui les utilisent s’est de plus en plus appuyée sur des approches expérimentales [Sellers, 1997]. Elle repose aujourd’hui principalement sur des tests de toxicité in vivo réalisés sur des animaux de laboratoire, qui permettent de quantifier les relations entre dose d’exposition et effets toxiques et de déterminer des doses acceptables d’exposition pour les travailleurs. Le champ du travail agricole ne fait pas exception : les instances politiques en charge de la prévention des maladies professionnelles liées aux substances toxiques en agriculture s’appuient essentiellement sur ce type d’outil pour mesurer les dangers des pesticides pour les travailleurs qui y sont exposés [Nash, 2004]. Inversement, les méthodes d’observation Ethnologie francaise, XLV, 2015, 1, p. 71-79

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in situ, qui ont joué un rôle central dans l’émergence de l’hygiène industrielle au xixe siècle [Lécuyer, 1983 ; Jorland, 2005 ; Moriceau, 2009] sont aujourd’hui délaissées par les autorités sanitaires pour mesurer les dangers des toxiques professionnels en général [Murphy, 2006], et des pesticides en particulier. Ce penchant des autorités de contrôle des toxiques professionnels pour des méthodes de mesure réductionnistes alimente la thèse de la production « organisée » [Frickel et Vincent, 2007] ou « institutionnalisée » [Kleinman et Suryanarayanan, 2013] de l’ignorance qui entoure les maladies professionnelles liées à des expositions toxiques. Or, ce constat reste très étroitement dépendant d’une approche globale des instruments de mesure du danger des toxiques professionnels. Lorsque l’on déplace la focale à un niveau microsociologique, on parvient à voir les cas dans lesquels des agents d’institutions de prévention innovent et proposent des méthodes d’observation alternatives, en particulier des enquêtes in situ qui rendent visibles des intoxications qui échappent aux outils de la toxicologie classique. C’est à une enquête de ce type, développée par des agents de la Mutualité sociale agricole (msa) – organisme privé en charge du régime agricole de la Sécurité sociale – que nous nous intéressons dans cet article. À la fin des années 1990 et au début des années 2000, la msa a mis en place une enquête par observation in situ des travailleurs pour rendre visibles des contaminations préoccupantes par un pesticide cancérigène très utilisé en viticulture, l’arsenite de soude. Notre enquête s’appuie sur deux types de sources. Nous avons d’abord conduit une vingtaine d’entretiens auprès de l’ensemble des acteurs qui ont participé à cette histoire scientifico‑administrative, depuis les observateurs de terrain jusqu’aux évaluateurs et aux gestionnaires du risque. Ensuite, nous nous sommes appuyés sur des traces écrites produites à l’occasion de cet épisode. À l’image des rapports scientifiques, ce sont pour la plupart des sources « primaires », c’est‑à‑dire produites par les protagonistes de cette histoire1. Cette enquête nous permet d’adopter une démarche de description « au ras du sol » [Ginzburg et Poni, 1981], visant à reconstituer le parcours des individus et des collectifs impliqués dans l’enquête sur l’arsenite de soude depuis la phase d’émergence du soupçon de contaminations inexpliquées jusqu’à la prise en compte politique des résultats obtenus. Nous entendons restituer les conditions sociales qui rendent possible la construction de ce type d’investigation au sein des institutions de prévention des risques professionnels. Ethnologie francaise, XLV, 2015, 1

■■ Quand

regarder empêche de voir

Simplifier pour observer Depuis 1943, les pesticides font l’objet en France d’une autorisation de mise sur le marché délivrée par le ministère de l’Agriculture. Cette autorisation dépend d’une évaluation de l’efficacité agronomique du produit et de ses dangers, notamment pour les travailleurs exposés (ainsi que pour l’environnement et pour le consommateur). Le volet d’hygiène industrielle de l’évaluation des risques repose essentiellement sur l’usage de tests de toxicité in vivo réalisés sur des animaux de laboratoire et qui permettent de déterminer la dose en dessous de laquelle l’exposition des travailleurs apparaît « acceptable » au vu de ses effets pathogènes visibles sur l’animal, et prévisibles sur l’homme2. Pour mettre un pesticide sur le marché, l’industriel doit démontrer que, dans des conditions d’usage normales (définies par une quantité maximale à l’hectare, des modes de pulvérisation, des règles d’hygiène et des conditions météorologiques), le niveau d’exposition des travailleurs n’excède pas la dose acceptable d’exposition. Au besoin, il peut préciser quels équipements de protection (gants, masques, combinaisons) évitent de s’exposer au‑dessus du seuil acceptable. Les évaluations de l’exposition sont effectuées sur la base de modèles alimentés par des données métrologiques produites pour certaines cultures, et extrapolées à d’autres dans le contexte de l’homologation. Dans ce cadre, l’évaluation des risques d’intoxications liées aux pesticides est donc effectuée a priori, sans observation des conditions réelles de l’usage de ces produits une fois mis sur le marché, et de l’exposition des travailleurs qui en résulte. Les tests utilisés pour mesurer les risques que les pesticides représentent pour les travailleurs reconstituent artificiellement une situation d’exposition. Ils proposent une série d’hypothèses permettant d’extrapoler leurs résultats aux situations réelles de traitement phytosanitaire. Par construction, ils reposent ainsi sur l’hypothèse que les travailleurs agricoles sont exposés, sur des périodes limitées et à des doses relativement élevées, à des substances uniques [Nash, 2004 ; Jouzel et Dedieu, 2013]. Ils postulent également que les travailleurs sont exposés principalement par la voie cutanée, et de façon secondaire par la voie respiratoire. Ils ne tiennent en revanche pas compte de la voie digestive, conçue comme seulement pertinente en cas d’ingestion volontaire (dans le cas de tentatives de suicides).

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Ce travail d’abstraction est une condition de la reproductibilité de ces tests et de la possibilité d’en dériver des valeurs‑limites utilisables pour assurer la protection des travailleurs exposés aux pesticides. C’est en simplifiant leur objet que les tests peuvent produire des instruments de contrôle de ces produits. Cette simplification rend cependant inobservables les effets d’expositions à des mélanges de produits répétées sur le long terme. Ces effets sont pourtant susceptibles d’être les plus préoccupants en termes sanitaires, notamment parce qu’ils peuvent être chroniques et irréversibles, même s’ils sont très difficilement objectivables faute d’instruments de mesure de ce type d’exposition. Focalisés sur les expositions ponctuelles à des substances uniques, les tests utilisés dans le cours de l’homologation rendent principalement visibles les effets d’intoxications aiguës, qui sont, pour la plupart, bénins et réversibles (maux de ventre, céphalées, irritations, gêne respiratoire…). Visibles a priori, lors de l’homologation, ces effets aigus cessent pourtant de l’être a pos‑ teriori, une fois le pesticide mis sur le marché et utilisé par les travailleurs agricoles. Les corps intoxiqués soustraits au regard médical Le suivi de la santé des populations de travailleurs agricoles est assuré en France par la Mutualité sociale agricole (msa), organisme en charge de la gestion du régime agricole de la Sécurité sociale depuis les années 1950. La prévention des risques professionnels agricoles échoit à deux catégories de personnel de cette institution. La première est constituée, depuis les années 1960, par 380 médecins du travail agricole, en charge du suivi de la santé des travailleurs de l’agriculture. La seconde est composée, depuis 1972, par environ 280 conseillers en prévention, chargés de traiter les aspects techniques de la prévention des risques professionnels agricoles. Jusqu’au début des années 1980, médecins du travail agricole et conseillers en prévention n’ont accordé qu’une attention marginale aux problématiques de santé au travail liées aux pesticides [Jas, 2008]. Prévalait alors l’idée que l’évaluation a priori effectuée lors de la procédure d’autorisation de mise sur le marché constituait une protection efficace pour les travailleurs exposés aux pesticides. Durant les années 1980, cette problématique a progressivement été inscrite sur l’agenda de l’institution sous l’impulsion d’un petit groupe de médecins du travail agricole. Au début des années 1990, la msa mit ainsi en place un projet‑pilote de réseau de toxicovigilance dans

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deux départements, avant de l’étendre en 1997 à l’ensemble du territoire. Ce réseau associe les médecins du travail agricole et les conseillers en prévention, chargés de faire « remonter » les signalements, à un groupe de toxicologues travaillant dans des centres antipoison de centres hospitaliers universitaires et tenus de se prononcer sur l’imputabilité des troubles constatés aux pesticides, sur la base des informations sur les circonstances de l’exposition données par le travailleur victime (produits utilisés, port d’équipements de protection, conditions climatiques…). Il fait remonter chaque année environ 200 cas d’intoxications imputables aux pesticides. D’après les données d’enquête par questionnaire dont dispose par ailleurs la msa, ce chiffre apparaît cependant très faible : 20 % des agriculteurs utilisant des pesticides (soit plusieurs dizaines de milliers) éprouvent en effet chaque année des troubles physiques leur semblant en lien avec les traitements phytosanitaires [Dupupet, 2007]. Très peu d’agriculteurs signalent donc les intoxications dont ils sont victimes. Le réseau de toxicovigilance est, par construction, dépendant des savoirs issus de la toxicologie de laboratoire. Les toxicologues qui doivent se prononcer sur l’imputabilité des troubles signalés aux pesticides s’appuient essentiellement sur les données de toxicité produites par les tests in vivo utilisés dans le cadre de l’homologation. Les signalements ont d’autant plus de chances d’être imputés aux pesticides qu’ils concernent des troubles survenant en cas d’intoxications aiguës, et qu’ils mentionnent avec précision le produit à l’origine des symptômes. En revanche, les signalements de troubles susceptibles de résulter d’expositions plus diffuses et chroniques ont peu de chances d’être imputés aux pesticides par ces spécialistes. Le dispositif de toxicovigilance constitue donc un « observatoire » [Dupupet, 2007] des intoxications professionnelles induites par les pesticides, mais il ne rend visibles que celles qui découlent du dépassement ponctuel des doses acceptables d’exposition, à la suite d’incidents survenant typiquement lorsque les préconisations relatives aux conditions climatiques (traiter par fort vent, par exemple) ou au port d’équipements de protection ne sont pas respectées par le travailleur. Pour ce dernier, signaler une intoxication revient donc bien souvent à admettre une erreur, voire à reconnaître qu’il est en faute au regard des préconisations encadrant l’usage des pesticides. Ce prisme de l’erreur à travers lequel sont perçues les intoxications professionnelles aux pesticides rend ces dernières massivement invisibles, les travailleurs qui en sont victimes préférant éviter de signaler des troubles qui vont attirer Ethnologie francaise, XLV, 2015, 1

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le regard des acteurs de la prévention sur des pratiques prenant leurs distances avec les règles du « bon usage » des pesticides [Jouzel et Dedieu, 2013]. Les instruments que les autorités sanitaires utilisent pour mesurer et observer les risques d’intoxications professionnelles liées aux pesticides les rendent donc partiellement aveugles à cette réalité. Le travail de simplification de l’évaluation a priori des risques comme les contraintes inhérentes au réseau de surveillance limitent la réflexion des pouvoirs publics sur les conditions « réelles » d’exposition des travailleurs aux pesticides. Une fois le pesticide en libre circulation, les autorités en savent finalement peu sur les modes d’usage concrets des pesticides et sur les intoxications qui peuvent en découler. Cette forme d’ignorance institutionnalisée peut néanmoins être occasionnellement contournée par les acteurs du système de prévention des maladies professionnelles liées aux pesticides. Ainsi, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, un médecin du travail agricole de la caisse de la msa de l’Hérault s’est‑il rendu compte de l’existence d’importantes contaminations des travailleurs viticoles de sa région par un pesticide notoirement cancérigène, l’arsenite de soude. En suivant à la trace la manière dont ce médecin est parvenu à objectiver ce soupçon par une enquête in situ, nous entendons ici mettre en évidence les conditions de possibilité de

mesures alternatives du danger au sein des institutions de contrôle des toxiques professionnels.

■■ L’intoxication

révélée

L’inscription sociale du soupçon Le docteur Régis Bernard3 est un médecin du travail agricole de la caisse de msa de l’Hérault. Il a fait toute sa carrière dans la région de Béziers, en bordure de laquelle il réside. L’agriculture locale est dominée par la viticulture, que le Dr Bernard pratique lui‑même en amateur à la suite de son père, en plus de ses activités médicales. Il fréquente les viticulteurs, exploitants et salariés, non seulement en tant qu’administrés de la msa, mais aussi en tant que collègues. Le vignoble héraultais produit un vin de qualité moyenne et est fortement consommateur de fongicides. À la fin des années 1990, alors qu’il est au milieu de sa carrière médicale, le Dr Bernard s’inquiète de ce qui lui apparaît comme une série d’intoxications de travailleurs utilisant un fongicide particulièrement nocif, l’arsenite de soude. Il observe sur ces travailleurs plusieurs symptômes qui lui paraissent attribuables à ce produit, notamment des maux de ventre.

L’arsenite de soude, un toxique indispensable ? Avant l’avènement de la chimie de synthèse, les produits dérivés de l’arsenic ont figuré parmi les principaux utilisés pour lutter contre les parasites en agriculture. En raison de leurs effets toxiques, et notamment des risques cancérigènes qu’ils induisent, l’arsenic et ses dérivés ont été interdits par le ministère de l’Agriculture en 1971. Une exception fut néanmoins faite pour l’arsenite de soude en viticulture. Ce dérivé de l’arsenic est le seul fongicide efficace connu pour lutter contre l’esca, un champignon qui s’attaque au bois des vignes. Le maintien de l’autorisation de mise sur le marché pour ce produit repose sur un arbitrage entre les services agronomiques qu’il rend et les dangers qu’il représente pour les viticulteurs. Dans la mesure où les traitements contre

Comment le Dr Bernard est‑il parvenu à voir des corps intoxiqués qui ne se laissent généralement guère observer ? Certaines de ses observations sont effectuées dans le cours de ses activités professionnelles, Ethnologie francaise, XLV, 2015, 1

l’esca sont ponctuels et s’étalent sur deux à trois jours d’hiver par an, les risques de contamination des travailleurs agricoles utilisant cette substance furent jugés négligeables. Les expositions à l’arsenite de soude furent néanmoins soumises à un contrôle spécifique de la part de la Mutualité sociale agricole. Une enquête par prélèvements urinaires réalisée en 1982 parmi les viticulteurs du Bordelais permit d’objectiver les faibles niveaux de contamination des travailleurs exposés et légitima l’usage contrôlé de ce produit toxique. Le classement, en 1987, de l’arsenite de soude comme cancérogène certain par le Centre international de recherche contre le cancer n’a pas modifié le régime d’exception dont ont bénéficié les industriels commercialisant ce produit.

notamment à l’occasion de visites médicales. Mais la plupart des signalements d’intoxications qu’il recueille alors lui parviennent par des voies détournées, et non par l’observation des corps contaminés. Étant lui‑même

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viticulteur, il entretient des relations régulières avec les travailleurs en dehors de son activité médicale. Certains salariés ou exploitants lui font part de leurs inquiétudes concernant des cas de travailleurs visiblement malades après avoir utilisé de l’arsenite de soude. Le Dr Bernard note que plusieurs de ces signalements concernent des salariés d’entreprises spécialisées dans les traitements phytosanitaires. Au cours des années 1980 et 1990, ce type d’activité a connu une croissance importante dans le vignoble héraultais, sous l’effet de mutations économiques. Le nombre d’exploitations s’étant réduit, la taille moyenne des parcelles a considérablement augmenté, et les viticulteurs effectuent de moins en moins les traitements eux‑mêmes. Il en résulte l’apparition d’un nouveau profil d’exposition professionnelle à l’arsenite de soude, non pris en compte au moment du maintien de ce produit sur le marché en 1971 : Les entreprises de travaux agricoles, elles prenaient les commandes, les contrats, et elles travaillaient pendant 6 semaines, 8 semaines, en gros février‑mars. […] Alors on en voyait arriver, beaucoup, hein, des types, évidemment, alors, accidents du travail, intoxications… Bon, s’ils le déclaraient pas, on savait quand même qu’ils s’étaient arrêtés quelque temps, que l’employeur avait dit « bon, t’es pas bien, c’est ton collègue qui le fera en attendant », bon, y’a beaucoup de trucs qui passaient inaperçus. […] Nous, on le voyait par la bande. Quand on sait qu’un type a eu un pépin, par le copain, etc. Il y avait des copains du salarié qui disaient « oui l’autre jour il a pas été bien, bon moi je vous dis ça, je dis rien » […] Et donc on savait qu’il y avait énormément d’intox (entretien avec le Dr Bernard, avril 2010).

Notons ici le caractère socialement construit du soupçon4, qui ne résulte pas uniquement de l’intuition d’un acteur singulier mais aussi de son insertion sociale dans le milieu viticole local. L’appartenance conjointe du Dr Bernard au monde médical et au monde viticole l’a mis en position de recueillir des récits indirects et isolés d’intoxications. Ces récits lui sont adressés par des travailleurs qui le considèrent comme un médecin à qui on peut faire confiance, et qui s’inquiètent de situations individuelles d’intoxication affectant un de leurs collègues. Le Dr Bernard occupe une position sociale frontalière qui lui permet de voir ce qui restait imperceptible tant aux yeux du personnel de la msa qu’à ceux des travailleurs de la viticulture : le caractère potentiellement massif des intoxications par l’arsenite de soude. L’accumulation de ces récits d’intoxications constitue une « surprise » [Gross, 2010] qui rend visible une réalité que

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les instruments et données des institutions de prévention ne permettent pas d’observer. Cette surprise est à la fois une alerte et une énigme aux yeux du Dr Bernard. Une alerte, parce que ces récits indiquent que des travailleurs exposés sur des périodes relativement longues à un pesticide cancérigène sont vraisemblablement contaminés ; et une énigme, parce que ces observations permettent de détacher une saillance qui tranche avec le cours prévisible des choses [Boltanski, 2012] : cette catégorie de travailleurs spécialisés dans les traitements phytosanitaires est a priori la mieux formée aux règles de prévention et la mieux équipée pour éviter les contaminations. De l’énigme à l’enquête En 1998, le Dr Bernard fait part à sa hiérarchie à la caisse centrale de la msa de ses inquiétudes et de ses interrogations. Il obtient le soutien du médecin‑chef, qui lui propose de lui envoyer une interne en médecine du travail pour réaliser une enquête par prélèvements biométrologiques d’échantillons urinaires afin d’y quantifier les métabolites de l’arsenite de soude. Le Dr Bernard et l’interne conduisent l’enquête en 1999, auprès d’une cinquantaine de travailleurs répartis en 4 groupes : des salariés d’entreprises spécialisées  exposés pendant plusieurs semaines ; des travailleurs –  exploitants ou salariés – effectuant les traitements sur leurs propres parcelles pendant quelques jours ; des travailleurs effectuant des tâches dans les vignes dans les deux semaines suivant le traitement ; et une population témoin a priori non exposée mais résidant à proximité de la population enquêtée. La multipositionnalité du Dr Bernard lui ouvre à nouveau l’accès au monde du travail viticole et lui permet de convaincre des travailleurs d’être inclus dans l’enquête afin de rendre observable leur éventuelle contamination par l’arsenite de soude : Alors c’est une enquête qu’on s’est tapée tous les deux : aller sensibiliser les gens, aller se déplacer pour porter les flacons d’urine, parce qu’il fallait les conserver au froid, aller récupérer les flacons d’urine. Bon il se trouve que j’avais embauché mon père, là, qui est à la retraite et qui sert à tout, qui était à la vigne, et des fois je lui demandais « va voir celui‑là, va me récupérer quatre flacons », enfin… Donc on travaille à la msa, un peu… artisanal, hein ? (entretien avec le Dr Bernard, avril 2010).

Les résultats des tests urinaires font apparaître d’importants taux de contamination au sein des deux premiers groupes, qui rassemblent les travailleurs utilisant Ethnologie francaise, XLV, 2015, 1

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l’arsenite de soude. Ces résultats confirment l’existence d’intoxications, notamment parmi les travailleurs spécialisés effectuant les traitements à l’arsenite tout au long de l’hiver. Ces travailleurs effectuant leurs tâches en respectant les consignes de sécurité portées sur l’étiquette, l’hypothèse d’une pénétration dermale ou respiratoire de l’arsenite de soude apparaît improbable aux yeux du Dr Bernard. Seule une pénétration par voie digestive, non protégée par les équipements de protection, lui semble susceptible d’expliquer que des travailleurs correctement protégés soient intoxiqués. S’il est clair que ces travailleurs n’ingèrent pas volontairement l’arsenite, peut‑être le font‑ils à l’occasion de gestes inappropriés par lesquels ils souillent leurs mains ou portent ces dernières à leur bouche ? Pour en avoir le cœur net, le Dr Bernard se met en quête d’un outil d’observation des gestes effectués par les travailleurs épandant l’arsenite de soude. Cet outil lui est fourni par un conseiller en prévention de la caisse msa de l’Hérault, ergonome de formation et qui cherche alors à produire des instruments de mesure des expositions des travailleurs aux pesticides. Ce conseiller en prévention, Jules Vernon5, aide le Dr Bernard à concevoir un instrument de visualisation des gestes du travail susceptibles de provoquer des contaminations par voie digestive. Cet instrument prend la forme d’un séquençage temporel permettant de noter tous les gestes induisant un risque de contamination par contact main‑bouche. Le Dr Bernard obtient de nouveau l’accord de la caisse centrale de la msa pour effectuer en 2001 une deuxième enquête, croisant des prélèvements urinaires avec l’observation des travailleurs, afin de déterminer les circonstances dans lesquelles certains d’entre eux s’intoxiquent. 35 sujets sont inclus dans l’enquête. Observés tout au long de leur journée de travail, ils se prêtent le soir à un prélèvement urinaire quantifiant leur éventuelle contamination :

Les résultats de l’enquête confirment l’existence d’importants taux de contamination des travailleurs utilisant l’arsenite de soude, y compris les salariés d’entreprises spécialisées dans le traitement phytosanitaire. De plus, ils permettent de rendre visibles les circonstances des contaminations en mettant en évidence les gestes induisant un « contournement des équipements de protection » et une possible pénétration digestive du produit. L’enquête in situ permet de rendre compte de la nature hétérogène de ces gestes. Certains sont liés à des pratiques « évitables » ne respectant pas les règles d’hygiène en situation de traitement phytosanitaire, en particulier en cas de consommation alimentaire ou tabagique dans le champ traité. Mais de nombreux gestes ne contreviennent en rien aux règles de prévention : par exemple, l’enquête in situ permet de voir que certaines interventions techniques sur le matériel de traitement nécessitent le retrait des gants et entraînent inévitablement la contamination des mains ; les contacts ultérieurs entre les mains et la bouche, pouvant prendre la forme de gestes involontaires effectués dans un environnement théoriquement protégé comme la cabine du tracteur, entraînent alors une pénétration digestive du produit. C’est donc moins le fait de travailler dans un espace contaminé (par exemple en intervenant sur le matériel de traitement) qui entraîne la contamination que les multiples passages entre zones « à risque » et zones « propres » où la vigilance du travailleur se relâche :

Je prenais des notes. On s’était fait une réglette, en fait, « à telle heure il est descendu ». Mettons, on regarde le salarié X, « à 8 heures, il monte dans son tracteur, il traite ses rejets, à 9 heures il sort, il vérifie une buse, il enlève un gant et il enlève son masque ». En fait il y avait le détail de : est‑ce qu’il a enlevé ses gants, est‑ce qu’il a pas enlevé ses gants, est‑ce qu’il s’est lavé les mains, est‑ce qu’il s’est pas lavé les mains, est‑ce qu’il a fumé sa clope, est‑ce qu’il a pas fumé sa clope, il a pissé, il a pas pissé ? En fait, en parallèle il y avait une observation visuelle. Et un recueil de tout ça, qu’après on a réétudié a posteriori avec les analyses d’urine. Celui qui est le plus contaminé, qu’est‑ce qu’il avait fait de plus ou de moins que les

On a comptabilisé le nombre de fois que la personne mettait les doigts à la bouche dans la journée, combien de fois elle se contaminait directement les mains parce qu’elle avait plus de gants, sans compter tout ce qui était diffus et qu’on ne pouvait pas comptabiliser. Mais rien qu’avec ce qu’on a pu comptabiliser, les résultats étaient probants. Sur une matinée de travail, le gars, il préparait, il était équipé, dès l’instant qu’il était dans la cabine […] il quittait les gants, bien entendu, et puis il mettait les mains sur le volant, et puis s’il avait à régler les buses, il descendait il mettait des gants, s’il avait à relever un piquet qui était au milieu du passage, il descendait il mettait pas les gants, par exemple. Et c’était

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autres ? En fait c’était ça, une corrélation chimique et clinique (entretien avec un médecin du travail agricole ayant participé à la campagne d’observations des intoxications par l’arsenite, décembre 2011).

In situ veritas : observer le travail et ses contraintes

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comme ça, répété dans la matinée sur une dizaine de contacts avec le produit, sans compter qu’au bout d’un moment les gants on ne les mettait plus, ou ils étaient tellement souillés dehors‑dedans que les mettre ou ne pas les mettre ça revenait au même (entretien avec un conseiller en prévention msa ayant participé à la campagne d’observations des intoxications par l’arsenite, avril 2010).

En rendant observables les circonstances des contaminations, l’enquête in situ donne à voir combien celles‑ci sont inscrites dans le contexte même du travail agricole. Par‑delà les souillures relevées, elle rend compte de la nature accidentée et éminemment variable du travail agricole en général, source d’incidents techniques qui peuvent occasionner une contamination immédiate ou ultérieure. Elle révèle également le caractère contraint du travail des salariés spécialisés, soumis à des injonctions contradictoires pouvant elles aussi expliquer pourquoi et comment ils se contaminent. Ces résultats suggèrent que les intoxications sont irréductibles à de simples écarts individuels de conduite, et interrogent donc les principes fondateurs de la prévention des intoxications professionnelles liées aux pesticides. Le port d’équipements de protection et la formation ne peuvent en effet constituer des solutions satisfaisantes, dans la mesure où elles n’agissent pas au niveau des conditions de travail mais seulement au niveau des individus effectuant les traitements : Les salariés étaient d’un très bon niveau intellectuel, on les a formés et ils étaient prêts. […] Comment travaille la personne ? Elle démarre là : au fur et à mesure que la journée se déroule, la personne prend des précautions particulières pour les produits phytosanitaires, par exemple s’il faut déboucher la buse il va mettre ses gants. Le patron reste un patron, qui cherche à optimiser le temps de travail de ses gars : il lui dit : « t’as 4 hectares, tu fais une heure par hectare, donc 4 heures. » Sauf que si t’as une merde, une panne, le client qui vient etc., une variabilité, comme on dit en ergonomie, ou que le temps de travail a été sous‑dimensionné, que le terrain est glissant, etc. Quand arrive la fin de la journée et qu’il voit que son temps passe, il se dépêche et sa garde, elle baisse : il ne met plus ses gants, il ne prend plus les précautions. La précaution baisse et augmente en fonction des aléas du temps de travail : la courroie qui saute, etc. […] Quand j’ai publié ça, toute la thèse de « on se protège » est tombée. […] La conclusion est : « je peux former les gens, je peux les équiper, ils vont se contaminer » (entretien avec Jules Vernon, ancien responsable du service prévention de la msa de l’Hérault, décembre 2010).

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Les limites de l’enquête in situ Sitôt connus, les résultats de l’enquête sont remontés par la msa à la commission en charge de l’évaluation des risques dans le cadre de l’homologation des produits phytosanitaires. Malgré la petite taille de l’échantillon testé, la mise en évidence de contaminations de travailleurs par un produit notoirement cancérogène suffit à convaincre cette commission d’émettre un avis d’interdiction de l’arsenite de soude. Le 8  novembre 2011, le ministère de l’Agriculture suit cet avis en interdisant l’usage de l’arsenite de soude et la destruction des stocks disponibles. Même si elle semble avoir été largement anticipée par les industriels producteurs de l’arsenite de soude, qui prévoyaient à brève échéance l’arrêt de la commercialisation de cette substance notoirement cancérogène, cette décision constitue une mesure exceptionnelle dans le domaine du contrôle des pesticides, étant donné qu’elle repose sur des données qualitatives provenant d’observations de terrain et non sur de nouvelles données quantifiées de toxicité obtenues en laboratoire. Il convient toutefois de nuancer la portée de ce constat. La décision du 8 novembre 2001 est en effet loin de tirer toutes les conclusions de l’enquête sur l’arsenite de soude, dans la mesure où elle est demeurée confinée à cette seule molécule. Or, les données d’observation produites par l’enquête avaient une portée critique plus large sur les modèles utilisés pour évaluer a priori les risques professionnels liés aux pesticides. Elles mettaient notamment en évidence la nécessité d’envisager l’ingestion involontaire, ignorée par ces modèles, comme une voie de contamination possible et préoccupante. Elles suggéraient de plus que le développement du recours à une main‑d’œuvre spécialisée pour effectuer les traitements phytosanitaires induisait de nouvelles formes d’expositions professionnelles, mal prises en compte par les modèles d’évaluation des risques. Plus généralement, elles rendaient visibles l’écart entre les conditions expérimentales dans lesquelles la toxicité de ces produits est mesurée et les réalités des travaux des champs au cours desquels les agriculteurs y sont exposés. Elles indiquaient ainsi qu’une prise en compte plus réaliste des effets des conditions de travail sur l’exposition des travailleurs agricoles aux pesticides conduirait à de profondes remises en question des modèles et des principes sur lesquels reposent depuis des décennies l’évaluation et le contrôle des risques professionnels liés à ces produits. Or, ni ces modèles, ni ces principes n’ont été modifiés Ethnologie francaise, XLV, 2015, 1

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François Dedieu, Jean‑Noël Jouzel

à la suite de l’enquête. Les modèles d’évaluation a priori des risques excluent toujours la voie de pénétration digestive. Les politiques destinées à mieux protéger les travailleurs insistent toujours davantage sur le respect des consignes de sécurité, le port des équipements de protection, et la formation6. Au‑delà de ces limites, l’enquête in situ apparaît comme une ressource précieuse pour des institutions de prévention : elle met en évidence les risques professionnels, tandis que les instruments ordinaires de contrôle de toxiques professionnels poussent à perdre de vue les réalités du travail. En enquêtant sur le terrain, ces institutions peuvent observer les intoxications telles qu’elles surviennent, et ouvrir un espace de réflexion et de remise en question de leurs routines de fonctionnement. Elles complètent ainsi les angles aveugles des instruments de mesure sur lesquels reposent ordinairement leurs pratiques de contrôle des dangers. Mais leur capacité à répliquer ce type de démarche in situ semble limitée. Paradoxalement, même si, dans le cas étudié, l’enquête a produit des connaissances innovantes sur les modes d’intoxication aux pesticides, le récit que nous avons fait de sa genèse et de sa circulation dans l’espace politique montre à quel point les conditions nécessaires à sa réalisation sont difficiles à réunir. L’histoire que nous avons retracée suggère

❙❙Notes 1. Nous sommes conscients des difficultés relatives au traitement de ces sources. Compte tenu du fait qu’elles sont produites par les acteurs eux‑mêmes, on peut penser que certaines informations et données ont été filtrées. Nous avons tenté de contourner cette difficulté grâce à un travail de recoupement de ces sources écrites, notamment à travers des entretiens avec des acteurs dont le point de vue diffère sur l’histoire de l’interdiction de l’arsenite de soude.

2. La transposition à l’homme des résultats de toxicité obtenus sur l’animal passe généralement par l’utilisation d’un « facteur de sécurité » divisant ces résultats par 100 pour tenir compte de la variabilité inter et intra‑espèces. 3. Le nom et le prénom ont été modifiés. 4. Cet aspect reste généralement peu problématisé par les travaux portant sur des acteurs qui en viennent à soupçonner l’existence d’un lien causal entre un environnement contaminé et des corps malades [Brown, 1987 ; Akrich et al., 2010]. Le soupçon initial

❙❙Références bibliographiques Akrich Madeleine, Yannick Barthe et Catherine Rémy (dir.), 2010, Sur la piste environnementale. Menaces sanitaires et mobilisa‑ tions profanes, Paris, Éditions de l’École des mines. Barthe Yannick, 2010, « Cause politique et “politique des causes”. La mobilisation des vétérans des essais nucléaires français », Politix, 91 : 77‑102. Ethnologie francaise, XLV, 2015, 1

à quel point le monde du travail est réfractaire à l’observation par les institutions en charge de la protection des travailleurs exposés. Elle rend visible le caractère éminemment conjoncturel de l’apparition du soupçon de contaminations inexpliquées et de sa transformation en énigme puis en enquête. Le soupçon a nécessité la proximité peu commune d’un médecin du travail agricole avec le milieu professionnel de la viticulture. Sa transformation en énigme et en enquête est ici permise par la convergence de regards disciplinaires hétérogènes (celui de la médecine du travail, celui de l’ergonomie) qui ne se croisent que rarement. Quand bien même ce type de démarche se généraliserait au sein des instances de prévention, l’histoire de l’enquête sur l’arsenite de soude permet également de comprendre que la capitalisation des résultats obtenus en vue d’une meilleure protection des travailleurs demeurerait problématique, tant ils sont susceptibles de heurter de plein fouet les modalités dominantes du contrôle des toxiques professionnels et de la mesure de leurs dangers. L’ensemble de ces difficultés permet de mieux comprendre pourquoi les acteurs en charge de la protection des travailleurs exposés aux substances toxiques peinent, en dépit de leur bonne volonté, à produire d’authentiques connaissances sur les effets des poisons industriels. ■

y reste appréhendé, d’après les récits des acteurs, comme un « tilt » [Barthe, 2010], une révélation dont la survenue demeure quelque peu mystérieuse. 5. Le nom et le prénom ont été modifiés. 6. Depuis deux ans, une vaste entreprise de formation débouchant sur l’acquisition de « Certiphyto » est proposée aux travailleurs agricoles français, sur la base du volontariat. En 2014, l’obtention du Certiphyto deviendra obligatoire pour tout travailleur agricole effectuant des traitements phytosanitaires.

Boltanski Luc, 2012, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard. Brown Phil, 1987, “Popular epidemiology: community response to toxic waste‑induced disease in Woburn, Massachusetts”, Science, Technology, and Human Values, XII, 3‑4: 76‑85. Dupupet Jean‑Luc, 2007, « Phyt’attitude : le réseau de toxicovigilance en agriculture », Revue du praticien, 57 : 20‑24.

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Des difficultés de l’enquête médicale en milieu de travail contaminé

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❙❙ABSTRACT The difficulties of medical inquiry in a poisoned workplace Public authorities in charge of preventing occupational diseases related to pesticide exposure mostly rely on laboratory experiments to identify and assess the toxic effects of these substances. However, in some cases, officials are able to build alternative methods to measure this kind of danger. In particular, in situ observations of farmers daily activities offer the possibility to discover unexpected sources of occupational exposure to pesticides. Such a method has been used by the Social security agency in charge of the medical surveillance of farmers, so as to assess workers exposure to a known carcinogenic pesticide, sodium arsenite. By describing how the investigation has been launched and conducted, we highlight the conditions of possibility of this kind of innovation in measuring the chemicals dangers to which farmworkers are exposed. Keywords: Industrial hygiene. Risk assessment. Pesticides‑Exposure. Farmworkers. In situ inquiry.

❙❙ZUSAMMEMFASUNG Die Schwierigkeiten medizinischer Untersuchungen in einem verseuchten Arbeitsumfeld Institutionen, die mit der Prävention von Krankheiten von Agrararbeitern, die Pestiziden ausgesetzt sind, beauftragt sind, nutzen hauptsächlich experimentelle Labormethoden um diese Vergiftungen auszumachen und zu messen. Es kann jedoch vorkommen, dass die Angestellten dieser Institutionen alternative Methoden zur Risikoerfassung erstellen. Die Beobachtung der Arbeitssituationen in situ ermöglicht es, überraschende Formen des berufsbedingten Kontakts mit diesen chemischen Mitteln zu ermitteln. Durch die Beschreibung einer solchen Erfassung über die durch das krebserregende Pestizid Natriumastizid ausgelösten Vergiftungen, die in Frankreich durch die Mutualité sociale agricole geführt wurde, fasst dieser Artikel die sozialen Kriterien zusammen, die eine solche Initiative möglich machen. Stichwörter : Pestizide. Gesundheit am Arbeitsplatz. Risikoeinschätzung. Erhebung. Ignoranz.

❙❙Resumen Las dificultades de la investigación médica en los puestos de trabajo contaminados Las instituciones encargadas de la prevención de enfermedades de los trabajadores agrícolas, expuestos a los pesticidas, utilizan principalmente métodos experimentales en laboratorios para identificar y evaluar estas sustancias toxicas. Sin embargo, es posible que los representantes de estas instituciones elaboren métodos alternativos para medir el peligro. La observación in situ de las situaciones de trabajo permite descubrir, entre otras cosas, formas sorprendentes de exposición profesional a esos productos químicos. Al describir un estudio de este tipo, a cargo de la Compañía de Seguros de enfermedad agrícola sobre intoxicaciones ligadas a un pesticida cancerígeno, el arsenito de sosa, este artículo pone de relieve las condiciones sociales que hacen posible este tipo de iniciativa. Palabras‑clave : Pesticidas. Salud en el trabajo. Evaluación de riesgos. Investigación. Ignorancia. Ethnologie francaise, XLV, 2015, 1

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